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Rencontre avec les Commissions Doctrinales en Afrique

Cardinal Joseph Ratzinger
Préfet


(Kinshasa, 21 juillet 1987)

 

Éminences, Excellences,

Je me réjouis vivement de cette rencontre de la Congrégation pour la Doctrine de le Foi avec les Représentants des Conférences Épiscopales d’Afrique et Madagascar, et plus spécialement de leurs Commissions Doctrinales respectives. Nous avons assurément beaucoup de choses à nous dire, des réflexions à faire ensemble, des informations è échanger. Avant de vous parler de quelques problèmes qui seront fort probablement au cœur de nos discussions, je voudrais tout d’abord préciser l’esprit de notre rencontre.

1. L’esprit de notre rencontre

Un mot préalable : nous sommes venus surtout pour écouter, pour un dialogue fraternel, pour comprendre mieux les réalités de l’Église en Afrique, et pour préparer donc une collaboration toujours plus profonde et plus féconde entre les jeunes Églises africaines et le Saint-Siège, centre de l’unité de l’Église, pour une rencontre, donc, dans la vraie catholicité, qui embrasse également l’unité et la multiplicité, une vraie collégialité des Successeurs des Apôtres dans la communion avec le Successeur de Pierre. Nous continuons avec cette rencontre une pratique commencée il y a trois ans avec une rencontre à Bogotá entre nous et les Présidents des Commissions Doctrinales de l’Amérique Latine. L’idée de cette pratique nouvelle pour notre Congrégation était née de l’esprit de Vatican II, c’est-à-dire d’une idée approfondie de catholicité, qui exige la réciprocité entre Église universelle et Églises particulières. Ces rencontres veulent donc être une réponse aux visites “ad limina” et servent pour une meilleure compréhension mutuelle. Dans ce sens, on peut dire que notre rencontre est un fruit de Vatican II, qui a été et reste un très grand moment de grâce pour l’Église du Christ, même si certains l’ont mal compris et mal appliqué. Deux aspects du nouvel état des choses créé par le Concile sont plus particulièrement manifestes dans notre rencontre ; la collaboration en esprit de collégialité ; l’importance majeure des questions doctrinales « de fide credenda et moribus applicanda » (Lumen Gentium, 25).

1.1. La collaboration dans la collégialité

On peut penser tout d’abord à la catholicité : « Credo Ecclesiam sanctam et catholicam ». L’Église a toujours été, en droit, universelle. Elle a tout fait pour que d’un pôle du monde à l’autre soit offerte l’oblation pure de l’Eucharistie (cf. IIIe Prière eucharistique) et que chaque homme soit rempli de la charité qui est le lien moral parfait (LG 42). Mais longtemps, il y a eu des distances quasi infranchissables, des sociétés et des cultures fermées qui communiquaient peu ensemble. Au moment des grands bouleversements religieux, les dialogues étaient presque impossibles. En religion comme en tactique militaire, la “Cité de Dieu” fermait ses portes et devenait comme une citadelle assiégée.

Aujourd’hui, le monde s’est rétréci et est devenu tout petit. En quelques instants, par le téléphone ou la radio, les nouvelles sont communiquées. Même s’ils peuvent durer encore trente heures, les voyages sont sûrs et aisés. Les “médias” diffusent les informations du monde entier.

Tout cela constitue, pourrait-on dire, l’infrastructure technique pour une collaboration permanente dans l’Église et entre les Églises locales. Ainsi la collégialité peut-elle être réalisée, à des degrés divers d’ailleurs, comme l’a rappelé le Synode de 1983. Rome n’est plus une citadelle fermée, mais elle est redevenue le carrefour de toutes les Nations. La Congrégation pour la Doctrine de la Foi, ses deux Commissions annexes (CTI et PCB), sont perpétuellement en contact avec les Églises particulières et avec de nombreux Centre d’études. Des évêques résidentiels font partie des organes directeurs de la Congrégation. Ils y apportent leurs questions comme leurs points de vue spécifiques. Les visites “ad limina” ne sont plus seulement des démarches administratives ou juridiques ; elles sont des lieux de dialogue symétrique entre Pasteurs. Les Conférences Épiscopales se retrouvent souvent en des réunions plus générales, particulièrement dans les sessions du Synode des évêques. Les Commissions Doctrinales peuvent avoir des contacts suivis avec Rome, ses Dicastères, ses facultés ecclésiastiques.

1.2. Collaboration dans la recherche théologique

Cette collaboration me paraît particulièrement importante au plan doctrinal. C’est là une chose essentielle, car la pastorale, la catéchèse, l’action des laïcs “engagés”, ont des bases doctrinales. À leur tour, elles enrichissent la théologie. À ce point de vue, il faut noter un autre progrès durant ces dernières années ; le passage d’une attitude de contrôle et de censure è un rôle de créativité et de progrès commun.

Il ne servirait à rien de prétendre l’oublier aujourd’hui : on a longtemps reproché au Saint-Office, qui a précédé la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, d’être un organisme préoccupé exclusivement de blâme et de condamnation. À supposer même qu’il y ait eu en ce sens une focalisation exagérée, il faut voir que ce rôle de censure (au sens plein du mot) est nécessaire et indispensable au niveau pontifical, épiscopal, théologique, pastoral. Les personnes humaines sont imparfaites ; elles sont marquées par le péché originel dans leur intelligence comme dans leur volonté et leur sensibilité. Les “nouveautés” et les “prises de position contraires” les tentent, même si elles ne sont ni opportunes ni correctes. Dès lors, la suggestion de l’Évangile s’applique : « Si ton frère pèche, s’il se trompe, dis-le lui ; dis-le lui devant quelques autres, et s’il ne veut pas les écouter, dis-le à l’Église » (Mt 18,17).

Cela bien précisé, il est clair que la volonté des Papes Jean XXIII, Paul VI, Jean-Paul Ier et Jean-Paul II, a été de donner à tous les organismes doctrinaux, centraux et locaux, une attitude positive et constructrice. Jean XXIII le disait très nettement dans le discours inaugural de Vatican II (12 octobre 1962). Lorsque Paul VI, la veille même de la clôture du Concile (7 décembre 1965), a changé la structure du Saint-Office, il a très clairement marqué que le but premier de l’organisme nouveau qu’il créait, était de promouvoir la foi et de favoriser la recherche théologique.

L’opinion générale de l’Église nous a-t-elle bien compris ? Je n’en suis pas sûr, et n’en veux pour indice que les réactions suscitées par les deux documents de la CDF sur la théologie de la libération et la liberté chrétienne. Dès le début, nous avions annoncé qu’il y aurait un document positif et constructif. Mais quand nous l’avons publié, on l’a parfois présenté comme un retrait par rapport au premier qui critiquait des erreurs. Nous avions bien dû présenter tout d’abord l’aspect négatif des choses, car des mises au point rapides s’imposaient devant la très large diffusion de doctrines et de pastorales dangereuses. Même quand on cherche seulement à exposer la foi et ses exigences par rapport è la pensée et à la vie, il est presque inéluctable que l’on cherche d’abord è écarter les fausses solutions.

Nous n’en sommes pas là, grâce à Dieu, en ce qui concerne les “théologies africaines”. Nous savons cependant que diverses questions importantes se posent à vous. Ainsi celle du mariage traditionnel et du mariage avec les musulmans ; celle du “rite zaïrois”, de la matière eucharistique, et plus généralement des abus liturgiques ; celle des “ministères” confiés aux laïcs ; celles des sectes religieuses. Toutes ces questions, et sans doute d’autres encore – à propos desquelles est même envisagée l’idée d’un “Concile africain” – sont en quelque manière reliées entre elles par le thème de l’inculturation. C’est pourquoi, avant que nous les abordions ici pour fonder, si possible, un programme de recherche et d’action, il me paraît utile de réfléchir sur ce thème fondamental.

2. Pour une méthodologie de l’inculturation chrétienne en Afrique

En correspondance avec le but limité de notre rencontre, les intentions de mon exposé suivant sont très limitées. Étant donné que nous ne voulons pas élaborer ici de nouvelles synthèses ni préparer des documents ou des décisions, je ne voudrais pas donner une vision personnelle des problèmes de l’inculturation. Pour préparer une théorie plus complète de l’inculturation, on devrait tout d’abord définir la notion de culture (qu’est-ce que c’est : la culture ?) ; préciser la notion de la foi (qui est elle-même une culture, racine de cultures ; il n’y a pas une foi nue, privée de culture, qui chercherait des vêtements culturels…) ; on devrait après cela clarifier les grands éléments déterminants pour la relation entre foi et culture : l’Incarnation, la Croix, la Résurrection ; et en outre les relations entre christologie et ecclésiologie, c’est-à-dire les relations entre l’unicité de l’événement du salut (son “une fois pour toujours”, ephapax) et la permanence de cet événement dans l’histoire. Et on devrait encore préciser la relation de ces catégories philosophiques et théologiques avec la situation culturelle d’aujourd’hui, marquée par la dialectique entre l’uniformisme de la civilisation technique et le régionalisme des cultures traditionnelles. Et finalement étudier la relation de toutes ces catégories avec les problèmes de la culture (ou mieux des cultures) africaine(s). Tout ceci serait très intéressant, mais je dois confesser que ma réflexion personnelle sur ces problèmes n’est pas encore mûre. Les discussions philosophiques et théologiques sont encore plus ou moins à leur commencement ; et dans cet état des choses, il ne me semblerait pas juste de donner une vision trop personnalisée (et donc trop subjective) dans une rencontre entre un Dicastère du Saint-Siège et Représentants de l’épiscopat africain. Mon intention dans cet exposé est donc beaucoup plus modeste. Je veux simplement présenter l’état actuel du Magistère pontifical en cette matière pour marquer le point de départ d’une réflexion théologique authentique. Une vraie synthèse théologique doit aller bien au-delà ; elle est toujours plus qu’une répétition du magistère pontifical, qui est la base de cette réflexion, mais ne peut pas et ne veut pas être une substitution d’un vrai effort théologique. Ce que je dis ici n’est donc pas le point d’arrivée, mais seulement le point de départ de cette réflexion. Il me semble quand même utile de connaître bien ce point de départ.

Je voudrais donc évoquer maintenant quelques grands points d’une méthodologie actuelle de l’inculturation théologique, particulièrement par rapport à votre continent. Les textes conciliaires à ce sujet étant bien connus[1], je souhaite privilégier plutôt des enseignements et des recherches plus récentes. Comme enseignements magistériels, on songera aux discours des Papes Paul VI et Jean-Paul II, aux exhortations apostoliques qui se réfèrent aux Synodes de 1974 et 1977 : Evangelii Nuntiandi [EN] (1975), et Catechesi Tradendae [CT] (1979). Pour les recherches, je renverrai aux travaux du Conseil Pontifical pour la Culture, de la Commission Théologique Internationale (notamment au chapitre 4 du rapport sur “L’unique Église du Christ” [1985], consacré à l’inculturation dans les Églises non-européennes), et aux travaux publiés par la Commission Pontificale Biblique (notamment le volume “Foi et culture à la lumière de la Bible” [1981]).

2.1. Nécessité et urgence de l’évangélisation des cultures

Evangelii Nuntiandi (n. 20) le dit très nettement : « Il importe d’évangéliser la culture et les cultures… partant toujours de la personne et revenant toujours aux rapports des personnes entre elles et avec Dieu ». On le voit, le Cardinal Wojtyła, qui est le premier auteur de ce qui est devenu l’exhortation apostolique, est ici fidèle à sa philosophie “personnaliste et communautaire”. Le texte de 1979 (CT) précise celui de 1975, en recourant au néologisme d’“inculturation”. L’évangélisation « est appelée à porter la force de l’Évangile au cœur de la culture et des cultures » (n. 53).

Le texte de la CTI sur l’unique Église du Christ (éd. française, pp. 28-29) montre bien comment l’inculturation est une exigence de chacun des mystères énoncés dans le Credo chrétien. La création des êtres divers, l’Incarnation du Verbe, rejoignent les personnes humaines dans toutes leurs singularités. La Rédemption efface les limites et les fautes des cultures comme des personnes, en leur faisant subir la purification de la Croix, elle assure la promotion de toutes les valeurs humaines authentiques ; elle les mène jusqu’à la divinisation de l’homme dans le Christ, véritable Image du Père.

Pour vous, l’inculturation, c’est « l’africanisation de l’Église », comme le souhaitait Jean-Paul II dans son discours aux évêques du Zaïre, le 3 mai 1980 [2]. Déjà le 29 octobre 1967, Paul VI avait souligné le passage de la phase missionnaire à une authentique indigénisation de l’Église dans son message Africae Terrarum : « C’est du dedans que l’Évangile doit féconder les civilisations », disait-il. Deux ans plus tard, il venait honorer en Ouganda Charles Lwanga et ses compagnons, premier martyrs de l’Afrique, et – selon une terminologie à laquelle il tenait beaucoup – prônait à la fois 1e pluralisme et 1e discernement attentif.

Plus récemment, en août 1985, lors de son 3e pèlerinage pastoral en Afrique, Jean-Paul II a repris les mêmes thèmes. Il a voulu encourager « un effort inlassable d’inculturation » (Rencontre avec le monde de la culture, Yaoundé, 13 août 1985)[3]. Le même jour, le Saint-Père rappelait aux évêques du Cameroun l’étendue du champ d’application de l’inculturation[4]. Il me paraît utile d’examiner cet aspect des choses.

2.2. Les dimensions générales de l’inculturation africaine de la foi chrétienne

Dans ses discours africains, Jean-Paul II a souvent énuméré des domaines dans lesquels une inculturation du christianisme doit se faire. À Kumasi (Ghana), le 9 mai 1980, s’appuyant sur EN, le Saint-Père rappelle comment Paul VI « discernait les domaines susceptibles d’être soumis à certaines adaptations : l’expression liturgique, la catéchèse, la formulation théologique, les structures ecclésiales secondaires et les ministères »[5]. Le 14 août 1985, à Bangui, le Pape montre tout autant qu’il ne s’agit pas des seuls problèmes théoriques, mais de tous les aspects de la vie : « la vie quotidienne, dans les mentalités, dans les institutions »[6]. Le Pape précise en énumérant l’animation rurale et urbaine, l’amélioration du rendement agricole, la coopération, l’alphabétisation, le travail auprès des artisans, la formation ménagère, la promotion féminine, l’éducation sanitaire, l’habitat, la défense des droits. C’est que l’évangélisation et le message chrétien, qu’il faut africaniser, ne portent pas seulement sur 1e mystère chrétien à croire et à vivre, mais incluent aussi toute la promotion humaine, la lutte pour la solidarité et la justice.

Dans toutes ces circonstances, le Pape aime à rappeler deux principes d’EN (n. 53) : il faut rester fidèle au message et à la mission du Christ relayés par l’Église qu’il a fondée ; et d’autre part, l’évangélisation a un aspect purificateur.

Cette fidélité à la grande Tradition a certes son poids d’histoire inéluctable. Elle implique l’insertion dans des cultures passées, sinon dépassées, mais elle n’interdit pas des évolutions qu’avait prévues Gaudium et Spes (n. 44, § 3). Le développement des cultures et les progrès sociaux, dit ce texte, peuvent enrichir l’Église, « non pas comme s’il manquait quelque chose dans la constitution que le Christ a donnée à l’Église, mais pour l’approfondir, la mieux exprimer, et l’accommoder d’une manière plus heureuse à notre époque ».

Si ce principe de fidélité s’impose pour l’aspect historique et traditionnel de l’Église, il ne faut pas moins songer à l’appliquer aux cultures nouvellement rencontrées par la foi ou aux progrès généraux de toutes les cultures. Il y a dans la Croix du Christ un principe purificateur et régénérateur dont parlait déjà saint Paul (cf. 1 Co 1,17) et que EN rappelle comme un critère d’apostolat. Tel fait de culture, telle habitude sociale, sont-ils intégrables dans la foi et la conduite de vie prêchées par le Christ Jésus ? « Lorsque la force de l’Évangile pénètre dans la culture, dit encore CT (n. 53), qui s’étonnerait qu’elle en redresse bien des éléments ? Il n’y aurait pas de catéchèse (élargissons le point de vue et disons : il n’y aurait pas d’évangélisation) si c’était l’Évangile qui devait s’altérer au contact des cultures ».

2.3. Les dimensions théologiques de l’inculturation

Dans le discours du 3 mai 1980 déjà cité, Jean-Paul II a dressé comme un programme de travail pour les évêques et les théologiens. Il examine les efforts à réaliser pour obtenir une inculturation fidèle en dogme, en morale, en catéchèse, en liturgie. Une fois de plus, le Saint-Père a énuméré les documents qui doivent nous servir de guide : non seulement Evangelii Nuntiandi et Catechesi Tradendae, mais aussi le texte que Paul VI adressait le 26 septembre 1975 aux Délégués du SCEAM[7]. Nous y trouvons en effet des formules heureuses, notamment pour la théologie dogmatique.

« Lorsqu’il s’agit de la foi chrétienne, il faut s’en tenir au patrimoine identique, essentiel, constitutionnel de la doctrine du Christ, professée par la Tradition authentique et autorisée de l’unique et véritable Église ». D’autre part, « il importe de se livrer à une investigation approfondie des traditions culturelles des diverses populations, et des données philosophiques qui les sous-tendent, pour y déceler les éléments qui ne sont pas en contradiction avec la religion chrétienne, et les apports susceptibles d’enrichir la tradition théologique ».

Ce même « tri herméneutique » s’impose dans le domaine de la théologie morale. D’une part, il y a l’exigence de la foi vécue, de l’espérance, de la charité. De l’autre, il y a l’homme africain, très attaché à son “authenticité”. Mais comme en tout homme, il y a en lui du bon et du mauvais. Les valeurs authentiques sont ces “pierres d’attente” pour l’éthique chrétienne que Paul VI évoquait dans son message de 1967, par exemple une vision spirituelle de la vie, un grand sens de la famille et des enfants, la richesse de la vie communautaire… Mais d’autre part, il y a « des aspects moins favorables » : les pesanteurs humaines et culturelles de l’amour des biens, de la puissance, du plaisir, que le Christ Rédempteur doit corriger. Tout chrétien africain, comme tout autre chrétien, doit « mourir au péché ». « C’est alors que se produit la libération, la purification, la transfiguration, l’élévation que le Christ est venu apporter et qu’il a réalisées dans son mystère pascal de mort et de résurrection ». « L’Évangile – dit par ailleurs Jean-Paul II – comble les aspirations humaines, mais en contestant les profondeurs de l’humain pour le faire s’ouvrir à l’appel de la grâce et en particulier à une approche de Dieu plus confiante, à une fraternité humaine élargie, universelle. L’authenticité ne détourne pas l’homme africain de son devoir de conversion »[8].

Le Saint-Père a aussi parlé d’inculturation à propos de la catéchèse. La fidélité au donné biblique et traditionnel universel n’empêche nullement des « présentations plus adaptées à l’âme africaine ». Notons-le, le Pape rappelle ici que ces adaptations ne doivent pas priver la catéchèse de son intégralité, qu’elles ne peuvent pas se faire sans un contact permanent avec l’épiscopat local et en communion avec le mouvement catéchétique universel[9].

Les directives sont les mêmes pour ce qui concerne la liturgie. La Constitution conciliaire sur la liturgie rend possible un authentique enrichissement. Cependant, il faut garder « l’unité substantielle du rite romain », et mettre en valeur sa signification profonde[10].

2.4. Les dimensions séculaires de l’inculturation

En ces trente dernières années, le monde entier, mais plus spécialement l’Afrique, a vécu ce qu’on appelle communément une “accélération de l’histoire”. Si je rappelle ici ce fait, c’est pour pallier le danger trop évident des impatiences et des improvisations. La “révolution culturelle” des jeunes européens dans les années 1968-1970 s’est faite au cri de : “Tout, et tout de suite”. Soyons-en bien conscients, un travail sérieux d’inculturation africaine ne se fera pas en dix ans. Je ne dis pas cela pour “gagner du temps” et pour retarder ce que certains voudraient éviter. Je songe aux impatiences et aux brusqueries de certaines réformes liturgiques postconciliaires qui ont soulevé tant de protestations chez les fidèles d’Europe, ont probablement provoqué une baisse sensible de la pratique religieuse, et même sous un certain aspect un mouvement voisin du schisme.

L’histoire ancienne et médiévale de l’Église montre comment les différentes inculturations qu’a connues le message chrétien ont été le résultat de lentes maturations culturelles. Gaudium et Spes(n. 44, § 2) propose à ce sujet une formule significative : « Praeteritorum saeculorum experientia ». C’est bien l’impression majeure qui reste après la lecture et l’étude de trois ouvrages dus à l’un des théologiens marquants des temps conciliaires et postconciliaires, le Cardinal Jean Daniélou. Celui-ci a bien montré la lente inculturation (sans employer ce mot) en des mentalités et des cultures juive (Théologie du Judéo-christianisme, Tournai, 1958), grecque (Message évangélique et culture hellénistique aux IIe et IIIe siècles, Tournai, 1961) et latine (Les origines du christianisme latin, Tournai, 1978).

Du dernier siècle de l’empire romain, qui couvrait tout le monde méditerranéen (y compris l’Afrique du Nord actuelle), à la victoire définitive des Turcs sur l’Orient en 1453, deux inculturations chrétiennes spécifiques se sont progressivement forgées. L’Église latine s’est développée dans l’ancien empire romain d’Occident ; elle a christianisé et latinisé dans une certaine mesure les peuples germaniques implantés en Occident. Quelle différence n’y a-t-il pas, par exemple, entre la pénitence publique romaine du IIIe siècle et les “pénitentiels” qui naissent en Irlande au VIIe siècle et répandent la “pénitence tarifée” dans toute l’Église latine ! L’Église byzantine a eu au début le “leadership” dans la vie théologale. Jusqu’à la chute de Constantinople en 1453, elle maintiendra une foi très typiquement inculturée dans le Moyen et le Proche Orient. Le rêve de l’union, si proche de sa réalisation au Concile de Florence en 1439, verra la conjonction d’une foi réalisée en deux inculturations. Ceci, malheureusement sans suite !

Les choses ont bien changé un siècle plus tard, quand l’invention de la boussole permet la navigation trans-océane et ce qui, pour l’Occident, est la découverte du monde, les “grandes découvertes géographiques”. La tradition latine – appauvrie encore par les sécessions de Luther, Calvin, Zwingli –, est restée presque seule avec un certain dynamisme. L’Espagne et le Portugal se partagent alors le “Nouveau Monde”. Au XIXe siècle, l’aventure colonisatrice est quasiment le monopole des pays européens dynamiques. Ce que l’industrie et 1e commerce réalisent pour des buts matériels, les catholiques et les protestants le font aussi dans une perspective chrétienne, spirituelle, humanitaire. Mais que peuvent faire alors ceux qu’on appelle les missionnaires, sinon exposer le christianisme tel qu’ils le vivent et le pensent dans leur propre culture ?

« Ceux qui vous ont apporté la foi il y a moins de cent ans – disait Jean-Paul II aux intellectuels africains à Yaoundé le 13 août 1985 – l’ont forcément présentée dans le langage qui était le leur. Pouvait-il en être autrement ? Dans la mesure où ils vous ont initiés à l’essentiel de l’Évangile, de 1a tradition vivante de l’Église et de sa pratique, c’est déjà une grâce inouïe »[11]. En ce passage, le Pape rend du reste aussi hommage à l’authenticité de la foi des Africains, tout comme à la générosité et à la sincérité des missionnaires européens de la fin du XIXe et du XXe siècle.

L’erreur serait, évidemment, de s’arrêter là. Après la première évangélisation, il y a une seconde étape historique, séculaire et théologique elle aussi. « C’est à vous, laïcs et prêtres africains, qu’il appartient maintenant de faire que cette graine produise un fruit original authentiquement africain ; de permettre au levain de faire lever toute la pâte chez vous. C’est tout l’enjeu de la seconde évangélisation qui est entre vos mains »[12].

Pour cette seconde évangélisation, certaines réformes ou adaptations s’imposent sans doute sans tarder. Mais une maturation est aussi et peut-être plus nécessaire. Elle doit porter tout d’abord sur l’approfondissement théologique et personnel de la doctrine et de la spiritualité chrétiennes. Il ne s’agit pas seulement, ni principalement, d’un complément d’instruction religieuse, mais d’une imprégnation des pensées comme des coutumes. Dans les suggestions paternelles présentées par Jean-Paul II à la Conférence épiscopale et aux intellectuels du Cameroun[13], nous reconnaissons une fois encore le souci du philosophe personnaliste persuadé, comme Socrate, que l’on va a la vérité et à l’authenticité de la vie “avec toute son âme”. « C’est l’homme qui est le sujet, l’objet et le terme de la culture »[14].

2.5. Dimensions de l’oikoumenè

2.5.1. Le souci de la “communion” universelle.

Au cours de ses trois voyages apostoliques africains, Jean-Paul II s’est bien souvent adressé spécialement aux théologiens, aux intellectuels, aux centres d’études religieuses (Kinshasa, Yaoundé, Nairobi). En leur parlant du thème de l’inculturation de la foi, qui lui est si cher, le Pape a constamment donné une directive que je voudrais mentionner ici, et qui est la suivante : « Ne vous laissez pas couper de l’Église universelle dont le centre est à Rome ; ne tombez pas dans les dangers du particularisme. Gardez le souci de la “communion” universelle ». Presque à chaque mention de ce thème, le Saint-Père renvoie au n. 65 d’Evangelii Nuntiandi. Il nous sera utile d’y jeter un dernier coup d’œil.

Dans ce texte dense, on trouve à la fois des principes doctrinaux et des réflexions historiques, témoins de la memoria de l’Église romaine qui, au cours de vingt siècles, a connu tant de péripéties. Dans les rapports entre l’Église universelle, le centre de l’unité, et les Églises particulières, privilégier un des deux pôles, c’est appauvrir. « Une légitime attention aux Églises particulières ne peut qu’enrichir l’Église… mais cet enrichissement exige que les Églises particulières gardent leur ouverture profonde à l’Église universelle… Dans son propre intérêt, pour sa vie et son dynamisme évangélisateur, chaque Église particulière doit être profondément attachée par des liens solides de communion à l’Église universelle. Ainsi elle est plus capable de puiser dans le patrimoine universel pour en faire profiter son peuple, comme aussi en sens inverse de communiquer à l’Église universelle l’expérience de son peuple ». Cette communion implique charité, loyauté, ouverture au Magistère de Pierre, unité dans la lex orandi et dans la lex credendi.

Sans doute, des forces adverses peuvent menacer la communion universelle. Avec un réalisme historique que l’on remarquera, l’exhortation apostolique cite des facteurs de désagrégation anti-communautaire. Ils peuvent aller du « désir d’une certaine liberté de mouvement et d’action » à des « arguments théologiques, sociologiques, politiques ou pastoraux ». Dans tous les cas, quelles que soient les intentions, les Églises particulières courent deux dangers également graves : l’isolationnisme et l’asservissement. Parfois en effet, on voit apparaître un isolationnisme desséchant bientôt suivi d’effritement. Chacune des cellules de l’Église particulière se sépare d’elle, comme elle s’est elle-même séparée du noyau central. En d’autres cas, on a vu apparaître le danger de l’asservissement, voire de l’exploitation. L’Église particulière, coupée du centre et des autres Églises qui lui communiquaient force et énergie, a souvent risqué de perdre sa liberté. Elle est seule devant des forces locales aux instincts dominateurs, et elle n’a plus d’alliés pour se protéger.

2.5.2. Les relations entre la Congrégation pour la Doctrine de la Foi et les milieux intellectuels et théologiques des Églises particulières

L’Église universelle, ce n’est pas Rome seule, mais la communion de toutes les Églises qui sont confiées à la sollicitude de l’évêque de Rome. La « sollicitudo omnium Ecclesiarum » du Pape est héritée des Apôtres Pierre et Paul, tout spécialement de Pierre. Mais aussi bien “Rome” que les “contacts de communion” se concrétisent pour nous dans des institutions à la fois romaines et universelles. Les Synodes, les Organismes internationaux, jouent un grand rôle, mais ils ont des réunions épisodiques. Le souci constant, quotidien, est l’œuvre, le privilège et la charge de la Curie papale, et – pour ce qui regarde les questions doctrinales – de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi d’une manière toute spéciale.

Il n’est pas sûr que l’ensemble des chrétiens et des théologiens aient bien saisi l’ampleur de la réforme opérée à ce sujet par Paul VI, dans le sens de l’universalisation et de l’impulsion dynamique. Je l’ai déjà rappelé, c’est à la veille même de la clôture de Vatican II que Paul VI crée, à la place du Saint-Office, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, dont les méthodes doivent être toutes nouvelles (cf. Motu Proprio Integrae Servandae, 7 décembre 1965, et Constitution Apostolique Regimini Ecclesiae Universae, 15 août 1967). Les actes de la Congrégation témoignent de ce changement. Ils viennent d’être très heureusement réunis dans un volume réalisé par le zèle de S.E. Mgr Bovone et de ses collaborateurs : Documenta inde a Concilio Vaticano Secundo expleto edita (Librairie Vaticane, 1985). J’attire particulièrement votre attention sur le document concernant les Commissions Doctrinales, publié en 1967.

Que pouvons nous remarquer, dans ces divers documents, pour ce qui concerne le sens de la recherche théologique universelle, qui est aussi l’une des dimensions de l’inculturation ? Deux grandes idées ressortent, me semble-t-il. La première est celle de la priorité donnée avec vigueur à la promotion de la vérité, de la saine doctrine, de l’authentique recherche théologique et pastorale. La seconde est celle de la volonté ferme d’une collaboration universelle. Celle-ci ne reste pas une vague aspiration ou une mode ; elle est une réalisation concrète qui se développe de cercle en cercle, jusqu’à atteindre chacune des Conférences épiscopales, de leurs Commissions Doctrinales, et autant que possible des centres d’études théologiques disséminés de par le monde.

Je viens de mentionner la promotion. Ce thème apparaît dans le Motu Proprio Integrae Servandae déjà cité : « Congregatio pro Doctrina Fidei […] examinat novas doctrinas novasque opiniones, quavis ratione evulgatas, atque studia de hac re promovet ». Évidemment, une certaine méfiance pourrait objecter que l’on examine les nouveautés pour les condamner. Mais le sens du texte est bien autre. La « nouveauté » n’est pas prise comme un critère négatif, mais comme un signe de vie. Le Décret instituant les Commissions Doctrinales part du fait de la diffusion universelle et immédiate de la culture (le mot est employé) dans le monde actuel. À tout moment, en tout lieu, naissent des idées nouvelles. Et bien évidemment, si on ne veut pas se laisser surprendre, on doit faire le tri entre le vrai et le faux. Ceux qui sont sur place verront sans doute plus facilement les choses que ceux qui sont loin. En quelque manière, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi et toutes les instances doctrinales et intellectuelles qui veulent bien travailler avec elle, sont chargées d’un discernement tout spécial des “signes des temps”. Encore faut-il se souvenir de ce qu’est ce discernement, tourné positivement certes vers le présent et le futur, mais aussi prudent et vigilant.

À ce point de vue, le récent Instrumentum Laboris pour le prochain Synode a des formules heureuses : « Le disciple du Christ sait que les signes des temps ne consistent pas en un simple changement amené par l’histoire ; il n’attribue pas automatiquement à l’évolution des mœurs (nous pourrions ajouter : à l’évolution des idées) la valeur d’une règle à suivre. Mais, dans les circonstances nouvelles, le disciple du Christ cherche les signes qui permettent de discerner la volonté de Dieu » (n. 37).

C’est dans cet esprit – laissez-moi vous le dire pour réfuter de fausses interprétations – que notre Congrégation a voulu traiter, en des documents récents, des problèmes soulevés dans les domaines du dogme, de l’éthique, de la doctrine sociale de l’Église.

Comment nous nous efforçons concrètement de réaliser cet objectif, dans un souci de collaboration avec l’Église Universelle, au niveau des structures et du travail de la Congrégation, ce que nous espérons et attendons de liens plus étroits et plus organiques avec les Conférences épiscopales et leurs Commissions Doctrinales, – tout cela appartient à un autre exposé. Je veux seulement, en conclusion, vous dire mon espoir et ma conviction que la présente rencontre, expérience de foi et de charité dans le Seigneur, pourra ouvrir en ce domaine une page nouvelle.


 

[1] Lumen Gentium, 22 ; Gaudium et Spes, 53-62 ; Ad Gentes, 15, 22 ; Nostra Aetate, 2, 13.

[2] Cf. Jean-Paul II, Discours en Afrique, Editrice Missionaria italiana, Bologna, p. 37.

[3] La documentation catholique 82 (1985), 915.

[5] Cf. Jean-Paul II, Discours en Afrique, o.c., p. 214.

[6] Homélie lors de la messe à Bangui, 14 août 1985 (La documentation catholique 82 [1985], 920).

[7] Cf. AAS 67 (1975), 572.

[8] Cf. Jean-Paul II, Discours en Afrique, o.c., p. 40.

[9] Cf. Jean-Paul II, Discours en Afrique, o.c., p. 40.

[10] Cf. Jean-Paul II, Discours en Afrique, o.c., p. 40.

[11] La documentation catholique 82 (1985), 915.

[12] La documentation catholique 82 (1985), 915.

[13] La documentation catholique 82 (1985), 917, 913.

[14] Jean-Paul II, Discours à l’UNESCO, La documentation catholique 77 (1980), 603-609, repris et résumé devant les intellectuels à Yaoundé, 13 août 1985, La documentation catholique 82 (1985), 912.