The Holy See
back up
Search
riga

COMMISSION THÉOLOGIQUE INTERNATIONALE

DIGNITÉ ET DROITS DE LA PERSONNE HUMAINE*

(1983)

 

Sommaire

1. Introduction

1.1. L’intérêt et le sens de cette recherche

1.2. Hiérarchie des droits de la personne humaine

1.3. Diversité des conceptions de la «dignité de la personne humaine »

 

2. Théologie de la dignité et des droits de l’homme

2.1. L’apport de certaines sources théologiques

2.1.1. Perspectives bibliques

2.1.2. Le magistère romain contemporain

 

2.2. L’éclairage de la théologie de l’histoire du salut

2.2.1. L’homme comme créature

2.2.2. L’homme en tant que pécheur

2.2.3. L’homme sauvé par le Christ

 

3. Comparaisons et suggestions

3.1. Comparaisons

3.1.1. Diversité des conditions concrètes des personnes

3.1.2. Le premier monde

3.1.3. Le deuxième monde

3.1.4. Le tiers monde

 

3.2. Suggestions et vœux

3.2.1. Les tendances philosophiques personnalistes

3.2.2. Vœux pour un respect commun et universel des droits de l’homme

 

1. Introduction

1.1. L’intérêt et le sens de cette recherche

Il appartient à la mission de l’Église d’annoncer le kérygme du salut pour tous les hommes réalisé par le Christ crucifié et ressuscité. Ce salut trouve sa première origine dans le Père qui a envoyé son Fils comme rédempteur; il est communiqué aux personnes humaines concrètes par l’infusion de l’Esprit et il réalise en elles une participation à la vie divine.

L’acceptation du kérygme chrétien exige une adhésion de foi; la vie nouvelle conférée par la grâce implique une conversion qui a des conséquences multiples dans tous les champs d’activité des croyants. C’est dans cette perspective que l’Eglise situe - et ne peut omettre de situer - sa proclamation et son enseignement concernant la dignité et les droits de la personne humaine. Il lui appartient d’urger auprès des chrétiens le respect fidèle qu’ils doivent aux droits de tous les hommes. Ce devoir et ce droit du Peuple de Dieu à proclamer et à défendre la dignité de la personne humaine s’imposent particulièrement à notre époque. Tout le monde peut constater la profondeur et l’étendue de la crise des valeurs humaines et chrétiennes. D’autre part, tous prennent conscience, d’une manière plus vive et plus profonde des injustices commises contre des personnes humaines. Le nouveau Code de droit canonique (can. 747 § 2) parle nettement de ce devoir et de ce droit : « Il est de la compétence de l’Eglise d’enseigner, toujours et partout, les principes moraux même s’ils concernent l’ordre social. Il lui appartient aussi d’exercer un discernement spirituel sur toutes les choses humaines dans la mesure où l’exigent les droits fondamentaux de la personne humaine ou le salut des âmes. » De nos jours, une importance toute spéciale est justement et fortement donnée à ces droits de l’homme dans la prédication, l’action et la vie de l’Église.

À ce dynamisme, la Commission Théologique Internationale veut s’associer dans la mesure de ses moyens. Après avoir signalé les équivoques qu’il faut éviter (1.2, 1.3), ces thèses présenteront les enseignements théologiques que l’on peut trouver à ce sujet dans les livres saints (2.1.1) et dans le magistère romain d’aujourd’hui (2.1.2). À ce propos, nous trouverons deux grandes orientations de pensée. L’une s’inspire des droits fondés sur la nature humaine (GS 3) et du droit des gens (GS 79, 2) tandis que l’autre relève de la théologie de l’histoire du salut. Une attention spéciale sera ensuite donnée à cette vision chrétienne des choses, particulièrement actuelle. On verra ainsi comment, pour chacun de nous et pour les autres, la dignité humaine peut être considérée dans l’homme créé (2.2.1), pécheur (2.2.2), sauvé (2.2.3). Une dernière partie de l’exposé sera enfin consacrée à des confrontations avec des situations concrètes (3.1.2-4) comme à des réflexions philosophiques (3.2.1) et juridiques (3.2.2).

1.2. Hiérarchie des droits de la personne humaine

Certains droits de l’homme sont à ce point fondamentaux qu’on ne peut jamais les récuser sans mettre en danger la dignité des personnes humaines (1). Dans cette perspective, le Pacte international de 1966 (2) affirme que certains droits humains ne peuvent jamais être violés, par exemple le « droit à la vie » (art. 6), la « dignité inhérente à la personne humaine » (art. 10, 7), l’« égalité fondamentale » (art. 2, 26), la « liberté de pensée, de conscience et de religion » (art. 17). Sous certains aspects (3), la liberté religieuse peut être considérée comme la racine de tous les autres droits. Certains, cependant, donnent cette place première à l’égalité de tous les hommes.

D’autres droits se situent à un degré inférieur (4) bien que, dans leurs racines, ils soient eux aussi essentiels. On peut songer ici à des droits civils, politiques, économiques, sociaux, culturels pour des personnes particulières. Sous certains aspects, en effet, ils peuvent apparaître seulement comme des conséquences contingentes des droits fondamentaux. Leur réalisation pratique et les conditions de leur application parfaite ne sont pas indépendantes des circonstances historiques et géographiques. Dès lors, ces droits peuvent paraître moins intangibles dans des circonstances difficiles pour autant bien sûr qu’ainsi on n’en arrive pas à nier les droits fondamentaux eux-mêmes.

Enfin, certains droits de l’homme peuvent être considérés comme des postulats de l’idéal qui s’impose et du progrès commandé par la généralisation commune de l’« humanisation » plutôt que comme des exigences strictes du droit des gens et des normes strictement obligatoires. Ces droits relèvent de l’« idéal commun » de l’humanité auquel doivent tendre tous ceux qui ont une responsabilité envers le bien commun. Il en va de même pour ceux qui exercent les responsabilités politiques et qui sont soucieux de respecter les vœux de tous les citoyens. En certains cas s’imposeront aussi des « mesures progressives, d’ordre international (5) ».

Les décisions qui concernent l’application pratique des droits inférieurs seront évidemment toujours prises en tenant compte des exigences du bien commun, « c’est-à-dire cet ensemble de conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun des membres, d’atteindre leur perfection d’une façon plus totale et plus aisée » (GS 26 § 1).

1.3. Diversité des conceptions de la « dignité de la personne humaine »

L’usage actuel du vocabulaire donne différents sens à l’expression « dignité de la personne humaine » dont ces thèses font souvent usage. Il faut éviter les ambiguïtés.

Certains situent la dignité humaine dans une autonomie absolue qui supprime toute relation avec un Dieu transcendant. Ils vont jusqu’à nier l’existence d’un Dieu créateur et providence (GS 20).

Une autre conception de la dignité de la personne est plus complexe. Elle reconnaît certes la consistance et la valeur de tout homme ainsi que son autonomie, au moins relative; elle insiste aussi sur le respect des libertés dont les personnes sont dotées. Mais, d’autre part, elle affirme que le fondement dernier de cette autonomie et de ces libertés se trouve dans la relation de l’homme avec la transcendance suprême divine quoi qu’il en soit des diversités d’interprétation que l’on donne à cet absolu supérieur à l’homme (GS 12, 14-16, 36).

Enfin, d’autres penseurs se réfèrent à la théologie de l’histoire du salut pour trouver la source et le sens vrai de la dignité de l’homme. Même en tenant compte du péché, ils cherchent à éclairer le mystère de la condition humaine par l’incorporation des hommes dans le Christ Jésus. Celui-ci, en effet, est parfaitement Dieu et homme (GS 22, 32, 38, 45).

2. Théologie de la dignité et des droits de l’homme

2.1. L’apport de certaines sources théologiques

2.1.1. Perspectives bibliques

Les Saintes Écritures ne parlent évidemment pas des droits de l’homme dans les catégories verbales actuelles. Elles n’en posent pas moins un enseignement à partir duquel on peut déduire une doctrine plus évoluée sur la dignité et les droits de la personne humaine.

Les fondements de la vie morale et sociale du peuple d’Israël sont constitués par un pacte, une alliance entre Dieu et ses créatures. Dieu se montre miséricordieux pour les hommes faibles et démunis : en cela, il montre sa « justice » (sedaqua Yaveh). En réponse, il exige des hommes l’obéissance à ses préceptes. L’observance de cette Loi inclut le respect pour les droits des autres hommes quant à la vie, l’honneur, la vérité, la dignité du mariage, l’usage des biens propres. D’une manière toute spéciale, les anawim Yaveh, c’est-à-dire les pauvres et les opprimés, sont dignes de respect et de considération. De cette manière, en contrepartie de ses dons, Dieu exige de l’homme une même disposition spirituelle de miséricorde et de fidélité (hesed weemeth). Aux droits des personnes correspondent les responsabilités et les devoirs des autres. C’est ce que l’apôtre Paul montrera encore mieux plus tard en reprenant la seconde partie du Décalogue de l’Ancien Testament dans le sens plus profond que lui donne l’agapê fraternelle (Rm 13, 8-10).

Dans l’Ancien Testament lui-même, les prophètes ont souligné la nécessité d’accomplir, du fond du cœur et de l’âme (Jr 31, 31-39 ; Ez 36), les clauses morales de l’Alliance. Ils ont protesté avec vigueur contre les injustices au plan des nations comme à celui des personnes. Ils ont suscité les espérances du Peuple en un Sauveur futur.

Ce Règne de Dieu, à la fois nouveau et définitif, Jésus l’a prêché et il l’a instauré réellement en sa personne et en ses actes. Il exige une metanoia de la part de ses disciples. Grâce à cette conversion de l’âme, ceux-ci imiteront le Père céleste (Mt 5, 48 ; Lc 6, 36); en conséquence, ils considéreront tous les hommes comme des frères et les traiteront comme tels. Jésus a pris le parti des pauvres et des miséreux; il s’est attaqué à la dureté de cœur des hommes altiers, des riches qui mettaient toute leur confiance en leurs biens. Dans ses paroles comme dans ses actes, Jésus, lors de sa mort et de sa résurrection pascale, a pris l’attitude active de la « pro-existence », c’est-à-dire du don total et du sacrifice de sa vie pour les autres. « Il n’a pas considéré comme une proie à saisir » (Ph 2, 6) le fait d’avoir tous les droits divins et humains. Mais il a renoncé à imposer le respect de ceux-ci et, par là, « il a réalisé la kénose de lui-même » (Ph 2, 7). « S’étant fait obéissant jusqu’à la mort » (Ph 2, 8), c’est pour le bien de tous les hommes qu’il a répandu et offert son propre sang en une « Nouvelle Alliance » (Lc 22, 20).

Les Écrits apostoliques montrent dans l’Église, assemblée des disciples de Jésus, une création nouvelle réalisée par le Saint-Esprit. Par l’action du Pneuma, en effet, les personnes humaines sont enrichies de la dignité de fils adoptifs de Dieu. En ce qui concerne les relations avec les autres hommes, les fruits de l’Esprit dans le chrétien sont agapê, paix, patience, bonté, bienveillance, maîtrise de soi, dans la bienveillance et la douceur. Par contre, cette transformation intérieure et morale exclut les inimitiés, les discordes, les rivalités, les colères, les rixes, les dissensions, les divisions de clan ou de secte, les jalousies, les violences homicides (Ga 5, 19-23).

2.1.2. Le Magistère romain contemporain

Parmi les témoins de la proclamation actuelle de la dignité de la personne humaine, on doit spécialement mentionner le Magistère romain suprême de l’Église catholique. Il s’est exprimé et s’exprime par de nombreux documents. On citera tout spécialement l’enseignement et le zèle constants des Pasteurs romains : Jean XXIII (Pacem in terris), Paul VI (Populorum progressio), Jean-Paul II (Redemptor hominis, Dives in misericordia, Laborem exercens, les allocutions prononcées dans le monde entier à l’occasion des visites pastorales).

On donnera aussi une attention toute particulière aux enseignements du concile œcuménique Vatican II, tout spécialement à la constitution pastorale Gaudium et Spes, plus précisément aux numéros 12 et suivants qui donnent un enseignement sur la dignité humaine et au numéro 41 qui traite systématiquement des droits de l’homme. Le nouveau Code de droit canonique, promulgué en 1983 et qui est, en quelque sorte, le dernier acte du concile Vatican II (6), consacre un traité spécial aux « devoirs et droits de tous les fidèles chrétiens » dans la vie de l’Église (can. 208-223).

Dans cette prédication apostolique contemporaine, on peut distinguer deux démarches principales, d’ailleurs complémentaires. Un premier itinéraire doctrinal peut être appelé ascendant. Il prend, en effet, son point de départ dans la réalité humaine elle-même telle que la décrit le droit naturel, notamment le droit des gens. Celui-ci est basé sur des considérations et des arguments de raison mais il est confirmé et surélevé par la force de l’Évangile dans la Révélation divine. Sous cet aspect, il apparaît qu’aucun homme ne peut être considéré comme un objet ni comme un instrument que d’autres pourraient manipuler. Il est une fin intermédiaire dont le bien doit être pris en considération pour lui-même et ultérieurement référé à Dieu. L’homme, en effet, est doué d’une âme spirituelle, il a une raison, une conscience, un sens des responsabilités. Il est appelé à participer activement dans la société. Les relations entre les hommes sont dès lors soumises à certaines exigences. La dignité fondamentale de l’homme doit être respectée et vénérée dans toutes les relations humaines. La justice et la bienveillance sont des règles universelles. C’est un devoir de satisfaire aux justes désirs de tous dans la mesure où cela est possible.

L’autre itinéraire doctrinal que l’on trouve dans l’enseignement apostolique actuel peut être dit une approche descendante. En effet, c’est à la lumière du Verbe, assumant la condition humaine et les exigences du sacrifice pascal, que l’on montre le fondement et l’étendue des droits de l’homme. Par ces actions divines tous les hommes sont dotés de la dignité de fils adoptifs de Dieu; par là, ils deviennent tout à la fois les sujets et les bénéficiaires de la justice et de l’agapê suprême. Ce fondement christologique des droits de l’homme sera l’objet d’une étude spéciale dans les thèses qui suivent. Elles souligneront la lumière et la grâce qui apparaissent à ce propos dans la théologie de l’histoire du salut. Ici, nous noterons seulement la transformation christologique que la prédication du Christ apporte au « principe de réciprocité » qui, en tant de traditions religieuses et philosophiques, est présenté comme le fondement des droits de l’homme. Le Seigneur dit en effet : « Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux...; agissez envers les hommes comme vous voulez qu’ils agissent envers vous » (Lc 6, 36.31).

2.2. L’éclairage de la théologie de l’histoire du salut

2.2.1. L’homme considéré comme créature

Dans la ligne de renseignement du concile Vatican II, une attention toute spéciale doit être donnée à la théologie de l’histoire du salut. Il importe tout spécialement ici de rechercher les liens qui existent entre cette « théologie » et notre dignité humaine. Celle-ci, en effet, reçoit un éclairage tout spécial si on la considère dans la lumière du Christ créateur (Jn 1, 3) incarné (Jn 1, 14), « livré » aussi « pour nos fautes et ressuscité pour notre justification » (Rm 4, 25).

Considérons donc d’abord l’homme comme un être créé par Dieu. Là se manifestent la sagesse, la puissance, la bonté de Dieu; les Saintes Ecritures le rappellent très souvent (spéc. Gn 1-3). D’autre part, la raison humaine ne reste pas étrangère à cette manifestation de Dieu (Rm 1, 20). En effet, quand, sous certains aspects, l’homme est considéré comme une création de Dieu, des convergences importantes peuvent apparaître entre cette doctrine théologique et la philosophie tant métaphysique que morale.

Trois considérations particulièrement importantes sont à étudier dans la présentation biblique de la création de l’homme.

Pris dans son intégralité, l’homme apparaît historiquement comme étant en même temps esprit, âme et corps (1 Th 5, 23). Il n’est pas le simple produit de l’évolution générale de la matière mais un effet tout spécial de l’action de Dieu, puisqu’il a été créé à l’« image » de celui-ci (Gn 1, 27). L’homme n’est pas seulement un être corporel. Il est aussi une intelligence qui cherche la vérité, une conscience et une responsabilité grâce auxquelles il doit tendre au bien, selon les possibilités de son libre arbitre. C’est dans ces traits divers que se trouve fondée une dignité qui se retrouve dans tous les hommes et doit être respectée en chacun d’eux.

En effet - et en cela se manifeste la deuxième note caractéristique de l’exposé biblique -, les personnes humaines apparaissent comme créées dans une dimension sociale et plus spécialement encore dans la diversité des sexes (Gn 1, 27; 2, 24). Celle-ci est le fondement de l’union conjugale qui se réalise en un don d’amour et de respect de chaque conjoint pour son partenaire tout comme dans leurs attitudes morales et psychologiques envers les êtres qui naîtront de cet amour humain considéré dans toutes ses dimensions. Les familles se rassemblent en des unités plus vastes, en des communautés et en des sociétés dont la règle première est, ici aussi, le respect des personnes. Tous les membres du genre humain sont dignes de la plus grande considération parce qu’ils ont été créés par Dieu et parce qu’ils sont dotés des mêmes qualités caractéristiques et fondamentales. « Le caractère social de l’homme, écrit Gaudium et Spes (25 § 1), fait apparaître qu’il y a interdépendance entre l’essor de la personne et le développement de la société elle-même. En effet, la personne humaine qui, de par sa nature même, a absolument besoin d’une vie sociale, est et doit être le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions. »

Un troisième trait de l’homme considéré dans son état de « nature créée » apparaît dans la mission que Dieu confie à l’homme. En effet, l’homme reçoit la « présidence » et la domination (Gn 1, 26) sur toutes les choses de l’univers; il est comme le régent des autres êtres terrestres. Un aspect différent de la dignité humaine se manifeste ainsi car l’homme, de diverses manières, invente des techniques, crée les beaux-arts, les sciences, les cultures, les philosophies, etc. Le souci des droits de l’homme ne peut évidemment être absent de toutes ces activités. Celles-ci, en effet, doivent être menées de telle sorte que toutes les personnes humaines se voient reconnaître en égalité une juste répartition dans les responsabilités communes, dans les efforts à produire et dans la distribution des fruits à recueillir. « Plus grandit le pouvoir de l’homme, plus s’élargit le champ de ses responsabilités, personnelles et communautaires » (GS 34 § 3).

2.2.2. L’homme en tant que pécheur

Au deuxième stade de l’histoire du salut, on trouve la réalité du péché. Saint Paul en fait état dans sa lettre aux Romains (1, 21) et note : « Alors que les hommes avaient connu Dieu, ils ne lui ont rendu ni la gloire ni l’action de grâce qui lui revenaient. Au contraire, ils se sont fourvoyés dans leurs vains raisonnements; leur cœur insensé est devenu la proie des ténèbres. » Les hommes n’ont observé la justice ni envers Dieu ni envers leurs frères. Contre toute raison, ils ont préféré l’égoïsme, l’esprit de domination, les richesses injustement acquises, le mépris des responsabilités ainsi que les faux plaisirs de toute espèce. Ces habitudes de vie provoquent dans les cœurs une sorte de cécité et d’endurcissement psychologique. L’Église d’aujourd’hui, par la voix de son magistère, ne cesse de dénoncer cet état de choses et le présente comme une perte du « sens du péché » assez largement répandue de nos jours. Cette déficience morale fait naître le danger que la pratique et la revendication des droits de l’homme ne restent souvent inefficaces. Parfois, en effet, tous les efforts risquent de s’orienter vers le changement des « structures de péché » sans que l’on fasse même une allusion à la nécessité de la conversion des cœurs. En effet, nous ne pouvons l’oublier, de telles structures sont normalement le fruit de péchés personnels. Ceux-ci trouvent leur racine dans le péché originel lui-même et, par accumulation des fautes, en arrivent à ce que parfois on appelle le « péché du monde ». En raison du péché et de ses suites, notamment d’une orientation égoïste permanente envers soi-même, l’homme d’aujourd’hui est d’autant plus tenté de se conduire en maître absolu qu’il dispose de plus de pouvoirs techniques et économiques. Il croit qu’il peut créer des structures d’oppression de plus en plus poussées envers les autres hommes alors qu’en réalité il est seulement un administrateur délégué par Dieu auquel il devra rendre des comptes.

L’Église proclame la doctrine du péché dans toute son intégralité et elle exhorte donc les hommes à la conversion du cœur (metanoia). Elle les presse d’abandonner toute attitude d’injustice et à suivre, au contraire, la justice dans toutes ses exigences. Cette justice doit reconnaître aussi bien les droits du Dieu-Père que ceux des hommes-frères. Ainsi comprise, la prédication de la doctrine du péché constitue une contribution valable à la promotion des droits de la personne humaine. Par cette vue des choses les chrétiens peuvent apporter une contribution originale à l’effort universel qui est aujourd’hui mené pour faire appliquer ces droits. En assumant une vue générale du dynamisme de la prédication ecclésiale, on le perçoit, le thème du péché et la dénonciation de son influence déterminante sur les « structures de péché » ne sont pas une incitation au pessimisme mais une recherche des moyens de récupérer et de restaurer la dignité humaine dans la grâce du Christ qui est offerte à tous les hommes. La « nature déchue » est historiquement une attente de la Rédemption.

Même chez les plus scélérats des hommes, cette nature déchue, d’ailleurs, ne doit pas être considérée comme dépourvue de tout droit et de toute dignité, comme incapable de toute action positive dans la vie sociale (Rm 2, 14). Certes, cette image de Dieu est déformée, mais elle est destinée à être reformée par la grâce. Avant même cette restauration, elle conserve ses droits propres et elle doit être orientée vers la promotion du bien personnel et social en ce monde. Cet appel, évidemment, ne doit pas être présenté de telle sorte que les hommes focalisent tous leurs espoirs dans la seule perspective de la seule réussite terrestre. Le chrétien a la certitude de l’espérance théologale pour les réalités dernières, non pour les « avant-dernières », c’est-à-dire celles de notre monde. Ce monde, il doit constamment chercher à le rendre meilleur même si peut-être, à l’exemple du Christ, il ne peut en attendre que les suites terrestres de la Croix et les insuccès humains.

Même si sa conformité au Christ est seulement celle de la Croix, tout homme qui cherche la justice prépare le royaume eschatologique de Dieu.

2.2.3. L’homme sauvé par le Christ

L’importance toute particulière de la « théologie de l’histoire du salut », enseignée par le concile Vatican II, apparaît aussi quand on étudie les effets de la Rédemption acquise par le Christ Seigneur. Dans sa croix et sa résurrection, le Christ Rédempteur offre aux hommes le salut, la grâce, le dynamisme de la charité. Il ouvre aussi plus amplement l’accès de tous les hommes à la participation de la vie divine. En même temps, « par là même, [il] anime aussi, purifie et fortifie ces aspirations généreuses qui poussent la famille humaine à améliorer ses conditions de vie et à soumettre à cette fin la terre entière» (GS 38 § 1).

Ces dons, ces responsabilités et ces droits, le Christ les communique à la « nature humaine rachetée ». En même temps, il lance un appel à tous les hommes pour que « par la foi, qui opère par la charité » (Ga 5, 6) ils s’intègrent à son mystère pascal. « C’est à ceci que désormais nous connaissons l’amour : lui, Jésus, a donné sa vie pour nous. Ainsi, nous aussi, nous devons donner notre vie pour nos frères » (1 Jn 3, 16). Nous devrons donc mettre fin à toute concession en faveur de l’égoïsme, de l’envie, de l’amour, de l’argent, des désirs mauvais de toute espèce, à la confiance orgueilleuse dans les richesses, à la convoitise de tout ce qui attire l’attention, à l’orgueil d’une certaine volonté de puissance (1 Jn 2, 16).

Pour sa part, l’apôtre Paul décrit cette mort au péché et cette vie nouvelle « dans le Christ » en toutes sortes d’exigences morales concernant les droits des personnes. Les disciples du Seigneur Jésus n’auront pas de prétention à ce qui est ostentation ou affectation (Rm 12, 13). Comme membres de la communion chrétienne, ils respecteront la diversité des vocations et des dons en rendant justice à chaque personne (Rm 12, 4-8). « L’amour fraternel les liera d’une mutuelle affection; ils rivaliseront d’estime réciproque » (Rm 12, 10). Ils chercheront à être d’accord entre eux; ils n’auront pas le goût des grandeurs mais se laisseront attirer par ce qui est humble..., ils ne rendront à personne le mal pour le mal, ils auront à cœur de faire le bien non seulement devant Dieu mais devant tous les hommes (Rm 12, 16-17 ; 6, 1-14 ; 12, 3-8).

L’enseignement, les exemples, comme aussi le mystère pascal de Jésus apportent une confirmation aux efforts par lesquels les hommes essaient eux-mêmes de construire un monde plus conforme aux exigences de la dignité humaine, d’être plus proches de la justice et de la raison. Le christianisme est une instance critique pour les déformations que pourraient présenter les tentatives humaines soit que celles-ci atteignent la démesure de l’utopie, soit qu’elles recourent à des moyens contraires à l’Évangile. Il apporte des perspectives qui dépassent les efforts humains restant enfermés dans leurs dimensions propres. L’Évangile, en effet, apporte un nouveau fondement religieux spécifiquement chrétien à la dignité et aux droits de la personne. Il ouvre des perspectives nouvelles et plus amples aux hommes qu’il considère comme d’authentiques fils adoptifs de Dieu et comme des frères dans le Christ crucifié et ressuscité.

Le Christ a été et est présent à toute l’histoire humaine. « Au commencement était le Verbe... toutes choses ont été faites par lui » (Jn 1, 1-3). « Il est l’image du Dieu invisible, premier-né de toute créature, car en lui toutes choses ont été créées dans les cieux et sur la terre » (Col 1, 15-16 ; cf. 1 Co 8, 6 ; He 1, 1-4). Dans son incarnation, il a conféré à la nature humaine une dignité sans égale. Par là, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni à tout homme (GS 22, 2 ; Redemptor hominis 8). Grâce à son existence terrestre, il a pris part à la condition humaine sous tous ses aspects hormis le péché. Dans les douleurs corporelles et spirituelles ressenties dans sa nature humaine, notamment durant sa passion, il a pris part à la condition humaine avec nous tous. Son passage de la mort à la vie ressuscitée est aussi un don nouveau qui doit être communiqué à tous les hommes. Dans le Christ, mort et ressuscité, se trouvent les prémices de l’homme nouveau transformable et transformé en une condition supérieure.

Ainsi, donc, tout chrétien, en son cœur comme en ses œuvres, doit se conformer aux exigences de la vie nouvelle et se conduire selon les exigences de la « dignité chrétienne ». Il portera une attention toute spéciale au respect des droits de tous les hommes (Rm 13, 8-10). Selon la loi du Christ (Ga 6, 2) et selon le commandement nouveau de la charité (Jn 13, 34) il ne recherchera pas ses propres intérêts, il évitera tout égoïsme (1 Co 13, 5).

En utilisant les biens terrestres, le chrétien doit collaborer à la révélation de la gloire de la création et ainsi la libérer de l’esclavage, de la corruption où l’a conduite le péché (Rm 8, 19-25). Ainsi, il sera le serviteur de la justice qui est due à tous les hommes au plan des « valeurs de la dignité humaine, de la communion fraternelle et de la liberté » (GS 39 § 3). Ainsi, de même que, sous certains aspects de notre vie terrestre, par le péché nous avons porté l’image du premier homme terrestre, déjà maintenant, par une vie nouvelle nous devons porter l’image du premier homme céleste (1 Co 15, 49) qui, en toutes choses, a « existé pour les autres », en recherchant le bien de tous.

3. Comparaisons et suggestions

3.1. Comparaisons

3.1.1. Diversité des conditions concrètes des personnes

La Commission Théologique Internationale vient d’exposer la doctrine chrétienne spécifique de la dignité et des droits de la personne humaine, à la lumière de la théologie catholique contemporaine. Elle estime aussi opportun de considérer le même thème sous certains aspects qui relèvent d’autres disciplines, de cultures, de milieux sociaux, économiques et politiques actuels. Ainsi, elle réalisera une approche de quelques problèmes du premier monde, du deuxième et du « tiers monde ».

L’idée de la dignité de la personne humaine et des droits de l’homme s’est développée pour une bonne part sous l’influence de la doctrine chrétienne en matière d’anthropologie. Elle a trouvé confirmation d’autre part dans les déclarations universelles de notre siècle. Mais, aujourd’hui, elle est récusée ou violée tant par des erreurs d’interprétation de ces textes que par des violations qui en empêchent l’application.

« Si nous passons en revue ces trente dernières années, écrivait récemment le pape Jean-Paul II, nous avons certes de bonnes raisons de nous réjouir des progrès réalisés en ce domaine. Cependant, nous ne pouvons pas l’ignorer, le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui nous offre vraiment trop d’exemples de situations d’injustice et d’oppression. Il est aisé d’observer une divergence croissante entre les déclarations très significatives des Nations Unies d’une part et une augmentation massive des violations des droits de l’homme d’autre part, dans toutes les parties de la société et du monde (7). »

En observant cet état de choses, le chrétien d’aujourd’hui veut discerner le bien du mal. Il ne s’arroge pas un rôle de juge et ne cherche pas à condamner certaines personnes. Mais il veut que tous deviennent plus conscients et plus efficaces dans la recherche du progrès universel qu’il faut réaliser par l’observance et l’estime des droits et de la dignité de la personne humaine. Comme chrétien, il invite tous les autres hommes à accueillir le règne du Christ, « règne de justice, d’amour et de paix », mais en même temps il s’adresse à eux au plan de la raison et de l’humanité, leur demandant, instamment, d’établir entre eux les authentiques relations interpersonnelles que réclame la droite raison. D’une part, il est conscient de sa spécificité et de son identité chrétiennes. Il sait qu’elle implique, déjà en ce monde 8, l’observance des « lois paradoxales » du Royaume de Dieu. Mais, d’autre part, il se sait en communion profonde avec tous les hommes de bonne volonté. C’est dans cet esprit que, après avoir examiné la situation des « trois mondes » entre lesquels on divise aujourd’hui l’univers (3.1.2-4), la Commission Théologique Internationale a cru aussi pouvoir formuler deux suggestions particulières à l’intention de ceux qui ne partagent pas la foi catholique. La première (3.2.1) se situe au plan de l’inspiration philosophique commune à la fois traditionnelle et contemporaine. L’autre est plus précise (3.2.2). Elle vise à obtenir une meilleure collaboration internationale ainsi qu’une sauvegarde plus poussée de toutes les libertés, au plan juridique. Elle ose s’adresser même aux pouvoirs et aux gouvernements qui, dans certains cas, pourraient manifester moins de souci vis-à-vis de la liberté à laquelle toute personne a droit.

3.1.2. Le premier monde

Dans ce qu’on appelle le « premier monde (9) », la dignité et les droits de l’homme sont proclamés avec insistance; on multiplie les efforts pour les faire respecter. C’est là un progrès non négligeable. Mais, d’autre part, si on comprend ces droits de la personne humaine d’une manière purement formelle et dans le sens d’une « autonomie » absolue, cette proclamation et cette action peuvent conduire à une vue de la liberté qui risque de ne pas toujours promouvoir une authentique dignité humaine. D’une manière paradoxale, la dignité et la liberté véritables de l’homme peuvent être ainsi perverties comme les exemples suivants le montrent. De nombreux milieux du premier monde sont très riches et laissent une grande liberté individuelle à leurs membres. Ce sont là des valeurs réelles. Mais, il y a un aspect moins heureux, un côté d’ombre à cette recherche du bien-être, une incitation à vivre en une «société de consommation». En fait, cette manière de penser et de vivre conduit souvent à l’égoïsme (10). Divers dangers menacent ainsi les sociétés du premier monde. Le « naturalisme » fait fréquemment perdre le sens des valeurs supérieures. L’individualisme amène les personnes à se préoccuper de leurs seuls intérêts. Une fausse volonté d’autonomie (11), le laxisme pratique, le prétendu « droit à la différence » amollissent le sens des responsabilités et la résolution de se soumettre aux normes morales. Il s’ensuit que beaucoup supportent mal les restrictions qu’ils devraient imposer à leur propre liberté en raison des obligations qu’engendrent le souci du bien commun et le respect dû aux droits et aux libertés des autres personnes. Une exigence sans frein de liberté personnelle se manifeste alors et devient un principe de vie sociale et morale (12). De plus, on n’évite pas suffisamment et on ne combat pas les différences sociales extrêmes qui existent entre les citoyens d’un même pays. Ce phénomène n’est certes pas propre au seul premier monde, il faut le reconnaître. Cependant, cette volonté de domination conduit à des situations dans lesquelles des peuples particulièrement puissants en utilisent d’autres au profit de leurs seuls intérêts. Il y a là évidemment un facteur important en ce qui concerne la discrimination des droits.

Quelles conclusions pouvons-nous tirer de ces observations ? Pas plus dans le premier monde qu’ailleurs, les normes juridiques que l’on a soigneusement formulées et solennellement proclamées ne suffisent pas à assurer la dignité des personnes humaines. Il faut aussi que les hommes se convertissent dans leur cœur, qu’ils se renouvellent dans la charité du Christ et qu’ils s’efforcent de vivre selon les exigences de la justice sociale et des impératifs moraux dont ils auront pris conscience dans leur retour à Dieu.

3.1.3. Le deuxième monde

Passons de l’étude du « premier monde » à celui du deuxième monde. Il s’agit de celui qui a pour caractère commun la prédominance de ce qu’on appelle le « marxisme réel ». Ici, on trouve des problèmes qui sont dus avant tout à l’évolution du marxisme et à la diversification des théories postmarxistes. Parmi les produits de cette évolution, nous considérons seulement ici cette forme de marxisme qui est aujourd’hui mise en pratique par tel ou tel régime politique particulier dont la constitution et les lois impliquent une théorie et une pratique très différentes de la conception commune. Les droits de l’homme y sont bien acceptés dans les mots mais ont en fait une signification totalement différente de ce qui se dit ou fait ordinairement ailleurs. Nous évoquons ce problème non seulement par souci d’information mais plus encore parce que nous pensons à la « coexistence » et la coopération exigées des chrétiens qui vivent en ces régions. Comme tels ils sont plus ou moins tolérés en tant que citoyens mais en fait ils sont considérés comme suspects.

Pour le « matérialisme historique » l’homme n’est pas une créature de Dieu. Une telle perspective est regardée comme un mythe aliénant. L’homme est présenté comme le produit d’une évolution de la matière. Le progrès du monde se réalise seulement, dit-on, quand les conditions de la production des biens due au travail des hommes sont changées et orientées vers le seul bien de la collectivité, grâce à une modification des structures de l’économie. A partir de là, tout ce qui est appelé « superstructure » se trouve modifié car il en dépend totalement. Pour atteindre ce résultat heureux, les individus doivent s’insérer au maximum dans la masse collective.

Au sujet des droits et des libertés des citoyens du deuxième monde trois points doivent être surtout remarqués.

Tout d’abord, on exige de tous qu’ils acceptent la loi de la nécessaire évolution de la matière qui se déploie dans la vie de la collectivité. Ce que l’on concède aux individus ne peut jamais être considéré comme quelque chose de privé au sens strict ; en dernière analyse, il doit être ordonné au bénéfice de la collectivité et considéré comme appartenant à celle-ci. Ici intervient toujours la notion du futur collectif, définitif et parfait.

Le critère du bien et du mal est exclusivement le sens de l’évolution de l’« histoire » en route vers le collectivisme.  

En conséquence, la conscience individuelle des citoyens n’est pas une voix propre à chacun d’entre eux. Elle est la voix de la collectivité en tant que celle-ci se reflète dans les individus.

On le voit, dès lors, le vocabulaire marxiste concernant la dignité de l’homme, les droits, la liberté, la personne, la conscience, la religion, etc. signifie des choses tout à fait différentes, non seulement de ce qu’entend le christianisme mais aussi de la conception du droit international tel qu’il s’exprime dans les différentes déclarations ou chartes universelles. Le marxisme entend toutes ces notions et ces idéaux selon la forme d’une pensée qui lui est propre.

Malgré toutes ces difficultés, un dialogue prudent et efficace doit être engagé et soutenu.  

3.1.4. Le « tiers monde »

D’autres problèmes concernant les droits de l’homme se posent quand on les considère dans le contexte de ce qu’on a appelé le « tiers monde ». Les conditions de vie y sont, en effet, bien spécifiques. Les « peuples nouveaux » souhaitent avant tout voir valoriser et conserver leurs cultures propres, accroître leur indépendance politique, favoriser les progrès techniques et économiques. C’est bien pourquoi, dans ces pays, l’aspect social des droits de la personne humaine est mis au premier plan.

Les temps de la colonisation ont laissé des conséquences qui ne manquent pas d’ambiguïtés. Elles ne sont pas rares, les injustices qui furent alors commises. Aussi les jeunes peuples attendent-ils maintenant une plus grande justice au plan des relations économiques comme à celui des choses de la politique. La conviction est très répandue parmi eux qu’on ne reconnaît pas pleinement leurs droits fondés sur la justice internationale. Dans la situation actuelle, leur puissance et leur poids politiques leur semblent souvent être moindres que ceux des pays du premier et du deuxième mondes. Il est rare qu’un pays pauvre puisse pleinement exercer tous les droits de sa souveraineté. Il doit alors s’allier à l’une ou l’autre nation plus riche ou plus puissante. Et, du coup, celle-ci cherche à lui imposer sa domination.

L’économie et le commerce internationaux sont souvent entachés par des pratiques injustes. C’est le cas par exemple pour la vente des produits de la terre ou pour la rémunération des ouvriers qui travaillent pour le compte des sociétés commerciales étrangères et internationales. Les contributions financières et l’aide qu’offrent les pays riches sont souvent minimes. Celles-ci montrent fréquemment, à l’égard des pays pauvres, cette dureté de cœur qui est réprouvée par la prédication des prophètes et par le Seigneur Jésus lui-même. Ce n’est qu’exceptionnellement que les valeurs culturelles indigènes sont appréciées comme des biens authentiques et comme des trésors internationaux. Il est superflu de le dire, ce genre de carence se rencontre aussi au sein des peuples du tiers monde eux-mêmes. Il leur faut s’en libérer pour qu’un véritable progrès puisse se réaliser.

Dans ce contexte, il est urgent que l’Église catholique apporte son témoignage en faveur de ceux qui sont en proie à tant de difficultés.

3.2. Suggestions et vœux

3.2.1. Les tendances philosophiques personnalistes

Nous venons de le voir, des difficultés considérables apparaissent à propos du sens authentique et de l’application des droits de l’homme, aussi bien dans le premier monde que dans le deuxième et dans le tiers monde. À ces difficultés, nous l’avons déjà rappelé (3.1.1), les chrétiens d’aujourd’hui doivent surtout opposer deux choses : la vigueur de « la foi qu’ils professent et qu’ils doivent appliquer à leur pratique » (LG 25, 1), les lumières de la théologie et de la « philosophie chrétienne ». Mais, ils ne l’oublieront pas non plus, il leur est nécessaire d’offrir leur aide à tous, tant au plan de l’action (pour le droit international, on verra 3.2.2) que des idées (cf. aussi ce qui fut dit à 2.1 et 2.2). Tout spécialement, au niveau de la philosophie, la Commission Théologique Internationale voudrait rappeler les valeurs propédeutiques et doctrinales que l’on peut trouver dans les tendances actuelles du personnalisme, surtout quand celles-ci s’enracinent dans le « patrimoine philosophique toujours valable » (OT 15) et se trouvent ainsi renforcées par la doctrine traditionnelle.

Le « personnalisme communautaire » s’oppose au naturalisme matérialiste (3.1.3) et à l’existentialisme athée. De par sa nature même ou dans un ordre plus éminent, affirme-t-il, l’homme est orienté vers une finalité qui surpasse le processus physique de ce monde. Un tel personnalisme diffère radicalement de l’individualisme et il souligne la nature sociale de l’homme. Dès lors, il considère d’abord l’homme dans ses relations avec les autres personnes et seulement, en deuxième lieu, dans ses rapports avec les choses. La personne, en tant que telle, ne peut exister ni atteindre sa plénitude que dans l’union et la communication avec d’autres hommes. Ainsi considérée, la communauté personnaliste est très différente des sociétés purement politiques ou des groupements sociaux qui font peu de cas des réalités spirituelles et de l’autonomie authentique.

Dans ces perspectives, il est facile de rechercher le fondement de ce personnalisme dans la Tradition et la « philosophie chrétienne », en particulier dans la doctrine de saint Thomas. Pour le faire plus facilement, il n’est pas inutile de le rappeler, selon l’enseignement de ce maître, les substances naturelles existent en vue de leurs opérations. Les actions, en effet, sont la perfection des choses. Parmi les choses naturelles, l’homme a une place tout à fait unique parce qu’il est doté d’intelligence et de liberté. Comme substance rationnelle, l’homme a pouvoir sur son activité. C’est à cause de cela qu’il se distingue par un nom qui exprime sa dignité spéciale, celui de personne. En conséquence, l’homme n’accomplit pas seulement les actions qui lui sont communes avec les animaux; il a des activités propres qui n’appartiennent qu’à lui seul, du fait qu’il est doué d’intelligence rationnelle et de volonté. En sa qualité de personne libre, l’homme doit vivre selon la vocation qu’il s’est reconnue par l’exercice de sa raison. On le notera d’ailleurs, la connaissance que l’homme a de lui-même ne le détermine pas à un seul genre d’action ; il demeure libre de choisir lui-même son type de vie et son itinéraire propre. Toute personne se définit donc aussi par la vocation qu’elle doit suivre et par la fin qu’elle doit atteindre.

Les exigences qui découlent de son propre être personnel sont proposées à la volonté de l’homme comme des tâches à accomplir. Ce devoir (ou cette nécessité), auquel il peut d’ailleurs obéir ou opposer un refus, exige avant tout de l’homme qu’il prenne conscience de son être véritable et qu’il vive en conformité avec le niveau d’être qui est le sien. Cette tâche de l’homme est particulièrement bien comprise si elle est vue à la lumière de la religion. C’est à partir du dessein de Dieu, en effet, que la personne humaine tire son être et toutes les exigences qui en découlent. Dès lors, on peut le dire, travailler à sa propre perfection est la même chose qu’obéir à la volonté divine.

Avant tout, il faut donc considérer quelle perfection doit être tenue comme la fin et le terme de la personne humaine. Cette question est double. En quelle réalité l’homme trouvera-t-il sa perfection (finis quis) ? Par quelle opération peut-il atteindre la chose qui le rendra bienheureux (finis quo) ?

Le personnalisme répond : la valeur que l’homme doit atteindre est une autre personne. La voie par laquelle nous cherchons la perfection, c’est l’amour. L’amour, en effet, unit les êtres. Certes, une personne est toujours unique et elle reste ce qu’elle est (le « moi »); elle demeure donc pour elle-même le centre subjectif de sa vie. Cependant, pour devenir pleinement une personne, elle doit transférer, d’une certaine façon, ce moi qui est son « centre » en une autre personne qui deviendra ainsi le centre objectif de sa vie (un autre moi, un autre soi, un toi). Si dans cet amour réciproque le « moi » et le « toi » demeurent deux personnes différentes, ils n’en deviennent pas moins une unité (le « nous » au sens personnaliste). On le voit, il y a là une « préparation évangélique » à la doctrine du Nouveau Testament concernant l’union des personnes divines dans la Sainte Trinité tout comme celle des personnes humaines entre elles dans le corps mystique et enfin entre les hommes et le Christ, tête de cette « plénitude ».

Dans la société humaine, la justice garde et protège l’« altérité » dont l’homme, libre en droit, ne peut jamais être privé. Cette vertu est fondée sur le respect qui est dû à toute autre personne ; En tant que telle, en effet, celle-ci ne peut jamais être un moyen dont les autres pourraient se servir. Elle doit toujours être considérée comme une fin qu’il faut respecter. L’amour implique ce respect et cette justice. Il incite l’homme à travailler en toute liberté au bien des autres.

Les droits de la personne humaine découlent des exigences de la justice. Tout homme a droit à ce qui lui est nécessaire pour se développer et pour atteindre la perfection de son être dans les limites du bien commun. La première valeur qu’il faut lui reconnaître, c’est évidemment le droit à la vie. D’autres droits découlent aussi de la justice. L’homme ne peut se développer en tant que personne vivant dans le monde s’il ne peut acquérir des biens matériels et en disposer. Maître de sa personnalité, l’homme doit jouir des droits à une liberté convenable et à la coresponsabilité.

C’est dans ces perspectives qui touchent tout ensemble à la foi, à la théologie et à la philosophie que la Commission Théologique Internationale va formuler maintenant, à titre de conclusion pratique, quelques vœux qui concernent le respect commun et universel des droits de l’homme.

3.2.2. Vœux pour un respect plus étendu et universel des droits de l’homme

Nous venons de le voir, un consensus assez général existe dans le monde d’aujourd’hui au sujet de la valeur normative et morale des droits de l’homme. Par contre, des désaccords profonds se manifestent tant à propos de leur justification philosophique et de leur interprétation juridique que de leur application dans la vie politique. Dès lors apparaissent de nombreuses ambiguïtés en cette matière. En pratique, on trouve fréquemment des injustices et des manquements aux libertés des personnes.

En raison de cette situation actuelle, il importe d’avoir présents à l’esprit certains principes de pensée et d’action relatifs à l’application des droits de l’homme. Il faut admettre comme un principe de base fondamental que la valeur de la dignité humaine est le bien le plus grand à poursuivre dans l’ordre moral et qu’elle doit se traduire en termes d’obligation juridique. Dès lors, il faut avant tout définir clairement et distinctement les droits de l’homme et leur donner une expression juridique.

Pour que ces droits fondamentaux puissent être appliqués de cette manière, il faut évidemment obtenir un consensus qui transcende la diversité des conceptions philosophiques et sociologiques de l’homme. C’est lui seul - si on parvient à l’obtenir - qui pourra servir de base à une interprétation commune des droits de l’homme, tout au moins aux plans politique et social.

Ce fondement doit être recherché dans une triade de principes fondamentaux : la liberté, l’égalité, la participation. C’est au groupe de ces trois droits que se rattachent les autres droits : ceux qui concernent la liberté personnelle, l’égalité juridique, les activités responsables en fait de vie sociale, économique, culturelle et politique. La connexion qui existe entre les éléments de cette triade exclut toute interprétation unilatérale, par exemple celles du libéralisme, du fonctionnalisme et du collectivisme.

C’est en mettant en pratique ces droits fondamentaux que tous les pays doivent veiller à ce que soient réalisées les conditions élémentaires d’une vie digne et libre. Evidemment, en cette action, il faudra tenir compte des conditions particulières à chaque nation, notamment en ce qui concerne la culture, la vie sociale et les réalités économiques.

Une fois définis, les droits fondamentaux devront être inscrits dans la Constitution et les institutions juridiques. Ils seront aussi sanctionnés partout en vertu d’une obligation légale. On n’arrivera cependant jamais à une pleine reconnaissance et à une mise en pratique universelle des droits de l’homme tant que tous les États ne reconnaîtront pas - surtout en cas de conflits - l’autorité de juridiction d’une institution internationale et par conséquent s’ils ne renoncent pas, dans ces cas, à exercer un pouvoir absolu. Pour obtenir ce consensus juridique international, il est nécessaire de faire abstraction, au moins par méthode, des conflits doctrinaux du passé et des façons de vivre plus restrictives propres à certaines communautés.

Il est également nécessaire que, partout dans la famille de tous les peuples, tous ensemble et chaque citoyen pour sa part attachent une grande importance aux droits fondamentaux et qu’ils gardent bien vivantes les valeurs dont ceux-ci tirent leur vigueur.


* Thèses sur la dignité et les droits de la personne humaine approuvées « in forma specifica » par la Commission Théologique Internationale. La revue Gregorianum 65, 1984, 229-481, a publié les contributions personnelles de la plupart des collaborateurs (Ass. plénière décembre 1983) : « International Theological Commission, Human Dignity and Human Rights, Working-Papers »; voir ci-dessous note 11. - On verra aussi EeV 95, 1985, 209-219; DC 82, 1985, 383-391; Civiltà Cattolica, 2 mars 1985; Regno-Documentazione 11, 1985.

 

(1) Déclaration universelle des droits de l’homme, 10 décembre 1948, art. 5, 2.  

(2) Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 16 décembre 1966.

(3) Voir Jean-Paul II, « Déclaration du 10 mars 1984, au Ve Colloque des juristes », L’Osservatore Romano, 11 mars 1984, p. 8.

(4) Pacte international, 1966, art. 5, 2.

(5) Déclaration universelle des droits de l’homme, fin du prologue.

(6) Plusieurs fois le pape Jean-Paul II a présenté ainsi le sens de la nouvelle codification canonique. Par exemple « Allocutions aux " Cours d’introduction du Nouveau Code destinés aux évêques " », 2, L’Osservatore Romano, 21-22 novembre 1983, p. 4; « Allocution aux juges ecclésiastiques et à d’autres canonistes », 3, L’Osservatore Romano, 9-10 décembre 1983, p. 7; « Discours à la S. Rote romaine », AAS 76, 1984, 644; « Exhortation apostolique Redemptoris donum », 2, AAS 76, 1984, 514.  

(7) Jean-Paul II, « Lettre à M.K. Waldheim, secrétaire général des Nations Unies, à l’occasion du trentième anniversaire de la " Déclaration universelle des droits de l’homme " », AAS 71, 1979, 122. A propos de cet état de choses, le pape déclare notamment : « Si les vérités et les principes contenus dans ce document [la Déclaration universelle des droits de l’homme par l’ONU] en arrivaient à être oubliés ou ignorés, s’ils venaient à perdre la force d’évidence interne qu’ils ont acquise, au moment de leur proclamation, de la vigueur même des discussions dont ils ont émergé, alors les grandes motivations de l’ONU ne pourraient plus être envisagées sans la crainte d’une nouvelle destruction» (Discours pontifical à l’ONU 9, AAS 71, 1979, 1149).

(8) Épître à Diognète 5; Funk 1, 396-400.

(9) Le terme de « premier monde » est peu utilisé en dehors des milieux spécialisés dans les études de politique et de sociologie. Il a été formulé en relation avec le « tiers monde », aux Indes, après la Deuxième Guerre mondiale. Gaudium et Spes 9 § 1 se contente d’énumérer les « nations en voie de développement » et les « autres nations plus riches dont le développement est plus rapide ».

(10) Paul VI, dans sa lettre apostolique Octogesima adveniens 15, adressée au cardinal Roy (4AS 63, 1971, 412) le note : « L’amour aveugle de son propre avantage et la recherche de la domination sont des tentations permanentes pour tous les esprits. »

(11) Les partisans d’une autonomie absolue de l’homme oublient ces enseignements de Gaudium et Spes : « ... Si le même Dieu est à la fois Créateur et Sauveur, Seigneur et de l’histoire humaine et de l’histoire du salut, cet ordre divin lui-même, loin de supprimer la juste autonomie de la créature, et en particulier de l’homme, la rétablit et la confirme du contraire dans sa dignité » (GS 41 §2). Dans les perspectives d’une fausse autonomie au contraire, « la dignité de la personne humaine, loin d’être sauvegardée, s’évanouit » (GS 41 § 3).

(12) L’équilibre des éléments de la vie sociale est fort bien décrit par Jean XXIII : « De par leur nature, les hommes sont faits pour vivre en société. Les uns doivent donc vivre avec les autres. Chacun doit rechercher le bien des autres. Pour cette raison, une société humaine bien organisée postule que ses membres se reconnaissent et pratiquent des droits et des devoirs mutuels et égaux » ( Encyclique Pacem in terris, AAS 55, 1963, 264 s; cf. Paul VI, Lettre apostolique Octogesima adveniens 23 au cardinal Roy, AAS 63, 1971, 417 s).

 

 

top