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CÉLÉBRATION DE LA PASSION DU SEIGNEUR

HOMÉLIE DU PÈRE RANIERO CANTALAMESSA, O.F.M. Cap.

Basilique Saint-Pierre
Vendredi Saint 6 avril 2012

(Vidéo)

 

Certains Pères de l’Eglise ont concentré en une seule image tout le mystère de la rédemption. La scène, disent-ils, est celle d’un combat épique dans un stade. Un homme vaillant affronte le cruel tyran qui tient la ville en esclavage et, au bout d’immenses efforts et souffrances, emporte la victoire. Tu étais sur les gradins, tu n’as pas combattu, tu ne t’es ni fatigué ni blessé. Mais si tu admires le héros, si tu te réjouis avec lui de sa victoire, si tu lui tresses des couronnes, que tu provoques et agites pour lui l’assemblée, si tu t’inclines avec joie aux pieds du vainqueur, que tu poses un baiser sur sa tête et lui serres la main; en somme, si tu es en délire pour lui, au point de faire de sa victoire la tienne, moi je te dis que tu auras certainement ta part dans le prix du vainqueur.

Mais plus encore: suppose que le vainqueur n’ait vraiment pas besoin du prix qu’il vient de remporter, que ce qu’il désire surtout c’est voir honorer son supporteur et que le prix gagné au combat soit le couronnement de son ami. Dans ce cas, cet homme, qui n’a pourtant connu ni fatigue ni blessure, obtiendra-t-il la couronne? Bien sûr qu’il l’obtiendra!

Eh bien, c’est ce qui se passe entre le Christ et nous. Jésus, sur la croix, a vaincu le vieil adversaire. «Nos épées, s’exclame saint Jean Chrysostome, ne sont pas tachées de sang, nous n’étions pas dans l’arène, nous ne ramenons aucune blessure, la bataille nous ne l’avons même pas vue, et voici que nous obtenons la victoire. Cette lutte était la sienne, notre couronne. Et puisque cette victoire est aussi la nôtre, imitons ce que font les soldats en ces cas-là: exultons de joie, entonnons des hymnes de louange au Seigneur». On ne saurait mieux expliquer le sens de la liturgie que nous célébrons aujourd’hui.

Mais ce que nous faisons est-ce, là aussi, une image, la représentation d’une réalité du passé, ou est-ce la réalité même? Les deux à la fois! Saint Augustin disait: «Nous savons et croyons avec certitude que le Christ est mort une seule fois pour nous [...]. Vous savez parfaitement que cela ne s’est accompli qu’une fois. Or, cette fête est renouvelée périodiquement [...]. Il n’y a pas opposition entre la réalité historique et la fête liturgique; l’une ne dit pas vrai pour faire mentir l’autre, mais ce que l’une représente comme n’étant arrivé qu’une fois effectivement, l’autre le rappelle aux cœurs pieux pour le leur faire célébrer plusieurs fois».

La liturgie «renouvelle» l’événement: que de discussions, depuis cinq siècles, sur le sens de ce mot, surtout lorsque celui-ci s’applique à la croix et à la messe! Paul vi a utilisé un verbe qui pourrait ouvrir la voie à une entente œcuménique sur la question: le verbe «représenter», compris au sens fort du mot re-présenter, c’est-à-dire rendre à nouveau présent et actif ce qui a déjà eu lieu.

Il y a une différence substantielle entre la représentation de la mort du Christ et celle, par exemple, de la mort de Jules César dans la tragédie, du même nom, de Shakespeare. Personne n’assiste en tant que vivant à l’anniversaire de sa propre mort; le Christ oui, car il est ressuscité. Lui seul peut dire, comme il le fait dans l’Apocalypse: «J’étais mort, mais me voici vivant pour les siècles des siècles» (Ap 1, 18). Il nous faut faire attention ce jour-là, lorsqu’on visite les reposoirs, ou on participe aux processions du Christ mort, à ne pas mériter le reproche que le Ressuscité a fait aux pieuses femmes au matin de Pâques: «Pourquoi cherchez-vous le Vivant parmi les morts?» (Lc 24, 5).

«L’anamnèse, c’est-à-dire le mémorial liturgique — certains auteurs ont affirmé — rend l’événement encore plus vrai que lorsqu’il s’est accompli la première fois dans l’histoire». Autrement dit, plus vrai et plus réel pour nous qui le revivons «selon l’esprit», que pour ceux qui l’ont vécu «selon la chair», avant que l’Esprit Saint ne révèle à l’Eglise sa pleine signification.

Ce n’est pas seulement un anniversaire que nous célébrons mais un mystère. Et c’est encore saint Augustin qui explique la différence entre les deux choses. Pour une célébration d’«anniversaire», il n’est besoin, dit-il, que «de marquer par une fête religieuse le jour où l’événement s’accomplit»; pour une solennité qui célèbre un mystère («in Sacramento»), «non seulement nous commémorons l’événement, mais nous y joignons tout ce qui peut en faire connaître la mystérieuse signification et l’accueillir saintement».

Cela change tout. Il ne s’agit pas seulement d’assister à une représentation, mais «d’en accueillir» la signification, de ne plus être spectateurs mais acteurs. C’est donc à nous de choisir quel rôle nous voulons jouer dans le drame, qui nous voulons être: si c’est Pierre, Judas, Pilate, ou la foule, le Cyrénéen, Jean, Marie... Personne ne peut rester neutre; ne pas prendre position c’est en prendre une bien précise: celle de Pilate qui s’en lave les mains ou de la foule qui, de loin «restait là à regarder» (Lc 23, 35).

Si, en rentrant chez nous ce soir, quelqu’un nous demande: «D’où viens-tu?», répondons tranquillement, au moins dans notre cœur: «du Calvaire!».

Mais tout cela n’arrive pas automatiquement, pour le seul motif d’avoir participé à cette liturgie. Il s’agit, disait Augustin, d’«accueillir» la signification du mystère. Et cela passe par la foi. Aussi fort que puisse jouer l’orchestre, il n’y a pas de musique sans oreilles pour écouter; donc il ne saurait y avoir de grâce sans une foi pour l’accueillir.

Dans une homélie pascale du ive siècle, voici ce que disait l’évêque dans un langage extraordinairement moderne et, dirait-on, existentialiste: «Pour chaque homme, le principe de la vie est celui à partir duquel le Christ s’est immolé pour lui. Mais le Christ s’est immolé pour lui au moment où il a reconnu la grâce et est devenu conscient de la vie qui lui a été donnée par cette immolation».

Cela est arrivé sacramentellement par le baptême, mais doit arriver, toujours et encore, consciemment dans la vie. Nous devons, avant de mourir, avoir le courage de l’audace, donner comme un coup d’aile: nous approprier de la victoire du Christ. Une appropriation indue! Une chose malheureusement commune dans une société comme la nôtre, mais avec Jésus, celle-ci n’est pas interdite, elle nous est même recommandée. «Indue» veut dire qu’elle ne nous est pas due, que nous ne l’avons pas méritée, mais qu’elle nous est donnée gratuitement, par la foi.

Ecoutons sur cela un docteur de l’Eglise. Saint Bernard dit: «Pour moi, ce que je ne trouve pas en moi, je me l’approprie (littéralement, usurpo, je l’usurpe), avec confiance dès les entrailles du Sauveur, parce qu’elles sont toutes pleines d’amour. La miséricorde du Seigneur est donc la matière de mes mérites. J’en aurai toujours tant qu’il daignera avoir de la compassion pour moi. Et mes mérites seront abondants si les miséricordes sont abondantes (Ps 119, 156). Sera-ce ma propre justice que je célébrerai? Non, Seigneur, je me souviendrai de votre seule justice. Car la vôtre est aussi la mienne, parce que vous êtes devenu vous-même ma propre justice» (cf. 1 Co 1, 30).

Peut-être que cette manière de concevoir la sainteté a-t-elle rendu saint Bernard moins hardi dans les bonnes œuvres, moins vaillant dans l’acquisition des vertus? Peut-être oubliait-il de traiter durement son corps, de le réduire en esclavage (cf. 1 Co 9, 27), l’apôtre Paul qui, avant tout le monde et plus que tout autre, avait fait de cette appropriation de la justice du Christ le but de sa vie et de sa prédication (cf. Ph 3, 7-9)?

A Rome, comme dans toutes les grandes villes, on voit beaucoup de sans-abri. Il existe un nom pour eux dans toutes les langues: homeless, clochards, barboni: des personnes humaines qui n’ont pour biens que des haillons, qu’ils portent sur eux, et quelque objet qu’ils emportent dans des sacs en plastique. Essayons d’imaginer qu’un jour on entende dire que via Condotti (tout le monde sait ce que représente la via Condotti à Rome!) la propriétaire d’une boutique de luxe, pour on ne sait quelle obscure raison, d’intérêt ou de générosité, s’est mise à inviter tous les clochards de la Gare de Termini dans son magasin; qu’elle les invite à déposer leurs haillons sales, à prendre une belle douche et puis à choisir le vêtement qui leur plaît parmi ceux exposés. Qu’elle leur demande de l’emporter, comme ça, gratuitement.

Tout le monde pense en son for intérieur: «C’est une blague, cela n’arrivera jamais!». C’est très vrai, mais ce qui n’arrive jamais entre les hommes est ce qui peut arriver chaque jour entre les hommes et Dieu, car devant Lui, nous sommes ces clochards! C’est ce qui arrive lors d’une belle confession: tu déposes tes haillons sales, les péchés, tu reçois le bain de la miséricorde et quand tu te lèves, tu es «revêtu des vêtements du salut, enveloppé du manteau de la justice» (Is 61, 10).

Le Publicain de la parabole est monté au Temple pour prier; il dit tout simplement, mais du plus profond de son cœur: «Mon Dieu, prends pitié du pécheur que je suis!», puis il rentre chez lui «devenu juste» (Lc 18, 14), réconcilié, remis à neuf, innocent. Si nous avons sa foi et son repentir, on pourra en dire autant de nous en rentrant chez nous après cette liturgie.

Parmi les personnages de la Passion auxquels nous pouvons nous identifier je m’aperçois que j’ai omis d’en citer un qui, plus que quiconque, attend qu’on suive son exemple: le bon larron.

Le bon larron fait une confession complète du péché commis. Il dit à son compagnon qui insulte Jésus: «Tu n’as donc aucune crainte de Dieu! Tu es pourtant un condamné, toi aussi! Et puis, pour nous, c’est juste: après ce que nous avons fait, nous avons ce que nous méritons. Mais lui, il n’a rien fait de mal» (Lc 23, 40 sq.). Le bon larron se montre ici excellent théologien. En effet Dieu seul, s’il souffre, souffre en innocent absolu. Tout autre individu qui souffre doit dire: «Pour moi c’est juste». Car, même sans être responsable de l’action qui lui est reprochée, il n’est jamais tout à fait sans faute. Seule la souffrance des enfants innocents ressemble à celle de Dieu et c’est pourquoi elle est si mystérieuse et si sacrée.

Combien de délits atroces restés, ces derniers temps, sans coupable, combien d’affaires irrésolues! Le bon larron lance un appel aux responsables: faites comme moi, découvrez-vous, confessez votre faute; faites, vous aussi, l’expérience de cette joie que j’ai éprouvée en entendant Jésus dire: «Aujourd’hui, avec moi, tu seras au Paradis!» (Lc 23, 43). Combien d’accusés, après avoir avoué leur faute, peuvent confirmer qu’il en a été ainsi aussi pour eux: qu’ils sont passés de l’enfer au paradis, le jour où ils ont eu le courage de se repentir et de confesser leur faute. J’en ai connu quelques uns moi aussi. Le paradis promis est la paix de la conscience, la possibilité de se regarder dans un miroir ou de regarder ses enfants sans devoir se mépriser.

N’emportez pas votre secret dans la tombe; la condamnation qui vous reviendrait serait bien plus terrible que celle des humains. Le peuple italien n’est pas impitoyable avec celui qui a commis une erreur mais qui reconnaît le mal qu’il a fait, sincèrement, non par calcul. Au contraire! Il est prêt à s’apitoyer et à accompagner le repenti sur le chemin de sa rédemption (qui de toute façon sera ainsi plus court). «Dieu pardonne beaucoup de choses, pour une bonne action accomplie», dit Lucia à celui qui l’a enlevée dans «Les Fiancés» d’Alessandro Manzoni. Combien plus, à raison, devons-nous dire qu’il pardonne beaucoup de péchés pour un acte sincère de repentir. Il l’a promis solennellement: «Si vos péchés sont comme l’écarlate, ils deviendront comme la neige. S’ils sont rouges comme le vermillon, ils deviendront blancs comme la laine» (Is 1, 18).

Revenons maintenant à ce que nous avons dit au début et faisons-le — c’est notre tâche aujourd’hui — en éclatant de joie, exaltons la victoire de la croix, entonnons des hymnes de louange au Seigneur. Disons avec la liturgie: «O Redemptor, sume carmen temet concinentium — O Rédempteur, accepte l’hymne de ceux qui chantent ta victoire».

 

 

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