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JUBILÉ DE L'APOSTOLAT DES LAÏCS

INTERVENTION DU CARDINAL LUSTIGER, 
ARCHEVÊQUE DE PARIS, 
LORS DU CONGRÈS DU LAÏCAT CATHOLIQUE À ROME

Mardi 28 novembre 2000


I. Deux considérations préalables

a) La mission de l'Eglise et la tâche propre des laïcs

La réflexion théologique sur ce que nous appelons aujourd'hui l'apostolat des laïcs a connu au cours des siècles des oscillations surprenantes et que l'on pourrait dire embarrassées.

Dans les années qui ont précédé Vatican II le débat est devenu très vif entre les théologiens. Ils étaient les héritiers d'une situation historique plus que millénaire en Occident, situation marquée par l'affrontement entre le pouvoir spirituel, représenté par l'Eglise et en particulier par les Papes, et le pouvoir que l'on appelait "temporel" représenté par les princes ou les empereurs.

Ce conflit d'autorité portait sur la maîtrise de l'empire chrétien et la répartition des tâches qui en découlait; il avait été formalisé par les juristes et les théologiens à l'aide d'une théorie dont certains attribuaient la paternité à saint Augustin:  la doctrine des "deux glaives" (cf. Lc 22, 38:  "Seigneur, voici deux glaives" disent les Apôtres à Jésus qui annonce son arrestation imminente). Deux pouvoirs dont chacun prétendait, en raison de son autorité propre, l'emporter sur l'autre.

A l'époque moderne, il reste de cette situation la division entre le temporel et le spirituel dont le fondement scripturaire est cherché dans la parole de Jésus au sujet de l'impôt:  "Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu".

Lorsque l'ancien équilibre politico-ecclésial a disparu, ces notions sont demeurées et se sont transférées sur l'équilibre interne de la vie de l'Eglise:  ce conflit de pouvoir ou plutôt cette division des compétences jouait désormais entre les laïcs d'un côté et les prêtres de l'autre. Aux laïcs, disaient certains, la gestion du temporel; aux prêtres, l'autorité et la gestion des réalités religieuses. Aux laïcs, la politique; aux prêtres, le culte et l'apostolat.

Il est vrai que chacun de ces deux corps ainsi socialement définis était tenté d'empiéter sur le territoire de l'autre. Il n'a pas manqué de prêtres qui s'aventuraient dans l'action politique, et de laïcs qui ont participé à la tâche proprement évangélisatrice de l'Eglise; cependant leur position théorique demeurait subordonnée puisqu'ils aidaient les prêtres dans une tâche qui leur était spécifique.
Vatican II a pris comme point de départ non plus l'exercice du pouvoir à l'intérieur de la sphère chrétienne, mais la vocation et la mission de l'Eglise dans le monde et la manière dont ses divers membres y participent. Dès lors, c'est la réalité concrète et historique des sacrements du Baptême et de l'Ordre  qui  permet d'analyser la société ecclésiale et non les concepts politiques ou  sociologiques. Ce qui, d'une certaine  façon,  bouscule   les   catégories antérieures.

La mission de sanctification du monde est bien la mission de l'Eglise entière; elle ne se confond pas avec le pouvoir temporel sur la société. Le ferment chrétien de la sainteté doit y être présent selon son mode propre. Il n'est évidemment pas sans conséquences pour l'exercice du pouvoir et des droits politiques. La mission d'évangéliser, d'annoncer l'Evangile est bien la mission de l'Eglise entière, et la charge de gouverner qui doit s'exercer à la manière du Christ qui s'est fait l'esclave de tous, et non à la manière "des princes des nations" (Mt 20, 25). Tout membre de l'Eglise, prêtre et laïc, est appelé à prendre part, selon la grâce qu'il a reçue par le sacrement du Baptême et éventuellement de l'Ordre à la mission sacerdotale, prophétique et royale du Christ.

Le Concile Vatican II, notamment dans la Constitution Lumen gentium et le Décret sur l'Apostolat des laïcs, donne des formulations que certains ont trouvées ambiguës parce qu'elles n'avalisaient pas l'unilatéralisme de leur position. Le Concile attribue à l'Eglise entière la totalité de la mission sans que la répartition entre la tâche propre des laïcs et celle des ministres ordonnés corresponde à une division du travail qui non seulement déterminerait les compétences des uns et des autres, mais aussi leur incompétence dans le domaine de l'autre...

Reprenons le texte de Lumen gentium, 31. Le Concile entend définir ce qui est le propre des fidèles laïcs, distingué de celui des ministres ordonnés et des religieux. Il s'appuie sur des définitions canoniques précises et anciennes. Mais il note aussitôt que "ces laïcs, en raison de leur baptême, sont faits participants, selon leur mode propre, à leur manière, de la charge sacerdotale, prophétique et royale du Christ. Ils exercent pour leur part dans l'Eglise et dans le monde la mission qui est celle de tout le peuple chrétien".

Un peu plus loin, le Concile précise:  "Il appartient aux laïcs, en raison de leur  vocation  propre,  de  chercher  le Royaume de Dieu en gérant les réalités temporelles et en les ordonnant selon Dieu. C'est là qu'ils sont appelés par Dieu pour exercer leur charge propre, conduits par l'esprit évangélique. A la manière du levain, ils coopèrent à la sanctification du monde comme de l'intérieur. Et ainsi, avant tout, par le témoignage de leur vie, brillant de la lumière de la foi, de l'espérance et de la charité, ils manifestent aux autres le Christ. C'est pourquoi éclairer et ordonner les réalités temporelles, auxquelles ils sont étroitement unis, les concerne d'une manière particulière; de sorte que celles-ci naissent et grandissent continuellement selon le Christ et soient à la louange du Créateur et rédempteur".

La complexité de ces phrases nous montre de façon évidente que l'ancienne division du travail - temporel et spirituel, politique et religieux - ne convient pas pour comprendre la doctrine de l'Eglise. Elle nous invite à découvrir comment la lumière de la foi, la force de l'espérance et la douceur de la charité manifestent le Christ à travers la gérance des choses temporelles.
A juste titre dans le thème de cette journée, cette tâche des laïcs est présentée comme "une nouveauté de vie".

b) Quelle nouveauté de vie?

Comment concevoir et définir cette nouveauté de vie que les disciples du Christ introduisent dans l'histoire du monde?

La nouveauté est une notion dont s'est emparé notre époque marchande. Par exemple, un nouveau modèle de voiture; il a une durée de vie de plus en plus limitée; et par définition le nouveau cesse de l'être assez rapidement pour laisser  la  place  à  une  nouvelle nouveauté!
La nouveauté, c'est alors une réalité différente de celle qui la précède. Mais par définition, dans le flux indéfini du temps, elle ne peut que vieillir. Car ce qui la caratérise, ce n'est pas ce trait éphémère de la nouveauté, mais sa date, sa situation dans l'histoire, la mode change chaque année...

Telle n'est pas la nouveauté que Dieu opère  dans  le  monde.  C'est  une nouveauté semblable à celle de la naissance, mais une naissance sans cesse accordée. C'est aussi la nouveauté du pardon qui prolonge et renouvelle l'acte du Créateur. Ce n'est pas une "restauration" comme celle qui rend à un monument historique son éclat initial. Dieu renouvelle l'existence de sa créature en purifiant par sa miséricorde la mémoire de son passé; la purification n'est pas l'oubli, les traces des plaies deviennent les signes de la délivrance - comme les plaies du Christ ressuscité qu'il montre à Thomas, comme le souvenir de l'esclavage de l'Egypte qui devient la source de l'action de grâce pour les merveilles que Dieu accomplit. La mémoire du péché devient la mémoire du pardon reçu et du coeur contrit enfin donné. L'épreuve de la croix, vécue avec le Christ, devient le lieu de la naissance dans le Christ ressuscité.

Dieu ne cesse de créer la nouveauté de la vie pour ses fils, pour le salut du monde. C'est grâce à la puissance créatrice et rédemptrice de Dieu que l'histoire des hommes n'est pas faites des décombres de chacun des instants vécus, des cultures mortes, des souvenirs perdus. L'histoire des hommes, c'est aussi un chemin que déjà décrit Isaïe (30, 29):  "Vous chanterez, dit Isaïe, comme la nuit où l'on célèbre la fête; vous aurez le coeur joyeux, comme celui qui marche au son de la flûte, qui va vers la montagne du Seigneur, vers le rocher d'Israël".

Car cette nouveauté est bien celle d'un chemin que l'on parcourt et où Dieu nous précède. Celui qu'il nous donne comme guide, c'est le Christ lui-même venu en notre chair et qui nous conduit dans la plénitude de l'Esprit. Il nous guide vers un accomplissement dont nous ne possédons encore que "les prémices" et "les arrhes" pour prendre les images de saint Paul (2 Co 1, 22; Rm 8, 23).

La nouveauté apportée par le Christ consiste en cette marche vers ce qui déjà donné est encore à espérer, marche qui sans cesse renouvelle le présent et sa jeunesse. La nouveauté de la vie est cette puisssance de grâce qui traverse le vieillissement des siècles.

La nouveauté chrétienne n'est donc pas un certain état de la civilisation dont on pourrait dire après coup qu'il a fait  son  temps  ou qu'il est périmé, mais elle est une puissance de l'Esprit qui épouse la durée de l'humanité et sans cesse lui donne la force de se dépasser.

En cela, elle coïncide avec le don initial qui caractérise l'homme "créé à l'image et à la ressemblance de Dieu", personne libre qui ne peut trouver son achèvement en soi-même, qui ne se rassasie qu'en donnant puisqu'il est fait pour aimer. Et aimer, non pas un objet quelconque de ce monde, mais aimer la source même de l'amour, son Créateur et rédempteur et donc aimer ses frères de  charité  divine  comme  Jésus  les aime.

Dès lors la nouveauté chrétienne trouve sa source dans la liberté spirituelle délivrée des vieillissements et des entraves. La nouveauté chrétienne permet aux hommes d'explorer la création entière que Dieu leur a remise en gérance dans la création; elle permet aussi d'en déployer toutes les virtualités - virtualités de beauté, d'intelligence, d'amour, de communion des êtres. Les hommes ne se substituent pas à l'unique Créateur; ils obéissent librement aux commandements de Dieu et aux injonctions de l'Esprit Saint qui confie à l'homme la tâche de faire fructifier les trésors de grâce qu'il lui a confiés.

J'insiste  sur  cette notion de la nouveauté. Elle nous est, certes, familière. Mais nous ne nous résignons pas à abandonner l'illusion athénienne de la nouveauté, que constate saint Luc:  "Il faut dire que tous les habitants d'Athènes et tous les étrangers en résidence passaient le meilleur de leur temps à raconter ou à écouter les dernières nouveautés" (Ac 17, 21). On se croirait déjà dans la salle de rédaction d'une de nos télévisions ou dans l'antichambre d'une agence de publicité!

La nouveauté chrétienne s'exprime nécessairement par l'affirmation paradoxale d'un inachèvement en quête de sa plénitude. C'est bien le paradoxe même que décrivent les Béatitudes.

Le Sermon sur la Montagne, tel que saint Matthieu nous le rapporte, est comme une charte de l'Alliance dans l'Esprit et donc de cette nouveauté de vie que les disciples ont mission d'attester. Les Béatitudes que l'évangéliste place en tête du Sermon sur la Montagne nous alertent par leur formulation paradoxale, sur la dimension à la fois historique et eschatologique de cette nouveauté.

Seules deux béatitudes nous proposent leur récompense pour le présent, le temps de l'histoire: 
- la première, "Heureux les pauvres de coeur, le Royaume des cieux est à eux",
- et la dernière, "heureux ceux qui sont  persécutés  pour  la  justice,  le Royaume des cieux est à eux", que commente la neuvième:  "Heureux êtes-vous lorsqu'on vous insulte, que l'on vous persécuté et que l'on dit faussement contre vous toute sorte de mal à cause de moi; soyez dans la joie et l'allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux".

Ainsi nous recevons comme seule récompense pour le présent de notre histoire le bonheur de la pauvreté avec le Christ pauvre et le bonheur de la persécution avec le Christ rédempteur.
Les autres béatitudes renvoient au futur leur accomplissement et notre récompense: 
"Les doux auront la Terre en partage; ceux qui pleurent seront consolés; ceux qui ont faim et soif de la justice seront rassasiés...".

Quel est donc ce futur? Est-ce un futur dans l'histoire, au sens de ce slogan lancé en France par le Parti communiste et devenu très populaire au lendemain de la Seconde guerre mondiale; il annonçait "des lendemains qui chantent"? Ou bien, est-ce une bénédiction dont nous n'aurons ici-bas que les prémices ou les arrhes "avec des persécutions" et dont la plénitude ne nous sera donnée que lorsque nous verrons face à face le Christ dans sa gloire?

II. Le salut du Christ, source jaillissante de la nouveauté de vie du "commencement" à la "fin"
"Voici que je fais toutes choses nouvelles" proclame la voix venant du trône dans la vision de la Jérusalem d'En Haut que nous décrit le chapitre 21 de l'Apocalypse.

Comment se réalise dans notre histoire cette action divine accomplie par Celui qui dit:  "Je suis l'Alpha et l'Oméga", "le commencement" et "la fin"?

Essayons de comprendre le chemin qu'il parcourt du "commencement" jusqu'à la fin où "il essuiera toute larme de nos yeux, car la mort ne sera plus". Nous pourrons alors saisir comment selon la phrase de Lumen gentium, les laïcs "à la manière du levain coopèrent à la sanctification du monde comme de l'intérieur".

Pour y parvenir, je vous propose de réfléchir à ce que Jésus nous enseigne sur un domaine fondamental de la condition humaine:  la relation de l'homme et de la femme.

a) Au commencement

Pour répondre à une question piège sur le droit de divorcer, (Mt 19, 1-9), Jésus situe la relation de l'homme et de la femme dans l'histoire du salut; il la réfère "au commencement" à l'oeuvre créatrice du sixième jour, où ils sont l'un et l'autre "créés à l'image et à la ressemblance de Dieu". Unis ainsi par Dieu dans leur commune mission qu'ils ne peuvent accomplir l'un sans l'autre, ils témoignent de la fidélité irrévocable de l'alliance de Dieu avec l'humanité:  "Que l'homme ne sépare pas ce que Dieu a uni" (Mt 19, 6; Gn 1, 27; 2, 24).

L'acte créateur de Dieu révèle à sa créature ce qu'elle est et ce qu'est l'amour qui unit l'homme et la femme et les unit l'un et l'autre avec Dieu. Il révèle en même temps le don insigne de la liberté donnée à l'homme et sa mission sur le monde.

On objecte à Jésus la recommandation du Deutéronome (24, 1) d'accorder un certificat de répudiation à l'épouse renvoyée. La révélation des commandements de Dieu au Sinaï s'adresse aux pécheurs dont il fait son peuple pour que tous les hommes vivent divinement selon le dessein créateur. "C'est à cause de la dureté de votre coeur" répond Jésus. Cette expression désigne l'état de l'homme pécheur enfermé dans son péché, rendu par lui impuissant à observer la loi divine que pourtant il désire aimer et accomplir. Jésus annonce lui-même l'alliance nouvelle promise par les prophètes où Dieu change le coeur de pierre en coeur de chair et inscrit la loi dans ce coeur par le don de l'Esprit saint (cf. Jr 31, 33).

Ainsi Dieu opère la rédemption de l'homme et de la femme et leur donne de pouvoir accomplir leur vocation première qu'ils n'ont jamais perdue.

La Pentecôte où les disciples reçoivent le don d'En Haut promis par le Christ opère-t-elle le renouvellement de toutes choses annoncé par Isaïe:  "Voici que moi je vais faire du neuf qui déjà bourgeonne" (Is 43, 19), "Voici que je vais créer des cieux nouveaux et une terre nouvelle" (Is 65, 17)?

Cette réponse de Jésus pourrait nous inciter à vouloir prolonger jusque dans son accomplissement éternel l'union de l'homme et de la femme rétablie ici bas dans son intégrité première. Des époux, qui ont abreuvé leur amour à la source de l'Amour, rêvent de le revivre en sa plénitude dans le Royaume des cieux. Pourquoi les époux de cette terre ne resteraient-ils pas liés, main dans la main, contemplant la face de Dieu?

b) A la résurrection

Mais le Christ nous donne un autre enseignement (cf. Mt 22, 23 sq.; Mc 12, 18 sq.; Le 20, 27 sq.). Il répond à la question des sadducéens sur la résurrection qu'ils illustrent avec un humour macabre:  ils inventent l'histoire d'une femme qui, pour obéir à la loi du lévirat, a successivement épousé sept frères après la mort de chacun d'eux:  "A la résurrection, demandent-ils à Jésus, duquel des sept sera-t-elle l'épouse puisque tous l'ont eue pour femme?"

Et la réponse de Jésus est là déconcertante:  "Vous êtes dans l'erreur parce que vous ne connaissez ni les Ecritures ni la puissance de Dieu. A la résurrection, en effet, on ne prend ni femme ni mari; mais on est comme des anges dans le ciel". Cet amour conjugal est-il donc voué, lui aussi, à passer comme "la figure de ce monde" (1 Co 7, 31)? Telle  n'est  pas  la  signification de la tension que ces deux enseignements de Jésus provoquent dans notre réflexion.

En effet, Jésus nous entraîne encore plus loin pour comprendre quelle nouveauté il introduit par ses disciples dans l'histoire du monde. Au moment où Jésus monte à Jérusalem, après l'épisode du jeune homme riche, Pierre demande à Jésus ce qu'ils obtiendront, eux qui l'ont suivi en abandonnant tout. Jésus a cette réponse (Mt 19, 27 sq. et Lc 18, 28 sq.):  "Personne n'aura laissé maison, femme, frères, parents ou enfants à cause du Royaume de Dieu qui ne reçoive beaucoup plus en ce temps-ci et, dans le monde à venir, la vie éternelle". Je cite saint Luc 18, 29-30. Saint Marc (10, 30) s'aventure dans des chiffres, il parle du "centuple", mais il ajoute qu'en "ce temps-ci ce centuple sera obtenu avec des persécutions".

Que signifie donc cette surabondance que saint Luc applique à toutes les relations humaines et en particulier à celles de la famille? Sinon un élargissement dès ce temps-ci de la capacité d'aimer, et d'aimer autrement. L'amour conjugal est appelé dès lors à devenir l'origine d'un amour plus grand encore. Dès ici-bas il dépasse les limites des liens conjugaux; il ouvre leur particularité et leur inévitable exclusive à la mesure de la charité du Christ, lui qui nous commande:  "Aimez vos ennemis".

Cet amour anticipe ce qui sera donné devant la face de Dieu où l'homme et la femme  seront  comme les  anges;  il transfigure le présent.

N'est-ce pas déjà ce que saint Paul disait en voulant décrire la conduite à tenir aussi longtemps que nous demandons au Père "que ton Règne vienne"? L'Apôtre s'adresse aux chrétiens de Corinthe:  "Voici ce que je dis, frères:  le temps est écourté. Désormais, que ceux qui ont une femme soient comme s'ils n'en avaient pas, ceux qui pleurent comme s'ils ne pleuraient pas, ceux qui se  réjouissent  comme  s'ils  ne  se  réjouissaient pas, ceux qui achètent comme  s'ils ne possédaient pas, ceux qui tirent profit de ce monde comme s'ils n'en  profitaient  pas  vraiment.  Car la figure  de  ce  monde  passe" (1 Co 7, 29-31).

Ne confondons pas cependant cette attitude  avec  le  détachement bouddhiste!
L'enseignement paradoxal de Jésus, loin d'être la négation de l'amour, en est au contraire le suprême épanouissement dans son propre dépassement; il en assure la nouveauté sans cesse renouvelée. Dans les changements des cultures et des civilisations, comme dans l'évolution des moeurs, il permet à l'humanité d'inventer de nouvelles formes à cette suprême générosité pour laquelle l'homme et la femme ont été créés. Le salut du Christ donne ainsi de nouvelles dimensions à la fécondité première de l'enfantement. Nous comprenons mieux la force et le réalisme de la joie que peut éprouver la femme stérile à laquelle fera écho le Magnificat de Marie:  "De la poussière il relève le faible, du fumier il retire le pauvre pour l'asseoir au rang des princes, au rang des princes de son peuple. Il assied la stérile en sa maison, mère en ses fils heureuse" (Ps 113, 7-9).

c) Eunuque pour le Royaume

Mais saint Matthieu nous livre une réponse  de  Jésus  encore  plus  rude. Elle suit la discussion sur le divorce que j'ai rapportée. "Les disciples dirent à Jésus:  "Si telle est la condition de l'homme envers sa femme, il n'y a pas intérêt à se marier". Il leur répondit:  "Tous ne comprennent pas ce langage, mais seulement ceux à qui c'est donné. En effet, Il y a des eunuques qui sont nés ainsi du sein maternel; il y a des eunuques qui ont été rendus tels par les hommes; et il y en a qui se sont eux-mêmes rendus eunuques à cause du Royaume des cieux"" (Mt 19, 10-12).

La formule paraît très violente. On se demande ce qu'elle peut vouloir dire. Et Jésus conclut:  "Comprenne qui peut comprendre".

De quoi parle-t-il? Nous avons à vivre, maintenant, dans la condition réaliste de ce temps ce qui nous est déjà donné en espérance, et plus qu'en espérance; en arrhes. Recevoir des arrhes, dans le droit antique, valait possession de la réalité, le contrat était irrévocable.

Nous avons à vivre en ce temps-ci en ayant déjà les prémices de ce que nous serons plus tard. Les prémices, dans la Bible, valent pour la totalité de ce qu'on recevra ensuite, par exemple les prémices d'une récolte sont offertes à Dieu en action de grâce pour toute la moisson. C'est bien ce que nous croyons à propos de la résurrection. Car nous sommes déjà partie prenante de la résurrection du Christ, alors que nous avons encore à entrer dans le chemin de la mort de notre corps; que nous sommes inscrits dans le temps de l'histoire où il y a cette inexorable loi biologique de la succession des générations et de la succession des existences; et où la fécondité humaine est comme une figure et une promesse anticipée de l'éternité de la vie. Le Christ nous donne déjà les prémices de notre résurrection, il nous donne les arrhes de notre héritage c'est-à-dire l'Esprit Saint.
Alors il faut prendre au sérieux, mais non matériellement, cette formule provocante de Jésus; il ne s'agit pas d'une opération chirurgicale, mais il s'agit d'une attitude spirituelle, celle de la chasteté parfaite. La chasteté pour le Royaume est une anticipation du monde ressuscité. Elle est possible par le don de l'Esprit.

Et cela vaut aussi, analogiquement, dans le mariage, de la chasteté des époux.
La sainteté à laquelle les chrétiens sont appelés est le ferment, placé en ce monde, du Règne des cieux en train d'agir déjà dans la condition de l'homme, en son péché et en sa faiblesse, en ses débats, en ses fautes, en ses contradictions.

Nous sommes entrés dans un combat où nous avons l'assurance de la victoire ultime, la victoire de l'amour qui agit déjà dans notre faiblesse.

d) L'Epouse parée pour son Epoux

Tel est le sens du chapitre 21 de l'Apocalypse, c'est l'Eglise entière qui, dans la gloire du Ressuscité, apparaît comme "une Epouse parée pour son Epoux".

Cette symbolique, saint Paul de son côté la met en valeur en parlant de l'union de l'homme et de la femme où s'exprime le mystère de l'union du Christ et de son Eglise (Ep 5, 32). A la résurrection, les époux seront comme des anges devant la face de Dieu, et ils participeront  avec  tous  à  la dignité sponsale de l'Eglise. C'est bien le caractère eschatologique de cet achèvement  qu'exprime l'assomption   de la Vierge Marie, Mère et figure de l'Eglise.

Ce chemin de grâce et de gloire que nous venons de parcourir, est non seulement paradoxal, mais inachevé jusqu'au jour où le Fils de l'Homme viendra dans sa gloire; et pourtant, dès à présent, l'Esprit nous invite à anticiper dans ce temps-ci la plénitude des temps à venir.

Cette tension est bien la source de la nouveauté sans cesse créatrice; elle exprime dans la contingence des civilisations, des moeurs, des cultures, une exigence radicale, gage d'une beauté toujours surprenante quand le chrétien donne à voir dans ses oeuvres quelques chose de la gloire du Père:  "Que votre lumière brille aux yeux des hommes pour qu'en voyant vos actions bonnes, ils rendent gloire à votre Père qui est aux cieux" (Mt 5, 16).

III. En guise de conclusion

Nous pouvons observer la même ten-sion, source de renouvellement et de nouveauté aussi bien sociale que personnelle, autour du problème toujours essentiel des richesses et de leur possession.
Je le ferai plus brièvement que pour le point précédent.

Souvenons-nous de la bénédiction, la première dans saint Luc (6, 20):  "Heureux, vous les pauvres, le Royaume des cieux est à vous" et son complément:  "Malheureux, vous les riches; vous tenez votre consolation". Elle dévoile l'idolâtrie des biens que l'on possède au lieu de servir Dieu; elle dévoile en même temps l'esclavage de celui qui est ainsi possédé par ses biens.

Nous pourrions nous en tenir à cette dénonciation qu'illustre encore cette réponse de Jésus:  "Attention! Gardez-vous de toute avidité; ce n'est pas du fait qu'un homme est riche qu'il a sa vie garantie par ses biens" (Lc 12, 15). Jésus ajoute la parabole du riche insen-sé qui se réjouit de sa richesse et à qui Dieu dit:  "Insensé, cette nuit même on te redemande ta vie, et ce que tu as préparé, qui donc l'aura?".

Jésus invite non seulement au détachement des richesses mais aussi à leur meilleure utilisation. Le précepte est abrupt:  non plus "amasser un trésor pour soi-même, mais s'enrichir auprès de Dieu" (Lc 13, 21). Le vrai trésor sera non pas le bien possédé, disons le compte en banque, les terres, mais l'acte libre et généreux par lequel on en use; ce qui, après tout, n'est pas un mauvais raisonnement économique.

En  nous  pouvons  retrouver  ici  la perspective ultime qui nous sera donnée à la résurrection:  "Faites-vous des bourses inusables, un trésor inaltérable dans les cieux; là ni voleur n'approche, ni mite ne détruit. Car où est votre trésor, là aussi sera votre coeur" (Lc 12, 33-34).

La conséquence est, là aussi, difficile à comprendre pour la logique commune des hommes. C'est cet appel de Jésus à ses disciples de vivre sans s'inquiéter pour leur vie, de ce qu'ils mangeront, ni pour leur corps de quoi ils le vêtiront. La vie est plus que tout cela. "Observez les oiseaux du ciel, observez les lis des champs... Combien plus, gens de peu de foi, votre Père fera-t-il pour vous!... Cherchez son Royaume et cela vous sera donné par surcroît. Sois sans crainte, petit troupeau, car votre Père a trouvé bon de vous donner le Royaume" (Lc 12, 22-32).

Cette radicalité de l'enseignement de Jésus n'est pas une recette. Car, si c'était le cas, c'est à juste raison qu'on la trouverait impraticable. Elle implique plutôt une attitude dont le centre est la foi selon la parole même de Jésus; foi en la bonté du Père et en sa Providence; et qui du coup rend l'homme libre à l'égard des biens matériels et lui permet donc toutes les audaces pour entreprendre et innover, en mettant son intelligence et sa capacité de produire au service du bien véritable des hommes.

C'est introduire un renversement complet dans l'attitude des hommes pécheurs. La volonté de posséder les biens matériels est une des sources principales des conflits et des guerres. La générosité à donner est la source de la paix. L'homme, se désappropriant de ce qu'il a reçu, devient capable de recevoir le centuple que l'Evangile selon saint Marc avait promis, dès ici-bas, et toute la beauté de la création que les hommes découvriront dans leur Créateur et Rédempteur.

Ainsi la nouveauté chrétienne, vécue parfois au prix de grands sacrifices par les disciples de Jésus, empêche l'humanité de se replier sur elle-même et de se laisser guider par la recherche avide des biens au détriment du respect et de l'amour que chacun doit à tous ses frères. En ce sens, c'est un combat sans cesse à poursuivre au long des siècles. Il ne s'arrêtera qu'avec l'achèvement de l'histoire, lorsque viendra le Fils de l'homme dans sa gloire pour juger les vivants et les morts.
Je ne ferai que mentionner l'une des données pourtant les plus fondamentales de la vie sociale, celle du pouvoir et de son exercice.

Il suffit de renvoyer à l'enseignement de Jésus que nous rapporte saint Jean, lorsque, au soir de la Cène, il lave les pieds de ses disciples:  "Si je vous ai lavé  les  pieds,  moi le Seigneur et le Maître, vous devez vous aussi vous laver les pieds les uns aux autres" (Jn 13, 14).

Echo de ce qu'il avait déjà dit aux disciples après la troisième annonce de sa Passion:  "Les chefs des nations les tiennent sous leur pouvoir et les grands sous leur domination. Il ne doit pas en être ainsi parmi vous. Au contraire, si quelqu'un veut être grand parmi vous, qu'il soit votre serviteur et si quelqu'un veut être le premier parmi vous, qu'il soit votre esclave" (Mt 20, 25-27).

Cette subversion ne cesse de rétablir parmi les hommes l'équilibre du pouvoir.
Lorsque le Pape, pour cette année jubilaire, appelle à remettre la dette des pays pauvres, il reprend les règles du Jubilé biblique (cf. lv 25, 8 sq.). Il introduit dans la mondialisation sans précédent qui caractérise notre siècle ce commandement que l'on peut appeler "subversif" ou même révolutionnaire de la charité qui va jusqu'au bout. Charité, c'est-à-dire l'amour de tout homme qui donne le courage de l'équité et de la justice et rend possible le respect du droit de chacun, et d'abord celui des plus faibles.

Charité qui n'a de sens que par la foi dans le Règne de Dieu déjà venu et vers lequel nous marchons, par la foi dans le Messie doux et humble de coeur, par la foi dans le Saint-Esprit qui nous a été donné pour accomplir le commandement "nouveau" (Jn 13, 34), gage de toute nouveauté.

 

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