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  DISCOURS DU PAPE PIE XII
AUX PARTICIPANTS AU X
e CONGRÈS INTERNATIONAL
DES SCIENCES HISTORIQUES*

Salle des bénédictions - Mercredi 7 septembre 1955

 

Vous avez voulu, Messieurs, venir en grand nombre Nous rendre visite à l'occasion du Xe Congrès International des Sciences Historiques; c'est avec joie que Nous vous accueillons et avec la conviction que cet événement revêt une haute signification : jamais peut-être un groupe aussi distingué de savants historiens ne s'est réuni à Rome, au centre de l'Église et dans la demeure du Pape. D'ailleurs, Nous n'avons nullement l'impression de rencontrer des inconnus ou des étrangers. Plusieurs d'entre vous, en effet, se seront trouvés parmi les milliers d'historiens qui ont travaillé à la Bibliothèque ou aux Archives Vaticanes, ouvertes depuis 75 ans exactement. Mais en outre, votre activité de chercheurs ou de professeurs aura donné l'occasion à tous d'entrer en contact, en quelque manière, avec l'Église catholique et la Papauté.

Bien que l'histoire soit une science ancienne, il fallut attendre les derniers siècles et le développement de la critique historique pour qu'elle atteignît la perfection où elle se situe maintenant. Grâce à l'exigence rigoureuse de sa méthode et au zèle infatigable de ses spécialistes, vous pouvez vous réjouir de connaître le passé avec plus de détails, de le juger avec plus d'exactitude que n'importe lequel de vos devanciers. Ce fait souligne encore l'importance que Nous attribuons à votre présence en ce lieu.

L'histoire se range parmi les sciences qui ont avec l'Église catholique d'étroites relations à tel point que Nous n'avons pu vous adresser tantôt Notre salut de bienvenue sans mentionner presque involontairement ce fait. L'Église catholique est elle-même un fait historique ; comme une puissante chaîne de montagnes, elle traverse l'histoire des deux derniers millénaires. Quelle que soit l'attitude adoptée à son égard, il est donc impossible de l'éviter. Les jugements que l'on porte sur elle sont très variés; ils vont de l'acceptation totale au rejet le plus décisif. Mais quel que soit le verdict final de l'historien, dont c'est la tâche de voir et d'exposer — tels qu'ils se sont passés, autant que possible — les faits, les événements et les circonstances, l'Église croit pouvoir attendre de lui qu'il s'informe en tous cas de la conscience historique qu'elle a d'elle-même, c'est-à-dire de la manière dont elle se considère comme un fait historique et dont elle considère sa relation à l'histoire humaine.

Cette conscience, que l'Église a d'elle-même, Nous voudrions vous en dire un mot en citant des faits, des circonstances et des conceptions, qui Nous paraissent revêtir une signification plus fondamentale.

Pour commencer, Nous voudrions réfuter une objection qui se présente, pour ainsi dire, d'emblée. Le christianisme, disait-on et dit-on encore, prend nécessairement vis-à-vis de l'histoire une position hostile, parce qu'il aperçoit en elle une manifestation du mal et du péché ; catholicisme et historicisme sont des concepts antithétiques. Remarquons d'abord que l'objection ainsi formulée, considère histoire et historicisme comme des concepts équivalents. En cela, elle a tort. Le terme « historicisme » désigne un système philosophique, celui qui n'aperçoit dans toute réalité spirituelle, dans la connaissance du vrai, dans la religion, la moralité et le droit, que changement et évolution, et rejette par conséquent tout ce qui est permanent, éternellement valable et absolu. Un tel système est assurément inconciliable avec la conception catholique du monde et, en général, avec toute religion qui reconnaît un Dieu personnel.

L'Église catholique sait que tous les événements se déroulent selon la volonté ou la permission de la divine Providence et que Dieu atteint dans l'histoire ses objectifs. Çomme le grand S. Augustin l'a dit avec une concision toute classique : ce que Dieu se propose, « hoc fit, hoc agitur ; etsi paulatim peragitur, indesinenter agitur » (Enarratio in Ps. 109 n. 9 - Migne PL, t. 37, col. 1952). Dieu est vraiment le Seigneur de l'historie.

Cette affirmation répond déjà par elle seule à l'objection mentionnée. Entre le christianisme et l'histoire, on ne découvre aucune opposition au sens où l'histoire ne serait qu'une émanation ou une manifestation du mal.

L'Église catholique n'a jamais enseigné une telle doctrine. Depuis l'antiquité chrétienne, depuis l'époque patristique, mais tout particulièrement lors du conflit spirituel avec le protestantisme et le jansénisme, elle a pris nettement position pour le nature: de celle-ci, elle affirme que le péché ne l'a pas corrompue, qu'elle est restée intérieurement intacte, même chez l'homme tombé, que l'homme avant le christianisme et celui qui n'est pas chrétien pouvaient et peuvent poser des actions bonnes et honnêtes, même en faisant abstraction du fait que toute l'humanité, y compris celle d'avant le christianisme, est sous l'influence de la grâce du Christ.

L'Église reconnaît volontiers les réalités bonnes et grandes, même si elles existaient avant elle, même hors de son domaine. S. Augustin sur lequel les opposants s'appuient volontiers en interprétant mal son « De Civitate Dei », et qui ne dissimule pas son pessimisme, est lui aussi absolument net. Au Tribun et Notaire impérial Flavius Marcellinus, à qui il dédia cette grande oeuvre, il écrit en effet : « Deus enim sic ostendit in opulentissimo et praeclaro imperio Romanorum, quantum valerent civiles etiam sine vera religione, virtutes, ut intelligeretur, hac addita, fieri homines cives alterius civitatis, cuius rex veritas, cuius lex caritas, cuius modus aeternitas » (Ep. 138 n. 17 - Migne PL t. 33, col. 533). Augustin a traduit en ces mots l'opinion constante de l'Église.

Parlons à présent de l'Église elle-même comme fait historique. En même temps qu'elle affirme pleinement son origine divine et son caractère surnaturel, l'Église a conscience d'être entrée dans l'humanité comme un fait historique. Son divin fondateur Jésus-Christ est une personnalité historique. Sa vie, sa mort et sa résurrection sont des faits historiques. Il arrive parfois que ceux-là mêmes, qui nient la divinité du Christ, admettent sa résurrection, parce qu'elle est, à leur sens, trop bien attestée historiquement; qui voudrait la nier, devrait effacer toute l'histoire antique, car aucun de ses faits n'est mieux prouvé que la résurrection du Christ. La mission et le développement de l'Église sont des faits historiques. Ici à Rome, il convient de citer S. Pierre et S. Paul. Paul appartient, même d'un point de vue purement historique, aux figures les plus remarquables de l'humanité. En ce qui concerne l'Apôtre Pierre et sa position dans l'Église du Christ, bien que la preuve monumentale du séjour et de la mort de Pierre à Rome n'ait pas pour la foi catholique une importance essentielle, Nous avons cependant fait exécuter sous la basilique les fouilles bien connues. Leur méthode est approuvée par la critique. Le résultat — la découverte de la tombe de Pierre sous la coupole, juste en dessous de l'autel papal actuel, — fut admis par la grande majorité des critiques, et même les sceptiques les plus sévères furent impressionnés par ce que les fouilles ont mis à jour. D'ailleurs, Nous avons des motifs de croire que les recherches et les études ultérieures permettront d'acquérir encore de nouvelles et précieuses connaissances.

Les origines du christianisme et de l'Église catholique sont des faits historiques, prouvés et déterminés dans le temps et dans l'espace. De cela l'Église est bien consciente.

Elle sait aussi que sa mission, bien qu'appartenant par sa nature et ses buts propres au domaine religieux et moral, situé dans l'au-delà et l'éternité, pénètre toutefois en plein cœur de l'histoire humaine. Toujours et partout, en s'adaptant sans cesse aux circonstances de lieu et de temps, elle veut modeler, d'après la loi du Christ, les personnes, l'individu et, autant que possible, tous les individus, atteignant aussi par là les fondements moraux de la vie en société. Le but de l'Église c'est l'homme, naturellement bon, pénétré, ennobli et fortifié par la vérité et la grâce du Christ.

L'Église veut faire des hommes « établis dans leur intégrité inviolable comme des images de Dieu ; des hommes fiers de leur dignité personnelle et de leur saine liberté; des hommes justement jaloux de l'égalité avec leurs semblables en tout ce qui touche le fond le plus intime de la dignité humaine; des hommes solidement attachés à leur terre et à leur tradition » — voilà quelle est l'intention de l'Église telle que Nous l'avons formulée dans Notre allocution du 20 février 1946, à l'occasion de l'imposition de la Barrette aux nouveaux Cardinaux (Acta Ap. Sed. 38, 1946, p. 147; Discorsi e Radiomessaggi, vol. VII, 1946, p. 393). Nous ajoutons : au siècle présent comme au siècle passé, où les problèmes de la famille, de la société, de l'État, de l'ordre social ont acquis une importance toujours croissante et même capitale, l'Église a tout mis en œuvre pour contribuer à la solution de ces questions et, croyons-Nous, avec quelque succès. L'Église se persuade cependant qu'elle ne peut y travailler plus efficacement qu'en continuant à former les hommes de la manière que Nous avons décrite.

Pour atteindre ces buts, l'Église n'agit pas seulement comme un système idéologique. Sans doute, la définit-on aussi comme telle, quand on utilise l'expression « catholicisme », qui ne lui est ni habituelle ni pleinement adéquate. Elle est bien plus qu'un simple système idéologique. Elle est une réalité comme la nature visible, comme le peuple ou l'État. Elle est un organisme bien vivant avec sa finalité, son principe de vie propres. Immuable dans la constitution et la structure que son divin Fondateur lui-même lui a données, elle a accepté et accepte les éléments dont elle a besoin ou qu'elle juge utiles à son développement et à son action: hommes et institutions, humaines, inspirations philosophiques et culturelles, forces politiques et idées ou institutions sociales, principes et activités. Aussi l'Église, en s'étendant dans le monde entier a-t-elle subi au cours des siècles divers changements, mais, dans son essence, elle est toujours restée identique à elle-même, parce que la multitude d'éléments, qu'elle a reçus, fut dès le début constamment assujettie à la même foi fondamentale. L'Église pouvait être très large, elle pouvait aussi se montrer inflexiblement sévère. Si l'on considère l'ensemble de son histoire, on voit qu'elle fut l'un et l'autre, avec un instinct sûr de ce qui convenait aux différents peuples et à toute l'humanité. Aussi a-t-elle rejeté tous les mouvements naturalistes, contaminés en quelque façon par l'esprit de licence morale, mais aussi les tendances gnostiques, faussement spiritualistes et puritaines. L'histoire du droit canon, jusqu'au Code actuellement en vigueur, en fournit bon nombre de preuves significatives. Prenez, par exemple, la législation ecclésiastique du mariage et les récentes déclarations pontificales sur les questions de la société conjugale et de la famille dans tous leurs aspects. Vous y trouverez un exemple, parmi beaucoup d'autres, de la manière dont l'Église pense et travaille.

En vertu d'un principe analogue, elle est intervenue régulièrement dans le domaine de la vie publique, pour garantir le juste équilibre entre devoir et obligation d'un côté, droit et liberté de l'autre. L'autorité politique n'a jamais disposé d'un avoué plus digne de confiance que l'Église catholique, car l'Église fonde l'autorité de l'État, sur la volonté du Créateur, sur le commandement de Dieu. Assurément, parce qu'elle attribue à l'autorité publique une valeur religieuse, l'Église s'est opposée à l'arbitraire de l'État, à la tyrannie sous toutes ses formes. Notre Prédécesseur Léon XIII dans son Encyclique Immortale Dei du 1er novembre 1885 a écrit : « Revera quae res in civitate plurium ad communem salutem possunt: quae sunt contra licentiam principum populo male consulentium utiliter institutae : quae summam rem-publicam vetant in municipalem, vel domesticam rem importunius invadere : quae valent ad decus, ad perso-nam hominis, ad aequabilitatem iuris in singulis civibus conservandam, earum rerum omnium Ecclesiam catholicam vel inventricem, vel auspicem, vel custodem semper fuisse, superiorum aÉtatum monumenta testantur » (Leonis XIII P. M. Acta, ed. Romana, vol. V, 1886, pag. 142). Lorsque Léon XIII écrivait ces paroles, il y a 70 ans, le regard tourné vers le passé, il ne pouvait pas deviner à quelle épreuve l'avenir immédiat allait les mettre. Aujourd'hui Nous croyons pouvoir dire que l'Église pendant ces 70 années s'est montrée fidèle à son passé, et même - que les affirmations de Léon XIII ont été depuis lors largement dépassées.

Nous en arrivons ainsi à traiter deux problèmes, qui méritent une attention toute spéciale : les relations entre l'Église et l'État, entre l'Église et la culture.

À l'époque préchrétienne l'autorité publique, l'État, était compétent, tant en matière profane que dans le domaine religieux. L'Église catholique a conscience que son divin Fondateur lui a transmis le domaine de la religion, la direction religieuse et morale des hommes dans toute son étendue, indépendamment du pouvoir de l'État. Depuis lors, il existe une histoire des relations entre l'Église et l'État, et cette histoire a captivé fortement l'attention des chercheurs.

Léon XIII a enfermé, pour ainsi dire, dans une formule, la nature propre de ces relations, dont il donne un exposé lumineux dans ses Encycliques Diuturnum (1881), Immortale Dei (1885) et Sapientiae christianae (1890) : les deux pouvoirs, l'Église comme l'État, sont souverains. Leur nature, comme la fin qu'ils poursuivent, fixent les limites, à l'intérieur desquelles ils gouvernent jure proprio. Comme l'État, l'Église possède aussi un droit souverain sur tout ce dont elle a besoin pour atteindre son but, même sur les moyens matériels : « Quidquid igitur est in rebus humanis quoquo modo sacrum, quidquid ad salutem animorum cultumve Dei pertinet, sive tale illud sit natura sua, sive rursus tale intelligatur propter causam ad quam refertur, id est onine in potestate arbitrioque Ecclesiae » (Immortale Dei - Leonis XIII P. M. Acta ed. Romana, vol. V pagg. 127-128). L'État et l'Église sont des pouvoirs indépendants, mais qui ne doivent pas pour cela s'ignorer, encore moins se combattre ; il est beaucoup plus conforme à la nature et à la volonté divine qu'ils collaborent dans la compréhension mutuelle, puisque leur action s'applique au même sujet c'est-à-dire au citoyen catholique. Certes, des cas de conflit restent possibles : lorsque les lois de l'État lèsent le droit divin, l'Église a l'obligation morale de s'y opposer.

On pourra dire qu'à l'exception de peu de siècles — pour tout le premier millénaire comme pour les quatre derniers siècles, la formule de Léon XIII reflète plus ou moins explicitement la conscience de l'Église ; d'ailleurs, même pendant la période intermédiaire, il y eut des représentants de la doctrine de l'Église, peut-être même une majorité, qui partagèrent la même opinion.

Quand Notre Prédécesseur Boniface VIII disait, le 30 avril 1303, aux envoyés du roi germanique Albert de Habsbourg : « . . . sicut luna nullum lumen habet, nisi quod recipit a sole, sic nec aligna terrena potestas aliquid habet, nisi quod recipit ab ecclesiastica potestate.... omnes potestates... sunt a Christo et a nobis tamquam a vicario Iesu Christi » (Mon. Germ. hist. LL. sect. IV, tom. IV, part. I, pag. 139, 19-32) —, il s'agit bien là de la formulation peut-être la plus accentuée de l'idée dite médiévale des relations du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel; de cette idée, des hommes comme Boniface tirèrent les conséquences logiques. Mais, même pour eux, il ne s'agit ici normalement que de la transmission de l'autorité comme telle, non de la désignation de son détenteur, ainsi que Boniface lui-même l'avait déclaré au Consistoire du 24 juin 1302 (cfr. C. E. Bulaens, Historia Universitatis Parisiensis, t. IV, Paris, 1688, pag. 31-33). Cette conception médiévale était conditionnée par l'époque. Ceux qui connaissent ses sources, admettront probablement qu'il serait sans doute encore plus étonnant qu'elle ne fût pas apparue.

Ils concéderont peut-être aussi qu'en acceptant des luttes comme celle des Investitures, l'Église défendait des idéals hautement spirituels et moraux et que, depuis les apôtres jusqu'à nos jours, ses efforts pour rester indépendante du pouvoir civil ont toujours visé à sauvegarder la liberté des convictions religieuses. Qu'on n'objecte pas que l'Église elle-même méprise les convictions personnelles de ceux qui ne pensent pas comme elle. L'Église considérait et considère l'abandon volontaire de la vraie foi comme une faute. Lorsqu'à partir de 1200 environ, cette défection entraîna des poursuites pénales de la part du pouvoir tant spirituel que civil, ce fut: pour éviter que ne se déchirât l'unité religieuse et ecclésiastique de l'Occident. Aux non-catholiques, l'Église applique le principe repris dans le Code de Droit Canon : « Ad amplexandam fidem catholicam nemo invitus cogatur » (Can. 1351), et estime que leurs convictions constituent un motif, mais non toutefois le principal, de tolérance. Nous avons traité déjà ce sujet dans Notre Allocution du 6 décembre 1953 aux juristes catholiques d'Italie.

L'historien ne devrait pas oublier que, si l'Église et l'État connurent des heures et des années de lutte, il y eut, de Constantin le Grand jusqu'à l'époque contemporaine et même récente, des périodes tranquilles, souvent prolongées, pendant lesquelles ils collaborèrent dans une pleine compréhension à l'éducation des mêmes personnes. L'Église ne dissimule pas qu'elle considère en principe cette collaboration comme normale, et qu'elle regarde comme un idéal l'unité du peuple dans la vraie religion et l'unanimité d'action entre elle et l'État. Mais elle sait aussi que depuis un certain temps les événements évoluent plutôt dans l'autre sens, c'est-à-dire vers la multiplicité des confessions religieuses et des conceptions de vie dans la même communauté nationale — où les catholiques constituent une minorité plus ou moins forte. Il peut être intéressant et même surprenant pour l'historien de rencontrer aux États-Unis d'Amérique un exemple, parmi d'autres, de la manière dont l'Église réussit à s'épanouir dans les situations les plus disparates.

Dans l'histoire des relations entre l'Église et l'État, les Concordats jouent, comme vous le savez, un rôle important. Ce que Nous avons relevé à ce sujet dans l'allocution, citée tantôt, du 6 décembre 1953, vaut aussi de l'appréciation historique qu'on porte sur eux. Dans les Concordats, disions-Nous, l'Église cherche la sécurité juridique et l'indépendance nécessaire à sa mission. « Il est possible, ajoutions-Nous, que l'Église et l'État proclament dans un Concordat leur conviction religieuse commune; mais il peut arriver aussi que le Concordat ait pour but, entre autres, de prévenir les querelles autour des questions de principe et d'écarter dès le début les occasions possibles de conflit. Quand l'Église a apposé sa signature sur un Concordat, celui-ci vaut pour tout son contenu. Mais le sens profond peut comporter des nuances, dont les parties contractantes ont toutes deux connaissance; il peut signifier une approbation expresse, mais il peut dire aussi une simple tolérance, selon... (les) principes qui servent de norme pour la coexistence de l'Église et de ses fidèles avec les Puissances et les hommes d'un autre croyance » (Acta Ap. Sedis 45, 1953, 802 ; Discorsi e Radiomessaggi, vol. XV, p. 491 s.).

L'Église et la culture: l'Église catholique a exercé une influence puissante, décisive même sur le développement culturel des deux derniers millénaires. Mais elle est bien convaincue que la source de cette influence réside dans l'élément spirituel qui la caractérise, sa vie religieuse et morale, à tel point que si celle-ci venait à s'affaiblir, son rayonnement culturel lui aussi, par exemple celui qu'elle déploie au profit de l'ordre et de la paix sociale, devrait en pâtir.

Plusieurs historiens, ou plus exactement peut-être des philosophes de l'histoire, estiment que la place du Christianisme, et par là de l'Église catholique, — « un événement tardif », « ein spätes Ergebnis », du reste, comme le pense Karl Jaspers (Vom Ursprung und Ziel der Geschichte, Frankfurt/M - Hamburg, 1955, p. 65) — est dans le monde occidental. Que l'œuvre du Christ soit un événement tardif, c'est une question que Nous n'avons pas l'intention de discuter ici.s Pour l'essentiel, en effet elle est dépourvue d'intérêt, et d'ailleurs sur l'avenir de l'humanité on ne peut en somme que faire des conjectures. Ce qui Nous importe, c'est que l'Église a conscience d'avoir reçu sa mission et sa tâche pour tous, les temps à venir et pour tous les hommes, et par conséquent de n'être liée à aucune culture déterminée. S. Augustin jadis fut profondement affecté, lorsque la conquête de Rome par Alaric secoua l'Empire des premières convulsions qui présageaient sa ruine ; mais il n'avait pas cru qu'il durerait éternellement. « Transient quae fecit ipse Deus ; quanto citius quod condidit Romulus », dit-il (dans le Sermon « Audivimus nos exhortantem Dominum mostrum » 105 c. 7 n. 10 - Migne PL, t. 38, col. 623) et, dans la « Cité de Dieu », il a distingué nettement l'existence de l'Église du destin de l'Empire. C'était penser en catholique.

Ce qu'on appelle Occident ou monde occidental a subi de profondes modifications depuis le moyen-âge : la scission religieuse du 16e siècle, le rationalisme et le libéralisme conduisant à l'État du 19e siècle, à sa politique de force et à sa civilisation sécularisée. Il devenait donc inévitable que les relations de l'Église catholique avec l'Occident subissent un déplacement. Mais la culture du moyen-âge elle-même, on ne peut pas la caractériser comme la culture catholique; elle aussi, bien qu'étroitement liée à l'Église, a puisé ses éléments à des sources différentes. Même l'unité religieuse propre au moyen-âge ne lui est pas spécifique; elle était déjà une note typique de l'antiquité chrétienne dans l'Empire romain d'orient et d'occident, de Constantin le Grand à Charlemagne.

L'Église catholique ne s'identifie avec aucune culture; son essence le lui interdit. Elle est prête cependant à entretenir des rapports avec toutes les cultures. Elle reconnaît et laisse subsister ce qui, en elles, ne s'oppose pas à la nature. Mais en chacune d'elles, elle introduit en outre la vérité et la grâce de Jésus-Christ et leur confère ainsi une ressemblance profonde ; c'est même par là qu'elle contribue avec le plus d'efficacité à procurer la paix du monde.

Le monde entier subit encore aujourd'hui l'action d'une autre élément, dont on prédit qu'il provoquera dans l'histoire de l'humanité (sous l'aspect profane) des bouleversements très considérables: la science et la technique modernes, que l'Europe ou plutôt les pays occidentaux ont créées pendant ces derniers siècles; celui qui ne les assimile pas, dit-on, rétrograde et sera éliminé; celui qui les assimile, au contraire, doit aussi consentir aux dangers qu'elles comportent « pour l'être humain » für des Menschsein (Jaspers 1. c. p. 67 et 81). En fait, la science et la technique sont en passe de devenir le bien commun de l'humanité. Ce qui motive des inquiétudes, ce ne sont pas seulement les dangers dont elles menacent l'« être humain », mais la constatation qu'elles se révèlent incapables d'endiguer l'aliénation spirituelle qui sépare les races et les continents; cette dernière semble au contraire s'accroître. Si l'on veut éviter la catastrophe, il sera donc nécessaire de mettre en œuvre, en même temps, sur un plan supérieur, de puissantes forces religieuses et morales d'unification et d'en faire le bien commun de l'humanité. L'Église catholique a conscience de posséder de telles forces et elle croit ne plus être obligée d'en fournir la preuve historique. Du reste, devant la science et la technique modernes, elle ne se cantonne pas dans l'opposition, mais se comporte plutôt comme un contrepoids et un facteur d'équilibre. Aussi pourra-t-elle, à l'époque où science et technique triomphent, remplir sa tâche aussi bien qu'elle le fit pendant les siècles passés.

Nous voulions vous exposer comment l'Église se voit elle-même comme phénomène historique, comment elle voit sa tâche et ses relations à d'autres données historiques déterminées. Avec magnanimité, Notre Prédécesseur Léon XIII a ouvert aux chercheurs les Archives Vaticanes. Les historiens peuvent y contempler comme dans un miroir la conscience que l'Église a d'elle-même. Vous savez qu'un seul document peut induire en erreur; mais non toute une collection d'archives, si, comme celle du Vatican, avec son matériel considérable, qui couvre des Pontificats entiers, des dizaines d'années et des siècles, elle met en évidence, à travers les changements innombrables des événements, des hommes et des situations, une façon de penser et d'agir bien caractérisée, des convictions et des principes déterminés. Ainsi les Archives Vaticanes sont-elles un témoin digne de confiance de la conscience de l'Église catholique.

Voulant d'ailleurs répondre aux désirs des chercheurs, Nous étudions actuellement les moyens les plus opportuns d'élargir encore l'action de Notre Prédécesseur en leur rendant accessibles les documents relatifs à une période ultérieure.

Lorsqu'il ouvrit au public le Archives Vaticanes, Léon XIII a rappelé la règle classique que l'historien doit observer, au dire de Cicéron : « Primam esse historiae legem, ne quid falsi dicere audeat; deinde ne quid veri non audeat ; ne qua suspicio gratiae sit in scribendo, ne qua simultatis » (Cicéron, De oratore l. 2 cap. 15 ; Léon XIII dans la lettre « Saepenumero considerentes » du 18 août 1883 - Leonis XIII P. M. Acta vol. III, Romae 1884, p. 268). Vous savez combien on a discuté sur le thème : « la science doit être libre de présupposés ». Ce thème était un slogan ; comme tous les slogans il ne manquait pas d'ambiguité et prêtait aussi à confusion. Il n'existe pas de science, du moins pas de science positive, qui se passe réellement de présupposés. Chacune postule au moins certaines lois de l'être et de la pensée, qu'elle utilise pour se constituer. Si, au lieu de dire: « libre de présupposés », on avait dit « impartiale »! Que la science dans sa poursuite de la vérité ne se laisse pas influencer par des considérations subjectives — voilà une proposition sur laquelle tous auraient pu tomber d'accord.

Pour que chacun de vous et la science que vous pratiquez contribuent à faire du passé historique un enseignement pour le présent et l'avenir, Nous appelons de tout cœur sur vous les plus abondantes bénédictions divines !


*  Discours et messages-radio de S.S. Pie XII, XVII,
 Dix-septième année de Pontificat, 2 mars 1955 - 1er mars 1956, pp. 211-222
 Typographie Polyglotte Vaticane

 



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