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COMMISSION BIBLIQUE PONTIFICALE

BIBLE ET MORALE

LES RACINES BIBLIQUES DE L’AGIR CHRÉTIEN

 

Préface

Introduction

 

0.1. Un monde qui cherche des réponses

0.2. Nos objectifs

0.3. Quelques lignes de fond pour saisir l’orientation du document

 

0.3.1. Un concept clé : « morale révélée »

0.3.2. L’unité des deux Testaments

0.4. Les destinataires du document

PREMIÈRE PARTIE – UNE MORALE RÉVÉLÉE : DON DIVIN ET RÉPONSE HUMAINE

1. Le don de la création et ses implications morales

 

1.1. Le don de la création

 

1.1.1. Au début de la Genèse

1.1.2. Dans certains Psaumes

1.1.3. Éléments fondamentaux de l’existence humaine

 

1.2. L’homme créé à l’image de Dieu et sa responsabilité morale

 

1.2.1. Selon les récits de la création

1.2.2. Selon les Psaumes

1.2.3. Conclusion : sur les traces de Jésus

2. Le don de l’alliance dans l’Ancien Testament et les normes pour l’agir humain

2.1. La prise de conscience progressive de l’alliance (approche historique)

2.1.1. Une première expérience fondamentale et fondatrice: un chemin collectif vers la liberté

2.1.2. Une première intuition d’interprétation théologique

2.1.3. Un concept théologique original pour exprimer l’intuition initiale: l’alliance

2.1.4. Conséquences pour la morale

2.2. Les diverses expressions de l’alliance (approche canonique)

2.2.1. L’alliance avec Noé et avec « toute chair »

2.2.2. L’alliance avec Abraham

2.2.3. L’alliance avec Moïse et avec le peuple d’Israël

 

2.2.3.1. Le Décalogue

2.2.3.2. Les codes législatifs

2.2.3.3. L’enseignement moral des Prophètes

2.2.4. L’alliance avec David

2.2.5. L’« alliance nouvelle » selon Jérémie

2.2.6. L’enseignement moral des sages

3. L’alliance nouvelle en Jésus Christ comme ultime don de Dieu, et ses implications morales

3.1. La venue du Règne de Dieu et ses implications morales

3.1.1. Le Règne de Dieu: thème principal de la prédication de Jésus chez les Synoptiques

3.1.2. L’annonce du Règne de Dieu et ses implications morales

3.2. Le don du Fils et ses implications morales, selon Jean

3.2.1. Le don du Fils, expression de l’amour salvifique de Dieu

3.2.2. Le comportement du Fils et ses implications morales

3.3. Le don du Fils et ses implications morales, selon les épîtres pauliniennes et autres

3.3.1. Le don de Dieu selon Paul

3.3.2. L’enseignement moral de Paul

3.3.3. Suivre le Christ, selon les lettres de Jacques et de Pierre

3.4. La nouvelle alliance et ses implications morales, selon la lettre aux Hébreux

3.4.1. Christ, médiateur de la nouvelle alliance

3.4.2. Les exigences du don de l’alliance nouvelle

3.5. Alliance et engagement des chrétiens : la perspective de l’Apocalypse

3.5.1. Une alliance en mouvement dans l’histoire

3.5.2. L’engagement des chrétiens

3.6. L’eucharistie, synthèse de l’alliance nouvelle

 

3.6.1. Le don de l’eucharistie

3.6.2. Les implications communautaires de l’eucharistie

4. Du don au pardon

4.1. Le pardon de Dieu selon l’Ancien Testament

4.2. Le pardon de Dieu selon le Nouveau Testament

5. La destination finale, horizon susceptible d’inspirer l’agir moral

5.1. Le Règne réalisé et « Dieu tout en tous » : le message de Paul

5.2. Le point d’arrivée de l’Apocalypse : la réciprocité avec le Christ et avec Dieu

5.3. Conclusion

DEUXIÈME PARTIE – QUELQUES CRITÈRES BIBLIQUES POUVANT SERVIR À UNE RÉFLEXION MORALE

Introduction

1. Critères fondamentaux

1.1. Premier critère fondamental : conformité à la vision biblique de l’être humain

1.1.1. Explication

1.1.2. Données bibliques

1.1.3. Orientations pour aujourd’hui

1.2. Deuxième critère fondamental: conformité à l’exemple de Jésus

1.2.1. Explication

1.2.2. Données bibliques

1.2.3. Orientations pour aujourd’hui

1.3. Conclusion sur les critères fondamentaux

2. Critères spécifiques

2.1. Premier critère spécifique : la convergence

2.1.1. Données bibliques

2.1.2. Orientations pour aujourd’hui

2.2. Deuxième critère spécifique : l’opposition

2.2.1. Données bibliques

2.2.2. Orientations pour aujourd’hui

2.3. Troisième critère spécifique : la progression

2.3.1. Données bibliques

2.3.2. Orientations pour aujourd’hui

2.4. Quatrième critère spécifique : la dimension communautaire

2.4.1. Données bibliques

2.4.2. Orientations pour aujourd’hui

2.5. Cinquième critère spécifique : la finalité

2.5.1. Données bibliques

2.5.2. Orientations pour aujourd’hui

2.6. Sixième critère spécifique : le discernement

2.6.1. Données bibliques

2.6.2. Orientations pour aujourd’hui

CONCLUSION GÉNÉRALE

1. Éléments d’originalité

2. Perspectives d’avenir


COMMISSION BIBLIQUE PONTIFICALE

BIBLE ET MORALE

LES RACINES BIBLIQUES DE L’AGIR CHRÉTIEN

Exode 20,2-17

Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison d’esclavage. Tu n’auras pas d’autres dieux que moi. Tu ne feras aucune idole, aucune image de ce qui est là-haut dans les cieux, ou en bas sur la terre, ou dans les eaux par-dessous la terre. Tu ne te prosterneras pas devant ces images, pour leur rendre un culte. Car moi, le Seigneur ton Dieu, je suis un Dieu jaloux : chez ceux qui me haïssent, je punis la faute des pères sur les fils, jusqu’à la troisième et la quatrième génération ; mais ceux qui m’aiment et observent mes commandements, je leur garde ma fidélité jusqu’à la millième génération.

Tu n’invoqueras pas le nom du Seigneur ton Dieu pour le mal, car le Seigneur ne laissera pas impuni celui qui invoque son nom pour le mal.

Tu feras du sabbat un mémorial, un jour sacré. Pendant six jours tu travailleras et tu feras tout ton ouvrage ; mais le septième jour est le jour du repos, sabbat en l’honneur du Seigneur ton Dieu : tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni tes bêtes, ni l’immigré qui réside dans ta ville. Car en six jours le Seigneur a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qu’ils contiennent, mais il s’est reposé le septième jour. C’est pourquoi le Seigneur a béni le jour du sabbat et l’a consacré.

Honore ton père et ta mère, afin d’avoir longue vie sur la terre que te donne le Seigneur ton Dieu.

Tu ne commettras pas de meurtre.

Tu ne commettras pas d’adultère.

Tu ne commettras pas de rapt.

Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain.

Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain ; tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne: rien de ce qui lui appartient.

Matthieu 5,3-12

Heureux les pauvres de cœur : le Royaume des cieux est à eux.

Heureux les doux : ils obtiendront la terre promise.

Heureux ceux qui pleurent : ils seront consolés.

Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice : ils seront rassasiés.

Heureux les miséricordieux : ils obtiendront miséricorde.

Heureux les cœurs purs : ils verront Dieu.

Heureux les artisans de paix : ils seront appelés fils de Dieu.

Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice : le Royaume des cieux est à eux.

Heureux serez-vous si l’on vous insulte, si l’on vous persécute et si l’on dit faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi. Réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux. C’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés.

PRÉFACE

L’aspiration au bonheur, c’est-à-dire le désir d’obtenir une vie pleinement satisfaisante, s’enracine depuis toujours dans les profondeurs du cœur humain. La réalisation de ce désir dépend en grande partie de l’agir de l’individu, qui s’accorde mais souvent aussi se heurte à l’agir des autres. Comment est-ce possible de réussir à déterminer l’agir juste, celui qui mène les personnes individuelles, les communautés et, plus globalement, les nations, vers une vie réussie ou, en d’autres termes, vers le bonheur ?

Pour les chrétiens, la Sainte Écriture n’est pas seulement la source de la révélation, la base de la foi, mais aussi l’incontournable point de référence de la morale. Les chrétiens sont convaincus que, dans la Bible, on peut trouver des indications et des normes pour agir correctement et pour atteindre la vie en plénitude.

À cette conviction s’opposent diverses objections. Signalons une première difficulté: le refus des normes, obligations et commandements, qui est instinctif dans la personne humaine et qui, de nos jours, est particulièrement vif. Dans la société d’aujourd’hui, deux désirs se manifestent avec une force équivalente: celui d’un bonheur plein et celui d’une liberté sans limites, c’est-à-dire le désir de pouvoir agir selon son propre jugement, dégagé de toute norme. Pour certaines personnes, cette liberté sans limites est carrément essentielle pour atteindre le vrai bonheur en plénitude. Selon cette mentalité, la dignité de la personne humaine exigerait de celle-ci qu’elle n’accepte aucune norme qui lui soit imposée de l’extérieur, mais qu’elle détermine elle-même en toute liberté et autonomie ce qu’elle tient pour juste et valable. Par conséquent, l’ensemble de normes présent dans la Bible, le développement de la Tradition ainsi que le Magistère de l’Église qui interprète et concrétise ces normes apparaissent comme des obstacles qui s’opposent au bonheur et dont il faut se libérer.

Une deuxième difficulté tient à la Sainte Écriture elle-même: les écrits bibliques ont été rédigés il y a au moins mille neuf cents ans; de plus, ils remontent à des époques lointaines où les conditions de vie étaient très différentes de celles d’aujourd’hui. Un très grand nombre de situations et de problèmes actuels sont complètement ignorés dans les écrits bibliques et, donc, on conclut qu’il est impossible d’y trouver des réponses appropriées à ces problèmes. En conséquence, même quand on reconnaît la valeur fondamentale de la Bible comme texte inspiré et normatif, il reste chez certaines personnes une attitude fortement sceptique, puisqu’on considère que la Bible ne peut pas servir à trouver les solutions à tant de problèmes actuels. L’homme d’aujourd’hui est confronté quotidiennement à des questions morales délicates que le développement des sciences humaines et la mondialisation remettent constamment sur le tapis, au point que même les croyants convaincus ont l’impression que certaines certitudes d’antan sont ébranlées. Qu’on pense simplement aux thèmes de la violence, du terrorisme, de la guerre, de l’immigration, du partage des richesses, du respect des ressources naturelles, de la vie, du travail, de la sexualité, des recherches en génétique, de la famille ou de la vie communautaire. Face à cette problématique complexe, on a pu être tenté de marginaliser l’Écriture, en tout ou en partie. Même dans ce cas, quoique avec des motivations diverses, on fait plus ou moins abstraction du texte sacré et on cherche par d’autres moyens des solutions aux problèmes importants et urgents d’aujourd’hui.

Dès 2002, conformément à la tâche que lui avait confiée son président d’alors, le Cardinal Joseph Ratzinger, la Commission Biblique Pontificale a donc voulu examiner le rapport entre Bible et morale, en se posant directement la question suivante: quelle valeur et quelle signification a le texte inspiré pour la morale, à une époque comme la nôtre où on ne saurait ignorer le difficultés mentionnées précédemment ?

On trouve dans la Bible beaucoup de normes, de commandements, de lois, de recueils de codes, etc. Mais une lecture attentive fait ressortir le fait que de telles normes ne sont jamais isolées, prises pour elles-mêmes ; au contraire, elles s’inscrivent toujours dans un contexte déterminé. On peut dire que, dans l’anthropologie biblique, ce qui est primordial et fondamental, c’est l’agir de Dieu qui précède celui de l’homme, les dons de sa grâce, son invitation à la communion : l’ensemble de normes est une conséquence, pour indiquer à l’homme quelle est la manière adéquate d’accueillir le don de Dieu et de le vivre. À la base de cette conception biblique, il y a la vision de la personne humaine comme Dieu l’a créée : elle n’est jamais un être isolé, autonome, détaché de tout et de tous, mais elle se situe dans un rapport radical et essentiel avec Dieu et avec la communauté des frères et sœurs. Dieu a créé l’homme à son image: l’existence même de l’homme est le don premier et fondamental qu’il a reçu de Dieu. Dans la perspective biblique, un discours sur les normes morales ne peut pas se limiter à celles-ci, considérées isolément, mais il doit toujours s’inscrire dans le contexte de la vision biblique de l’existence humaine.

La première partie du document se propose de présenter cette conception biblique caractéristique où anthropologie et théologie se compénètrent mutuellement. Suivant l’ordre canonique de la Bible, la personne humaine apparaît d’abord comme créature, à qui Dieu a donné la même vie, puis comme membre du peuple élu avec lequel Dieu a conclu une alliance particulière, et, finalement, comme frère et sœur de Jésus, le Fils de Dieu venu dans la chair.

La seconde partie du document met en évidence le fait que, dans la Sainte Écriture, on ne peut pas trouver directement des solutions aux nombreux problèmes d’aujourd’hui. La Bible, pourtant, bien qu’elle n’offre pas de solutions préfabriquées, présente des critères dont l’application aide à trouver des solutions valables pour l’agir humain. On indique, d’abord et avant tout, deux critères de base : la conformité avec la vision biblique de l’être humain et la conformité avec l’exemple de Jésus. Ensuite sont indiqués d’autres critères particuliers. De l’ensemble de la Sainte Écriture, en effet, on peut déduire au moins six lignes de force pour en arriver à des prises de position morales solides qui s’appuient sur la révélation biblique : 1) une ouverture aux diverses cultures et donc un certain universalisme éthique (critère de convergence) ; 2) une prise de position ferme contre les valeurs incompatibles (critère d’opposition) ; 3) un processus d’affinement de la conscience morale, observable à l’intérieur de chacun des deux Testaments (critère de progression) ; 4) une rectification de la tendance à reléguer les décisions morales dans la seule sphère subjective, individuelle (critère de la dimension communautaire) ; 5) une ouverture à un avenir absolu du monde et de l’histoire, susceptible de marquer en profondeur le but et la motivation de l’agir moral (critère de finalité) ; 6) une détermination fine, selon les cas, de la valeur relative ou absolue des principes et des préceptes moraux (critère du discernement).

Tous ces critères, dont la liste est représentative mais non exhaustive, sont profondément enracinés dans la Bible et leur application pourra aider le croyant : il s’agit de montrer quels sont les points que nous offre la révélation biblique pour nous aider, aujourd’hui, dans le processus délicat d’un juste discernement moral.

Aux membres de la Commission Biblique Pontificale, j’exprime mes remerciements pour leur travail patient et exigeant. Je souhaite que le présent document aide à découvrir toujours davantage les valeurs fascinantes de la vie chrétienne authentique et à considérer la Bible comme un trésor inépuisable et toujours actuel pour la détermination de l’agir juste, dont dépendent la réussite et le plein bonheur des personnes individuelles et de la communauté humaine tout entière.

William Cardinal Levada

Président

 

11 mai 2008

Solennité de la Pentecôte


Introduction

1. Depuis toujours, l’homme est en quête de bonheur et de sens. Comme le dit finement saint Augustin, il « désire être heureux, même quand il vit d’une manière telle qu’il rend le bonheur impossible » (La Cité de Dieu, XIV, 4). C’est déjà poser le problème de la tension entre le désir profond de l’être humain et ses options morales plus ou moins conscientes. Pascal exprime admirablement la même déchirure: «Si l’homme n’est pas fait pour Dieu, pourquoi n’est-il heureux qu’en Dieu ? Si l’homme est fait pour Dieu, pourquoi est-il si contraire à Dieu ? » (Pensées, II, 169).

En proposant une réflexion, aussi articulée que possible, sur le sujet délicat des rapports entre Bible et morale, la Commission Biblique part intentionnellement de deux présupposés déterminants. 1- Dieu est, pour tout croyant et pour tout homme, la réponse ultime à cette quête de bonheur et de sens. 2- L’Écriture sainte, une, c’est-à-dire comprenant l’un et l’autre Testament, est un lieu valide et profitable de dialogue avec l’homme contemporain sur les questions qui touchent à la morale.

0.1 Un monde qui cherche des réponses

2. On ne peut guère, en abordant un tel propos, faire abstraction de la conjoncture actuelle. À l’ère de la mondialisation, on observe dans beaucoup de nos sociétés une transformation rapide de certains choix éthiques, sous le choc des déplacements de populations, de rapports sociaux devenus plus complexes, et des progrès de la science, notamment dans le domaine de la psychologie, de la génétique et des techniques de communication. Tout cela exerce une influence profonde sur la conscience morale de bien des personnes et des groupes, au point qu’une culture fondée sur le relativisme, la tolérance et l’ouverture aux nouveautés tend à se développer, pas toujours approfondie suffisamment dans ses fondements philosophiques et théologiques. Même chez bon nombre de chrétiens catholiques, cette culture de la tolérance a pour contrepartie une méfiance accrue, voire une intolérance marquée face à certains aspects de l’enseignement moral de l’Église solidement enracinés dans l’Écriture. Comment en arriver à l’équilibre ?

0.2 Nos objectifs

3. Dans le présent document, le lecteur ne trouvera ni une théologie biblique complète du point de vue de la morale, ni, encore moins, des recettes ou des réponses toutes faites aux questions morales, anciennes ou nouvelles, qu’on discute de nos jours sur toutes les tribunes, y compris dans les mass media. Notre travail n’entend en rien se substituer à celui des philosophes et des théologiens moralistes. Un éclairage adéquat des problèmes concrets posés par la morale nécessiterait un approfondissement rationnel et même un éclairage des sciences humaines qui débordent nettement le champ de notre compétence. Notre objectif, plus modeste, est double.

1- Il consiste, d’abord, à situer la morale chrétienne dans un horizon plus vaste d’anthropologie et de théologie bibliques. Cela aidera d’entrée de jeu à faire ressortir plus clairement sa spécificité et son originalité par rapport aux éthiques et aux morales naturelles, fondées sur l’expérience humaine et la raison, ainsi qu’aux morales proposées par d’autres religions.

2- L’autre objectif est, disons, plus pratique. Il n’est pas facile d’utiliser la Bible à bon escient quand il s’agit d’y chercher des lumières pour approfondir une réflexion morale ou pour apporter des éléments de réponse à des problématiques ou des situations morales délicates. Pourtant, la Bible elle-même fournit au lecteur certains critères méthodologiques susceptibles de faciliter cette démarche.

Ce double objectif commande et explique la structure bipartite du présent document. Dans un premier temps : « Une morale révélée : don divin et réponse humaine ». Puis : « Quelques critères bibliques pouvant servir à une réflexion morale ».

Du point de vue de la méthode, sans mettre de côté l’approche historico-critique, incontournable à bien des égards, il nous a semblé avantageux, pour les fins de notre exposé, de privilégier nettement l’approche canonique de l’Écriture (cf. Commission Biblique Pontificale, L’interprétation de la Bible dans l’Église, I, C, 1).

0.3 Quelques lignes de fond pour saisir l’orientation du document

0.3.1 Un concept clé : « morale révélée »

4. Dans un premier temps, par fidélité au mouvement de fond de l’Écriture dans sa totalité, nous introduirons le concept, peut-être inhabituel, de « morale révélée ». C’est, pour notre exposé, un concept clé. Pour en arriver à parler de « morale révélée », il faut se départir de certaines précompréhensions courantes. Tant qu’on ramène la morale à un code de comportement individuel et collectif, à un ensemble de vertus à pratiquer, ou même aux impératifs d’une loi naturelle censément universelle, on ne peut guère saisir toute la spécificité, la beauté et l’actualité permanente de la morale biblique.

Qu’il nous soit permis d’introduire tout de suite deux idées fondamentales, que nous aurons l’occasion plus loin de développer. 1- La morale, sans être secondaire, est seconde. Ce qui est premier et fondateur, c’est l’initiative de Dieu, que nous exprimerons théologiquement en termes de don. Dans une perspective biblique, la morale s’enracine dans le don préalable de la vie, de l’intelligence et d’une volonté libre (création), et, qui plus est, dans l’offre purement gratuite d’une relation privilégiée, intime, de l’homme avec Dieu (alliance). Elle n’est donc pas d’abord réponse de l’homme, mais dévoilement du projet de Dieu et don de Dieu. En d’autres termes, pour la Bible, la morale est consécutive à l’expérience de Dieu, plus précisément l’expérience que Dieu fait faire à l’être humain par don purement gratuit. 2- De ce fait, la Loi elle-même, partie intégrante du processus d’alliance, est don de Dieu. Elle n’est pas d’abord une notion juridique, axée sur les comportements et attitudes, mais un concept théologique, que la Bible elle-même rend au mieux par le terme « chemin » (derek en hébreu, hodos en grec): un chemin proposé.

Dans le contexte actuel, un tel angle d’abordage s’impose tout particulièrement. L’enseignement moral, certes, fait partie de la mission essentielle de l’Église, mais en second par rapport à la mise en valeur du don de Dieu et de l’expérience spirituelle, ce que les hommes de notre temps ont parfois de la peine à saisir et à exprimer adéquatement.

Le terme « morale révélée » n’est peut-être pas classique ni courant. Il s’inscrit pourtant dans l’horizon tracé par le Concile Vatican II dans sa Constitution dogmatique sur la divine Révélation. Le Dieu de la Bible ne dévoile pas d’abord un code, mais «lui-même» dans son mystère et «le mystère de sa volonté». «Cette économie de la révélation se fait par des actions et des paroles si étroitement liées entre elles, que les oeuvres accomplies par Dieu dans l’histoire du salut rendent évidentes et corroborent la doctrine et l’ensemble des choses signifiées par les paroles, et que les paroles proclament les oeuvres et font découvrir le mystère qui s’y trouve contenu » (Dei Verbum, I, 2). De la sorte, tous les actes par lesquels Dieu se révèle ont une dimension morale, du fait qu’ils appellent les humains à conformer leur pensée et leur agir au modèle divin : « Soyez saints, car moi, le Seigneur votre Dieu, je suis saint » (Lv 19,2) ; « Vous donc, soyez parfaits, comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5,48).

0.3.2 L’unité des deux Testaments

5. Toute la Révélation ― autrement dit, le projet de Dieu de se faire connaître et d’ouvrir à tous le chemin du salut ― converge vers le Christ. Au cœur de la Première Alliance, le « chemin » désigne tout à la fois une route d’exode (l’événement libérateur primordial) et un contenu didactique, la Torah. Au cœur de la Nouvelle Alliance, Jésus dit de lui-même : « Moi, je suis le Chemin, la Vérité, la Vie » (Jn 14,6). Il condense donc, en sa personne et sa mission, toute la dynamique libératrice de Dieu et même, en un sens, toute la morale, théologiquement conçue comme don de Dieu, c’est-à-dire chemin pour accéder à la vie éternelle, à l’intimité totale avec lui. On perçoit dès lors l’unité profonde des deux Testaments. Hughes de Saint-Victor exprimait cette intuition dans une formule saisissante : « Toute l’Écriture divine est un seul livre, et ce livre unique, c’est le Christ » (De arca Noe, II, 8).

On veillera donc à ne pas opposer Ancien et Nouveau Testament, en matière de morale comme en toute autre matière. En ce sens, le précédent document de la Commission Biblique pourra fournir des balises utiles, quand il envisage les rapports entre les deux Testaments en termes de continuité, discontinuité et progression (Le peuple juif et ses Saintes Écritures dans la Bible chrétienne, n. 40-42).

0.4 Les destinataires du document

6. Nous sommes conscients que nos propos apparaîtront plus facilement acceptables à des croyants ; c’est à eux, d’ailleurs, qu’ils s’adressent en premier lieu. Toutefois, nous souhaitons, si possible, susciter un dialogue plus large entre hommes et femmes de bonne volonté, de diverses cultures et religions, qui cherchent, par delà les vicissitudes du quotidien, un chemin authentique de bonheur et de sens.

PREMIÈRE PARTIE

UNE MORALE RÉVÉLÉE : DON DIVIN ET RÉPONSE HUMAINE

7. Le rapport entre don divin et réponse humaine, entre action première de Dieu et devoir de l’homme, est déterminant pour la Bible et pour la morale qui s’y trouve révélée. En commençant par la création, nous essaierons de décrire les dons de Dieu, selon les diverses étapes de son agir en faveur de l’humanité et du peuple élu, après quoi, dans chaque cas, nous ferons ressortir les devoirs que Dieu a mis en rapport avec ses dons.

Outre ce rapport que nous venons de mentionner, deux autres facteurs sont fondamentaux pour bien définir la morale biblique. Celle-ci ne se distingue pas par un moralisme rigide; bien au contraire, le pardon offert aux personnes qui ont trébuché fait partie du don de Dieu. De plus, comme le Nouveau Testament le fait voir avec clarté, l’agir terrestre se déroule dans l’horizon de la vie éternelle: celle-ci devient pour l’agir une source d’inspiration privilégiée et constitue l’accomplissement ultime des dons de Dieu.

1. Le don de la création et ses implications morales

 

1.1. Le don de la création

8. La Bible nous présente Dieu comme le Créateur de tout ce qui existe, spécialement dans les premiers chapitres de la Genèse et dans un certain nombre de Psaumes.

1.1.1. Au début de la Genèse

Le grand cycle narratif qui se déploie dans le Pentateuque est introduit par les deux récits des origines (Gn 1–2).

Selon la perspective canonique, l’acte divin de la création vient en tête du récit biblique. Cette création initiale englobe toutes choses, « le ciel et la terre » (Gn 1,1). On affirme dès lors que tout est dû à une décision de Dieu, tout est un don libre de la part de Dieu Créateur. Pour Israël, toutefois, reconnaître Dieu comme Créateur de toutes choses n’est pas le point de départ de la connaissance de Dieu, mais un fruit de son expérience avec Dieu et du développement de sa foi à travers l’histoire.

Le don fait à l’homme par le Créateur a pour caractéristique spécifique le fait que Dieu l’a créé à son image : « Faisons l’homme à notre image, à notre ressemblance » (Gn 1,26). Selon l’ordre du récit (Gn 1,1-31), l’être humain apparaît comme le but de la création de Dieu. Gn 1,26-28 le décrit comme le lieutenant de Dieu, de telle manière qu’il se réfère à son Créateur et que celui-ci — invisible et sans image — s’en remette à sa créature, l’être humain. On est ici en présence d’un programme d’anthropologie théologique au sens strict du terme, puisque seul peut parler de Dieu celui qui parle de l’être humain et, à l’inverse, seul peut parler de l’être humain celui qui parle de Dieu.

Pour peu qu’on veuille spécifier davantage, l’être humain est « image » de Dieu en raison d’au moins six caractéristiques :

1. la rationalité, c’est-à-dire la faculté et l’obligation de connaître et de comprendre l’univers créé ;

2. la liberté, qui implique la capacité et le devoir de décider, ainsi que la responsabilité découlant de la prise de décision (Gn 2);

3. un rôle de leader, qui n’est pas du tout absolu, toutefois, mais qui s’exerce sous la gouverne de Dieu ;

4. la capacité d’agir en conformité avec celui dont la personne humaine est l’image, c’est-à-dire d’imiter Dieu ;

5. la dignité d’être une personne, un être “relationnel”, capable de rapports personnels avec Dieu et les autres êtres humains (Gn 2) ;

6. la sainteté de la vie humaine.

1.1.2. Dans certains Psaumes

9. La partie de la Bible où on parle le plus de Dieu Créateur est une série de Psaumes: par exemple, 8 ; 19 ; 139 ; 145 ; 148. Les Psaumes font preuve d’une compréhension sotériologique de la création: en effet, on y voit un lien entre l’activité de Dieu dans la création et son activité dans l’histoire du salut. Ils décrivent la création non pas dans un langage scientifique mais symbolique; ils ne présentent même pas des réflexions préscientifiques sur le monde, mais ils expriment la louange d’Israël envers son Créateur.

On y trouve affirmées la transcendance et la préexistence du Créateur, qui existe avant tout le créé : « Avant que naissent les montagnes, que la terre et le monde soient engendrés, depuis toujours et pour toujours toi, tu es Dieu » (Ps 90, 2). D’autre part, le monde est caractérisé par le temps et l’histoire, le commencement et le provisoire. Dieu n’appartient pas au monde, il ne fait pas partie du monde. Au contraire, le monde existe seulement parce que Dieu l’a créé, et il continue d’exister seulement parce que Dieu le conserve à tout moment dans l’existence. Celui qui a créé fournit le nécessaire à toute créature : « Les yeux de tous sont tournés vers toi, attendant que tu leur fournisses la nourriture au temps voulu. Tu ouvres ta main et tu assouvis la faim de tout être vivant » (145,15-16).

L’univers n’est pas un ensemble fermé sur lui-même, se soutenant par lui-même. Bien au contraire, les humains, avec toutes les créatures, dépendent de manière continuelle et radicale de leur Créateur. C’est Dieu qui, dans une “création continue”, leur donne la vitalité et les maintient dans l’existence. Tandis que Gn 1 parle de Dieu et de son œuvre créatrice, le Ps 104 parle à Dieu Créateur dans une prière basée sur l’expérience de la bonté merveilleuse de la création, non sans constater la dépendance totale de tout le créé : « Si tu caches ta face, ils sont bouleversés ; tu retires leur souffle, ils expirent et retournent à leur poussière. Tu envoies ton souffle, ils sont créés, et tu renouvelles la face de la terre » (104,29-30).

Du même Dieu qui a créé et qui maintient toutes choses, Israël attend le secours : « Notre secours est dans le nom du Seigneur qui a fait le ciel et la terre » (124,8 ; cf. 121,2). La puissance de ce Dieu ne se limite pourtant pas à Israël; elle s’exerce sur tout l’univers, sur tous les peuples : « Que toute la terre craigne le Seigneur, que tremblent devant lui les habitants du monde » (33,8). L’invitation à la louange du Créateur s’étend même à tout le créé : ciel et terre, soleil et lune, monstres marins et bêtes sauvages, rois et peuples, jeunes et vieux (148). Le domaine de Dieu comprend tout ce qui existe.

Le Créateur a assigné à l’être humain une place spéciale. Malgré la fragilité et la caducité de celui-ci, le psalmiste affirme, étonné : « À peine l’as-tu fait moindre qu’un dieu ; tu l’as couronné de gloire et d’honneur, tu lui as donné pouvoir sur les œuvres de tes mains, tu as tout mis sous ses pieds » (8,6-7). « Gloire » et « honneur » sont des attributs du roi ; ainsi, dans la création de Dieu, une position royale est attribuée à l’être humain. Ce statut rend l’être humain proche de Dieu, puisque déjà la « gloire » et l’« honneur » caractérisent celui-ci (cf. 29,1 ; 104,1), et place l’être humain au-dessus des autres créatures. De là l’appel à gouverner, dans l’univers créé, mais de manière responsable, sage et bienveillante, autant de traits qui caractérisent le règne du Créateur lui-même.

1.1.3. Éléments fondamentaux de l’existence humaine

10. Être créature de Dieu, avoir tout reçu de Dieu, être essentiellement et intimement un don de Dieu, voilà l’élément fondamental de l’existence humaine et donc aussi de l’agir humain. Cette relation à Dieu ne s’ajoute pas à l’existence humaine comme un élément secondaire ou transitoire, mais elle en constitue le fondement permanent et irremplaçable. Selon cette conception biblique, aucun être créé ne provient de lui-même, dans une sorte d’auto-création, ou n’est dû hasard, mais il est fondamentalement déterminé par la volonté et la puissance créatrice de Dieu. Ce Dieu est transcendant, et non pas une partie de l’univers. Mais l’univers et l’être humain dans l’univers n’existent pas sans Dieu, ils dépendent radicalement de Dieu. L’être humain ne peut acquérir une compréhension vraie et réelle de l’univers et de lui-même sans Dieu, sans reconnaître cette dépendance totale par rapport à Dieu. Ce don initial et fondamental demeure, en ce sens qu’il n’est pas supprimé mais plutôt perfectionné par les interventions et les dons subséquents de Dieu.

Ce don étant déterminé par la volonté créatrice de Dieu, l’être humain ne peut donc pas le traiter ou l’utiliser de manière arbitraire, mais il doit découvrir et respecter les caractéristiques et les structures dont le Créateur a doté sa créature.

1.2. L’homme créé à l’image de Dieu et sa responsabilité morale

11. Dès que l’on a compris que tout l’univers est créé par Dieu et qu’il est un don, intimement et continuellement dépendant de Dieu, il faut s’engager sérieusement à découvrir les modes d’agir inscrits par Dieu dans l’être humain et dans toute la création.

1.2.1. Selon les récits de la création

Chacune des caractéristiques qui rendent l’être humain « image » de Dieu comporte en elle-même d’importantes implications morales.

1. La connaissance et le discernement font partie du don de Dieu. L’être humain est capable et, en tant que créature, obligé de scruter le projet de Dieu et de chercher à discerner la volonté de Dieu pour pouvoir agir correctement.

2. À cause de la liberté qui lui est donnée, l’être humain est appelé au discernement moral, au choix, à la décision. En Gn 3,22, après le péché d’Adam et sa sanction, Dieu dit : « Voici que l’homme est devenu comme l’un de nous, pour la connaissance du bon et du mauvais ». Le texte est difficile à expliquer. D’une part, tout indique que l’affirmation a une signification ironique, du fait que l’homme, malgré l’interdit, a cherché à mettre la main sur le fruit sans attendre que Dieu le lui donne au temps opportun. D’autre part, la signification de l’arbre de la connaissance totale — ainsi faut-il comprendre l’expression biblique « bon et mauvais » — ne se limite pas à une perspective morale, mais l’arbre symbolise aussi la connaissance des sorts bons et mauvais, autrement dit, de l’avenir et du destin: cela implique la maîtrise du temps, compétence exclusive de Dieu. Quant à la liberté morale donnée à l’être humain, elle ne se réduit pas à une simple autorégulation et autodétermination, le point de référence n’étant ni le “je” ni le “tu”, mais Dieu lui-même.

3. Le rôle de leader confié à l’être humain implique responsabilité, engagement dans la gestion et l’administration. De plus, la tâche lui est dévolue d’organiser avec créativité le monde façonné par Dieu. Il doit accepter cette responsabilité, aussi parce que la création n’a pas à être conservée dans un état déterminé ; au contraire, elle est en processus de développement, et l’être humain, du fait qu’il conjugue en lui-même nature et culture, se trouve lié à toute la création.

4. Cette responsabilité doit s’exercer d’une manière sage et bienveillante, en imitant la seigneurie de Dieu lui-même sur la création. Les humains peuvent conquérir la nature et explorer toute l’étendue de l’espace. On peut considérer les progrès extraordinaires de la science et de la technologie à notre époque comme des réalisations de la tâche confiée par le Créateur aux humains, qui doivent néanmoins respecter les limites fixées par le Créateur. Autrement la terre devient lieu d’une exploitation abusive qui peut détruire l’équilibre délicat et l’harmonie de la nature. Ce serait certainement naïf de penser qu’on peut trouver dans le Psaume 8 une solution à la crise écologique actuelle; celui-ci, pourtant, compris dans le contexte de toute la théologie de la création en Israël, remet en question certaines pratiques d’aujourd’hui et exige un sens renouvelé des responsabilités envers la terre. Dieu, l’humanité et l’univers créé sont des réalités reliées entre elles; de là découle la connexion intime de la théologie, de l’anthropologie et de l’écologie. Sans la reconnaissance du droit de Dieu vis-à-vis de nous et vis-à-vis de l’univers, le leadership dégénère facilement en domination effrénée et en exploitation sordide qui mènent au désastre écologique.

5. La dignité que les personnes humaines possèdent en tant qu’êtres relationnels les invite et les oblige à rechercher et à vivre un rapport juste avec Dieu, à qui elles doivent tout; pour ce rapport avec Dieu, la gratitude est fondamentale (cf. ci-après, n. 12). De plus, entre les personnes humaines elles-mêmes, cela entraîne une dynamique relationnelle de responsabilité commune, de respect de l’autre et de constante recherche d’équilibre, non seulement entre les sexes, mais également entre la personne et la communauté (entre les valeurs individuelles et sociales).

6. La sainteté de la vie humaine exige qu’on la respecte, qu’on la protège à tous égards et qu’on évite de répandre le sang de l’être humain, « parce qu’à l’image de Dieu celui-ci a fait l’homme » (Gn 9,6).

1.2.2. Selon les Psaumes

12. Le fait de reconnaître Dieu comme Créateur mène à la louange et à l’adoration de Dieu, parce que la création témoigne de la sagesse, de la puissance et de la fidélité divines. En louant Dieu, avec le psalmiste, pour la splendeur, l’ordre et la beauté de la création, nous sommes incités à un profond respect à l’égard de l’univers dont les humains font partie. La personne humaine constitue le sommet de la création, parce que seuls les humains sont capables d’entretenir un rapport personnel avec Dieu et d’articuler la louange de Dieu à titre de représentants des autres créatures. Par la médiation humaine et à travers le culte de la communauté, toute la création exprime la louange de Dieu créateur (cf. Ps 148). Les psaumes de la création conduisent aussi à une évaluation saine et positive du monde actuel, parce que la vie en ce monde est fondamentalement bonne. Dans le passé, il a pu arriver que la tradition chrétienne se montre tellement soucieuse du salut éternel qu’elle n’a pas été suffisamment attentive à la mise en œuvre du monde naturel. La dimension cosmique de la foi en la création, comme on la trouve articulée dans les Psaumes, exige qu’on accorde toute l’attention voulue à la nature et à l’histoire, au monde humain et infrahumain, en impliquant conjointement tant la cosmologie que l’anthropologie et la théologie.

Le psautier s’intéresse aussi aux thèmes inévitables de l’existence humaine dans un monde de mystère, d’incertitude et de menace (cf. psaumes de lamentation). Les psalmistes gardent confiance en un Créateur bienveillant qui continuellement prend soin de ses créatures. Cela suscite un hymne de louange et d’action de grâce incessant : « Louez le Seigneur car il est bon, car éternel est son amour » (Ps 136,1)

1.2.3. Conclusion : sur les traces de Jésus

13. Le Nouveau Testament assume pleinement la théologie de la création de l’Ancien Testament, en lui conférant en plus une dimension christologique déterminante (par exemple, Jn 1,1-18 ; Col 1,15-20). Cela implique évidemment des conséquences morales. Jésus rend caduques les prescriptions antiques sur le pur et l’impur (Mc 7,18-19), acceptant par le fait même, dans le sillage de la Genèse, que toutes les choses créées sont bonnes. Paul va exactement dans le même sens (Rm 14,14 ; 1 Tm 4,4-5). Quant à l’expression clé « image de Dieu », le corpus paulinien la reprend pour l’appliquer non seulement au Christ, « premier-né de toute créature » (Col 1,15), mais à tout être humain (1 Co 11,7 ; Col 3,10). On ne s’étonnera pas de retrouver dans les lettres les caractéristiques anthropologiques suggérées par l’expression, en lien avec l’aspect moral : rationalité (« loi écrite dans les cœurs », « loi de la raison » : Rm 2,15 ; 7,23), liberté (1 Co 3,17 ; Ga 5,1.13), sainteté (Rm 6,22 ; Ep 4,24), etc. Plus loin (cf. n. 97 et 99), nous aurons l’occasion de traiter de la dimension relationnelle, spécialement en regard de l’institution matrimoniale (cf. Gn 1,27 : « homme et femme il les créa »).

2. Le don de l’alliance dans l’Ancien Testament et les normes pour l’agir humain

14. La création et ses implications morales constituent le don initial et demeurent le don fondamental de Dieu, mais ce n’est pas le seul et unique don. Outre la création, Dieu a manifesté son infinie bonté et s’est adressé tout spécialement à ses créatures humaines dans l’élection du peuple d’Israël et dans l’alliance qu’il a conclue avec ce peuple, révélant du même coup le juste chemin pour l’agir humain.

Pour rendre compte de toute la richesse du thème biblique de l’alliance, il convient de l’envisager dans une double perspective: la prise de conscience progressive de cette réalité dans l’histoire d’Israël, et la présentation narrative adoptée dans la rédaction finale de la Bible canonique.

2.1. La prise de conscience progressive de l’alliance (approche historique)

2.1.1. Une première expérience fondamentale et fondatrice : un chemin collectif vers la liberté

15. On convient généralement de dater du temps de Moïse la naissance d’Israël en tant que peuple constitué. Plus précisément, dans une perspective de théologie biblique, on identifie à la sortie d’Égypte l’événement historique fondamental et fondateur.

C’est après coup seulement, et à partir de l’événement fondateur, qu’on a récupéré et réinterprété les traditions orales relatives aux ancêtres de l’époque patriarcale, et qu’on a reconstitué les origines de l’humanité dans des récits à dominante théologique et symbolique. Grosso modo, donc, on peut considérer les événements racontés dans la Genèse comme appartenant à la “pré-histoire” d’Israël en tant que peuple constitué.

2.1.2.Une première intuition d’interprétation théologique

16. Si la sortie d’Égypte a permis l’émergence d’Israël en tant que peuple constitué, c’est à la faveur d’une interprétation théologique de l’événement, que l’on suppose présente au moins en germe dès les origines. Cette interprétation théologique sommaire se ramène à ceci: la prise de conscience de la présence et de l’intervention d’un Dieu protecteur du groupe en exode sous la direction de Moïse, présence et intervention perceptibles de manière frappante lors de l’événement primordial et fondateur, le passage de la mer, vécu comme un prodige.

En témoigne le nom symbolique que ce Dieu protecteur se donne et révèle (Ex 3,14). La Bible hébraïque utilisera fréquemment ce nom sous la forme YHWH ou la forme abrégée YH. Les deux sont difficiles à traduire mais impliquent, du point de vue philologique, une présence dynamique et active de Dieu au milieu de son peuple. Les juifs ne prononcent pas ce nom, et les traducteurs du texte hébreu en grec l’ont rendu par le mot Kyrios, « Seigneur ». Conformément à la tradition chrétienne, nous suivons cet usage et, pour identifier les occurrences du mot YHWH dans le texte hébreu, nous écrirons le Seigneur en petites capitales.

L’intuition théologique initiale peut s’exprimer en quatre traits principaux: le Dieu d’Israël accompagne, libère, donne et rassemble.

1. Il accompagne : il trace le chemin dans le désert, en vertu d’une présence symbolisée, selon les traditions, par l’ange guide ou par le nuage évocateur d’un mystère impénétrable (Ex 14,19-20 et passim).

2. Il libère du joug de l’oppression et de la mort.

3. Il donne, doublement: d’une part, il se donne lui-même, comme Dieu du peuple naissant; de l’autre, il donne à ce peuple le « chemin » (derek), c’est-à-dire le moyen d’entrer et de demeurer en relation avec Dieu, c’est-à-dire de se donner à Dieu en retour.

4. Il rassemble le peuple naissant autour d’un projet commun, un projet de “vivre-ensemble” (de former un qahal, auquel peut correspondre en grec le mot ekklêsia).

2.1.3 Un concept théologique original pour exprimer l’intuition initiale : l’alliance

17. Comment, dans sa littérature sacrée, Israël a-t-il exprimé cette relation unique entre lui-même et le Dieu qui, depuis l’origine, l’accompagne, le libère, se donne à lui et le rassemble ?

a) Des alliances humaines à l’alliance théologique

À un moment donné, difficile à déterminer avec exactitude, un cadre interprétatif majeur (englobant) s’est imposé aux théologiens d’Israël: la notion d’alliance.

Le thème est devenu si important qu’il a marqué dès l’abord, au moins rétrospectivement, la conception des relations entre Dieu et son peuple privilégié. En effet, dans le récit biblique, l’événement historique fondamental et fondateur débouche presque immédiatement sur une conclusion d’alliance [« à la troisième nouvelle lune après la sortie d’Égypte » (Exode 19,1), respectivement symbole numérique d’un temps divin et symbole astral d’un commencement]. Qui plus est, l’événement fondamental et fondateur, dans sa portée transhistorique, englobe cette conclusion d’alliance au Sinaï, au point que, sous l’angle d’une théologie biblique diachronique, on décrira l’événement primordial en termes d’ “exode-et-alliance”.

Bien plus, ce concept interprétatif appliqué aux événements entourant la sortie d’Égypte s’étend rétrospectivement au passé, par mode d’étiologie. En effet, on le retrouve dans la Genèse.L’idée d’alliance en vient, en seconde analyse, à rendre compte même de la relation entre le Seigneur Dieu et Abraham l’ancêtre (Gn 15 ; 17), voire, dans un passé encore plus lointain et plus mystérieux, entre le SeigneurDieu et les vivants qui survivent au déluge au “temps” de Noé le patriarche (Gn 9,8-17).

Dans l’ancien Proche et Moyen-Orient, les alliances entre partenaires humains étaient courantes : traités, conventions, contrats, mariages, voire pactes d’amitié. Et les dieux protecteurs servaient de témoins et de garants dans le processus de conclusion de ces alliances humaines. La Bible aussi fait état d’alliances de ce genre.

Cependant, jusqu’à preuve du contraire — aucun document archéologique découvert jusqu’à maintenant n’infirme cette constatation —, la transposition théologique de l’idée d’alliance est une originalité biblique : là seulement on trouve le concept d’une alliance proprement dite entre un partenaire divin et un ou des partenaires humains.

b) L’alliance entre partenaires inégaux

18. Aux origines, il est certain qu’Israël n’aurait même pas pu songer à exprimer sa relation privilégiée avec Dieu, le Tout-Autre, le Transcendant, le Tout-Puissant, selon un schème égalitaire, horizontal :

Dieu ↔ Israël

Au moment où s’est introduite l’idée d’alliance théologique, spontanément, on ne pouvait guère concevoir un autre point de référence concret que les alliances entre partenaires inégaux, bien connues dans la pratique diplomatique et juridique de l’ancien Proche-Orient extrabiblique: les fameux traités de vassalité.

Il est difficile d’exclure complètement l’influence de l’idéologie politique de la vassalité comme référent concret dans l’intelligence de l’alliance théologique. L’intuition d’un partenaire divin qui prend et conserve toute l’initiative d’un bout à l’autre du processus d’alliance sous-tend à peu près tous les textes majeurs d’alliance dans l’Ancien Testament :

Dieu

Israël

Dans ce type de relation entre partenaires, le suzerain s’engage envers le vassal et engage le vassal envers lui. Autrement dit, il s’oblige envers le vassal autant qu’il oblige le vassal à son endroit. Dans le processus de détermination des stipulations de l’alliance, il est seul à s’exprimer ; le vassal, à ce stade-là, reste muet.

Ce double mouvement, transposé théologiquement, s’exprime par deux thèmes clés : la Grâce (le Seigneur s’engage lui-même) et la Loi (le Seigneur engage le peuple dont il fait sa « propriété » : Ex 19,5-6). Dans ce cadre théologique, la Grâce peut se définir comme le don (inconditionnel, dans certains textes) que Dieu fait de lui-même. Et la Loi, comme le don que Dieu fait à l’homme collectif, d’un moyen, d’une voie, d’un « chemin » (derek) éthico-cultuel qui permet à l’homme d’entrer et de demeurer en situation d’alliance.

À un stade ultérieur, cette dynamique d’alliance semble s’être concentrée dans une expression stéréotypée, qu’on appelle couramment la “formule d’alliance” (Bundesformel)— « je serai ton Dieu et tu seras mon peuple » ou l’équivalent — : celle-ci s’est répandue un peu partout dans l’un et l’autre Testament, spécialement dans le cadre de la «nouvelle alliance » annoncée par Jérémie (Jr 31,31-34). Signe assez évident qu’il s’agit là d’un thème clé, d’une vague de fond.

Un schème semblable s’applique à David et à sa descendance : « Je serai pour lui un père et il sera pour moi un fils » (2 S 7,14)

c) La place de la liberté humaine

19. Dans ce cadre théologique, la liberté morale de l’être humain n’intervient pas comme un oui nécessaire et constitutif de l’alliance: il s’agirait alors d’une alliance paritaire, autrement dit, entre partenaires égaux. La liberté intervient plutôt par après, comme une suite, une conséquence, une fois bouclé tout le processus d’alliance. Tous les textes bibliques pertinents distinguent, d’une part, le contenu de l’alliance, et de l’autre, le rite ou cérémonial qui suit le don de l’alliance. L’engagement du peuple, sous serment, fait partie non pas des stipulations ou clauses, mais seulement des éléments de garantie juridique, dans un cadre de célébration cultuelle.

Là naît la moralerévélée, la “morale-en-situation-d’alliance”: un don de Dieu, purement gratuit, qui, une fois offert, interpelle la liberté de l’être humain pour un oui entier, une acceptation intégrale, la moindre dérogation sérieuse équivalant à un refus. Cette morale révélée, exprimée dans un cadre d’alliance théologique, représente une nouveauté absolue par rapport aux codes éthiques et cultuels qui régissaient la vie des peuples des alentours. Elle est, essentiellement, responsoriale,consécutive à la Grâce, à l’auto-engagement de Dieu.

2.1.4 Conséquences pour la morale

20. Il est clair que la morale est beaucoup plus qu’un code de comportements et d’attitudes. Elle se présente comme un « chemin » [derek] révélé, donné en cadeau : leitmotiv bien développé dans le Deutéronome, chez les prophètes, dans la littérature sapientiale et les psaumes d’instruction.

Deux éléments de synthèse surtout sont à retenir.

1. Au sens biblique, ce « chemin » doit être conçu d’abord et avant tout d’une manière globale, selon son sens théologique profond: il désigne la Loi, comme don de Dieu, comme fruit de l’initiative exclusive d’un Dieu suzerain qui s’engage lui-même dans une alliance et engage son partenaire humain. Cette Loi se distingue des lois plurielles par lesquelles elle s’exprime et se concrétise par écrit, sur la pierre, sur parchemin ou papyrus, ou autrement.

2. Ce « chemin » moral n’arrive pas sans préparation. Dans la Bible, il s’inscrit dans un chemin historique de salut, de libération, qui revêt un caractère primordial, fondateur. Force nous est de déduire, de cette constatation, une conséquence extrêmement importante: la morale révélée ne vient pas en premier, elle découle d’une expérience de Dieu, d’une « connaissance » au sens biblique, révélée à travers l’événement primordial. La morale révélée continue, pour ainsi dire, le processus de libération amorcé dans l’archétype de l’exode: elle en assure, elle en garantit la stabilité. Bref, née d’une expérience d’accès à la liberté, la “morale-en-situation-d’alliance” vise à préserver et à développer cette liberté, tant extérieure qu’intérieure, au fil du quotidien. L’option morale du croyant présuppose une expérience personnelle de Dieu, même innommée et plus ou moins consciente.

2.2. Les diverses expressions de l’alliance (approche canonique)

21. Abordons maintenant le thème de l’alliance, tel qu’il se présente dans l’ordre canonique de la Bible.

2.2.1. L’alliance avec Noé et avec « toute chair »

 

a. Punition et alliance

Les premières occurrences du mot « alliance » dans l’Ancien Testament se trouvent dans le récit du déluge (Gn 6,18; 9,8-17). Dans cette tradition théologique, on souligne fortement la gratuité de l’initiative divine et sa portée inconditionnelle.

La punition, cosmique, correspond à la situation, d’une ampleur proportionnelle : « La terre se pervertit devant Dieu et se remplit de violence. Dieu vit la terre et voici qu’elle était pervertie, car toute chair avait perverti sa conduite sur la terre. Et Dieu dit à Noé : “Pour moi, la fin de toute chair est arrivée” » (6,11-13).

Mais tout de suite intervient le projet d’alliance. En ce qui a trait aux partenaires, l’alliance est établie en cercles concentriques, c’est-à-dire en même temps avec Noé lui-même (6,18), avec sa famille et sa future descendance (9,9), avec « toute chair » — autrement dit, « toute respiration vivante » — (9,10-17), et même avec « la terre » (9,13). On peut donc parler d’une alliance cosmique, proportionnelle à l’état de perversité et à la punition.

De cette alliance, Dieu donne un « signe », un signe cosmique, évidemment : « J’ai mis mon arc dans la nuée… » (9,13-16) On a l’impression, à première vue, que l’image se réfère simplement à l’arc-en-ciel en tant que phénomène météorologique qui se produit après une pluie. Mais, selon toute probabilité, la connotation militaire n’est pas à exclure, compte tenu du fait que Dieu dit « mon arc » et que le mot « arc » (sauf dans Ez 1,28) désigne toujours l’arme de guerre et non pas l’arc-en-ciel. Ici, du point de vue symbolique, deux détails méritent considération. D’abord, la forme même de l’arc, tendu vers le ciel et non plus vers la terre, suggère l’idée de paix, fruit d’une initiative purement gratuite de Dieu : dans une telle position, aucune flèche ne peut plus se diriger vers la terre. Par ailleurs, du fait qu’il touche le ciel et s’appuie sur la terre comme une espèce de pont vertical, l’arc symbolise le contact rétabli entre Dieu et l’humanité re-née, sauvée.

b. Conséquences pour la morale

22. Pour le lecteur d’aujourd’hui, trois aspects sautent aux yeux.

1. Du point de vue de l’écologie. La corruption et la violence humaines ont de graves répercussions sur l’habitat, l’environnement (6,13). Elles risquent de ramener au chaos l’œuvre créatrice de Dieu (cf. Os 4,2-3).

2. Du point de vue de l’anthropologie. Même au sein d’un monde corrompu, l’être humain conserve intacte sa dignité d’« image de Dieu » (Gn 9,6; cf. 1,26-27). On se doit d’endiguer le mal pour que l’être humain, expérimentant le salut de Dieu, remplisse sa mission de fécondité (9,1.7).

3. Du point de vue de l’administration des ressources. À l’être humain est attribué un certain pouvoir sur la vie des animaux (comparer 9,3 et 1,29). Toutefois, il doit respecter toute vie comme quelque chose de mystérieux (9,4). L’extension de l’alliance à tous les vivants et à la terre entière met en relief le statut de l’être humain comme compagnon de tous les êtres de la création. On remarquera à ce propos que l’exhortation adressée à Noé, nouvel Adam, comporte une modification. Au lieu de : « Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la, dominez… » (1,28), on trouve seulement : « Soyez féconds et multipliez-vous, soyez nombreux sur la terre et multipliez-vous sur elle » (9,7). Tout au plus, les animaux sont donnés à l’être humain pour lui servir de nourriture (9,3). L’expérience concrète du mal, de la « violence », semble avoir jeté une ombre sur la mission idéale confiée à l’homme dans l’acte initial de la création : le rôle d’administration et de régence par rapport à l’environnement se trouve quelque peu relativisé. Mais la référence explicite de Gn 9, 1-2 à Gn 1, 26-27 montre bien que l’horizon moral de Gn 1, loin d’être supprimé, demeure le point de référence principal pour les lecteurs du livre de la Genèse.

2.2.2. L’alliance avec Abraham

 

a. Les récits relatifs à Abraham-Isaac et à Jacob

23. Le “cycle d’Abraham-Isaac” (Gn 12, 1–25, 18 ; 26, 1-33) est, du point de vue littéraire, étroitement lié au “cycle de Jacob” (25, 19-34 ; 26, 34–37, 1). Les récits à propos d’Abraham-Isaac et ceux à propos de Jacob se ressemblent jusque dans les détails. Abraham et Jacob parcourent les mêmes itinéraires, traversant le pays du nord au sud et suivant la même crête de montagnes.

Ces indications topographiques servent de cadre à l’ensemble littéraire de Gn 12–36 (cf. 12,6-9 et 33,18–35,27). Les données littéraires nous invitent à lire les narrations sur Abraham dans le contexte plus vaste de la séquence qui concerne Abraham-Isaac et Jacob.

b. Alliance, bénédiction et loi

Le don de l’alliance fait par le Seigneur comporte trois corollaires: une promesse, une responsabilité et une loi.

1. La promesse est double : une terre (Gn 15, 18 ; 17, 8 ; 28, 15) et une descendance (cf. 17, 15-19 ; 26, 24 ; 28, 14). Elle s’adresse d’abord à Abraham, puis à Isaac et finalement à Jacob. Thème qui par après s’est spiritualisé (cf. Commission Biblique Pontificale, Le peuple juif et ses Saintes Écritures dans la Bible chrétienne, n. 56-57).

2. La responsabilité confiée à Abraham concerne non seulement son propre clan mais, plus largement, toutes les nations. Pour exprimer cette responsabilité, la Bible recourt au vocabulaire de la bénédiction : Abraham est appelé à devenir une nation grande et puissante, et en lui seront bénis (brk) tous les peuples de la terre (18,18). L’intercession en faveur de Sodome, qui suit immédiatement dans le récit, illustre ce rôle de médiation qui incombe à Abraham. Ainsi, l’alliance n’a pas pour seule conséquence de recevoir en héritage le don de Dieu (une descendance, un pays), mais elle confère en même temps une mission.

3. L’engagement d’Abraham dans l’alliance passe à travers l’obéissance à la loi : « Je l’ai choisi pour qu’il prescrive à ses fils et à sa famille après lui d’observer le chemin du Seigneur et d’agir selon la justice et le droit » (18,19).

c. Conséquences pour la morale

1. Le lien théologique que le cycle d’Abraham établit entre alliance et responsabilité universelle permet de préciser la vocation particulière du peuple de Dieu: mis à part en vertu d’une alliance spécifique, celui-ci reçoit de ce fait une responsabilité toute spéciale vis-à-vis des nations, pour lesquelles il devient médiateur de la bénédiction divine. Une telle piste théologique semble féconde pour articuler la dimension particulière et la validité universelle de la morale biblique.

2. Le cycle d’Abraham et celui de Jacob insistent sur la dimension historique de la vie morale. Abraham et Jacob suivent tous deux un itinéraire de conversion que le récit cherche à décrire avec précision. L’alliance que Dieu propose se heurte aux résistances humaines. Le récit biblique tient compte ici de la dimension temporelle dans la manière qu’il propose d’aborder la fidélité à l’alliance et l’obéissance à Dieu.

2.2.3. L’alliance avec Moïse et avec le peuple d’Israël

24. Dans notre exposé sur la prise de conscience progressive de l’alliance, nous en avons fait ressortir certains traits essentiels. C’est au Sinaï que l’expérience de l’alliance trouve son fondement. Elle se présente dans un événement historique fondateur. Elle est complètement don de Dieu, fruit de sa totale initiative, et elle engage tout autant Dieu (la Grâce) que les humains (la Loi). Elle confère à Israël nouveau-né le statut de peuple de plein droit. Une fois conclue, elle requiert une réponse libre de l’être humain, à comprendre d’abord comme l’acceptation d’un « chemin de vie » (la Loi, au sens théologique) et après seulement comme la mise en œuvre d’observances précises (les lois). Nous voulons présenter ici une telle réponse, non plus dans sa globalité théologique et immuable (la Loi), mais dans son expression plurielle et détaillée et, le cas échéant, adaptable aux circonstances (les lois).

La conclusion de l’alliance au Sinaï comporte une série de normes. Parmi elles, force nous est de reconnaître un statut spécial au Décalogue. Nous examinerons d’abord celui-ci, pour ensuite nous pencher sur les codes législatifs et l’enseignement moral des prophètes.

2.2.3.1. Le Décalogue

25. Tout peuple nouveau-né doit se donner, en priorité, une constitution. Celle d’Israël reflète la vie fruste des clans semi-nomades qui le formaient à l’origine. Grosso modo, abstraction faite des retouches et des développements ajoutés, les « dix paroles » témoignent assez bien du contenu substantiel de la loi fondamentale du Sinaï.

La position rédactionnelle du Décalogue juste avant le “Code de l’alliance” (Ex 20, 22–23, 19) et sa répétition (Dt 5, 6-21), avec quelques variantes, en tête du “Code deutéronomique” (Dt 4,44–26, 19), indiquent déjà son importance prépondérante dans l’ensemble de la Torah. En hébreu, ce dernier mot veut dire « Instruction, Enseignement » ; il a donc un sens beaucoup plus large et plus profond que notre mot « Loi », pourtant retenu par l’ensemble des traducteurs.

Paradoxalement, dans sa teneur originale, le Décalogue reflète une éthique à la fois inchoative et potentiellement très riche.

a. Une éthique à son point de départ

26. Les limites s’observent à trois points de vue: l’extériorité, la portée essentiellement communautaire, et la formulation souvent négative de l’exigence morale.

1. La plupart des exégètes, en quête du sens littéral, soulignent qu’à l’origine tous et chacun des interdits concernaient des actes extérieurs, observables et vérifiables, y compris le hamad (« convoiter ») qui introduit les deux derniers commandements (Ex 20, 17) ; en stricte rigueur de termes, celui-ci n’exprime pas vraiment une pensée ou un désir inefficace, tout intérieur (« convoiter »), mais bien un stratagème concret pour réaliser un mauvais dessein (« convoiter en acte », « viser », « s’arranger pour »).

2. Par ailleurs, une fois sorti d’Égypte, le peuple libéré avait un urgent besoin de règles précises pour régir sa vie collective au désert. Le Décalogue répond essentiellement à cette exigence, à telle enseigne qu’on peut y voir une loi fondatrice, une charte nationale primitive.

3. Des dix commandements, huit sont formulés négativement, sous couleur d’interdits, un peu à la manière de garde-fous. Deux seulement prennent une forme positive, celle de préceptes à accomplir. L’accent est donc mis sur l’abstention de comportements socialement préjudiciables. Cela n’épuise évidemment pas toutes les virtualités de la morale qui, en principe, a pour objectif d’éclairer et de stimuler l’agir humain dans la poursuite du bien.

b. Une éthique potentiellement très riche

27. Trois autres traits, par contre, font du Décalogue original un fondement irremplaçable pour une morale stimulante et bien adaptée aux sensibilités de notre temps: sa portée virtuellement universelle, son inscription dans un cadre théologique d’alliance, et aussi son enracinement dans un contexte historique de libération.

1. À y regarder de près, tous et chacun des commandements ont une portée qui dépasse de loin les frontières d’une nation particulière, fût-elle le peuple élu de Dieu. Les valeurs qu’ils promeuvent peuvent s’appliquer à toute l’humanité, sous toutes les latitudes et à toutes les périodes de l’histoire. À cet égard, nous le verrons, même les deux premiers interdits, par delà la particularité apparente de la dénomination « le Seigneur Dieu d’Israël », illustrent une valeur universelle.

2. Le fait que le Décalogue s’inscrive dans un cadre théologique d’alliance a pour effet de subordonner les dix lois, telles qu’énoncées, à la notion de Loi elle-même, entendue comme un cadeau, un don gratuit de Dieu, un « chemin » global, une autoroute qui rend possible et facilite l’orientation fondamentale de l’humanité vers Dieu, vers l’intimité, la communion avec lui, vers le bonheur et non pas le malheur, vers la vie et non pas la mort (cf. Dt 30, 19-20).

3. Dans l’introduction au Décalogue, le Seigneur rappelle essentiellement son geste libérateur : il a fait sortir les siens d’une « maison » où ils étaient « asservis » (Ex 20,2). Or, un peuple qui veut se libérer d’un joug extérieur étouffant, ou qui vient de le faire, doit prendre garde de ne pas se recréer un joug intérieur tout aussi asservissant, asphyxiant. Le Décalogue, en fait, ouvre largement la voie à une morale de libération sociale. Cette valorisation de la liberté, en Israël, ira si loin qu’elle touchera même la terre, le sol cultivable : tous les sept ans (année sabbatique), et encore plus tous les quarante-neuf ans (année jubilaire), il est de rigueur de laisser la terre tranquille, libre de toute violence, à l’abri des pioches et des socs de charrue (cf. Lv 25, 1-54).

c. Conséquences pour la morale actuelle

28. En pratique, le Décalogue peut-il servir de base à une théologie et une catéchèse morales adaptées aux besoins et aux sensibilités de l’humanité actuelle ?

1) Les inconvénients apparents

L’extériorité, la portée essentiellement communautaire et la formulation négative prédominante de l’éthique israélite primitive font que le Décalogue, à lui seul, du moins s’il est reproduit tel quel, devient moins apte à exprimer adéquatement tout l’idéal de vie morale que l’Église propose à nos contemporains.

1. L’homme moderne, en effet, marqué par les percées de la psychologie, insiste beaucoup sur l’origine interne, même inconsciente, de ses actes extérieurs, en termes de pensées, de désirs, de motivations obscures et même de pulsions difficiles à contrôler.

2. Certes, il prend conscience des exigences de la vie collective, mais du même coup, il tend à réagir contre les impératifs d’une mondialisation tous azimuts, et découvre d’autant plus l’importance de l’individu, du moi, des aspirations à l’épanouissement personnel.

3. Par ailleurs, dans bien des sociétés depuis quelques décennies, se développe une sorte d’allergie contre tout ce qui s’appelle interdictions: on les interprète, même à tort, comme des limites et des entraves à la liberté.

2) Les avantages réels

29. Par contre, la portée virtuellement universelle de la morale biblique, le fait qu’elle s’inscrive dans un cadre théologique d’alliance et son enracinement dans un contexte historique de libération peuvent exercer un certain attrait auprès de nos contemporains.

1. Qui ne rêve d’un système de valeurs qui surplombe et relie les nationalités et les cultures ?

2. Chez ceux qu’indisposent les lois apparemment restrictives pour la liberté, l’insistance prioritaire sur une orientation de fond théologique, plutôt que sur une multitude de comportements à éviter ou à pratiquer, pourrait susciter un intérêt accru pour les fondements de la morale biblique.

3. À plus forte raison, la prise de conscience des circonstances concrètes où le Décalogue a pris forme dans l’histoire montre bien à quel point ce texte fondamental et fondateur, bien loin d’être limitatif et oppressif, est au service de la liberté de l’être humain, tant individuel que collectif.

3) La découverte des valeurs à travers les obligations

30. En fait, le Décalogue recèle tous les éléments voulus pour fonder une réflexion morale bien équilibrée et adaptée à notre temps. Pour cela, cependant, il ne suffit pas de le traduire de l’hébreu original à l’une ou l’autre de nos langues modernes. Dans sa formulation canonique, en effet, il prend la forme de lois apodictiques et s’inscrit donc dans la ligne d’une morale de devoirs (ou déontologie).

Rien n’empêche qu’on retraduise autrement, mais tout aussi fidèlement, le contenu de la charte israélite: en termes de morale de valeurs (ou axiologie). On se rend compte que, transcrit dans un tel registre, le Décalogue acquiert une force d’éclairage et d’interpellation beaucoup plus grande pour notre temps. En réalité, non seulement on ne perd rien au change, mais on y gagne énormément en profon­deur. De soi, l’interdit table uniquement sur les comportements à éviter, encourageant, à la limite, une morale de type frein de secours (par exemple, on évite l’adultère quand on s’abstient de courtiser la femme d’un autre). Le précepte positif, lui, peut s’accom­moder de quelques gestes et attitudes pour se donner bonne conscience, encourageant, à la limite, une morale de gestes minimaux (par exemple, on pense pratiquer le sabbat quand on consacre au culte une heure par semaine). Tout au contraire, la poursuite d’une valeur correspond à un chantier toujours ouvert, dont on ne vient jamais à bout de façon satisfai­sante, qui en appelle constam­ment à un plus.

Transposés dans un registre terminologique de valeurs, les préceptes du Décalogue donnent lieu à la liste suivante : l’Absolu, la révérence religieuse, le temps, la famille, la vie, la stabilité du couple homme et femme, la liberté de disposer de soi (ici le verbe hébreu gnb se réfère probablement au rapt et non au vol d’objets matériels), la réputation, l’économie domestique en termes de personnel humain (« maison » ici a le sens de « maisonnée »), et finalement l’économie domestique en termes de propriétés matérielles.

Chacune de ces valeurs ouvre un “programme”, c’est-à-dire un chantier moral jamais achevé. Les énoncés suivants, introduits par des verbes, illustrent la dynamique engendrée par la poursuite de chacune de ces valeurs.

Trois valeurs verticales (touchant les relations de la personne humaine avec Dieu) :

1. rendre un culte à un seul Absolu

2. respecter la présence et la mission de Dieu dans le monde (ce que le « nom » symbolise)

3. valoriser la dimension sacrée du temps.

Sept valeurs horizontales (touchant les relations entre les personnes humaines) :

4. honorer la famille

5. promouvoir le droit à la vie

6. maintenir uni le couple mari et femme

7. défendre le droit de chacun de voir sa propre liberté et sa propre dignité respectées de tous

8. préserver la réputation d’autrui

9. respecter le personnel (rattaché à une maison, une famille, une entreprise)

10. laisser à l’autre ses possessions et propriétés matérielles.

À analyser les dix valeurs sous-jacentes au Décalogue, on se rend compte qu’elles suivent un ordre de progression décroissante (de la valeur prioritaire à la moins importante) : Dieu en premier lieu, les choses matérielles en dernier; et, à l’intérieur des rapports humains, viennent en tête de liste famille, vie et mariage stable.

Il y a là, pour une humanité en mal d’accroître son autonomie, une base légale et morale qui pourrait bien s’avérer féconde et incontournable. Mais difficile à promouvoir dans le contexte actuel, puisque l’échelle de valeurs qui a cours dans la plupart de nos sociétés de par le monde prend le contre-pied de la proposition biblique: l’homme d’abord, Dieu ensuite ; et même, en tête de liste, les propriétés matérielles, c’est-à-dire, en un sens, l’économie. Quand, ouverte­ment ou non, un système politique ou social se fonde sur de fausses valeurs suprêmes (ou sur une concurrence de valeurs suprêmes), quand l’échange des biens de consommation passe avant l’équilibre des personnes, ce système est lézardé dès le départ et promis à la ruine, à moyen ou à long terme.

Le Décalogue, en fait, ouvre largement la voie à une morale libératrice: laisser la première place à la seigneurie de Dieu sur le monde (valeurs n. 1 et 2), donner à chacun la possibilité de garder du temps pour Dieu et de gérer son temps de manière constructive (n. 3), favoriser un espace vital pour la famille (n. 4), préserver la vie, même diminuée et apparem­ment non producti­ve, des décisions arbitrai­res du système et des manipulations subtiles exercées sur l’opinion publique (n. 5), neutraliser les germes de division qui fragilisent, surtout en notre temps, la vie matrimoniale (n. 6), enrayer toutes formes d’exploitation du corps, du cœur et de la pensée (n. 7), protéger la personne contre les atteintes à la réputation (n. 8) et contre toutes formes d’escroquerie, d’exploitation, d’abus et de coercition (n. 9 et 10).

4) Une conséquence juridique

Encore ici nous nous situons surtout dans une perspective d’actualisation. Ces dix valeurs sous-jacentes au Décalogue offrent un fondement clair pour une charte des droits et libertés valable pour toute l’humanité :

1. droit à un rapport religieux avec Dieu ;

2. droit au respect des croyances et des symboles religieux ;

3. droit à la liberté de pratique religieuse et, secondairement, au repos, au loisir, à la qualité de vie ;

4. droit des familles à des politiques justes et favorables, droit des enfants d’être soutenus par leurs parents, de faire le premier apprentissage de la socialisation, droit des parents vieillissants d’être respectés et soutenus par leurs enfants ;

5. droit à la vie (naître), au respect de la vie (grandir, mourir naturellement), à l’éducation ;

6. droit de la personne au libre choix du conjoint, droit du couple au respect, à l’encouragement et au soutien de l’État et de la société en général, droit de l’enfant à la stabilité parentale (émotionnelle, affective, financière) ;

7. droit au respect des libertés civiles (intégrité corporelle, choix de vie et de carrière, liberté de circuler et de s’exprimer) ;

8. droit à la réputation et, secondairement, au respect de la vie privée, à la vérité, à une information non déformée ;

9. droit à la sécurité et à la tranquillité domestiques et professionnelles, et, secondairement, droit à la libre entreprise ;

10. droit à la propriété privée (y compris une garantie de protection civile pour les biens matériels).

Mais dans l’optique d’une « morale révélée », ces droits humains inaliénables sont absolument subordonnés au droit divin, c’est-à-dire à la souveraineté universelle de Dieu. Ainsi débute le Décalogue : « Je suis le Seigneur ton Dieu » (Ex 20, 2 ; Dt 5, 6). Cette souveraineté divine, telle que manifestée déjà dans l’événement fondateur de l’exode, s’exerce non pas selon un schème autoritariste et despotique, comme on l’observe trop souvent dans la gestion humaine des droits et libertés, mais dans une optique de libération de la personne et des communautés humaines. Le droit divin implique, entre autres choses, de la part de l’homme, un culte exclusif, un temps consacré à la prière personnelle et communautaire, la reconnaissance du pouvoir suprême de Dieu de disposer de la vie de ses créatures, de gouverner les personnes et les peuples, d’exercer le jugement. Enfin, le thème biblique de la souveraineté divine suggère une vision du monde selon laquelle non seulement l’Église mais le cosmos, l’environnement et la totalité des biens de la terre sont, en dernière analyse, la propriété de Dieu (cf. Ex 19,5).

Bref, en tablant sur les valeurs fondamentales contenues dans le Décalogue, la théologie morale, non moins que la catéchèse qui en découle, peut proposer à l’humanité actuelle un idéal d’équilibre qui, d’une part, ne privilégie jamais les droits au détriment des devoirs ou vice-versa, et qui, d’autre part, évite l’écueil d’une éthique purement séculière qui ne tiendrait aucun compte du rapport de l’homme avec Dieu.

5) Conclusion : sur les traces de Jésus

32. Présenter le Décalogue comme fondement pérenne d’une morale universelle répond à trois objectifs importants : ouvrir le trésor de la Parole de Dieu, le mettre en valeur, et utiliser un langage qui puisse toucher les cordes sensibles des hommes et des femmes de notre temps.

En proposant une relecture axiologique de la Loi fondamentale du Sinaï, basée sur les valeurs qui y sont impliquées, nous ne faisons que marcher sur les traces de Jésus. En voici quelques indices frappants.

1. Dans son Discours sur la montagne, Jésus reprend à son compte certains préceptes du Décalogue. Mais il en pousse le sens beaucoup plus loin, à un triple point de vue: approfondissement, intériorisation, dépassement de soi jusqu’à atteindre la perfection quasi divine (Mt 5,17-48).

2. Discutant du pur et de l’impur, Jésus signale que l’être humain devient vraiment impur sous l’effet de ce qui vient de l’intérieur, du cœur, et qui le pousse à des actions contraires au Décalogue (Mt 15, 19).

3. L’épisode du jeune homme riche (Mt 19, 16-22 et parallèles) fait bien comprendre ce “plus” exigé par Jésus. D’une morale minimale, essentiellement communautaire et formulée surtout négativement (v. 18-19), on passe à une morale personnalisée, “programmatique”, consistant principalement à « suivre » Jésus, une morale toute centrée sur le détachement, la solidarité avec les pauvres et le dynamisme d’amour dont la source est aux cieux (v. 21).

4. Interrogé sur « le plus grand commandement », Jésus lui-même a prélevé deux prescriptions scripturaires qui se fondent sur une valeur — la plus importante, l’amour — et qui ouvrent un “programme” moral sans cesse inachevé (Mt 22, 34-40 et parallèles). En puisant ainsi le suc le meilleur des deux plus grandes traditions légales de l’Ancien Testament (deutéronomique et sacerdotale), Jésus se trouve à synthétiser de manière admirable la pluralité de lois symbolisée par le nombre même des « dix paroles ». En termes symboliques, trois évoque normalement la totalité dans l’ordre du divin, de l’inobservable, et sept, dans l’ordre de l’observable. La valeur « amour de Dieu » résume à elle seule les trois premiers commandements du Décalogue, et « amour du prochain », les sept derniers.

5. Dans le sillage de Jésus, Paul, citant des préceptes du Décalogue, voit lui aussi dans l’amour du prochain « le plein accomplissement de la Loi » (cf. Rm 13, 8-10). Encore là en se référant au Décalogue (Rm 2,21-22), Paul affirme dans une longue discussion que Dieu se sert de la même norme pour juger tant les Juifs, instruits de la Loi, que les païens qui « par nature agissent selon la Loi » (Rm 2,14).

2.2.3.2. Les codes législatifs

33. On considère habituellement comme tels le Code de l’alliance (Ex 21, 1–23,33), la Loi de sainteté (Lv 17, 1–26,46) et le Code deutéronomique (Dt 4, 44–26,19). Ceux-ci se présentent en lien étroit avec la conclusion de l’alliance au Sinaï et constituent, avec le Décalogue, une concrétisation du «chemin de vie» qui s’y trouve révélé et offert. Nous exposons ici trois thèmes moraux qui apparaissent tout spécialement pertinents dans ces codes.

a. Les pauvres et la justice sociale

Les lois apodictiques du Code de l’alliance, du Code deutéronomique et de la Loi de sainteté s’accordent pour établir des mesures destinées à éviter l’esclavage des plus pauvres, en prenant en considération la remise périodique de leurs dettes. Ces dispositions revêtent parfois une dimension utopique, telle la loi sur l’année sabbatique (Ex 23, 10-11) ou sur l’année jubilaire (Lv 25, 8-17). Toutefois, en assignant à la société israélite l’objectif de combattre et de vaincre la pauvreté, elles demeurent réalistes quant à la difficulté d’une telle lutte (cf. Dt 15,4 et 15,11). La lutte contre la pauvreté présuppose la mise en place d’une justice honnête et impartiale (cf. Ex 23, 1-8 ; Dt 16, 18-20). Celle-ci s’exerce au nom de Dieu lui-même. Pour en spécifier le fondement, on recourt à des orientations théologiques diverses: les lois apodictiques du Code de l’alliance reprennent l’intuition prophétique de la proximité de Dieu à l’endroit des plus pauvres. Le Deutéronome, pour sa part, insiste sur le statut particulier de la terre confiée par Dieu aux Israélites : Israël, bénéficiaire de la bénédiction divine, n’est pas le propriétaire absolu de la terre, mais seulement l’usufruitier (cf. Dt 6, 10-11). Voilà pourquoi la mise en œuvre de la justice sociale apparaît comme la réponse croyante d’Israël au don de Dieu (cf. 15, 1-11) : la loi règle l’usage du don et rappelle la souveraineté de Dieu sur la terre.

b. L’étranger

34. La Bible hébraïque utilise un vocabulaire varié pour désigner les étrangers : le mot ger désigne l’étranger résidant qui vit de manière durable aux côtés d’Israël. Le terme nokri concerne l’étranger de passage, tandis que les termes tôshab et sakir, dans la Loi de sainteté, s’appliquent aux salariés étrangers. La sollicitude pour le ger se manifeste constamment dans les textes législatifs de la Torah : sollicitude purement humanitaire dans Ex 22, 20 et 23, 9 ; sollicitude fondée sur le souvenir de l’esclavage en Égypte et de la libération donnée par Dieu, dans Dt 16,11-12. C’est la Loi de sainteté qui, par rapport à l’étranger, formule les règles les plus audacieuses : le ger n’est plus objet de la loi, mais il en devient le sujet, coresponsable, avec les natifs du pays, de sa propre sanctification et de sa propre pureté. Originaires du pays et étrangers sont ainsi unis par une responsabilité commune et par un lien décrit en recourant à la terminologie de l’amour (cf. Lv 19,33-34). La Loi de sainteté prévoit donc des procédures pour intégrer les étrangers — ou du moins les gerîm — dans la communauté des fils d’Israël.

c. Culte et éthique

35. La littérature prophétique est sans doute la première qui a pris en considération la corrélation entre le culte rendu à Dieu et le respect du droit et de la justice. La prédication d’Amos (cf. Am 5,21) et celle d’Isaïe (cf. Is 1,10-20) sont particulièrement représentatives de cette intuition théologique.

Le Code deutéronomique, d’un côté, juxtapose lois cultuelles et prescriptions d’éthique sociale : les lois concernant l’unicité du sanctuaire dédié à Dieu et l’interdit de l’idolâtrie (cf. Dt 12-13) précèdent les lois sociales de Dt 14,22–15,18. D’un autre côté, il unit intimement impératifs cultuels et éthiques. Ainsi, à la dîme triennale, qui était à l’origine un impôt cultuel, on attribue une fonction nouvelle à la faveur de la centralisation du culte à Jérusalem: pourvoir au soutien des veuves, des orphelins, des étrangers et des lévites (cf. 14, 28-29 ; 26, 12-15). Enfin, les fêtes de pèlerinage requièrent la participation des plus pauvres (16, 11-12.14) : le culte rendu à Dieu au temple de Jérusalem n’acquiert sa validité que s’il intègre une sollicitude éthique fondée sur le souvenir de l’esclavage en Égypte, de la libération d’Israël et du don que Dieu lui a fait d’un pays. Les lois de la Torah attirent donc l’attention du lecteur sur les implications éthiques de toute célébration cultuelle, ainsi que, à l’inverse, sur la dimension théologale de l’éthique sociale.

Les thèmes exposés dans le présent paragraphe sur les enseignements moraux montrent bien que les codes législatifs de la Torah sont particulièrement attentifs à la morale sociale. La compréhension qu’Israël a de son Dieu l’amène à une attention particulière aux plus pauvres, aux étrangers, à la justice. De la sorte, culte et éthique sont étroitement associés: offrir un culte à Dieu et manifester de la sollicitude envers le prochain sont les deux expressions inséparables de la même confession de foi.

2.2.3.3. L’enseignement moral des Prophètes

36. La justesse du comportement moral est un thème fondamental chez tous les prophètes, mais jamais ils ne le traitent pour lui-même et de manière systématique. Toujours ils envisagent l’éthique en ayant pour toile de fond l’action de Dieu qui guide le peuple à travers l’histoire. Cela fonctionne de manière rétrospective: autrement dit, du fait que Dieu a libéré Israël de l’esclavage en Égypte et l’a conduit à un pays possédé en propre, les Israélites doivent vivre suivant les commandements donnés à Moïse au mont Sinaï (cf. le cadre des dix commandements dans Dt 5, 1-6.28-33). Toutefois, parce qu’ils ont dérogé à ce devoir et adopté les usages des nations, Dieu s’est résolu à mobiliser contre eux des envahisseurs étrangers pour dévaster leur pays et amener le peuple en exil (Os 2 ; Jr 2, 1-3, 5). Mais cela fonctionne aussi de manière prospective : Dieu va sauver de la dispersion parmi les nations un reste du peuple et le fera revenir dans son pays ; là, finalement, ils vont vivre comme une communauté fidèle autour du temple, dans l’obéissance aux commandements anciens (Is 4 ; 43). Ce lien fondamental entre éthique et histoire, aussi bien passée que future, se trouve bien élaboré dans Ez 20, qui constitue la grande charte de l’Israël rené.

Prenant pour point d’appui la présence de Dieu dans l’histoire d’Israël, les prophètes ont acculé le peuple à examiner de front son propre mode de vie, qui était carrément opposé à la « Loi » de Dieu (Is 1, 10 ; 42, 24 ; Jr 2, 8; 6, 19 ; Ez 22, 26 ; Os 4, 6 ; Am 2, 4; So 3, 4 ; Za 7, 12). Cette règle divine s’appliquant à la conduite d’Israël comportait toutes sortes de normes et de coutumes, provenant à la fois du droit tribal et local, des traditions familiales, de l’enseignement des prêtres et des instructions des sages. Dans leur prédication morale, les prophètes mettent l’accent sur le concept social de « justice » (mišpāth, tsedāqâ) (Is 1, 27 ; 5, 7 ; 28, 17 ; 58, 2; Jr 5, 1 ; 22, 3 ; 33, 15 ; Ez 18, 5 ; Os 5, 1 ; Am 5, 7). Sous tous les aspects, ils confrontent la société israélite avec ce modèle divin et humain : les différents rôles dans le processus juridique, du roi au juge et du témoin à l’accusé (Is 59, 1-15 ; Jr 5, 26-31 ; 21, 11–22, 19 ; Am 5,7-17), la corruption des classes dirigeantes (Ez 34 ; Os 4 ; Ml 1,6–2,9), les droits des classes sociales et des individus, spécialement des personnes marginalisées (Is 58 ; Jr 34), le fossé économique qui se creuse toujours davantage entre les grands propriétaires terriens et les travailleurs agricoles appauvris (Is 5, 8.12 ; Am 8; Mi 2), l’incohérence entre la pratique du culte et le comportement habituel (Is 1,1-20; Jr 7), et même la dégradation de la moralité publique (Is 32,1-8; Jr 9,1-9).

Enfin, pour comprendre adéquatement l’éthique des écrits prophétiques, on doit tenir compte du fait que la morale, tant publique que privée, provient en définitive de Dieu lui-même, de sa rectitude (Is 30,18; 45,8; Jr 9,24; So 3,5) et de sa sainteté (Ex 15,11; Is 6,3; 63,10-11; Ez 37,28; Os 11,9).

2.2.4. L’alliance avec David

37. D’une façon toute spéciale, l’alliance avec David est pur don de Dieu, dans le sens suivant: elle ne dépend pas de l’attitude humaine, elle est destinée à durer toujours et trouve son accomplissement dans la mission messianique de Jésus (cf. Lc 1, 32-33).

À l’origine, cette alliance a pris naissance quand le peuple a demandé à Dieu un roi, sans comprendre que son véritable roi, c’était Dieu lui-même. Dieu a concédé l’institution de la monarchie (1 S 8; Dt 33,5). Le roi, cependant, ne se situe pas en dehors de l’alliance conclue par Dieu avec son peuple; au contraire, il s’y trouve conjointement engagé ; par conséquent, il doit se comporter lui aussi selon les lois fixées par Dieu. Le règne de David a été, pour ainsi dire, concédé, de manière à réaliser une relation différente avec le Seigneur (1 S 16, 1-13 ; 2 S 5, 1-3 ; cf. Dt 17, 14-20). Dans le récit de la fondation de cette dynastie, le mot « alliance » n’apparaît pas. L’oracle de Nathan ne comporte aucune condition explicite et constitue une promesse ferme. L’engagement du Seigneur est absolu (2 S 7,1-17). En cas de défection chez les successeurs de David — cela a débuté déjà, en fait, dès l’époque de Salomon —, Dieu va les châtier, non pas tant pour les punir que pour les corriger. Jamais son attitude paternelle envers la descendance de David ne cessera (2 S 7, 14-15 ; cf. Ps 2,6-7). Par conséquent, le règne de cet élu de Dieu durera toujours (2 S 7, 13-16) parce que, selon le psalmiste, Dieu a juré de façon claire: «Jamais je ne romprai mon alliance.» (Ps 89, 35).

2.2.5. L’« alliance nouvelle » selon Jérémie

38. Le texte de Jr 31, 31-34 est le seul qui parle explicitement d’une « alliancenouvelle » :

« Voici venir des jours… où… je conclurai avec la maison d’Israël et la maison de Juda une alliance nouvelle. Non pas comme l’alliance que j’ai conclue avec leurs pères…, qu’ils ont rompue… Telle est l’alliance que je conclurai… Je donnerai ma loi au fond d’eux-mêmes, je l’écrirai sur leur cœur.

Alors je serai leur Dieu et eux seront mon peuple.

Ils n’auront plus à s’instruire les uns les autres… Car tous me connaîtront… Parce que je pardonnerai leur faute et je ne me souviendrai plus de leur péché ».

Il convient de remarquer les points suivants :

1. Au début et à la fin se trouvent deux affirmations sur l’intervention du Seigneur par rapport à l’alliance : cette inclusion sémitique souligne la nouveauté de l’alliance, du côté de Dieu lui-même, en termes de pardon et de non-souvenir. Israël lui-même n’a tout simplement rien à faire : aucune confession ni expiation de la faute, aucune initiative de conversion. Il appartient complètement au Seigneur de créer une attitude positive du côté d’Israël.

2. Deux caractéristiques de la nouvelle alliance s’ajoutent. Désormais la Torah est « donnée au fond » de l’être humain et « écrite dans le cœur » (cf. Ez 36,26-27). En conséquence, « tous connaîtront » Dieu, c’est-à-dire, selon le sens fort du verbe en hébreu, auront une relation intime, incluant la pratique de la justice (cf. Jr 22,15-16).

3. Deux antithèses soulignent la spécificité de l’alliance nouvelle par contraste avec celle conclue avec les ancêtres au désert. Celle-ci, écrite sur pierre, avait été rompue par eux et les générations qui ont suivi. L’autre est absolument nouvelle, du fait qu’elle sera écrite dans les cœurs. De plus, l’enseignant sera le Seigneur lui-même, et non plus des médiateurs humains.

4. Au centre de la péricope émerge la formule d’alliance, qui affirme l’appartenance réciproque du Seigneur et de son peuple. Cette formule demeure inchangée, encore valide, et constitue, du point de vue littéraire et thématique, le cœur du passage.

5. Tout compte fait, la nouvelle alliance n’est pas différente de l’ancienne du triple point de vue des partenaires, de l’obligation d’observer la Torah et du rapport avec le Seigneur. L’exégèse qui précède nous amène à la conclusion qu’il y a un engagement unique du Seigneur envers Israël tandis que celui-ci traverse les siècles, bien qu’il soit vrai que sa formulation effective, l’alliance, subit des modifications aux diverses périodes de l’histoire d’Israël jusqu’à sa réforme fondamentale au temps de l’exil. Une pareille conception de l’alliance, caractérisée par la fidélité inconditionnelle de Dieu, peut se trouver également dans d’autres textes (Lv 26, 44-45 ; Ez 16,59-60), ou même dans l’histoire du veau d’or (Ex 32–34) comme dans un parallèle narratif (en particulier Ex 34, 1-10).

6. L’idée de nouvelle alliance n’implique pas du tout une opposition entre le Nouveau Testament et l’Ancien, et pas davantage entre les chrétiens et les juifs (cf. Le peuple juif et ses Saintes Écritures dans la Bible chrétienne, n. 39-42). Au contraire, elle a pour effet un renouvellement fondamental dans l’histoire même de l’alliance, du fait que le Seigneur fait don au peuple d’une capacité connaturelle de vivre selon la Torah sur la base du pardon de leurs fautes et du don de l’Esprit Saint. Pour les chrétiens, cela s’est réalisé pleinement dans la mort de Jésus sauveur pour la rémission des péchés (Mt 26,28).

2.2.6. L’enseignement moral des sages

39. Les livres sapientiaux ont pour but d’enseigner aux humains le comportement le plus juste. C’est pourquoi ils constituent une source importante de l’éthique biblique. Certains se situent plutôt dans la ligne de l’expérience humaine (par exemple, le livre des Proverbes) ou offrent une réflexion sur la condition humaine (comme Job; dès lors, ils établissent un lien précieux avec la sagesse des autres peuples. D’autres se situent en lien plus étroit avec l’Alliance et la Torah. Au premier groupe appartient le livre de Qohélet, au second, le livre du Siracide. Nous retenons ces deux livres à titre d’exemples.

a. Le livre de Qohélet

Qohélet appartient au mouvement sapientiel, mais se distingue par son approche critique. Il débute par la constatation suivante : « Vanité des vanités, dit Qohélet, vanité des vanités, tout est vanité » (Qo 1,2), et la répète dans la section finale (12,8).

Le mot « vanité » (hebel) veut dire littéralement: respiration, vapeur, souffle. Il connote tout ce qui est éphémère, fugace, instable, incompréhensible, énigmatique. Qohélet caractérise ainsi tous les phénomènes de la vie humaine. Les humains vivent dans un monde sur lequel ils n’ont aucun contrôle, monde rempli d’incohérences et même de contradictions. Rien de ce qu’on obtient en ce monde n’a de valeur durable: sagesse, richesse, plaisir, dur labeur, jeunesse, et la vie elle-même. Les gens peuvent recevoir ou non ce qu’ils méritent. Tout est soumis au spectre de la mort, l’unique facteur, dans la vie, qui soit inévitable et auquel personne n’échappe. Malgré les incohérences et les vicissitudes de la vie, les humains doivent accepter leur position par rapport à Dieu. Telle est la signification de l’admonition de Qohélet : « Aie la crainte de Dieu » (5, 6 ; 12, 13).

À l’encontre des diverses tentatives et efforts humains pour maîtriser et comprendre la vie, Qohélet propose comme unique solution réaliste d’accepter que le contrôle soit impossible et de laisser aller les choses. C’est la seule manière de trouver joie et satisfaction dans tout ce qu’on fait. Sept fois Qohélet exhorte explicitement les humains à se réjouir, chaque fois que l’occasion se présente (2, 24-16 ; 3, 12-13.22 ; 5, 18-20 ; 8, 15 ; 9, 7-10 ; 11, 7–12, 1), car tel est le sort que Dieu leur donne en partage comme remède aux misères de la vie. Mais en aucun cas il ne recommande un style de vie hédoniste.

Même si l’éthique de Qohélet n’exige pas un changement radical des structures, elle comporte néanmoins d’intéressants éléments de critique politique et sociale. Le sage fustige certains scandales et abus inhérents au système monarchique: le cas du roi vieillissant qui devient têtu et autocrate (4,13), l’usurpation du pouvoir par un criminel ou un arriviste (4, 14-16), la corruption des fonctionnaires aux dépens des pauvres et des paysans (3, 16 ; 4, 1 ; 5, 7-8), l’inutile multiplication des administrateurs publics s’il leur manque la sagesse (7,19), l’attribution de promotions et de responsabilités à des incapables (10, 5-7), la fête continuelle à la cour du roi enfant (10, 16). Du point de vue social, il dénonce les attitudes suivantes : la jalousie et la compétition (4,4), l’oisiveté et la paresse (4, 5), le surmenage et l’activisme (4, 6), l’individualisme et l’appât du gain (4, 7-12).

Bref, dans cet écrit sapiential presque moderne sous certains aspects, on trouve une mine de réflexions très utiles susceptibles d’inspirer une vie équilibrée, tant au plan personnel que collectif.

b. Le livre du Siracide

40. Ben Sira voit la sagesse non seulement dans son rapport avec l’expérience humaine et selon son origine divine, mais il la rattache résolument à l’histoire du salut et à la Loi de Moïse (Si 24,23). Pour lui, les deux réalités révélation et expérience sont liées et intégrées, sans s’exclure le moindrement l’une l’autre. Conformément à cette vision des choses, il peut présenter les héros d’Israël (44–50) comme des exemples de sagesse, insister sur l’observance de la Torah et en même temps apprécier la beauté et l’harmonie de la création (42, 15–43, 33), tirer les leçons de la nature et accueillir les observations et les maximes des sages qui l’ont précédé.

Le livre est en grande partie une collection d’instructions, d’exhortations et de maximes diverses concernant toute la gamme des thèmes relatifs à la vie vertueuse et à la conduite morale. On y trouve, pour la formation de la conscience morale, des devoirs envers Dieu, des devoirs domestiques, des obligations et responsabilités sociales, des vertus à pratiquer et des vices à éviter. Le livre constitue une espèce de manuel de comportement moral. Il exalte l’héritage unique d’Israël, insiste tout particulièrement sur l’exigence, pour le peuple de Dieu, de participer d’une manière spéciale à la sagesse divine, parce qu’il a à sa disposition, dans la Torah, une autre source de sagesse.

Le commencement et le couronnement, la perfection et la racine de la sagesse, c’est « la crainte du Seigneur » (1, 14.16.18.20). Pour Ben Sira, sagesse et crainte du Seigneur sont pratiquement synonymes, et se manifestent dans l’obéissance à la Loi de Moïse (24, 22).

La sagesse agit également dans le développement des relations à l’intérieur de la famille : devoirs des enfants envers les parents (3, 1-16 ; 7, 27-28), devoirs des parents envers leurs enfants (7, 23-25 ; 16, 1-14), relations avec les femmes, l’épouse (7, 19 ; 23, 22-26 ; 25, 12–26, 18), les filles (7, 24-26 ; 22, 4-5), la gent féminine en général (9, 1-9).

La sagesse touche également divers aspects de la vie sociale: distinction entre vrais et faux amis (6, 5-17 ; 12, 8-18), prudence vis-à-vis des étrangers (11, 29-34), attitude face à la richesse (10, 30-31 ; 13, 18-26), modération et réflexion en affaires (11, 7-11 ; 26, 29–27, 3), et bon nombre d’autres sujets.

Pour la sagesse biblique, il n’est aucun champ d’activité de la vie courante qui ne soit digne d’attention. La vie de tous les jours comporte d’innombrables situations qui exigent des attitudes déterminées, elle oblige à des décisions et à des actions pour lesquelles les grandes lois ne donnent pas d’orientations précises. De tout cela s’occupe la tradition sapientiale. Convaincu que toute la vie se déroule sous le contrôle de Dieu, Israël rencontre aussi son Créateur au cœur de la vie quotidienne. Le Siracide combine expérience personnelle et sagesse traditionnelle avec la révélation divine dans la Torah, la pratique liturgique et la dévotion personnelle.

Les sages s’intéressent au monde que Dieu a créé ; dans la beauté, l’ordre et l’harmonie de celui-ci se révèle quelque chose du Créateur. Grâce à la sagesse, Israël rencontre son Dieu dans une relation vitale qui est également ouverte aux autres peuples. L’ouverture de la sagesse israélite aux nations et le caractère international évident du mouvement sapientiel peuvent fournir une base biblique utile pour un dialogue avec les autres religions et pour la recherche d’une éthique globale. Le Dieu Sauveur des juifs et des chrétiens est également le Créateur qui se révèle dans le monde qu’il a créé.

3. L’alliance nouvelle en Jésus Christ comme ultime don de Dieu, et ses implications morales

41. Comme nous l’avons vu dans notre exposé sur l’Ancien Testament, la catégorie « alliance » est prédominante pour qui veut concevoir et décrire la relation privilégiée entre Dieu et le peuple d’Israël. Dans le Nouveau Testament, ce terme n’est pas très fréquent: on le trouve trente-trois fois, dont six avec la spécification « alliance nouvelle ». Pour ce qui est du rapport qui unit Dieu avec le peuple d’Israël et avec l’humanité entière, déterminante et fondamentale est, dans le Nouveau Testament, la personne de Jésus, y compris son œuvre et son destin. Voyons maintenant comment, dans les principaux écrits du Nouveau Testament, se manifeste ce don que Dieu a fait en son Fils Jésus Christ, et quelles sont les orientations qui en découlent pour la vie morale. Nous conclurons avec les textes sur l’eucharistie, où Jésus établit un rapport étroit entre, d’une part, sa personne et son chemin, et, d’autre part, l’alliance nouvelle.

3.1. La venue du Règne de Dieu et ses implications morales

3.1.1. Le Règne de Dieu: thème principal de la prédication de Jésus chez les Synoptiques

42. Du terme « Règne de Dieu » (ou « Royaume de Dieu » quand la nuance de sens est plus statique), Jésus a fait une métaphore centrale de son ministère terrestre et lui a conféré une signification et une force nouvelles, qui s’expriment à travers les traits marquants de son enseignement et de sa mission. Compris comme un équivalent de la présence souveraine de Dieu lui-même qui vient pour vaincre le mal et transformer le monde, le Royaume de Dieu est pur don gratuit, à découvrir comme un trésor caché dans un champ ou une perle de grande valeur qu’il faut acquérir (cf. Mt 13,44-46). Il ne s’agit donc d’aucune manière d’un droit naturel, ni de quelque chose qu’on pourrait mériter.

a. L’expression « le Règne de Dieu »

L’expression s’enracine dans une conviction de fond de la foi biblique suivant laquelle Dieu est le Seigneur souverain, idée qu’on trouve proclamée dans les Psaumes et dans d’autres livres bibliques (cf. Ps 93, 1-2 ; 96, 10 ; 97, 1 ; 99, 1; 103, 19 ; 145, 13 ; Is 52, 7).

Sans être un thème commun ou prédominant, l’ardent désir du Règne de Dieu à venir était déjà présent dans l’Israël d’après l’exil: il s’agissait de désirer la venue de Dieu pour éloigner les menaces et les injustices subies par le peuple. La notion de Règne de Dieu revêtait un caractère essentiellement communautaire (dérivant d’un concept politique qui concernait la communauté entière d’Israël), eschatologique (en tant qu’expérience définitive de la présence de Dieu, surpassant toute autre expérience de souveraineté) et sotériologique (compte tenu de la conviction que Dieu allait vaincre le mal et transformer la vie d’Israël). Tandis que le terme se trouve seulement de façon marginale et sporadique dans l’Ancien Testament et la littérature du judaïsme, il devient un leitmotiv central dans l’enseignement et la mission de Jésus.

b. La dimension présente et future du Règne de Dieu

43. Depuis longtemps, les interprètes du Nouveau Testament ont noté que l’enseignement de Jésus sur le Règne de Dieu a une portée tantôt future, tantôt présente.

Certains propos et paraboles de Jésus décrivent le Règne de Dieu comme un événement futur, non encore réalisé. Cela se vérifie, par exemple, dans la deuxième demande de la prière du Seigneur : « Que ton Règne vienne », et également dans le texte clé de Mc 1,14-15 (Mt 4,17) qui décrit le Règne de Dieu comme « proche » ou « en train de s’approcher », mais pas encore présent. Les Béatitudes elles-mêmes, avec leur promesse de bénédiction et de justification futures, présentent le Règne de Dieu comme un événement encore à venir.

En même temps, il y a des déclarations de Jésus qui parlent du Règne de Dieu comme d’une réalité présente de quelque manière. Une affirmation clé, à la fois chez Matthieu et chez Luc, établit un lien entre l’expérience du Règne de Dieu et les guérisons et exorcismes accomplis par Jésus : « Si moi, je chasse les démons par le doigt de Dieu (Mt : le Souffle de Dieu), c’est donc que le Règne de Dieu est arrivé jusqu’à vous » (Mt 12, 28 ; Lc 11, 20). La fameuse affirmation de Lc 17, 20-21 « Le Règne de Dieu ne vient pas comme un fait observable, et on ne dira pas : “Le voici !” ou “Le voilà !” Car voici que le Règne de Dieu est au milieu de vous ! » confirme également le caractère présent et imprévu du Règne de Dieu.

La dynamique qui se manifeste ici a d’importantes implications pour la moralité chrétienne. La réalité future du Règne de Dieu déborde déjà sur le présent (et le détermine). Le destin véritable et définitif de l’humanité avec Dieu demeure une expérience future: le Règne surviendra quand le mal sera vaincu, que la justice sera rétablie, et que sera pleinement réalisée l’aspiration profonde des humains à la vie et à la paix. Mais les contours de cet avenir —qui révèle le but ultime de la volonté de Dieu pour l’humanité — aident à définir ce que devrait être la vie humaine déjà dans le présent. En effet, valeurs et vertus qui nous rendent conformes à la volonté de Dieu seront pleinement affirmées et révélées dans le futur Royaume de Dieu; mais nous devons les mettre en pratique dès maintenant, dans la mesure du possible, compte tenu des circonstances de la vie actuelle marquée par le péché et l’imperfection: tel est l’enseignement des paraboles de la moisson et du filet (Mt 13, 24-30.36-43.47-50). Cela correspond à la dimension essentiellement eschatologique de la vie et de l’éthique chrétiennes.

Non seulement Jésus proclame la proximité du Règne de Dieu (Mt 4,17), mais il enseigne aussi à en faire l’objet de la prière : « Que ton Règne vienne ! Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel! » (Mt 6,10) Cet ardent désir de la venue de Dieu et de l’ajustement de la réalité humaine à la volonté de Dieu souligne, en plus, le fondement strictement théologique de l’éthique chrétienne, dimension qui ressort avec évidence de l’ensemble de la tradition biblique : « Soyez saints, car moi, le Seigneur votre Dieu, je suis saint » (Lv 19,2).

c. Le Règne de Dieu, l’alliance nouvelle et la personne de Jésus

44. Le Règne de Dieu ne survient pas du tout selon le modèle courant des manifestations de la royauté humaine. On ne peut le découvrir qu’en fixant son attention sur Jésus et sa mission, et en pratiquant les vertus caractéristiques dont lui-même offre l’exemple dans son ministère. Les affirmations rapportées précédemment (Mt 12, 28 ; Lc 11,20) font précisément le lien entre les actions que Jésus accomplit et l’expérience présente du Règne de Dieu. Ses exorcismes et ses guérisons acculent à un échec total le mal et le pouvoir du Malin sur le corps et la personne humaine, et donnent lieu à une expérience de libération liée au Règne de Dieu. Par son ministère, il exprime sa compassion à l’endroit des foules de malades qui viennent à lui (cf. Mt 9, 35-36) et révèle l’accueil qui leur est réservé dans le Royaume de Dieu (Mt 4, 23-25 ; 15, 29-31) : les deux perspectives se présentent comme typiques de l’enseignement de Jésus sur le Royaume (cf. par exemple les paraboles de la miséricorde dans Lc 15 et du banquet dans Lc 14).

Même si le terme est rare chez les Synoptiques, l’« alliance nouvelle » est mise en relation avec le Règne de Dieu. Lors de l’institution de l’eucharistie, Jésus dit : « Ceci est mon sang, [le sang] de l’alliance, versé pour la multitude en vue de la rémission des péchés », et il ajoute aussitôt : « Je vous le dis, désormais je ne boirai plus du fruit de la vigne jusqu’au jour où je le boirai, nouveau, avec vous, dans le Royaume de mon Père » (Mt 26,28-29). Au banquet du Royaume, dans une parfaite communion avec Jésus et avec le Père, l’alliance nouvelle atteint sa plénitude et la promesse est entièrement réalisée: «Je serai leur Dieu et eux seront mon peuple » (Jr 31, 33b ; cf. Ap 21, 3).

En Jésus médiateur, Dieu réalise aussi deux autres traits caractéristiques de l’« alliance nouvelle », même si on ne trouve pas le terme explicitement. Il s’agit du pardon des péchés (ou fautes) et de la connaissance de Dieu (cf. Jr 31,34).

Dans un épisode rapporté par les trois Synoptiques, Jésus présente sa mission auprès des pécheurs comme une partie essentielle de la tâche que Dieu lui a confiée (Mt 9,2-13 et parallèles). Jésus pardonne les péchés d’un paralytique qu’on lui a amené avec une grande foi et un effort remarquable; dans un premier temps, cela provoque chez quelques scribes une profonde indignation. C’est dans un deuxième temps seulement qu’il guérit le paralytique par sa parole, interprétant la guérison elle-même comme une confirmation de son autorité et de son pouvoir de pardonner les péchés. Par après, il insiste sur le fait que cette autorité ne se limite pas à un cas particulier; elle est à la base d’une mission qui, pour lui, a une portée universelle, comme l’atteste l’affirmation suivante : « Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin du médecin, mais les malades. Allez donc apprendre ce que veut dire : C’est la miséricorde que je veux, et non le sacrifice. En effet, je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs » (9, 12-13) Jésus est venu de par la volonté de Dieu, et c’est Dieu qui veut la miséricorde. À travers Jésus, Dieu manifeste sa miséricorde et accorde le pardon des péchés, réalisant ainsi un trait fondamental de l’alliance nouvelle (cf. Jr 31,34b).

L’autre promesse « tous me connaîtront » (Jr 31,34a) se trouve réalisée en Jésus d’une manière éminente. De son rapport avec Dieu, il dit : « Tout m’a été donné par mon Père ; personne ne connaît le Fils sinon le Père, et personne ne connaît le Père sinon le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler » (Mt 11, 27 ; Lc 10, 22 ; cf. Jr 22,16). En tant que Fils de Dieu, Jésus est capable d’une connaissance exclusive de Dieu en tant que Père; mais il a aussi reçu la tâche exclusive de révéler, c’est-à-dire de faire connaître aux humains Dieu en tant que Père. Ainsi la promesse de Jr 31,34a se trouve précisée et concrétisée : à travers Jésus, Fils de Dieu et gratifié d’une parfaite connaissance du Père, on accède à l’intime et parfaite connaissance de Dieu. Il faut cette connaissance pour comprendre adéquatement le « Règne de Dieu », qui constitue le contenu central de la prédication de Jésus ; Jésus l’appelle aussi quelquefois « le Règne de leur Père » ou « de mon Père » (Mt 13, 43 ; 26, 29).

Les Synoptiques présentent le pardon des péchés (autrement dit, la réconciliation avec Dieu) et la connaissance de Dieu (ou communion avec lui) comme les activités principales de Jésus. Cette double mission s’inscrit, certes, dans l’annonce du Règne de Dieu, mais n’en correspond pas moins aux traits caractéristiques de l’alliance nouvelle dans Jr 31,31-34. Jésus, en tant que Fils, connaît le Père de manière parfaite et exclusive; il vit dans l’union la plus intime avec Dieu. Cette relation sans pareille avec Dieu est à la base de ses principaux engagements. Toute son activité montre concrètement que c’est à travers lui, le médiateur qui jouit de telles prérogatives, que Dieu offre son don définitif et remplit la promesse d’une alliance nouvelle.

Puisqu’il est au centre de la relation de l’homme avec Dieu, Jésus est donc aussi au centre de la vie morale. Il représente en sa personne non seulement le Règne de Dieu et la nouvelle Alliance mais aussi la Loi, parce qu’il se laisse guider de la manière la plus parfaite par la volonté du Père (cf. Mt 26, 39.42), jusqu’à la manifestation suprême de son amour, l’effusion de son sang. Pour marcher sur le chemin de Dieu, on se doit donc d’agir dans son Esprit et de suivre son exemple.

3.1.2. L’annonce du Règne de Dieu et ses implications morales

45. Jésus annonce l’Évangile de Dieu et dit : « Le temps est accompli et le Règne de Dieu est proche » ; il ajoute aussitôt l’exhortation morale suivante : « Convertissez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle ! » (Mc 1,15). Il annonce la venue prochaine du Règne de Dieu, de manière à susciter des attitudes d’écoute et d’accueil, de foi et de conversion. Il faut un changement de mentalité, un nouveau mode de penser et de voir déterminé par le Règne de Dieu; ainsi, avec une foi consciente, on pourra reconnaître celui-ci dans sa pleine réalité.

Révéler Dieu le Père, son Règne et son mode d’agir, telle est la tâche principale de la mission de Jésus (Mt 11,27), qu’il accomplit à travers sa proclamation, ses œuvres de puissance, sa passion et sa résurrection.

Ce faisant, Jésus révèle du même coup les normes d’un agir humain conforme à la justice du Royaume. Il affirme cette corrélation de façon explicite et exemplaire quand il dit: «Vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait.» (Mt 5,48) C’est sur ce principe de base qu’il conclut son enseignement sur l’amour des ennemis (5,43-48) et même toute la section des antithèses (5,21-48). Présentons maintenant quelques aspects plus particuliers.

a. Jésus comme guide

46. Lors de la vocation des disciples, Jésus manifeste son autorité de façon spéciale pour indiquer le chemin d’un agir humain qui soit juste. Les quatre évangiles rapportent cet appel au début du ministère de Jésus (Mt 4, 18-22 ; Mc 1, 16-20 ; Lc 5, 1-11 ; Jn 1, 35-51). Dans l’invitation « Suivez-moi ! », exprimée sous forme de commandement (Mc 1,17), il se présente comme le guide qui connaît à la fois le but et le chemin pour y arriver; à ceux qu’il appelle, il offre la communion de vie avec lui et l’exemple du chemin qu’il a lui-même tracé. Il concrétise ainsi l’exhortation qui précède « convertissez-vous et croyez ! » (1,15) : les disciples vivent la conversion et la foi en acceptant son invitation à le suivre et en s’en remettant à lui comme guide.

Le chemin tracé par Jésus ne se présente pas comme une norme autoritaire imposée de l’extérieur: Jésus lui-même parcourt ce chemin et ne demande rien d’autre au disciple que de suivre son exemple. De plus, sa relation avec ses disciples ne consiste pas du tout en une sorte de dressage fondé sur l’ascèse et le désintéressement: il les appelle «petits enfants» (Jn 13,33; 21,6), «mes amis» (Jn 15,14-15), « mes frères » (Mt 12, 50 ; 28, 10 : Jn 20, 17). Et pas seulement eux, puisqu’il invite tous les hommes et toutes les femmes à venir à lui, à entrer dans une communion de vie étroite et cordiale avec lui (Mt 11, 28-30). C’est dans cette communion de vie qu’ils apprennent le juste comportement de Jésus, participent à son Esprit et marchent d’un seul pas avec lui.

La relation de Jésus avec ses disciples n’est donc pas quelque chose de fermé, de limité, mais un modèle valable pour toutes générations. Quand Jésus envoie les onze disciples en mission dans l’univers, il fait allusion à son autorité illimitée et leur dit : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, enseignez-leur à observer tout ce que je vous ai commandé. Voici, je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin des temps » (Mt 28,18-20). Jusqu’à la fin des temps, tous les individus sont destinés à devenir disciples de Jésus, à quelque peuple qu’ils appartiennent. La relation et l’expérience qu’ont vécues les premiers disciples avec la personne de Jésus, ainsi que l’enseignement qu’ils ont reçu de lui, sont valables et exemplaires pour tous les temps.

b. Les Béatitudes (attitudes particulièrement soulignées)

47. On trouve dans les Béatitudes une série de vertus ou d’attitudes fondamentales. Matthieu en énumère huit et Luc quatre, au début du premier et du plus long discours de Jésus (cf. Mt 5,3-10; Lc 6,20-22), lequel se présente comme une sorte de synthèse de tout son enseignement. Les Béatitudes correspondent à un genre littéraire utilisé dans l’Ancien Testament et aussi dans d’autres parties du Nouveau Testament: joie et bonheur, souvent assortis d’une promesse de future bénédiction, sont attribués à certaines personnes ou mis en rapport avec certaines attitudes. Dans l’un et l’autre évangile, la première béatitude s’adresse aux pauvres et la dernière, aux victimes de persécution: Jésus les déclare propriétaires du Royaume de Dieu, créant ainsi un lien étroit entre le thème central de son enseignement et les attitudes qu’il met en évidence.

Chez Matthieu (Mt 5, 3-10), les Béatitudes mentionnent d’abord les pauvres en esprit, c’est-à-dire ceux qui vivent dans une situation précaire mais, surtout, savent et reconnaissent qu’ils n’ont rien par eux-mêmes et dépendent totalement de Dieu; puis, les affligés qui ne se replient pas sur eux-mêmes mais participent, avec compassion, aux besoins et aux souffrances d’autrui. Viennent ensuite les doux, qui ne recourent pas à la violence mais respectent le prochain tel qu’il est. Ceux qui ont faim et soif de la justice désirent intensément agir selon la volonté de Dieu dans l’attente de son Règne. Les miséricordieux aident activement les nécessiteux (cf. Mt 25, 31-46) et sont toujours prêts à pardonner (cf. Mt 18, 33). Les purs de cœur cherchent la volonté de Dieu par un engagement entier, sans compromis. Les artisans de paix font tout pour maintenir et rétablir entre les humains une vie en commun qui s’inspire de l’amour. Les persécutés pour la justice demeurent fidèles à la volonté de Dieu en dépit des graves difficultés qu’entraîne leur situation.

De telles vertus et attitudes correspondent en fait à l’enseignement de Jésus dans tous les évangiles et reflètent également le comportement de Jésus lui-même. C’est pourquoi suivre Jésus mène à une vie tout animée de ces vertus.

Nous avons déjà rappelé le lien étroit entre l’attitude humaine et l’agir divin (le Règne de Dieu) dans la première et la dernière béatitude. Mais ce lien se trouve en fait dans toutes les béatitudes. Chacune d’elles, dans la partie finale, parle, parfois de manière un peu voilée, de l’agir futur de Dieu: Dieu consolera, donnera la terre en héritage, rassasiera, fera miséricorde, se laissera voir, reconnaîtra ses fils. Dans les Béatitudes, Jésus n’établit pas un code de normes et d’obligations abstraites touchant l’agir humain: en montrant quel agir humain est conforme à la justice, il révèle du même coup l’agir futur de Dieu. C’est pourquoi les Béatitudes constituent l’une des révélations sur Dieu les plus denses et les plus explicites contenues dans les évangiles. Elles présentent le futur agir de Dieu non seulement comme la récompense de l’agir humain juste, mais aussi comme la base et le motif qui rendent possible et raisonnable l’agir humain exigé. Être pauvre en esprit ou fidèle dans la persécution ne correspond pas, en soi, à une obligation: celui qui accueille avec foi la révélation de Jésus sur l’agir divin, condensée dans l’annonce du Règne de Dieu, devient capable de ne pas s’enfermer dans sa propre autonomie mais plutôt de reconnaître sa complète dépendance par rapport à Dieu, de ne pas chercher à sauver sa vie à tout prix, mais plutôt de subir, s’il le faut, la persécution.

Il nous serait impossible de mentionner toutes les attitudes justes qui se manifestent dans le comportement et l’enseignement de Jésus. Contentons-nous de rappeler la forte insistance de Jésus sur le pardon à accorder à ceux qui nous doivent (Mt 6, 11.14-15 ; 18, 21-35), la sollicitude envers les enfants (Mc 9, 35-37 ; 10, 13-16) et l’attention à porter aux personnes simples (Mt 18, 10-14). Suivre Jésus implique tout particulièrement la volonté de servir et non d’être servi. Jésus fonde explicitement cette exigence sur l’exemple qu’il a donné lui-même : « Le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi mais pour servir, et donner sa vie en rançon pour la multitude » (Mc 10,45). Pour Jésus, le service n’admet pas de limites; il inclut le sacrifice de sa propre vie. Sa mort en croix pour l’humanité entière est l’expression la plus haute de son amour. C’est pourquoi l’invitation à être disciple ne signifie pas seulement suivre Jésus dans son agir, son style de vie et son ministère ; cela inclut aussi l’invitation à participer à ses souffrances et à sa croix, à accepter des persécutions et même, le cas échéant, une mort violente. De là la requête adressée à tous, aux disciples et à la foule : « Si quelqu’un veut venir derrière moi, qu’il se renie lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive » (Mc 8,34).

3.2. Le don du Fils et ses implications morales, selon Jean

 

3.2.1. Le don du Fils, expression de l’amour salvifique de Dieu

48. Le Fils est venu et vient parce que le Père l’a envoyé : «Dieu a tant aimé le monde qu’il a envoyé son Fils unique, pour que quiconque croit en lui ne meure pas mais aie la vie éternelle » (Jn 3,16). Le Fils est venu et continue à venir, comme nous l’explique sans cesse l’Esprit qui annonce « ce qui doit venir » (16,13). Depuis sa première venue, le Fils est mû par le désir de se tenir aux côtés de l’homme pour l’aider à surmonter sa solitude. L’homme a besoin de lui, même à son insu. Le fait de l’accueillir quand il vient apporte le salut.

a. La venue de Jésus

La venue de Jésus dans notre monde introduit, pour l’être humain, un ordre nouveau en ce qui a trait au mode de vie. L’annonce d’une telle transformation se laisse percevoir clairement dans le dialogue avec Nicodème (Jn 3,1-21). Le vocabulaire privilégié est, dans le quatrième évangile, celui qui exprime l’idée de nouvelle vie ou de nouvelle naissance; dans la première lettre, l’idée de filiation, et tout spécialement le terme « né de Dieu » ; dans l’un et l’autre écrit, le verbe « demeurer » (à partir de l’allégorie de la vigne et des sarments), mais aussi l’antithèse entre l’ordre de la chair et celui de l’esprit. La nouveauté qu’apporte Jésus est le fruit d’un don gratuit qui exige d’être accueilli. Qui refuse ce don est coupable, il se place lui-même en dehors du plan de salut. Pourquoi un tel refus, se demandera-t-on ? Encore ici, il faut se référer à celui qui a apporté une telle nouveauté: en dernière analyse, il s’agit du refus de la souveraineté amoureuse de Dieu manifestée dans la venue de son envoyé.

b. Les signes et les discours de révélation de Jésus

49. Un moyen spécial qui démontre la nouveauté apportée par l’intervention de Jésus, c’est le « signe » (en grec sêmeion), doté de la puissance particulière du miracle. La structure même du miracle indique son efficacité particulière: d’une situation de départ, marquée par un besoin, une peur, un danger ou plus souvent une souffrance, on passe à une situation où ce manque se trouve comblé. Ainsi, par l’intervention de Jésus, on passe d’une fête nuptiale où le vin (la joie) fait défaut à des noces où le vin coule en abondance (2, 1-11), d’une maladie dangereuse (4, 46-54) ou de longue durée (5, 1-9) à une santé pleinement recouvrée, de la faim d’une foule nombreuse à son plein rassasiement (6, 1-15), de la cécité à la lumière (9, 1-7) et du tombeau de la mort à la vie retrouvée (11, 1-44). Dans trois cas, Jésus expose en détail la signification profonde de ces passages: la multiplication des pains (6, 22-70), la guérison de l’aveugle-né (9, 8-41) et la résurrection de Lazare (11,1-44). Tout cela, il le synthétise dans des affirmations remarquables sur sa personne : « Je suis le pain de la vie ; qui vient à moi n’aura jamais faim, qui croit en moi n’aura jamais soif » (6,35). «Je suis la lumière du monde; qui me suit ne marche pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie.» (8,12) « Je suis la porte ; si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé ; il entrera et sortira, et trouvera un pâturage » (10,9). « Je suis le bon berger; le bon berger donne sa vie pour ses brebis » (10, 11; cf. 10,14-15). « Je suis la résurrection et la vie; qui croit en moi, même s’il meurt, vivra ; quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais » (11,25-26). « Je suis le chemin, la vérité et la vie ; personne ne vient au Père sinon par moi » (14,6). « Je suis la vigne, vous, les sarments ; qui demeure en moi et moi en lui, porte beaucoup de fruit, car sans moi vous ne pouvez rien faire » (15,5).

Dans ces déclarations, Jésus exprime ce que, dans la personne du Fils, Dieu le Père a donné à l’humanité. Jésus est pain, lumière, porte, berger, résurrection et vie, chemin, vérité et vie, vigne. En même temps, il indique ce que doivent faire les humains pour pouvoir profiter des biens de sa présence : venir à lui, croire en lui, le suivre, demeurer en lui. Il révèle du même coup les biens qu’il communique : la vie, la sortie des ténèbres et toute l’orientation à suivre, le dépassement de la mort par la résurrection, la connaissance du Père et la pleine communion avec lui. Malgré la légère divergence de terminologie, on trouve ici les dons de l’alliance nouvelle: la connaissance de Dieu (lumière, vérité), la loi (porte, berger, chemin), et le fruit qui en résulte, la vie. Tout cela est présent dans la personne de Jésus ; il le communique d’une manière intérieure et organique, symbolisée par le rapport entre la vigne et les sarments.

3.2.2. Le comportement du Fils et ses implications morales

50. Face à l’avènement du Fils de Dieu dans l’histoire, l’être humain est invité à exprimer son acceptation totale et à s’ouvrir au salut. Cette acceptation se manifeste comme une adhésion de tout son être; elle se reflète dans toutes ses attitudes.

a. Suivre l’exemple du Fils

Le comportement du Fils lui-même offre le modèle parfait de cette adhésion totale. Il fait coïncider sa volonté avec celle du Père dans l’acceptation et l’accomplissement de sa mission: sa nourriture est de faire la volonté du Père (4, 34), il fait toujours ce qui plaît au Père, observe sa parole (8, 29.55), dit les choses telles que le Père le lui a commandé (12, 49). Or tout enseignement de Jésus suggère une manière d’agir. L’engagement de « ceux qui adorent en esprit et en vérité » (4, 24) va jusque là.

Au même titre que ce qu’il dit, tout ce que Jésus fait devient normatif, par la force exemplaire de ce qu’il accomplit. L’application est tout particulièrement évidente en ce qui concerne son attitude de service (qu’on se rappelle le lavement des pieds : « je vous ai donné l’exemple » 13, 15), et le don de sa vie (15, 13 : « donner la vie pour ses amis»; l’énoncé se présente sous la forme littéraire d’une maxime, mais il ajoute un point d’appui au commandement qui précède, « que vous vous aimiez… comme je vous ai aimés »). En raison de l’autorité de Jésus, son comportement fonde l’obligation morale, devient critère du choix moral : la conjonction « comme » connote l’imitation. Tout aussi fondateur est son commandement, qui offre le gabarit d’après lequel on peut évaluer l’amour authentique du disciple : « Celui qui accueille mes commandements et les observe, celui-là m’aime » (14, 21). L’imitation atteint son point culminant quand le disciple réalise sa mission « comme » Jésus a réalisé la sienne (20, 21), ce qui permet de vérifier l’amour que le disciple nourrit envers son Seigneur (21, 19).

Bref, la parénèse johannique fait de Jésus le point de référence du comportement moral, dans le sillage même de son enseignement : « Celui qui prétend demeurer en lui doit se conduire comme lui-même s’est conduit » (1 Jn 2,6).

b. Foi en Jésus et amour envers les frères

51. La venue de Jésus a apporté du nouveau. Or la nouveauté anthropologique et sotériologique rend possible et requiert un comportement nouveau. La foi est l’attitude nouvelle par excellence exigée de l’être humain: croire, c’est s’abandonner soi-même et « venir » à Jésus, se départir de l’illusion de sa propre autosuffisance et reconnaître sa cécité, son besoin de Jésus Lumière ; c’est changer son habitude de «juger selon les apparences » ; c’est mettre à zéro, face à l’envoyé divin, sa propre autonomie pour acquérir la vraie liberté (filiale) et vaincre le péché.

Avec la foi vient l’amour envers les frères et sœurs. Voilà également un moyen d’entrer concrètement dans le mystère de Jésus, qui prend sa source dans l’amour du Père. Le Père aime Jésus, Jésus aime les disciples, les disciples doivent s’aimer les uns les autres. Cette réalité « nouvelle » a la puissance d’un signe (Jn 13,36) et le pouvoir de surmonter la mort (1 Jn 3,14). L’amour est le « fruit » de la foi (Jn 15,8).

Qui croit en Jésus et aime ses frères « ne pèche pas », c’est-à-dire ne vit pas dans le péché (1 Jn 3,6). Tous, certes, nous avons des manquements — en ce sens nous sommes tous pécheurs —, mais « le sang de Jésus, le Fils [de Dieu], nous purifie de tout péché » (1 Jn 1,7).

Qui croit en Jésus et aime ses frères « connaît Dieu » véritablement, parce que seul connaît Dieu « celui qui observe ses commandements » (1 Jn 2,3), celui qui fait ce que Jésus a fait : « Il a donné sa vie pour nous ; c’est pourquoi nous aussi, nous devons donner notre vie pour nos frères » (1 Jn 3, 16). Au contraire, « celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est amour » (1 Jn 4,8).

Qui croit en Jésus et aime ses frères a vraiment compris que « Dieu est amour » (1 Jn 4,16), vérité suprême qui sera reconnue de tous dans la mesure seulement où les croyants s’aimeront les uns les autres, « non seulement en paroles mais en actes », avec une préférence marquée pour les nécessiteux ; car « celui qui voit son frère dans le besoin et lui ferme ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui ? » (1 Jn 3,17-18).

Cette dimension anthropologique de la foi en Jésus coïncide avec la critique de la fausse religion chez les prophètes, comme on la trouve bien synthétisée dans Os 6, 6 : « C’est l’amour (hesed, c’est-à-dire stabilité, loyauté) que je veux, et non le sacrifice; la connaissance de Dieu (celle qui conduit à la justice : cf. Jr 22,15-16), plutôt que les holocaustes ».

Ainsi, l’éthique johannique est fondamentalement une éthique de l’Amour. Elle a pour modèle le don que Jésus a fait de sa propre vie. Et elle commence avec la foi — foi christologique, vécue comme un témoignage adressé à tous. Cet Amour est commandement, instruction, Torah, à l’instar de toute l’éthique biblique. Il est projet de Dieu pour ses enfants, projet que ceux-ci doivent assumer de manière résolue en luttant contre le pouvoir du mal qui nous pousse en direction contraire. Or cet Amour, cette Foi, « a vaincu (et continue de vaincre) le monde » (cf. 1 Jn 5,4).

c. La responsabilité vis-à-vis du monde

52. On a constamment mis l’accent sur la réponse que l’individu est appelé à donner à ce que Dieu offre dans le Christ. Cela a pu faire penser que, dans l’enseignement johannique, l’engagement moral requis avait une portée exclusivement individuelle. La présence de la communauté corrige cette impression: le mal a une dimension collective (qu’il suffise de penser au sens que prend parfois chez Jean le mot « monde ») ; le bien aussi a à la fois une provenance et une destination collectives. On arrive clairement à identifier la communauté des croyants, mais aussi celle du «monde», destinataire d’une œuvre de salut qui implique non seulement l’action de Jésus mais également la participation des siens. Si l’amour mutuel que Jésus « commande » (Jn 13, 34 ; 15, 12-17 ; 1 Jn 2, 10-11 ; 3, 11.23 ; 4, 7-12) est plus immédiatement orienté vers les frères et sœurs dans la foi, néanmoins, la prise de conscience de l’universalité de la mission est décisive pour une attitude de responsabilité bienveillante, et non de condamnation, vis-à-vis du monde.

Ces quelques observations mettent en lumière l’importance que Jean accorde à la pratique de l’amour en rapport avec le salut du monde: l’Église et le chrétien sont continuellement envoyés au monde pour que le monde croie ; or, à proprement parler, cette foi naît de la pratique de l’amour (« à cela ils reconnaîtront… » 13, 35). Non seulement le chrétien individuel mais également la communauté se démarque par une pratique nouvelle, mystérieuse (comme le vent, dont « on ne sait d’où il vient ni où il va » 3, 8), qui attire l’attention du monde de manière à l’amener à la foi et, conséquemment, à cette pratique de l’amour.

3.3. Le don du Fils et ses implications morales, selon les épîtres pauliniennes et autres

 

3.3.1. Le don de Dieu selon Paul

53. Pour l’apôtre Paul, la vie morale ne peut se comprendre que comme une réponse généreuse à l’amour et au don de Dieu. Celui-ci, en effet, voulant faire de nous ses enfants, a envoyé dans le monde son propre Fils et dans nos cœurs l’Esprit de son Fils qui crie : Abba, Père (Ga 4, 6 ; cf. Ep 1, 3-14), pour que nous ne soyons plus prisonniers du péché mais que nous marchions «selon l’Esprit » (Rm 8,5) ; « puisque nous vivons de l’Esprit, marchons aussi selon l’Esprit » (Ga 5,25).

Les croyants sont donc invités à rendre grâce constamment (1 Th 5, 18 ; Ep 5, 20 ; Col 3, 15). Si Paul les invite à vivre une vie digne de leur appel, il le fait toujours en leur mettant devant les yeux l’immense don que Dieu leur a fait. La vie morale, en effet, ne trouve son sens plein et véritable que si elle est vécue comme une offrande de soi-même pour répondre au don de Dieu (Rm 12,1).

3.3.2. L’enseignement moral de Paul

54. Dans ses écrits, Paul insiste sur le fait suivant: chez tout croyant, l’agir moral est un effet de la grâce de Dieu qui l’a rendu juste et le fait persévérer. Puisque Dieu nous a pardonné et nous a rendus justes, il accueille favorablement notre agir moral, qui témoigne du salut opéré en nous.

a. L’expérience de l’amour de Dieu comme base de la morale

55. La morale chrétienne ne naît pas d’une norme extérieure, mais plutôt de l’expérience de l’amour de Dieu pour chacun, expérience que l’apôtre tient à rappeler dans ses lettres, afin qu’on puisse bien comprendre et accueillir ses exhortations. Il fonde ses conseils et ses exhortations sur l’expérience vécue dans le Christ et dans l’Esprit, sans rien imposer de l’extérieur. Si les croyants doivent se laisser éclairer et guider de l’intérieur, et si ses exhortations et ses conseils ne peuvent qu’exiger d’eux de ne pas oublier l’amour et le pardon reçus, c’est qu’ils ont fait l’expérience de la miséricorde de Dieu, dans le Christ, qu’ils sont intimement unis au Christ et qu’ils ont reçu son Esprit. On pourrait formuler comme suit le principe qui oriente les exhortations de Paul: plus les croyants sont guidés par l’Esprit, moins il est nécessaire de leur donner des règles de conduite.

Un fait confirme la manière de procéder de l’apôtre: il ne commence pas ses lettres par des exhortations morales et ne répond pas tout de suite aux problèmes des destinataires. Il laisse toujours une distance, dans le texte, entre les problèmes posés et les réponses qu’il apporte. Il reprend les grandes lignes de son Évangile (par exemple, Rm 1–8), en montrant comment ses destinataires doivent développer leur manière de le comprendre; puis, petit à petit, il arrive à formuler ses conseils face aux difficultés diverses des jeunes Églises (par exemple, Rm 12–15).

On peut se demander si Paul encore aujourd’hui écrirait de cette manière, tant il est vrai qu’une majorité de chrétiens peut-être n’ont pas fait l’expérience de l’infinie générosité de Dieu à leur égard et se trouvent plutôt dans une situation de christianisme purement “sociologique”.

Une autre question se pose, dans la même ligne: ne s’est-il pas créé, au long des siècles, une séparation trop grande entre les impératifs moraux présentés aux croyants et les racines évangéliques de ces impératifs ? Aujourd’hui, en tout cas, il importe de réexprimer le rapport entre les normes morales et leurs motivations évangéliques, pour mieux faire comprendre à quel point l’exposé des normes dépend de la manière de présenter l’Évangile.

b. La relation au Christ comme fondement de l’agir du croyant

56. Pour Paul, ce qui détermine l’agir moral n’est pas une conception anthropologique, c’est-à-dire une certaine idée de l’homme et de sa dignité, mais bien la relation avec le Christ. Si Dieu justifie toute personne humaine par la foi seule, sans les œuvres de la Loi, ce n’est certainement pas pour que nous continuions tous à vivre dans le péché : « Nous qui sommes morts au péché, comment pourrions-nous vivre encore dans le péché ? » (Rm 6,2) Or la mort au péché est une mort avec le Christ. On trouve ici une première formulation du fondement christologique de l’agir moral des croyants, fondement exprimé comme une union impliquant du même coup une séparation: unis au Christ, les croyants désormais cessent de vivre dans le péché. De là l’importance que l’itinéraire des croyants s’assimile de quelque manière à celui du Christ. En d’autres termes, loin d’être abstraits, les principes de l’agir moral découlent plutôt d’une relation au Christ qui, en même temps que lui, nous a fait mourir au péché : l’agir moral se fonde directement sur l’union au Christ et l’inhabitation de l’Esprit; il vient de l’Esprit et en est l’expression. Ainsi, cet agir n’est pas, au fond, dicté par des normes extérieures, mais il provient d’une relation intense qui, dans l’Esprit, relie les croyants au Christ et à Dieu.

Paul déduit aussi certaines implications morales de son affirmation unique et caractéristique selon laquelle l’Église est le « corps du Christ ». Pour l’apôtre, l’expression, bien plus que simple métaphore, atteint presque un statut métaphysique. Puisque le chrétien est membre du corps du Christ, commettre la fornication équivaut à joindre au corps du Christ le corps de la prostituée (1 Co 6,15-17). Puisque les chrétiens forment l’unique corps du Christ, on doit utiliser les dons (charismes) variés impartis aux différents membres, dans l’harmonie, dans l’amour et le respect mutuels, en accordant une attention spéciale aux membres les plus vulnérables (1 Co 12–13). Quand ils célèbrent l’eucharistie, les chrétiens ne doivent pas violer ni négliger le corps du Christ en offensant les membres les plus pauvres (11, 17-34 ; cf. plus loin, les implications morales de l’eucharistie, n. 77-79).

c. Les principales attitudes envers le Christ Seigneur

57. Étant donné que la relation au Christ est à ce point fondamentale pour l’agir moral des croyants, Paul explique clairement quels sont les comportements justes à adopter face au Seigneur.

Même si l’affirmation n’est pas fréquente, dans deux textes qui concluent des écrits pauliniens, il est dit qu’il faut aimer le Seigneur Jésus Christ : « Si quelqu’un n’aime pas le Seigneur, qu’il soit anathème ! » (1 Co 16,22). Et : « Que la grâce soit avec tous ceux qui aiment notre Seigneur Jésus Christ d’un amour incorruptible ! » (Ep 6,24).

Bien loin d’être un sentiment inefficace, cet amour doit se concrétiser clairement dans des actions. Comment mieux exprimer ce processus qu’en tablant sur le titre le plus souvent attribué au Christ, celui de «Seigneur» ? Le mot «seigneur» s’oppose évidemment à «esclave»: à ce dernier, il appartient de servir. On le sait par ailleurs, «Seigneur» est un titre proprement divin attribué au Christ. De fait, les chrétiens sont appelés à servir le Seigneur (Rm 12, 11 ; 14, 18 ; 16, 18). Ce rapport des croyants avec le Christ Seigneur influe fortement sur leurs rapports mutuels. Ce n’est pas conforme à la loi de l’amour de se comporter en juge vis-à-vis d’un serviteur qui appartient à ce Seigneur (Rm 14, 4.6-9). De la sorte, les relations entre ceux qui, dans la société antique, sont esclaves et ceux qui sont seigneurs se trouvent relativisées (1 Co 7, 22-23 ; Phm ; cf. Col 4, 1 ; Ep 6, 5-9). Il convient qu’un serviteur du Seigneur serve, par amour du Seigneur, ceux qui appartiennent à ce Seigneur (2 Co 4, 5).

Compte tenu de l’attribution au Christ du titre divin de «Seigneur», on peut constater que les attitudes du croyant de l’Ancien Testament envers Dieu s’appliquent également au Christ: on croit en lui (Rm 3, 22.26 ; 10, 14; Ga 2, 16.20 ; 3, 22.26 ; cf. Col 2, 5-7; Ep 1,15) ; on espère en lui (Rm 15, 12 ; 1 Co 15, 19); on l’aime (1 Co 16, 22 ; cf. Ep 6, 24); on lui obéit (2 Co 10, 5).

En somme, l’agir juste englobe toutes ces attitudes envers le Christ Seigneur. On peut le découvrir à partir de sa volonté à lui, qui s’exprime à travers ses paroles, certes, mais tout spécialement à travers son exemple.

d. L’exemple du Seigneur

58. Les instructions morales de Paul sont assez diversifiées. Il affirme clairement et fortement quels comportements sont pernicieux et excluent du Règne de Dieu (cf. Rm 1, 18-32 ; 1 Co 5, 11 ; 6, 9-10 ; Ga 5, 14). Il se réfère rarement à la Loi mosaïque comme modèle de comportement (cf. Rm 13, 8-10; Ga 5, 14). Il n’ignore pas les modèles éthiques des stoïciens, ni ce que ses contemporains ont tenu pour bon et mauvais. Par ailleurs, il transmet certaines dispositions du Christ sur des cas concrets (1 Co 7, 10 ; 9, 14 ; 14, 37). Il se réfère également à la « loi du Christ » qui dit : « Portez les fardeaux les uns des autres » (Ga 6,2).

Plus souvent, Paul cite l’exemple du Christ, un exemple à imiter et à suivre. D’une manière un peu globale, il dit : « Soyez mes imitateurs comme je le suis moi-même du Christ » (1 Co 11,1). Exhortant les Philippiens à pratiquer l’humilité et à ne pas rechercher leur propre intérêt (Ph 2,4), il les interpelle : « Ayez entre vous les mêmes sentiments qui sont dans le Christ Jésus ! » (2, 5) ; puis il décrit tout le processus de l’abaissement et de la glorification du Christ (2, 6-11). Il cite aussi en exemple la générosité du Christ qui s’est fait pauvre pour nous rendre riches (2 Co 8,9), ainsi que sa douceur et sa mansuétude (10,1).

Paul souligne avec un relief spécial à quel point l’amour du Christ, qui parvient à son achèvement dans la passion, constitue pour nous un fort appel à l’engagement. « Car l’amour du Christ nous presse, à la pensée que si un seul est mort pour tous, alors tous sont morts. Et il est mort pour tous, afin que les vivants ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et ressuscité pour eux » (2 Co 5, 14-15). Il n’est plus possible à qui suit Jésus de mener une vie qui lui appartient en propre, selon ses projets et ses désirs, mais uniquement une vie en union avec Jésus. Dans sa personne, Paul témoigne d’une telle vie : « Ce n’est plus moi qui vis, mais Christ qui vit en moi. Ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2, 20). Cette attitude se trouve aussi dans l’exhortation de la lettre aux Éphésiens : « Marchez dans l’amour, comme le Christ lui-même nous a aimés et s’est livré pour nous, en offrande et en sacrifice, comme un parfum d’agréable odeur » (Ep 5,2 ; cf. Ep 3, 17 ; 4, 15-16).

e. Le discernement de la conscience sous la direction l’Esprit

59. Il arrive rarement que Paul recommande explicitement aux croyants de «discerner». Le cas échéant, il le fait de manière à faire comprendre que toutes les décisions doivent se prendre avec discernement. À preuve, le début de la partie exhortative de la lettre aux Romains (Rm 12,2). Les chrétiens doivent discerner, parce que souvent les décisions à prendre ne sont pas claires ni évidentes. Le discernement consiste à examiner, sous la conduite de l’Esprit, ce qui en toutes circonstances est meilleur et parfait (cf. 1 Th 5, 21 ; Ph 1,10 ; Ep 5, 10). En demandant aux chrétiens de discerner, l’apôtre les rend responsables et sensibles à la voix de l’Esprit en eux. Telle est la conviction de Paul: l’Esprit, qui se manifeste à travers l’exemple du Christ et qui est vivant dans le cœur des chrétiens (cf. Ga 5, 25 ; Rm 8,14), va leur donner la capacité de décider ce qui est convenable en toute occasion.

3.3.3. Suivre le Christ, selon les lettres de Jacques et de Pierre

60. Ces écrits font partie du groupe de lettres qu’on appelle catholiques, du fait qu’elles ne s’adressent pas à une communauté particulière mais à un public plus vaste.

a. La lettre de Jacques

Prenant pour acquise l’œuvre salvifique de Jésus, Jacques s’intéresse surtout à la vie morale des membres de la communauté chrétienne. La lettre met au centre la vraie sagesse qui vient de Dieu (Jc 1,5) et l’oppose à la fausse sagesse en décrivant les deux attitudes : « Cette sagesse-là ne vient pas d’en haut: elle est terrestre, animale, démoniaque; car là où il y a jalousie et chicane, il y a désordre et toutes sortes de mauvaises actions. Mais la sagesse d’en haut est d’abord pure, puis pacifique, tolérante, conciliante, pleine de miséricorde et de bons fruits, sans partialité ni hypocrisie » (3,15-17).

La sagesse d’en haut, l’enseignement moral révélé d’en haut, n’est pas l’œuvre de l’homme mais de Dieu. L’homme peut seulement l’analyser, l’approfondir et la mettre en pratique. Il s’agit d’une morale objective. Au contraire, la sagesse « terrestre, animale, diabolique » (3,15) sert souvent à justifier des comportements amoraux. La sagesse terrestre constitue pour l’homme une tentation permanente dans la mesure où il veut décider par lui-même ce qui est bien et ce qui est mal.

La lettre est aussi un manifeste en faveur de la justice sociale. C’est pourquoi elle tient pour fondamentale l’estime de la dignité de tout être humain, surtout s’il est pauvre, particulièrement exposé aux humiliations et au mépris de la part des riches et des puissants. Ainsi se continue la défense des pauvres déjà entreprise par les prophètes, surtout Amos et Michée. Mais il y a aussi une dimension christologique. L’auteur se réclame de « la foi en notre Seigneur Jésus Christ, Seigneur de la gloire » (2,1). La dignité du Christ glorieux est une garantie pour la dignité de tout chrétien racheté par le sang du Christ: elle exclut les favoritismes.

Jacques insiste beaucoup sur l’importance de freiner la langue (1, 26 ; 3, 1-12), jusqu’à affirmer : « Si quelqu’un ne pèche pas en paroles, c’est un homme parfait, capable de refréner son corps entier » (3,2). Dans l’Église, une responsabilité particulière incombe aux maîtres (cf. 3,1) : ils peuvent créer tellement de dissensions et de divisions dans la communauté chrétienne par leur enseignement (ou leurs écrits). Ont une responsabilité semblable tous ceux qui exercent une influence forte et déterminante sur l’opinion publique.

b. La première lettre de Pierre

61. L’écrit parle abondamment de Jésus Christ, de sa passion, de sa résurrection et de sa venue future dans la gloire. C’est de ce cheminement que, d’après lui, la vie humaine doit s’inspirer pour se construire dans la bonne direction. Le premier thème abordé est le baptême (1 P 1,3-5), signe de conversion et de régénération. La mort au péché doit être totale et définitive, comme l’est par après la renaissance à la vie nouvelle. Les chrétiens sont régénérés « au moyen de la Parole de Dieu » (1,23) et, en tant que «pierres vivantes », ils constituent « un édifice spirituel, pour un sacerdoce saint, afin d’offrir, par Jésus Christ, des sacrifices spirituels agréables à Dieu » (2,5). De tels « sacrifices spirituels » coïncident avec l’ensemble de la vie chrétienne, vécue sous l’animation et la conduite de l’Esprit.

Les croyants ne doivent pas s’accommoder à la société païenne dans laquelle ils vivent : ils y sont « étrangers et pèlerins » (2, 11). Il leur faut s’abstenir « des mauvais désirs de la chair » (2, 11), du mode de vie païen (cf. 4, 3), et, par leurs œuvres bonnes, amener les païens à « rendre gloire à Dieu au jour de sa manifestation » (2, 12). Même s’ils sont différents, les croyants n’en sont pas moins appelés à s’insérer dans la société où ils vivent et à se soumettre « à toute autorité humaine à cause du Seigneur » (2, 13). Cette participation empressée à la vie sociale apparaît aussi dans les règles qui visent les diverses relations entre personnes et groupes (État, famille, mariage) (2,13–3,12).

Si les croyants ont à subir la persécution et à souffrir pour la justice, le souvenir de la mort violente du Christ constitue pour eux un encouragement et un soutien (3, 13 ; 4, 1). Même en de pareilles circonstances, ils ne doivent pas se replier sur eux-mêmes : « (Soyez) prêts à répondre à quiconque vous demande compte de l’espérance qui est en vous ; toutefois, faites-le avec douceur et respect » (3, 15-16). Dans la mesure où ils participent aux souffrances du Christ, l’auteur les exhorte: « Réjouissez-vous pour que, lors de la révélation de sa gloire, vous soyez aussi dans la joie et l’allégresse » (4,13).

À côté de ces normes pour la conduite en milieu païen, il y a les exhortations pour la vie communautaire, qui doit être marquée par la prière, la charité, l’hospitalité et le bon usage des charismes en faveur de la communauté. Que tout se fasse ainsi, « pour qu’en tout, Dieu soit glorifié par Jésus Christ » (4,11) !

3.4. L’alliance nouvelle et ses implications morales, selon la lettre aux Hébreux

 

3.4.1. Christ, médiateur de l’alliance nouvelle

62. Des trente-trois occurrences du mot « alliance » dans le Nouveau Testament, dix-sept se trouvent dans la lettre au Hébreux. Celle-ci traite explicitement de l’alliance mosaïque (He 9, 19-21), cite intégralement la prophétie de Jérémie (8, 8-12), mentionne Jésus comme médiateur de l’alliance nouvelle (8, 6 ; 9, 15 ; 12, 24) et parle de l’« alliance nouvelle » (8, 8 ; 9, 15 ; 12, 24), « meilleure » (7, 22 ; 8, 6) et « éternelle » (13, 20). Dans sa lettre, l’auteur décrit l’intervention de Dieu par l’intermédiaire de son Fils Jésus pour réaliser l’alliance nouvelle.

a. Le médiateur parfait, nouveau Moïse

Pour nous introduire dans un rapport intime avec lui, Dieu a choisi son propre Fils comme médiateur parfait, ultime et définitif. Déjà dans le prologue, on trouve l’affirmation centrale : « Dieu nous a parlé par le Fils » (He 1,2).

D’entrée de jeu, l’auteur présente une synthèse de l’histoire du salut. Il décrit l’action de Dieu pour établir l’alliance et indique les deux aspects du mystère pascal : « après avoir accompli la purification des péchés, il s’est assis à la droite de la Majesté dans les hauteurs » (1, 3). Le Fils a surmonté l’obstacle qui empêchait la relation d’alliance et a établi définitivement l’alliance entre Dieu et nous.

Christ, Fils de Dieu (1, 5-14) et frère des humains (2 ,5-18) est, dans la constitution même de son être, médiateur de l’alliance. Il reçoit le titre de « grand prêtre » (2, 17), à qui incombe le rôle fondamental d’exercer la médiation entre Dieu et les humains. À ce titre s’ajoutent deux adjectifs : « digne de foi » et « miséricordieux », désignant deux qualités essentielles et nécessaires pour établir et maintenir une alliance. «Digne de foi» se réfère à la capacité de mettre le peuple en relation avec Dieu ; « miséricordieux » exprime la capacité de comprendre les humains et de les aider fraternellement. Le mystère du Christ inclut l’adhésion à Dieu et la solidarité fraternelle, deux aspects d’une unique disposition d’alliance.

b. L’« alliance nouvelle », fondée sur le sacrifice du Christ

63. Quand Jérémie annonçait l’alliance nouvelle, il n’expliquait pas sous quelle forme elle serait établie ni quel en serait l’acte fondateur. L’auteur de la lettre aux Hébreux proclame sur un ton déterminé, dans la phrase centrale de toute la lettre : « Christ est venu comme grand prêtre des biens à venir, traversant une tente qui n’est pas faite de main d’homme, c’est-à-dire n’appartenant pas à cette création; il est entré une fois pour toutes dans le sanctuaire, non pas avec du sang de boucs et de veaux, mais avec son propre sang, obtenant ainsi une rédemption éternelle » (He 9,11-12). Christ est entré dans le véritable sanctuaire, a été introduit dans l’intimité de Dieu, a ouvert le chemin vers Dieu, établi la communication de l’homme avec Dieu, réalisé l’alliance définitive. Par quel moyen ? « Par son propre sang », c’est-à-dire par sa mort violente transformée en offrande, par le sacrifice de sa propre vie, moyen par excellence pour réaliser l’union parfaite avec Dieu et une extrême solidarité avec les humains. Ainsi, le Christ a « obtenu » pour beaucoup « une rédemption éternelle », la libération des péchés, condition fondamentale pour la mise en place de l’alliance nouvelle.

Dans 10,1-18, l’auteur décrit l’effet, la valeur salvifique du sacrifice du Christ : il présente celui-ci comme l’intervention décisive qui a changé radicalement la situation des humains face à Dieu. Il insiste sur la suppression des fautes : Dieu ne se souviendra plus des péchés (10,17), il les pardonnera (10,18). Les deux phrases les plus significatives définissent cette efficacité salvifique du point de vue du don de la sainteté (10,10) et de la perfection (10,14).

L’offrande unique du Christ produit donc un effet double: il confère la perfection au Christ et aussi à nous. Dans sa passion et sa résurrection, le Christ était tout à la fois passifet actif: il a reçu et réalisé la perfection, c’est-à-dire la relation parfaite avec Dieu, et en même temps il nous l’a communiquée ; ou mieux, il a reçu la perfection pour nous la communiquer. Ainsi a-t-il établi l’alliance nouvelle.

3.4.2. Les exigences du don de l’alliance nouvelle

64. Ceux qui, par l’effet de l’offrande du Christ, ont reçu le pardon des péchés et qui sont sanctifiés, et donc sont entrés dans l’alliance nouvelle, se trouvent dans une situation inédite qui, de leur part, requiert un comportement inédit. L’auteur en indique les traits caractéristiques dans 10,19-25. Le texte comprend deux parties : la première, de nature descriptive (v. 19-21) et la seconde, de nature exhortative (v. 22-25). La partie descriptive (au mode indicatif) définit la situation nouvelle créée par l’intervention du Christ. Elle présente donc surtout l’alliance nouvelle comme le don merveilleux que Dieu nous fait dans le Christ, et montre que nous possédons trois réalités: un droit d’entrée, un chemin et un guide. La partie exhortative (au mode impératif) exprime les exigences et invite à adopter les trois attitudes de foi, espérance et charité; il importe que l’homme accueille activement le don de Dieu. Le texte présente de manière exemplaire le lien très étroit entre le don préalable de Dieu et le devoir humain qui s’ensuit, autrement dit, entre le mode indicatif et le mode impératif.

a. Progresser dans la relation à Dieu

65. Nous sommes tous invités à nous approcher de Dieu, à entrer en communion intime avec lui. Avant tout est exigée une adhésion personnelle à Dieu. On réalise celle-ci en pratiquant les vertus théologales, qui ont un rapport étroit et direct avec l’alliance nouvelle.

La première condition pour s’approcher de Dieu, c’est l’adhésion de foi par la médiation sacerdotale du Christ. L’invitation à atteindre « la plénitude de la foi » (10,22) se fonde sur l’efficacité parfaite du sacrifice et du sacerdoce du Christ, qui introduisent réellement les humains dans la communion avec Dieu. La plénitude de la foi s’obtient quand on a « le cœur purifié de toute mauvaise conscience et le corps lavé d’une eau pure » (10,22) : référence évidente au sacrement du baptême, quant au rite extérieur et à l’efficacité intérieure. Par ces mots, l’auteur indique le changement radical entre alliance ancienne et nouvelle, le passage à une alliance davantage intériorisée. L’aspersion avec le sang du Christ atteint l’homme dans son cœur (cf. Jr 31, 33 ; Ez 36, 25), le libère de ses mauvaises dispositions antérieures, le transforme et le renouvelle.

La seconde attitude est l’espérance (10, 23), en connexion étroite avec la foi (cf. 11, 1). Elle exprime l’aspect dynamique de la foi, parce que le message que nous accueillons n’est pas la révélation d’une vérité abstraite mais bien d’une personne, qui est chemin et cause de salut. Nous avons l’espérance d’obtenir l’héritage éternel, d’entrer pour toujours dans le repos de Dieu.

Finalement, l’auteur exhorte à la charité (10, 24-25). Le rapport entre alliance et charité est très étroit. Celle-ci comprend toujours deux dimensions: l’union à Dieu et l’union avec les frères et sœurs, dimensions fondamentales de l’alliance nouvelle. Ces versets nous invitent à rester attentifs les uns aux autres pour progresser effectivement dans une charité qui produit des œuvres bonnes ; ils soulignent tout particulièrement l’exigence d’être fidèles aux assemblées de la communauté.

b. Sacrifice de louange à Dieu et service des frères et sœurs

66. Par diverses exhortations, l’auteur indique ce qu’est le comportement approprié de ceux qui, comme Jésus, se sont approchés de Dieu: ils doivent supporter les persécutions et les souffrances, demeurer constants dans la foi et patients dans l’espérance (10, 32-39) ; ils sont appelés à rechercher la paix avec tout le monde et à s’engager dans un processus de sanctification (12, 14-17).

Après d’autres exhortations à un comportement juste (13, 1-14), suit une synthèse de la vie morale chrétienne, en connexion étroite avec le sacrifice du Christ et avec sa médiation : « Par lui, offrons à Dieu en tout temps un sacrifice de louange, c’est-à-dire le fruit de lèvres qui confessent son nom. N’oubliez pas les œuvres bonnes ni le partage des biens, car le Seigneur se plaît à de tels sacrifices » (13, 15-16).

Le culte chrétien se réalise principalement dans le vécu chrétien de tous les jours. Ce culte est véritablement chrétien en raison de la médiation du Christ (« par lui » 13, 15) ; il consiste à unir sa propre existence au sacrifice du Christ pour la faire monter jusqu’à Dieu. Cela se produit de deux manières, l’une et l’autre nécessaires, qui correspondent aux deux aspects du sacrifice du Christ: en donnant sa vie, Christ a glorifié Dieu et il a sauvé ses frères et sœurs. Semblablement, le chrétien doit louer Dieu et servir ses frères et sœurs. Christ a fait preuve d’une parfaite adhésion à la volonté de Dieu (cf. 5, 8 ; 10, 7-10) et d’une généreuse solidarité avec les humains (cf. 2, 17-18 ; 4, 15). Par lui et avec lui, toute la vie des chrétiens doit consister à transformer leur existence de manière à vivre dans l’obéissance envers Dieu et la générosité, le don d’eux-mêmes à leurs frères et à leurs sœurs.

3.5. Alliance et engagement des chrétiens : la perspective de l’Apocalypse

 

3.5.1. Une alliance en mouvement dans l’histoire

67. L’alliance, comme la conçoit l’Apocalypse, a pour point de départ l’alliance mosaïque et davidique, comprise et revécue dans la perspective de l’alliance nouvelle proposée par Jérémie (Jr 31, 33 ; cf. Ez 36, 26-28).

L’auteur de l’Apocalypse, passant sans trop de transition de l’Ancien au Nouveau Testament et vice-versa, réinterprète l’alliance comme l’engagement de Dieu à réaliser avec les humains, par l’intermédiaire du Christ et en relation avec lui, une appartenance réciproque très intime, maintes fois exprimée auparavant par la formule stéréotypée : « Vous êtes mon peuple et je suis votre Dieu » (par exemple, Jr 31, 32 ; Ez 36, 28). La première allusion explicite à l’alliance qu’on rencontre dans l’Apocalypse — quand « s’ouvrit le temple de Dieu dans le ciel et [qu’]apparut dans son temple l’arche de l’alliance » (Ap 11,19) — trouve place en conclusion de la grande célébration doxologique (11, 15-18) qui a pour objet un événement fondamental : « La royauté sur le monde appartient maintenant à notre Seigneur et à son Christ » (11, 15). L’avènement du Règne de Dieu dans le monde des humains débouche sur une alliance réalisée, rendue solennellement visible par l’apparition de l’arche.

Pour ce qui est de la dernière allusion à l’alliance, en conclusion du livre, l’auteur reprend la formule de Jérémie et d’Ézéchiel et la voit réalisée dans la Jérusalem nouvelle, la cité-épouse : « J’ai vu la nouvelle Jérusalem descendre du ciel, d’auprès de Dieu, comme une fiancée parée pour son époux » (21,2). Il explique et illustre aussitôt : « Et j’ai entendu, venant du trône, une voix puissante qui disait : “Voici la tente de Dieu parmi les humains ! Il mettra se tente au milieu d’eux et ils seront ses peuples, et lui, Dieu-avec-eux, il sera leur Dieu” » (21,3).

Étonnamment, l’ancienne formule d’alliance ici se trouve élargie. L’allusion fondamentale au Christ Agneau en tant qu’époux et à Jérusalem en tant que fiancée — reprise dans 21,9 — éclaire les divers détails dans cette perspective: la présence de la tente et le fait que Dieu « mettra sa tente parmi les humains » rappellent et reprennent Jn 1,14 : « La Parole s’est faite chair, et elle a mis sa tente parmi nous ». Seulement, c’est grâce au Christ Agneau (Ap 5, 9) que s’effectue le passage d’un seul peuple, dans l’antique formulation, à une pluralité de peuples, dans la nouvelle : « ils seront ses peuples ». C’est uniquement par l’intermédiaire du Christ et de toute son action que le Dieu de l’ancienne alliance, devenu « Dieu-avec-nous », devient « leur Dieu ».

3.5.2. L’engagement des chrétiens

68. L’alliance et le Règne constituent un don de Dieu, un don du Christ. Celui-ci, toutefois, sous les deux aspects, se réalise par la coopération des chrétiens. Au tout début de l’Apocalypse, on trouve une acclamation au Christ qui exprime cette réalité : « À celui qui nous aime et qui nous a délivrés de nos péchés par son sang — il a fait de nous un royaume, des prêtres pour son Dieu et Père —, à lui la gloire et la puissance pour les siècles. Amen » (Ap 1, 5-6). Deux aspects ressortent avant tout: d’abord, la dimension de l’amour du Christ, dont toute l’assemblée se sent l’objet ; puis un premier effet de l’action rédemptrice de Jésus: par lui, les humains sont constitués « royaume et prêtres » (cf. aussi 5, 9-10). L’amour qui vient du Christ et la rédemption se situent du côté de la réciprocité de l’alliance, tandis que les deux autres termes, royaume et prêtres, se rattachent plutôt au contexte du Règne. Commençons par ces deux termes.

a. Les chrétiens en tant que « royaume »

69. À partir du baptême, les chrétiens, délivrés de leurs péchés, appartiennent exclusivement au Christ qui fait d’eux son royaume (cf. 1, 5-6). Il s’agit d’un royaume en devenir qui, comme tel, implique une appartenance toujours plus grande au Christ. Ce processus de perfectionnement détermine la perspective pénitentielle de la première partie de l’Apocalypse (ch. 1–3). Comme nous le verrons mieux plus loin en détail, le Christ ressuscité, parlant en « je », adresse à son Église des impératifs qui tendent à la changer en mieux, à la consolider, à l’amener à la conversion. Ce que le Christ ressuscité demande aux Églises particulières d’Asie Mineure vaut, de manière plus générale, pour l’Église de tous les temps. Dans chacune des lettres aux Églises se laisse percevoir une dialectique entre l’Église locale, au point de départ, et l’Église universelle — les « Églises » —, au terme. Dans la mesure où l’Église accueille ce message, elle développe son appartenance au Christ en devenant toujours davantage « royaume », toujours plus capable de suivre le Christ Agneau (14, 4) et d’agir en conséquence.

b. Les chrétiens en tant que « prêtres » et « vainqueurs »

70. Les chrétiens, constitués en «royaume», se voient qualifiés parallèlement comme « prêtres » (cf. 1, 5 ; 5, 10). Dans 5,10, la célébration s’adresse directement au Christ Agneau : dans la terminologie propre à l’Apocalypse, ce titre désigne le Christ mort et ressuscité, doté de toute la puissance messianique et communiquant aux humains la plénitude de son Esprit (cf. 5, 6). C’est le Christ, en tant qu’Agneau, qui établit les chrétiens comme « prêtres ». Cette qualification insolite (cf. aussi 1 P 2,1-10) implique chez les chrétiens — outre la pureté requise et la dignité reliée au statut de «royaume» — un rôle de médiation entre ce qu’est le projet divin d’alliance et sa réalisation dans l’histoire, qui débouchera sur la réalisation définitive du Règne de Dieu. En effet, les chrétiens, précisément en tant que prêtres, « règnent sur la terre » (5, 10) : cela ne veut pas dire qu’ils jouissent d’un règne déjà achevé, mais qu’ils s’engagent activement à instaurer le Règne de Dieu et du Christ, en train de se réaliser.

L’engagement actif des chrétiens, exprimé en termes de médiation, s’exerce dans le concret de l’histoire où se déroule la confrontation dialectique entre le bien et le mal, entre le système du Christ et le système terrestre anti-Règne et anti-alliance mis en action par l’influence du Démoniaque. Associée à la victoire que le Christ, présent et actif dans l’histoire de l’humanité, est en train de remporter, l’activité propre au chrétien implique une domination du mal, une victoire. Les chrétiens excluent du cadre de leur existence ces choix négatifs qui contrediraient ou même risqueraient de détruire leur statut initial de « royaume ». La tension morale pour devenir complètement royaume, qui présuppose un état de conversion permanente, préserve les chrétiens de toute régression.

L’engagement des chrétiens comme «vainqueurs», dans le sens d’une collaboration à la victoire que le Christ est en train de remporter sur le système terrestre contraire à l’alliance, implique de leur part une série d’initiatives.

En premier lieu, la prière: l’Apocalypse lui attribue un rôle déterminant dans la construction du Royaume de Dieu. Unies à celles des martyrs (cf. 6, 9-11), les prières des chrétiens sur la terre montent devant Dieu et Dieu répond par ses interventions dans l’histoire (8, 1-5). La prière, qui pour l’Apocalypse est à la fois louange individuelle et célébration chorale, prend souvent la forme d’une supplication passionnée, propre au chrétien qui, attentif au développement de l’histoire, observe les lacunes qui s’y trouvent, au double plan de la morale et de la réalisation du Règne.

À côté de la prière, le témoignage du chrétien se présente comme un autre engagement actif. Puisque de façon permanente il « garde les commandements de Dieu et possède le témoignage de Jésus » (12, 17 ; 19, 10), le chrétien, avec ces valeurs, se pose en adversaire du système anti-Règne et anti-alliance qu’il trouve dans l’histoire. Il en sera vainqueur, en même temps que le Christ et en vertu de la puissance du Christ, par la parole, certes, mais surtout par la vie, au point même d’en faire le don (cf. 12, 11). Pour l’Apocalypse, le chrétien est toujours un martyr potentiel.

Et puis, quand l’Esprit le lui suggère, le chrétien pourra aussi, face au système anti-alliance auquel il ne cesse pas de se confronter, adopter le ton de la dénonciation prophétique. L’Apocalypse esquisse le portrait du prophète d’après ses traits les plus saillants (cf. 11, 1-13) : il devra avant tout mettre l’accent sur la prière, et ensuite, avec la force de l’Esprit, dénoncer l’attitude agressive du système terrestre, hostile au Règne et à l’alliance; il le fera avec la puissance irrésistible de la Parole de Dieu, à l’instar des anciens prophètes. Il pourra même être appelé à suivre le Christ jusqu’au bout, en vivant dans sa propre chair l’événement pascal, au point d’être tué. Mais même après la mort, il exercera une influence décisive sur l’histoire.

c. « Les œuvres justes des saints »

71. On remarquera enfin, dans le cadre des activités exercées par le chrétien, un qualificatif qui les traverses toutes en diagonale comme une sorte de dénominateur commun : l’auteur mentionne « les œuvres justes des saints » (19, 8). Il s’agit de ces empreintes durables de justice et de droiture que les saints laissent dans l’histoire grâce à chacune des activités mentionnées. Les activités auxquelles se réfère le terme « œuvres de justice » contribuent toutes au développement du Règne, mais elles renvoient en même temps de manière décisive au thème de l’alliance. L’auteur les interprète explicitement comme « le lin » (19,8) que l’Église, encore fiancée, utilisera pour sa robe de noces quand, dans la phase eschatologique, elle deviendra l’Épouse.

d. La lecture sapientielle de l’histoire

72. L’appel à suivre le Christ, adressé au chrétien, apparaît étroitement lié aux événements de l’histoire. Pour que sa prière, son prophétisme, son témoignage et toutes ses autres actions contribuent efficacement à l’établissement de la justice, il faut, de sa part, une interprétation opportune de la portion d’histoire dans laquelle sa vie se déroule. Depuis la première partie de l’Apocalypse, il y a eu — en plus de l’insistance sur l’appel à « devenir royaume » — une pression constante, tel un feu roulant, en faveur d’une lecture interprétative de l’histoire. Voilà un point crucial pour la vie chrétienne, comme l’envisage l’Apocalypse. Il s’agit de lire l’histoire, un œil braqué sur les valeurs et principes religieux que Dieu a révélés et révèle, et l’autre œil braqué sur les événements concrets. En situant les événements concrets dans le cadre des valeurs et principes religieux et en se laissant éclairer par ceux-ci, on obtient une interprétation de type sapientiel. En effet, l’Apocalypse appelle sagesse, d’une part, la sagesse avec laquelle Dieu et le Christ Agneau dirigent vers l’avant le développement de l’histoire (cf. 5, 12 ; 7, 12), et d’autre part, la capacité qu’a le chrétien de cueillir cette sagesse transcendante dans le concret de son époque, en opérant une synthèse entre les principes et les faits concrets, et en en tirant des propositions pour un agir efficace. Voilà ce que vise l’impératif sept fois répété par le Christ ressuscité : « Celui qui a une oreille, qu’il écoute ce que l’Esprit dit aux Églises » (2,7.11.17.29; 3,6.13.22). C’est à cela aussi que tendent les tableaux symboliques qui contiennent les grands principes religieux révélés; ces tableaux servent à insérer et à éclairer les situations historiques les plus diverses. Leur interprétation et leur application dans le concret permet une lecture sapientielle fidèle et actualisée de l’histoire.

En insérant dans l’histoire, d’une manière bien orientée et fidèle aux faits, sa prière, son témoignage, son prophétisme et les autres initiatives que dans chaque cas la lecture sapientielle des événements lui suggérera, le chrétien coopérera à la réalisation ultérieure du Règne et grandira dans cette réciprocité de l’amour du Christ qui est typique de l’alliance.

e. Conclusion

73. Pour l’Apocalypse, l’alliance représente un don de Dieu qui se ramifie dans les événements humains. En passant à travers l’histoire par le Christ, Dieu réalise progressivement cette réciprocité maximale qui est un trait typique de la Jérusalem nouvelle: pour que celle-ci s’actualise, il faut le plein développement du Règne. Alliance et Règne s’appellent réciproquement: ils sont en mouvement dans l’histoire d’une manière parallèle et, quand ils arrivent au terme, ils coïncident. Considéré à son point d’arrivée, le Règne représente la pleine réalisation du système de valeurs mis en place par le Christ dans une situation finale où tout est homogène avec lui et avec le Père. L’expression de cette situation en termes interpersonnels, c’est la réciprocité de l’alliance pleinement réalisée, expérimentée avec amour. Le don de l’alliance, fait par Dieu, apparaît ainsi, dans l’Apocalypse, comme une force motrice sous-jacente qui pousse vers l’avant tout le développement de l’histoire du salut et le mène à son terme.

3.6. L’eucharistie, synthèse de l’alliance nouvelle

3.6.1. Le don de l’eucharistie

74. Comme nous l’avons déjà mentionné, la perspective d’une alliance nouvelle se dessine déjà chez le prophète Jérémie (Jr 31, 31-34; cf. Ez 36, 26-28). L’intervention décisive de Dieu : « Je donnerai ma loi au fond d’eux-mêmes » (Jr 31, 33) aura ceci pour effet : « Tous me connaîtront » (31, 34). Jérémie, pourtant, n’indique pas le moyen par lequel Dieu va effectuer cette transformation intérieure.

a. La mort de Jésus fonde l’alliance définitive

S’il est vrai que Jérémie et Ézéchiel avaient annoncé une telle opération à l’intérieur de l’être humain, c’est chez les Synoptiques et chez Paul qu’on trouve concrètement précisé le moyen que Dieu utilise pour l’effectuer. Jésus, le Serviteur souffrant de Dieu (Lc 22, 27 ; Jn 13, 4-5.13-17), anticipe dans des signes éloquents le don suprême qu’il s’apprête à faire en offrant la coupe avec son sang ; or il désigne celui-ci comme suit : « mon sang, [le sang] de l’alliance » (Mt 26, 28 ; Mc 14, 24 ; cf. Ex 24, 8), ou encore, selon la formulation de Paul et de Luc : « Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang » (Lc 22, 20 ; 1 Co 11, 25).

Dans le don de l’eucharistie à l’Église, Jésus s’est livré lui-même, déterminant ainsi le sens de sa passion et de sa résurrection. Il a transfiguré la mort, cet acte humain qui signifie et effectue la désagrégation totale, en un moyen d’union extrêmement puissant. Normalement, le décès d’une personne crée une rupture irrémédiable entre celui qui s’en va et ceux qui restent, et cela se produit encore davantage quand il s’agit d’un condamné à la peine capitale. Pourtant, lors du dernier repas, Jésus condamné a donné à sa mort un sens complètement opposé, en en faisant l’occasion et la cause d’un amour extrême, un instrument de communion avec Dieu ainsi qu’avec les frères et sœurs, bref, un moyen d’établir l’alliance définitive.

Les paroles d’institution « Buvez-en tous, car ceci est mon sang, [sang] de l’alliance » révèlent et effectuent cette métamorphose du sens de la mort. Ce qui est offert comme substance nutritive qui donne vie, c’est « le sang versé », c’est-à-dire la mort elle-même, considérée non pas comme un échec fatal mais comme « mémoire », autrement dit, présence permanente d’un supplicié qui «reviendra»; car à partir de la « nuit où il a été livré » (1 Co 11,23), celui qu’on a jugé a été établi comme celui qui nous juge, « afin que nous ne soyons pas condamnés avec le monde » (11, 32).

b. L’efficacité des éléments de l’eucharistie pour construire la communauté

75. Le geste sacramentel exprime de manière toute spéciale l’efficacité du sacrifice par rapport à la communauté. Jésus se donne en nourriture et boisson pour tous les humains (cf. Jn 6, 53-58). C’est pourquoi non seulement son sacrifice le rend agréable à Dieu, mais la forme même sous laquelle ce sacrifice est signifié et réalisé manifeste aussi le bénéfice que nous en retirons, du fait qu’il nous met en étroite communion avec Jésus et, par lui, avec Dieu. Le banquet de l’« alliance nouvelle » où Jésus lui-même se fait nourriture réalise l’aspect souligné par Jérémie : l’activité de Dieu devant éventuellement transformer les humains «de l’intérieur». Dans l’affirmation « il faut manger la chair de Jésus » et « boire son sang », l’insistance est mise sur l’assimilation complète, ce qui exprime d’une manière optimale l’action divine prévue par Jérémie et Ézéchiel à l’intérieur de l’être humain. Or cette opération divine, loin de se limiter à un groupe privilégié, met tous les appelés en communion les uns avec les autres. Il s’agit d’un repas partagé où personne n’est exclu, du fait que le corps, dit Jésus, est « livré pour vous » et le sang « versé pour vous ». Déjà tout repas pris en commun porte en lui-même un dynamisme de communication entre les personnes, d’accueil réciproque, de relations amicales et fraternelles. À plus forte raison cela vaut-il du banquet eucharistique : celui-ci n’est pas le résultat de convergences horizontales, mais il a son origine dans l’invitation du Christ qui verse son sang pour tous et obtient ce que personne, ni tous ensemble, nous ne pourrions obtenir : « le pardon des péchés » (Jr 31, 34; Mt 26, 28).

Cette réalité profonde du repas du Seigneur était si impressionnante pour la foi que Paul lui-même, pourtant toujours respectueux de la dualité des éléments de l’eucharistie (1 Co 10,16), fasciné par l’unité tellement profonde que crée le sacrement, en vient à un certain moment à se concentrer sur un seul des éléments : « Parce qu’il y a un seul pain, nous, pourtant nombreux, nous formons un seul corps : tous, en effet, nous participons à l’unique pain » (10, 17). Cet unique corps, c’est l’Église.

Alors que le Seigneur disait du pain eucharistique : « Ceci est mon corps » (11, 24), Paul déclare à propos des Corinthiens : « Vous êtes le corps du Christ » (12,27). Une chose ne va pas sans l’autre, et les séparer, « ce n’est plus manger le repas du Seigneur » (11, 20).

c. L’eucharistie, le don

76. L’eucharistie est complètement don: c’est le don par antonomase. Là Jésus se donne lui-même, il donne sa propre personne. Mais ce qu’il donne, c’est son corps livré et son sang versé; cela veut dire qu’il se donne lui-même dans l’acte suprême de sa vie, précisément en livrant sa vie dans une parfaite consécration à Dieu et un engagement total en faveur de l’humanité. Jésus se donne dans le pain et le vin, en tant que nourriture et boisson, ce qui signifie le changement intérieur qui est caractéristique de l’alliance nouvelle (cf. Jr 31,33). Par cette union eucharistique, on entre du même coup dans la plus étroite communion avec Dieu et avec les humains. On ne peut pas accéder à cette union intérieure et vitale avec Jésus, puis adopter des comportements qui contrastent de manière évidente avec le comportement de Jésus envers Dieu et envers les humains.

3.6.2. Les implications communautaires de l’eucharistie

77. Face au comportement gravement incorrect des Corinthiens durant la célébration eucharistique, Paul réfléchit sur la nature et la signification de l’eucharistie et élabore les critères d’une conduite juste. Le chemin tracé n’est plus loi et lettre, mais bien personne, action, Esprit — toutes choses réalisées et présentes en Jésus. C’est une incohérence et une contradiction de recevoir dans le sacrement le don total du Christ, de s’unir intimement à sa personne et à son corps, c’est-à-dire à tous les autres membres de la communauté chrétienne, et ensuite de se séparer de ceux-ci en les méprisant et en ne partageant pas avec eux la vie communautaire ni les biens matériels.

a. Eucharistie et communion vécue

La célébration de l’alliance nouvelle doit se faire en parfaite cohérence avec la vie, sans quoi elle devient une farce. Elle possède une dimension morale qui touche la réalité quotidienne.

C’est pourquoi il importe de bien discerner la cause de la culpabilité des Corinthiens. Ils n’ont pas abusé de l’eucharistie au sens d’une profanation, en ne la traitant pas comme une réalité sacrée. Leur responsabilité réside dans le fait qu’ils ne tenaient pas compte des implications communautaires de l’eucharistie et de la communion personnelle avec le Seigneur : qui méprise le prochain mystérieusement uni à lui ne peut pas prétendre estimer le Seigneur.

En pratique, les Corinthiens enlevaient à l’alliance offerte par le Seigneur sa « nouveauté », en l’étouffant dans les catégories économiques et sociales rigides du paganisme.

b. Non pas repas pour les parfaits mais remède contre les défauts

78. Paul dénonce les divisions entre les Corinthiens comme incompatibles avec le repas du Seigneur, mais il ne proclame pas pour autant une “grève de l’eucharistie”. Qui voudrait suspendre l’eucharistie jusqu’à ce que les communautés ecclésiales se trouvent parfaitement unies et libres du péché, ne pourrait plus jamais actualiser le commandement du Christ : « Faites ceci en mémoire de moi » (1 Co 11, 24.25). Paul lui-même met en rapport les deux aspects de la réalité : « Il faut bien qu’il y ait des divisions parmi vous, pour que les vrais [croyants] deviennent repérables parmi vous » (11,19). Par le lien qu’il établit entre eucharistie et engagement moral, le texte paulinien se situe en parfaite continuité avec de nombreux écrits de l’Ancien Testament qui insistent sur le rapport entre culte et éthique (cf. précédemment, n. 35-36).

En raison des manquements observables dans les communautés, l’eucharistie sera toujours un appel, un stimulant à ne pas se contenter de pareilles situations. C’est pourquoi Paul la voit aussi comme une occasion pour que « chacun s’examine soi-même » (11, 28). Le fruit s’ensuivra : « Jugés par le Seigneur, nous nous laissons corriger, pour que nous ne soyons pas condamnés avec le monde » (11, 32). Bien plus, dans la toute première célébration eucharistique, effectuée par Jésus lui-même, celui-ci se voit obligé de reprocher aux siens leurs défauts : « Il s’éleva aussi entre eux une dispute: lequel parmi eux pouvait être tenu pour le plus grand ? » (Lc 22, 24) Les deux pèlerins d’Emmaüs sont pris au piège de leurs rêves de messianisme politique (24, 21), mais cela n’empêche pas Jésus de leur expliquer les Écritures et de se faire reconnaître « à la fraction du pain » (24, 35).

Pour Paul, les événements déplorables de Corinthe n’ont pas du tout pour effet une renonciation fataliste aux rencontres eucharistiques; au contraire, ils deviennent des occasions valables pour qu’on examine sa conscience, tant au plan individuel que collectif, pour qu’on formule l’ « impératif » des changements nécessaires, et qu’on permette à l’ « indicatif » de la puissance divine qui agit dans l’alliance nouvelle, de déployer son œuvre d’unification du corps du Christ.

En excluant toute tendance obstinée d’individus ou de groupes à se fermer aux autres, la participation à l’eucharistie sera toujours l’appel le plus fort à la conversion et le meilleur moyen de donner à l’alliance une nouvelle vitalité, susceptible de renouveler la vie et les comportements dans l’Église et, partant de là, dans le monde.

c. Le dynamisme de l’Esprit du Christ

79. Dans l’eucharistie, Jésus se donne lui-même à la communauté participante, dans son acte suprême, sa consécration totale à Dieu le Père et son engagement sans limites en faveur des hommes pécheurs. En se donnant lui-même, Jésus communique son Esprit, l’Esprit du Christ (Rm 8,9 ; Ph 1,19). Comme il s’adresse à des êtres libres, ce don implique qu’on l’accueille par des actes concrets, qu’on se conforme à l’Esprit du Christ, qu’on agisse selon son Esprit. Paul arrive donc à la conclusion suivante : « Si nous vivons par l’Esprit, marchons aussi par l’Esprit » (Ga 5,25).

Il s’agit non pas d’un impératif imposé du dehors, que chacun réaliserait par ses propres forces, mais d’un impératif intérieur, communiqué en même temps que l’Esprit de Jésus lui-même. Il en résulte un devoir continuel de s’ouvrir à l’Esprit de Jésus, de le laisser déterminer notre agir, et de le suivre. L’Esprit, vivant en Jésus et communiqué par lui tout spécialement à travers le don de l’eucharistie, devient une réalité dynamique dans le cœur des chrétiens, dans la mesure où ceux-ci ne s’opposent pas à son action.

Pour Paul, le comportement des Corinthiens met en danger l’élément central de la foi chrétienne: la présence et l’activité de l’Esprit du Christ dans le cœur des fidèles. À l’Esprit du Christ, Esprit d’amour et de solidarité, ils ont préféré les anciens privilèges et les divisions de classes sociales jusqu’à mépriser ceux qui n’ont rien (1 Co 11,22). De là la réaction vigoureuse de l’apôtre, motivée par le même type de préoccupation qu’il exprime face aux Galates : « Vous qui avez commencé par l’Esprit, allez-vous maintenant terminer par la chair ? » (Ga 3,3)

La présence et le dynamisme intérieur de l’Esprit ne dispense pas les chrétiens de faire de durs efforts, avec une détermination ferme. Jésus lui-même, qui possède et donne l’Esprit, n’a pas été exempté de mener une lutte ardue pour accomplir son œuvre de rédemption. Son comportement doit inspirer ceux qui, par son sang, deviennent participants de l’alliance nouvelle.

4. Du don au pardon

80. Fondamental est le don de Dieu: il commence avec la création, se manifeste dans les expressions variées de l’alliance et aboutit à l’envoi du Fils, à la révélation de Dieu comme Père, Fils et Esprit Saint (Mt 28,19) et à l’offre d’une communion de vie sans limites et sans fin avec Dieu. Le don est en même temps invitation à l’accueil : en effet, il indique implicitement le juste moyen de l’accueillir et rend capable d’y répondre adéquatement. En exposant les grands traits de la morale révélée, nous nous sommes engagés à montrer comment Dieu ne dispense pas ses dons sans révéler du même coup le juste chemin, la manière adéquate de les accueillir.

Toutefois, comme en témoigne la Bible, les humains, dès l’origine, n’accueillent pas comme il se doit le don de Dieu, refusent la voie que Dieu leur montre et préfèrent leurs propres chemins mauvais. Cela se vérifie dans toute l’histoire humaine, à toutes les générations, jusqu’à la crucifixion du Fils de Dieu, au rejet de ses missionnaires, à la persécution de ses fidèles. La Bible est, certes, le récit des initiatives de Dieu, mais en même temps le récit des méchancetés, des faiblesses et des échecs de l’homme. Se pose alors la question pressante: Quelle est la réaction de Dieu face à de telles réponses humaines ? Dieu fait-il son offre une fois pour toutes ? Celui qui ne l’accueille pas tout de suite comme il faut la perd-il pour de bon, au point de périr inexorablement dans sa révolte, séparé de Dieu qui est source de vie ?

Face à une telle situation, les livres bibliques nous montrent comment au don s’ajoute le “pardon”. Dieu n’agit pas en juge et vengeur implacable, mais il a pitié de ses créatures qui sont tombées, les invite au repentir, à la conversion, et pardonne leurs fautes. Voilà bien une donnée fondamentale et décisive de la morale révélée : celle-ci n’a rien d’un moralisme rigide et inflexible ; son garant, c’est le Dieu plein de miséricorde qui ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive (cf. Ez 18, 23.32).

Présentons maintenant les principales données de cette situation de faveur et de salut selon laquelle le pardon s’ajoute au don et qui constitue l’unique espoir de l’homme pécheur. L’Ancien Testament atteste amplement cette disposition de Dieu à pardonner, qui trouve ensuite son plein accomplissement dans la mission de Jésus.

4.1. Le pardon de Dieu selon l’Ancien Testament

81. Péché et faute, pénitence et expiation jouent un rôle important dans la vie quotidienne du peuple de Dieu. Cela se manifeste dans les récits bibliques fondamentaux sur l’origine du mal dans le monde (Gn 2–4 ; 6–9), sur la révolte d’Israël (Jr 31 ; Ez 36) et sur la reconnaissance universelle de la seigneurie divine (Is 45,18-25). Un riche vocabulaire pour exprimer tout le champ sémantique du péché et du pardon, de même qu’un système raffiné de rituels d’expiation, démontrent aussi cette importance. Pourtant, il n’est pas facile de saisir, selon ses dimensions anthropologiques et théologiques, le processus dynamique qui marque la restauration de la relation entre Dieu et son peuple. Effectivement, ces dimensions diffèrent considérablement de nos concepts modernes.

a. Deux présupposés fondamentaux

Signalons au départ deux concepts essentiels. D’abord et avant tout: faute et pardon, dans la Bible, ne sont pas matière à imputation juridique et à remise de dettes. Il s’agit, au contraire, de réalités factuelles. Les actions mauvaises produisent une distorsion du cosmos. Elles sont contraires à l’ordre de la création et peuvent être contrebalancées seulement par des actions qui restaurent l’ordre du monde. En second lieu, cette conception d’un lien naturel de cause à effet est significative du rôle que Dieu joue par rapport au pardon: il n’est pas du tout le créditeur sévère qui dresse l’inventaire des dettes, mais le Créateur bienveillant qui ramène les êtres humains à leur condition d’êtres aimés par lui, et qui répare les dommages qu’ils ont causés au monde. Ces deux prémisses contrastent avec la compréhension juridique du péché et du pardon qui est courante dans notre culture. On doit cependant en tenir compte; autrement, on perd une clé d’accès pour réussir à proclamer la miséricorde de Dieu. La compréhension ontologique (plutôt que juridique) de l’expiation se reflète dans certaines expressions métaphoriques, comme : Dieu « jette au fond de la mer nos péchés » (Mi 7,19), il « lave [le pénitent] de son péché » (Ps 51,4), le « rachète de toutes ses fautes » (Ps 130,8).

b. La tradition sacerdotale

Les milieux sacerdotaux ont développé une théologie du pardon raffinée jusque dans le détail, spécialement sous la forme qu’on trouve dans les livres du Lévitique et d’Ézéchiel: on retiendra tout particulièrement l’expression « couvrir (kapper) les péchés ». Le Lévitique présente la législation cultuelle relative aux offrandes spécifiques qui correspondent aux diverses catégories de péché et d’impureté (Lv 4–7). Le grand rite est celui du jour de l’expiation, quand le bouc destiné au Seigneur est immolé en sacrifice pour les péchés du peuple et que le bouc destiné à Azazel est envoyé au désert en emportant avec lui les iniquités d’Israël (Lv 16). La loi qui fixe cette cérémonie se trouve exactement au centre des cinq livres de Moïse : elle régit la principale activité cultuelle instituée pour rendre possible la présence permanente du Seigneur au milieu de son peuple dans la tente du désert (cf. Ex 40).

C’est un point fondamental, pour la tradition sacerdotale, que de ne pas présenter les rites d’expiation comme des moyens d’obtenir la miséricorde de Dieu, comme si une activité humaine pouvait disposer de sa volonté de pardonner ou même pouvait l’obliger au pardon. Au contraire, ces rites représentent le signe objectif du pardon du Seigneur, le sang étant considéré comme symbole et gage de la vie (cf. Gn 9,4).

La réconciliation elle-même, cependant, est pure initiative de la bienveillance transcendante du Seigneur envers le pécheur pénitent, comme l’explique le Lévitique : « Puisque ce jour-là s’accomplira pour vous le rite expiatoire, afin de vous purifier, vous serez purifiés de tous vos péchés devant le Seigneur » (Lv 16,30).

c. Caractéristiques de la réconciliation

C’est sur la toile de fond de cet enseignement sacerdotal qu’il faut comprendre nombre d’affirmations qu’on trouve çà et là touchant la réconciliation des humains avec Dieu. C’est le Seigneur, et lui seul, qui pardonne les péchés (Ps 130, 8). Sa miséricorde concerne Israël tout entier (Ez 32, 14), y compris la génération perverse du désert (Ex 34, 6-7), Jérusalem la ville sainte (Is 54, 5-8) et même les autres nations (Jon 3, 10). Toujours le pardon est immérité : il découle de la sainteté de Dieu, cette qualité qui le distingue de tous les êtres terrestres (Gn 8, 21 ; Os 11, 9). Le pardon de Dieu produit chez l’homme un renouvellement de son être créé (Ps 51, 12-14 ; Ez 36,26-27), il est porteur de vie (Ez 18,21-13). Il ne cesse d’être offert à Israël (Is 65, 1-12) et ne peut rester sans effet que si le peuple refuse de revenir au Seigneur (Jr 18, 8 ; Am 4, 6-13). Selon le Décalogue, si étonnante est la patience de Dieu envers les pécheurs qu’elle s’étend jusqu’à la troisième et la quatrième génération, en attendant qu’ils abandonnent leurs chemins de méchanceté (Ex 20, 5-6 ; Nb 14, 18). Finalement, son pardon met un terme à tout châtiment (Is 40, 1-20 ; Jon 3, 10). Celui-ci, d’ailleurs, ne poursuit pas d’autre objectif que de ramener à Dieu les pécheurs (Ez 18, 23 ; cf. Is 4).

4.2. Le pardon de Dieu selon le Nouveau Testament

82. Les écrits du Nouveau Testament s’accordent à affirmer comme vérité centrale que Dieu a réalisé le pardon à travers la personne et l’œuvre de Jésus. Expliquons ce message de manière un peu plus explicite pour l’évangile de Matthieu, quitte à aborder plus brièvement quelques autres écrits du Nouveau Testament.

a. Jésus, sauveur des pécheurs (Matthieu)

Matthieu l’évangéliste le confirme de façon particulière : la mission de Jésus consiste à sauver son peuple de ses péchés (Mt 1,21), à appeler les pécheurs (9, 13) et à leur obtenir le pardon des péchés (26, 28).

Joseph, informé par l’ange du Seigneur de la situation de Marie et du rôle qu’il aura à jouer, reçoit, dès avant la naissance de Jésus, la tâche de lui donner un nom : « Tu l’appelleras Jésus : en effet, il sauvera son peuple de ses péchés » (1, 21). De manière fondamentale et programmatique, à travers le nom même de l’enfant se trouve exprimé l’essentiel de sa mission. Au nom de Jésus (en hébreu Yeshua‘ ou Yehoshua‘), on attribue d’habitude la signification suivante : « Le Seigneur sauve ». Ici le don du salut est spécifié : il s’agit du pardon des péchés. Dans sa prière, le psalmiste confesse : « C’est lui [Dieu] qui rachètera Israël de toutes ses fautes » (Ps 130,8). Désormais Dieu agit et pardonne les péchés à travers la personne de Jésus. Sa venue et sa mission sont centrées sur le pardon ; elles attestent de manière irréfutable que Dieu pardonne. Dans les deux versets qui suivent, Matthieu fait allusion à l’accomplissement de l’Écriture qui dit : « On l’appellera Emmanuel, ce qui veut dire “Dieu avec nous” » (Mt 1,22-23). Jésus libère les humains du péché, enlève ce qui les sépare de Dieu et en même temps restaure leur communion avec lui.

Dans sa rencontre avec un paralytique, Jésus réalise explicitement cette mission qui est la sienne. Il ne guérit pas le malade tout de suite, mais il lui dit, avec tendresse et bienveillance : « Courage, mon enfant, tes péchés sont pardonnés » (Mt 9,2). Quelques scribes, présents, sont conscients de la gravité de ce qui se passe: intérieurement, ils accusent Jésus d’avoir blasphémé, de s’être arrogé une prérogative divine. Devant eux, Jésus met l’accent sur son autorité et présente la guérison comme une confirmation de celle-ci : « Pour que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur terre le pouvoir de pardonner les péchés… » (9, 6). À cette rencontre se rattachent, au double plan thématique et littéraire, l’appel du publicain Matthieu (9, 9) et le repas de fête que prennent Jésus et ses disciples avec de nombreux publicains et pécheurs ; en riposte aux pharisiens qui protestent, Jésus se présente à la fois comme médecin et expression d’une miséricorde voulue de Dieu, définissant ainsi la mission que Dieu lui a confiée : « En effet, je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs » (9, 13). Une fois de plus, le but du pardon, tel que Jésus l’exprime dans les mots familiers qu’il adresse au pécheur malade, dans l’appel à le suivre et dans le signe du repas partagé, c’est ni plus ni moins la communion.

Au cours du dernier repas, vers la fin, au moment de donner la coupe aux disciples, Jésus dit : « Buvez-en tous, car ceci est mon sang, [sang] de l’alliance, versé pour la multitude en vue de la rémission des péchés » (26, 28). Ainsi il révèle de quelle manière il obtient le salut à son peuple pécheur. Par l’effusion de son sang, c’est-à-dire l’immolation de sa propre vie, il sanctionne l’alliance nouvelle et définitive et rend effectif le pardon des péchés (cf. He 9,14). Les gestes que Jésus demande à ses disciples d’accomplir, manger son corps et boire son sang, sont le gage de leur union avec lui et, à travers lui, avec Dieu lui-même — union qui devient parfaite et impérissable avec le banquet dans le Royaume du Père (Mt 26,29).

b. La mission rédemptrice de Jésus dans d’autres écrits du Nouveau Testament

83. Faisons brièvement allusion à quelques autres écrits: l’évangile de Jean, la lettre aux Romains, la lettre aux Hébreux et l’Apocalypse. On peut s’étonner de ce que presque toujours, au début de ces écrits, la mission de Jésus concernant le pardon des péchés soit mise en relief.

Dès que Jésus se montre pour la première fois, Jean le Baptiste le présente ainsi : « Voici l’Agneau de Dieu, celui qui enlève le péché de monde ! » (Jn 1,29). Le monde, c’est-à-dire l’humanité entière, est imprégné par le péché ; Dieu a envoyé Jésus pour qu’il libère le monde du péché. Ce qui a motivé le Père à envoyer son Fils, c’est son amour pour le monde pécheur : « Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils, l’unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais ait la vie éternelle. Dieu n’a pas envoyé le Fils dans le monde pour condamner le monde, mais pour que par lui le monde soit sauvé » (3, 16-17). De même, au début de sa première lettre, Jean constate: «Le sang de Jésus son Fils nous purifie de tout péché» (1 Jn 1,7). Il continue : « Si nous confessons nos péchés, lui, fidèle et juste, pardonnera nos péchés, il nous purifiera de toute iniquité. Si nous disons que nous n’avons pas péché, nous faisons de lui un menteur, et sa parole n’est pas en nous » (1, 9-10).

Tout spécialement dans la lettre aux Romains, Paul s’intéresse au pardon que Dieu accorde et que Jésus réalise : « Tous, en effet, ont péché et sont privés de la gloire de Dieu, mais gratuitement justifiés par sa grâce, en vertu de la rédemption accomplie dans le Christ Jésus. Dieu l’a destiné à servir d’expiation par son sang, au moyen de la foi…» (Rm 3, 23-25). À tous, la foi en Jésus donne l’accès au pardon des péchés (cf. 3, 26) et à la réconciliation avec Dieu (cf. 5, 11). Toujours selon Paul, c’est l’amour de Dieu pour les pécheurs qui motive le don de son Fils : « En ceci Dieu prouve son amour envers nous : Christ est mort pour nous, alors que nous étions encore pécheurs » (5, 8).

Présentant le Fils à travers qui Dieu a parlé en dernier et de manière définitive (He 1,1-4), le début de la lettre aux Hébreux mentionne l’activité essentielle de sa mission : il a « accompli la purification des péchés » (1, 3). Ainsi, dès le départ, est mis en relief ce qui constitue le thème principal de la lettre.

Dans la partie initiale de l’Apocalypse, Jésus Christ est acclamé comme « celui qui nous aime et nous a délivrés de nos péchés par son sang, [qui] a fait de nous un royaume, des prêtres pour son Dieu et Père » (Ap 1,5). Cela se retrouve dans la grande célébration solennelle, festive et universelle en hommage à l’Agneau, et s’exprime dans le « cantique nouveau » : « Tu es digne de prendre le livre et d’en ouvrir les sceaux, parce que tu as été immolé et tu as racheté, pour Dieu, par ton sang, des hommes de toute tribu, langue, peuple et nation, et tu as fait d’eux, pour notre Dieu, un royaume et des prêtres, et ils règneront sur la terre » (5,9-10). La cause de cette joie festive toute particulière peut s’exprimer comme suit : le sacrifice de Jésus Agneau est l’acte rédempteur et sauveur par antonomase, qui réconcilie avec Dieu l’humanité perdue, la conduit de la mort à la vie et la mène des ténèbres du désespoir vers un avenir de bonheur et de lumière en union avec Jésus et avec Dieu.

Rappelons enfin l’expérience des deux principaux apôtres, Pierre et Paul. Ils ont vécu l’un et l’autre un grave échec : Pierre, en niant trois fois qu’il connaissait Jésus et était son disciple (Mt 26, 69-75 et parallèles), Paul, en tant que persécuteur des premiers croyants en Jésus (1 Co 15, 9 ; Ga 1, 13 ; Ph 3, 5-6). Les deux étaient profondément conscients de leur faute. Or le Christ ressuscité s’est manifesté à Pierre (1 Co 15, 5 ; Lc 24, 34 ; Jn 21, 15-19) et à Paul (1 Co 9, 1 ; 15, 8). Les deux sont des pécheurs graciés. Ils ont fait l’expérience du sens profond et indispensable du pardon accordé. De ce fait, leur proclamation du pardon de Dieu par l’intermédiaire du Seigneur Jésus, crucifié et ressuscité, n’a rien d’une théorie ou d’une parole gratuite ; c’est le témoignage de leur expérience personnelle. Ayant connu le danger de la perdition, ils ont reçu le don de la réconciliation et sont devenus les principaux témoins du pardon divin à travers la personne de Jésus.

c. La médiation de l’Église pour la communication du pardon divin

84. Dans le cadre plus global du pouvoir discrétionnaire confié à Pierre (Mt 16,19) et aux autres disciples responsables dans l’Église (Mt 18, 18), s’inscrit la mission de « remettre les péchés ». Celle-ci se présente dans le contexte rituel d’une effusion consécratoire de l’Esprit Saint, symbolisée par un geste impressionnant du Seigneur ressuscité qui souffle sur les disciples (Jn 20, 22-23). Là, au cœur de l’événement pascal, prend naissance ce que Paul appelle le « ministère de la réconciliation ». Il commente : « C’est Dieu qui, dans le Christ, se réconciliait le monde, ne tenant plus compte des fautes des hommes et mettant en nous la parole de réconciliation » (2 Co 5, 18-19). Trois sacrements servent explicitement à la rémission des péchés : le baptême (Ac 2, 38 ; 22, 16 ; Rm 6, 1-11 ; Col 2, 12-14), l’administration du pardon (Jn 20, 23), et, pour les malades, l’onction, confiée aux « presbytres » (Jc 5, 13-19).

5. La destination finale, horizon susceptible d’inspirer l’agir moral

85. Le Nouveau Testament présente la destination finale de l’être humain comme le dernier degré d’union à Dieu que celui-ci est appelé à atteindre. De la part de Dieu, il s’agit d’un don qui implique sa transcendance et se réalise par la médiation du Christ. Ce don requiert, chez l’homme qui en est l’objet, une disponibilité à l’accueillir et à placer tout son agir moral, durant la vie présente sur terre, dans l’horizon de la plénitude de la vie future, vécue en union parfaite avec Dieu.

De cet horizon, on trouve des traces un peu partout dans le milieu du Nouveau Testament. Mais l’union eschatologique avec Dieu, ainsi que son accueil de la part de l’homme, ressortent principalement chez Paul et dans l’Apocalypse.

5.1. Le Règne réalisé et « Dieu tout en tous » : le message de Paul

86. Si on considère de manière synchronique l’ensemble des lettres qu’on attribue à Paul, il est évident qu’il voit la fin ultime de l’homme comme le résultat d’un dynamisme vital qui, mis en route avec le premier accueil de l’Évangile et le baptême, se termine par l’“être-avec-le-Christ”.

a. Le don de la vie éternelle

Paul met la vie éternelle en relation avec le Christ, dès l’instant où elle est donnée : « Le don gratuit de Dieu, c’est la vie éternelle dans le Christ Jésus notre Seigneur » (Rm 6,23). Il définit plus précisément la relation au Christ comme une association — de dépendance et de participation — à la résurrection : « Comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, de même nous aussi, nous marchons dans une vie nouvelle » (6, 4).

La participation à la vie de ressuscité se réalise dès maintenant: l’existence actuelle du chrétien, constamment en croissance et en développement, atteint la plénitude à l’étape eschatologique.

À propos de cette vie qui anime le chrétien, un autre aspect mérite d’être souligné: la dépendance par rapport à l’Esprit. L’Esprit sème la vie nouvelle, telle une plante, dans le cœur du chrétien, en assure le développement et la mène à son plein achèvement. Comment nous figurer cet achèvement ? Paul nous offre à ce propos plusieurs éléments de réflexion significatifs.

Il parle notamment d’une vie dans l’incorruptibilité, la gloire et la puissance, d’un corps spirituel qui prend le relais de notre situation présente, pré-eschatologique (1 Co 15, 42-44). Il souligne le fait que, une fois ressuscités, « nous porterons l’image d[e l’Adam] céleste », le Christ (15, 49).

Un autre texte de Paul nous renvoie du présent au futur eschatologique: on le trouve dans 1 Co 13, 8-13, en conclusion de la péricope sur la « voie » de l’amour (12, 31b–14, 1a). L’amour dont nous aimons maintenant « ne tombe jamais » (13, 8). Au stade eschatologique vont disparaître la foi et l’espérance, mais l’amour, atteignant comme il se doit son maximum, va demeurer et donner le ton à toute la vie eschatologique.

Au sujet de la vie divine en tant que participation à la vie du Christ, il y a un passage particulièrement synthétique et significatif : 1 Co 15, 20-28. Après avoir illustré dans les versets précédents le lien essentiel entre la résurrection du Christ et celle des chrétiens — force nous est de conclure, sur cette base, qu’il existe une seule grande résurrection, celle du Christ, qui se ramifie et s’étend aux chrétiens individuels sous forme de vie et de vitalité —, Paul s’empresse de préciser quelques détails. Cette participation à la résurrection s’effectue selon un ordre précis : d’abord le Christ qui, déjà ressuscité, devient en quelque sorte les « prémices » d’une récolte encore en processus de mûrissement; mais infailliblement, après le Christ, viendront « ceux qui lui appartiennent » (15,23).

La pleine participation des chrétiens à la résurrection aura lieu au moment du retour final du Christ, « lors de sa parousie » (15, 23). Alors qu’il porte le regard dans cette direction à partir de son présent, Paul, utilisant un style apocalyptique, indique ce qui arrivera entre-temps. Il y aura une activité personnelle du Christ tendant à établir son Règne dans l’histoire. Cela va impliquer, d’une part, la victoire sur tous les éléments anti-Règne, hétérogènes et hostiles, qui se seront concrétisés au cours de l’histoire, jusqu’au «dernier ennemi…, la Mort» (15, 26). Après quoi le Christ ressuscité présentera à celui qui est « Dieu et Père » (15, 24) le Royaume réalisé, qu’il formera lui-même avec tous ceux qui participeront pleinement à sa résurrection. Alors on atteindra le point d’arrivée de toute l’histoire du salut : « Dieu tout en tous » (15, 28), c’est-à-dire en parfaite homogénéité avec les humains, de la même manière que dès maintenant tout est présent et en parfaite homogénéité avec le Christ ressuscité.

b. Les implications morales

87. La poursuite de cet objectif on ne peut plus élevé comporte des incidences morales: elle influence en profondeur l’agir chrétien.

Le regard tourné vers l’avant, le chrétien devra, d’abord et avant tout, tenir compte du fait qu’il porte dès maintenant cette vie nouvelle qui un jour s’épanouira comme une fleur. Le Christ, dès maintenant, ressuscite en lui par le moyen de la vie nouvelle qu’il lui communique.

L’Esprit, que le chrétien possède, lui donne cette vie et en assure le bon fonctionnement. Il constitue « les arrhes de notre héritage » (Ep 1,14), celui que nous allons recevoir une fois le but atteint. Tout accroissement de vie et d’amour représente un pas en avant dans cette direction.

Le chrétien, par conséquent, doit projeter son regard vers l’avenir, considérant celui-ci comme point de référence et source d’inspiration. Entre son moment présent et sa fin ultime, il y a une continuité de vie en crescendo.

La vie du Christ en développement implique, de la part du chrétien, des choix précis. Et Paul ne se lasse pas d’insister : « Considérez-vous comme morts au péché et vivants pour Dieu dans le Christ Jésus » (Rm 6, 11). Cette vie en développement tend tout entière vers le Royaume futur, celui que le Christ remettra au Père et dont lui-même fera partie. Toutefois, la participation au Royaume futur, loin d’être un fait acquis, comporte dès maintenant ses exigences. Après avoir énuméré les « œuvres de la chair » (Ga 5, 19-21), Paul ajoute : « À ce propos, je vous préviens, comme je l’ai déjà dit, ceux qui font cela n’hériteront pas du Royaume de Dieu » (5, 21). Il s’ensuit que, le regard tendu vers son avenir eschatologique, le chrétien doit grandir chaque jour dans la vie nouvelle et dans l’amour, mais en même temps, se garder de tous les éléments anti-Règne qui peuvent dresser des embûches sur son chemin.

5.2. Le point d’arrivée de l’Apocalypse : la réciprocité avec le Christ et avec Dieu

88. L’Apocalypse présente de façon originale son enseignement particulièrement élaboré sur la plénitude eschatologique. Ce qu’est, chez Paul, le Royaume réalisé ou « Dieu tout en tous », se trouve ici décrit en termes anthropologiques: une ville, la nouvelle Jérusalem, qui devient l’épouse. On distingue deux étapes de ce devenir.

a. La Jérusalem nouvelle : fiancée et épouse

Dans la première étape, la ville, encore fiancée, franchit le seuil de la nuptialité (Ap 21, 1-8). Dans un cadre cosmique complètement renouvelé par les valeurs du Christ — « un ciel nouveau et une terre nouvelle » —, Jérusalem « descend du ciel, d’auprès de Dieu, belle comme une fiancée parée pour son époux » (21,1-2).

Maintenant terminée, la préparation de la fiancée s’est accompagnée d’un accroissement graduel de son « premier amour » (2, 4). Cela, la fiancée l’a réalisé à la fois par l’accueil des exigences du Christ (2, 2-3) qui l’ont fait de plus en plus devenir royaume, et par les empreintes de « justice » (19, 8) qu’elle a su laisser derrière elle dans l’histoire.

Une fois franchi le seuil de la nuptialité, la fiancée devient l’« épouse ». C’est la seconde étape. L’auteur de l’Apocalypse, s’aidant des ressources les plus riches de son symbolisme, exprime de manière convaincante la situation nouvelle qui en résulte (21, 9–22, 5). D’une part, il laisse voir et sentir que la fiancée devenue l’épouse est capable d’un amour d’égal à égal envers le Christ. La Jérusalem nouvelle s’est préparée, dans le ciel d’où elle descend, au contact de la transcendance divine; elle porte l’empreinte authentique du Dieu qui est amour; elle apparaît tout en rapport avec le Christ, tout imprégnée de sa nouveauté. D’autre part, le Christ lui-même s’engage, en quelque sorte, à donner à son épouse ce qu’il possède de meilleur: il l’inonde de lumière et lui communique la gloire de Dieu, lui, « son luminaire semblable à une pierre très précieuse, comme une pierre de jaspe cristallin » (21, 11). Il en fait une cité ouverte à tous les peuples, avec, sur les douze portes, «douze anges et les noms des douze tribus d’Israël», tandis qu’elle a pour fondations « les douze apôtres de l’Agneau » (21, 14). Il lui donne stabilité, la construit tout entière aux dimensions de son amour (cf. 21,16 et Ep 3,18-19). Surtout, il la met en contact avec Dieu (Ap 21, 18), contact vivant et palpitant, symbolisé par l’abondance des pierres précieuses (21, 19). Il l’inonde d’« un fleuve d’eau vivante, limpide comme du cristal, jaillissant du trône de Dieu et de l’Agneau » (22, 1). Ni le Christ Agneau ni sa nouvelle épouse ne pourraient se faire un don réciproque plus grand.

b. Le Règne de Dieu réalisé

89. Mais il y a un autre aspect à signaler. Avec la Jérusalem nouvelle, épouse de l’Agneau (Ap 21,9), se réalise en plénitude « le Règne de Dieu et de son Christ » (11, 15). Le lien entre nuptialité et royaume enthousiasme l’auteur de l’Apocalypse, qui l’exprime dans l’une des célébrations doxologiques les plus solennelles du livre (19, 6-8) :

« Alléluia ! Car il a établi son Règne, le Seigneur notre Dieu,

le Tout-Puissant !

Réjouissons-nous, soyons dans l’allégresse et rendons-lui gloire.

Car elles sont venues, les noces de l’Agneau.

Et son épouse s’est préparée :

on lui a donné de se vêtir d’un lin resplendissant et pur ».

Le Règne associé aux noces eschatologique du Christ-Agneau est un Règne désormais réalisé, et non plus en devenir. On le possède dans un face à face ineffable avec Dieu : « Ils verront son visage et son nom sera écrit sur leurs fronts… Le Seigneur Dieu fera briller sur eux sa lumière et ils règneront pour les siècles des siècles » (22, 4-5). Cela implique la pleine réalisation de la réciprocité de l’alliance, qui passe complètement par le Christ et devient effective en atteignant le niveau d’une relation nuptiale d’égal à égal. En pareil contexte, le Christ gratifie son épouse d’une expérience directe de Dieu, vécue dans une parfaite réciprocité. Dans la Jérusalem nouvelle, il n’est plus besoin d’un temple qui facilite une telle expérience : « son temple, c’est le Seigneur Dieu tout-puissant, ainsi que l’Agneau » (21, 22).

c. La coopération responsable

90. Comme nous l’avons vu, l’auteur de l’Apocalypse insiste sur la coopération responsable du chrétien, pour que celui-ci puisse recevoir le don eschatologique. Huit fois il met en rapport la victoire à remporter par le chrétien, en collaboration avec le Christ, et la récompense que le Christ lui-même lui donnera « à la fin » (Ap 2, 26 ; cf. 2, 7.11.17.28 ; 3, 5.12.21). Par la bouche de l’Esprit sont proclamés bienheureux ceux qui meurent dans le Seigneur, parce que « leurs œuvres les suivent » (14, 13). De nouveau, avant de nous montrer la Jérusalem nouvelle, l’auteur souligne, dans une mise en scène impressionnante, le jugement qui aura lieu, où tous les humains seront évalués «selon leurs œuvres» (20, 13).

Pour avoir part à la Jérusalem céleste, il faut « vaincre » — « le vainqueur aura ces choses en héritage » (21, 7) —, en surmontant les difficultés personnelles et surtout en coopérant à la victoire que le Christ ressuscité est en train de remporter dans l’histoire aux dépens du système anti-Règne et anti-alliance.

Toujours en lien explicite avec l’entrée dans la Jérusalem nouvelle, l’auteur souligne, dans le dialogue liturgique qui conclut le livre (22, 6-22), d’une part, l’exigence d’une purification continue pour le chrétien (Ap 22, 14 : « bienheureux ceux qui lavent leurs vêtements »), et d’autre part, la peine d’exclusion infligée aux méchants (22, 15).

5.3. Conclusion

91. Les deux manières de voir, celle de Paul et celle de l’auteur de l’Apocalypse, finissent par coïncider. L’un et l’autre présentent en perspective les deux pôles présent et futur. D’un côté, ils invitent le chrétien à déplacer son regard du présent vers le futur, vers la vie en plénitude qui l’attend. De l’autre, ils rappellent sans cesse l’attention qu’il faut accorder au présent et la nécessité de la persévérance dans l’engagement pour que se réalise, dans l’avenir, cette vie en plénitude.

 

DEUXIÈME PARTIE

QUELQUES CRITÈRES BIBLIQUES

POUVANT SERVIR À UNE RÉFLEXION MORALE

Introduction

92. La première partie de ce document avait pour objet de mettre au jour les principaux axes anthropologiques et théologiques qui, dans l’Écriture, fondent la réflexion morale, et de montrer les principales conséquences morales qui en découlent.

La seconde partie part d’une problématique actuelle. L’homme d’aujourd’hui, tant au plan individuel que collectif, est confronté quotidiennement à des questions morales délicates que le développement des sciences humaines, d’une part, et la mondialisation des communications, d’autre part, remettent constamment sur le tapis, au point que même des croyants convaincus ont l’impression que certaines certitudes d’antan sont ébranlées. Qu’on pense simplement aux manières diverses d’aborder l’éthique de la violence, du terrorisme, de la guerre, de l’immigration, du partage des richesses, du respect des ressources naturelles, de la vie, du travail, de la sexualité, des recherches en génétique, de la famille ou de la vie communautaire. Face à cette problématique complexe, dans les dernières décennies, on a pu être tenté, en théologie morale, de marginaliser peu ou prou l’Écriture. Que faire quand la Bible n’apporte pas de réponses complètes ? Et comment intégrer les données bibliques quand, pour produire un discours moral sur ces questions, il faut recourir aux lumières de la réflexion théologique, de la raison et de la science ? Tel sera maintenant notre propos.

Un projet délicat, dans la mesure où le canon de l’Écriture se présente comme un ensemble complexe de textes inspirés : une collection de livres émanant d’auteurs et d’époques très diversifiés, exprimant des insistances théologiques multiples, et abordant ou exposant les questions morales de manières bien différentes, tantôt dans le cadre de textes législatifs ou de discours prescriptifs, tantôt dans le cadre de récits ayant pour objet la révélation du mystère du salut ou présentant des exemples concrets de vie morale, tant négatifs que positifs. En outre, au cours de l’histoire biblique, on assiste à une évolution et un affinement variables de la sensibilité et des motivations morales.

Tout cela montre la nécessité de définir des critères méthodologiques qui permettent de se référer à l’Écriture Sainte en matière morale, en tenant compte à la fois des contenus théologiques, de la complexité de sa composition littéraire et enfin de la dimension canonique. À ce propos, on tiendra compte tout particulièrement de la relecture que le Nouveau Testament fait de l’Ancien, en appliquant aussi rigoureusement que possible les catégories de continuité, discontinuité et progression qui marquent les relations entre les deux Testaments.

93. Dans l’exposé, pour éclairer autant que faire se peut, à partir de l’Écriture, les choix moraux difficiles, nous distinguerons deux critères fondamentaux (conformité à la vision biblique de l’être humain, conformité à l’exemple de Jésus) et six autres critères plus spécifiques (convergence, opposition, progression, dimension communautaire, finalité, discernement). Dans chaque cas, nous énonçons le critère et nous montrons, sur la base de textes ou de thèmes, comment le critère se fonde sur l’un et l’autre Testament et suggère des orientations pour aujourd’hui.

Les deux critères de base jouent un double rôle essentiel. D’abord, ils servent de pont entre la première partie (axes fondamentaux) et la seconde (pistes méthodologiques), et donc assurent la cohérence globale de l’argumentation. Puis, ils introduisent et englobent en quelque sorte les six critères spécifiques. De l’ensemble de l’Écriture, en effet, on peut déduire au moins six lignes de force pour en arriver à des prises de position morales solides qui s’appuient sur la Révélation biblique : 1- une ouverture aux diverses cultures et donc un certain universalisme éthique (convergence) ; 2- une prise de position ferme contre les valeurs incompatibles (opposition) ; 3- un processus d’affinement de la conscience morale, observable à l’intérieur de chacun des deux Testaments et surtout de l’un à l’autre (progression) ; 4- une rectification de la tendance, dans bon nombre de cultures actuelles, à reléguer les décisions morales dans la seule sphère subjective, individuelle (dimension communautaire) ; 5- une ouverture à un avenir absolu du monde et de l’histoire, susceptible de marquer en profondeur le but et la motivation de l’agir moral (finalité) ; 6- et enfin, une détermination fine, selon les cas, de la valeur relative ou absolue des principes et préceptes moraux de l’Écriture (discernement).

Le lecteur l’aura sûrement compris, il ne devra pas s’attendre à ce que toutes les questions morales problématiques soient abordées et traitées. Nous avons choisi un certain nombre de points qui, sans être exhaustifs, exemplifient la ou les manières les plus fécondes d’éclairer une réflexion morale en se fondant sur l’Écriture. Il s’agit, somme toute, de montrer quels points de repère la Révélation biblique fournit pour nous aider, aujourd’hui, dans le processus délicat d’un juste discernement moral.

 

1. Critères fondamentaux

94. Pour illustrer les deux critères fondamentaux, nous nous servons des deux textes de base mis en exergue au tout début du présent document, le Décalogue et les Béatitudes, en raison précisément de leur caractère de fondement, tant au plan littéraire que théologique.

1.1. Premier critère fondamental : conformité à la vision biblique de l’être humain

95. Sous prétexte qu’une bonne part des contenus éthiques de l’Écriture peut se retrouver dans d’autres cultures et que les croyants n’ont pas le monopole des bonnes actions, on a pu prétendre que la morale biblique n’est pas vraiment originale et que les principales lumières utiles, en ce domaine, sont à chercher du côté de la raison.

1.1.1. Explication

Le raisonnement ne vaut pas. À vrai dire, selon le cardinal Joseph Ratzinger, « l’originalité de la sainte Écriture dans le domaine moral ne consiste pas dans l’exclusivité des contenus proposés, mais dans la purification, le discernement et la maturation par rapport à tout ce que la culture ambiante proposait ». Son apport spécifique est double : 1- « le discernement critique de ce qui est véritablement humain, parce que cela nous assimile à Dieu, et la purification de tout ce qui est déshumanisant » ; 2- « son insertion dans un nouveau contexte de signification, celui de l’Alliance ». Autrement dit, sa nouveauté « consiste à intégrer la contribution humaine, mais en la transfigurant à la lumière divine de la Révélation, qui culmine dans le Christ, nous offrant ainsi le chemin authentique de la vie ». Originalité, donc, et aussi pertinence pour notre époque, où la complexité des questions et l’ébranlement de certaines certitudes requièrent un nouvel approfondissement des sources de la foi. « Sans Dieu, en effet, on ne peut construire aucune éthique. Même le Décalogue, qui est sans doute l’axe moral de la Sainte Écriture, et qui prend une telle importance dans le débat interculturel, ne doit pas d’abord être compris comme loi, mais plutôt comme don: il est Évangile, et on peut le comprendre pleinement dans la perspective qui culmine en Christ ; ce n’est donc pas une liste de préceptes définis pour eux-mêmes, mais un dynamisme ouvert à un approfondissement toujours plus grand ». (J. RATZINGER, « Il rinnovamento della teologia morale : Prospettive del Vaticano II et di Veritatis Splendor » : Camminare nella luce: Prospettive della teologia morale a partire da Veritatis Splendor, sous la direction de L. Melina et J. Noriega, Rome, PUL, 2004, 39-40 et 44-45).

Effectivement, la Bible offre un horizon précieux pour éclairer toutes questions morales, même celles qui n’y trouvent pas de réponse directe et complète. Plus particulièrement, quand il s’agit de porter un jugement moral, on se posera d’emblée deux questions. 1- Telle position morale est-elle conforme à la théologie de la création, c’est-à-dire à la vision de l’être humain dans toute sa dignité, en tant qu’« image de Dieu » (Gn 1, 26), dans le Christ, qui est lui-même, en un sens infiniment plus fort, « icône du Dieu invisible » (Col 1, 15) ? 2- Telle position morale est-elle conforme à la théologie de l’alliance, c’est-à-dire à la vision de l’être humain appelé, tant collectivement que personnellement, à une communion intime avec Dieu et à une collaboration efficace dans la construction d’une humanité nouvelle, qui trouve son achèvement dans le Christ ?

1.1.2 Données bibliques

96.Comment, plus concrètement, appliquer ce critère général ? Le Décalogue, sorte de fondement de la première Loi, nous servira d’échantillon. Déjà dans la première partie, nous avons proposé l’esquisse d’une lecture “axiologique” de ce texte fondateur (c’est-à-dire en termes de valeurs positives). Maintenant nous y prélevons deux exemples, pour montrer en quel sens la Loi du Sinaï ouvre un horizon moral potentiellement riche, capable de soutenir une réflexion adaptée à l’ampleur d’une problématique morale contemporaine. Les deux valeurs choisies sont la vie et le couple.

a. La vie

« Tu ne tueras pas » (Ex 20, 13 ; Dt 5, 17). De par sa formulation négative, l’interdit implique un non-agir : ne pas porter gravement atteinte à la vie (ici, dans le contexte, la vie humaine). Jésus élargira et raffinera le champ de l’abstention : ne pas blesser « son frère » par la colère ou des paroles injurieuses (Mt 5, 21-22). On peut donc, en un sens, tuer ce qu’il y a de plus précieux en l’homme sans fusil ni bombe ni arsenic ! La langue peut devenir une arme mortelle (Jc 3, 8-10). Et aussi la haine (1 Jn 3,15).

b. Le couple

97. « Tu ne seras pas adultère » (Ex 20, 14 ; Dt 5, 18). Le commandement original visait principalement un objectif social : assurer la stabilité du clan et de la famille. Objectif — faut-il le préciser ? — qui n’a rien perdu de son actualité et de son urgence. Encore là Jésus élargit la portée de l’interdit, jusqu’à exclure tout désir, même inefficace, d’infidélité conjugale, et à rendre quasi inopérant le droit mosaïque relatif au divorce (Mt 5, 27-32).

1.1.3. Orientations pour aujourd’hui

a. La vie

98. La transposition du précepte dans un registre axiologique l’ouvre à des perspectives plus larges.

1 - D’abord, on le voit déjà dans le discours de Jésus, elle oblige à affiner le concept même de « respect de la vie ». La valeur en question ne concerne pas seulement le corps ; elle s’applique aussi, dans son ouverture programmatique, à tout ce qui touche la dignité humaine, l’intégration sociale et la croissance spirituelle.

2 - Mais même si on s’en tient au plan biologique, elle prémunit l’homme contre toute tentation de s’arroger un pouvoir sur la vie, aussi bien la sienne que celle des autres. C’est pourquoi, de tradition immémoriale, l’Église a toujours compris le « tu ne tueras pas » de l’Écriture comme l’appel absolu à ne pas provoquer volontairement la mort d’un être humain quel qu’il soit, embryon ou fœtus, personne handicapée, malade en phase terminale, individu considéré comme socialement ou économiquement moins rentable. Dans la même ligne s’expliquent les réserves sérieuses qu’elle oppose aux manipulations génétiques.

3 - Avec le cours de l’histoire et le développement des civilisations, l’Église a même affiné ses positions morales concernant la peine de mort et la guerre, au nom d’un culte de la vie humaine qu’elle nourrit sans cesse en méditant l’Écriture et qui prend de plus en plus couleur d’un absolu. Ce qui sous-tend ces positions apparemment radicales, c’est toujours la même notion anthropologique de base: la dignité fondamentale de l’homme créé à l’« image de Dieu ».

4 - Face à la problématique globale de l’écologie de la planète, l’horizon moral ouvert par la valeur « respect de la vie » pourrait fort bien déborder les intérêts de la seule humanité, jusqu’à fonder une réflexion renouvelée sur l’équilibre des espèces animales et végétales, moyennant toutes les nuances voulues. Le récit biblique des origines pourrait nous y inviter. Si le couple prototype, avant le péché, se voit adresser quatre consignes, être fécond, se multiplier, emplir la terre et la soumettre, alors que Dieu lui assigne un régime végétarien (Gn 1,28-29), pour sa part, Noé, ce nouvel Adam qui assure le repeuplement de la terre après le déluge, ne reçoit plus que les trois premières consignes, ce qui tend à relativiser son leadership ; et si Dieu l’autorise à un régime de viandes et de poissons, il lui enjoint néanmoins de s’abstenir du sang, symbole de la vie (9, 1-4).

Dans la pensée biblique, qu’est-ce qui explique, au fond, un pareil respect pour la vie ? Ni plus ni moins, son origine divine. Le don de la vie à l’humanité est décrit symboliquement comme un geste d’insufflation de Dieu (2, 7). Qui plus est, ce « souffle impérissable est en toutes choses », il « remplit le cosmos » (Sg 12, 1 ; 1, 7).

b. Le couple

99. L’expression du devoir par la négative (éviter, s’abstenir, ne pas faire) n’épuise évidemment pas le champ éthique relatif à la vie de couple. L’horizon moral ouvert par le commandement s’exprimera, entre autres, en termes de responsabilité personnelle, mutuelle, solidaire : par exemple, il revient à chaque conjoint de prendre au sérieux et de renouveler constamment son engagement initial; aux deux, de tenir compte de la psychologie de l’autre, de son rythme, de ses goûts, de son cheminement spirituel (1 P 3,1-2.7), de cultiver le respect, de pratiquer l’un envers l’autre l’amour-soumission (Ep 5, 21-22.28.33), de résoudre les conflits ou divergences de vues, de développer des relations harmonieuses; et au couple en tant que tel de prendre des engagements responsables en matière de natalité, de contribution sociale et même de rayonnement spirituel. En effet, la célébration rituelle du mariage chrétien implique essentiellement un projet dynamique, jamais accompli une fois pour toutes: devenir de plus en plus un couple sacramentel, qui témoigne et symbolise, au cœur d’un monde de relations souvent éphémères ou superficielles, la stabilité, l’irréversibilité et la fécondité de l’engagement d’amour de Dieu envers l’humanité, du Christ envers l’Église.

On comprendra que l’Église, dans son engagement de fidélité sans faille à la Parole, ait toujours prôné la grandeur du couple homme et femme, à la fois dans sa dignité fondamentale d’« image de Dieu » (création) et dans son lien d’engagement mutuel devant Dieu et avec lui (alliance). Dans son rappel constant et non négociable de l’importance et de la sainteté du mariage, l’Église n’agit pas tant comme une dénonciatrice de licences morales que comme celle qui défend infatigablement et non sans peine la plénitude de sens de la réalité matrimoniale, en conformité avec le projet de Dieu.

1.2. Deuxième critère fondamental : conformité à l’exemple de Jésus

1.2.1. Explication

100. L’autre critère fondamental nous centre encore davantage, si l’on peut dire, sur le cœur de la morale proprement chrétienne: l’imitation de Jésus, modèle inégalable de parfaite conformité entre les paroles et le vécu et de conformité à la volonté de Dieu. Point n’est besoin ici de reprendre ni même de résumer tout ce qui a été dit dans la première partie sur l’imitation et l’appel à suivre le Christ, thèmes importants entre tous, du point de vue qui est le nôtre. Jésus étant, pour les croyants, le modèle par excellence de l’agir parfait, la question qui se pose concrètement, en matière de discernement moral, est la suivante: faut-il considérer l’exemple de Jésus comme une norme, un idéal plus ou moins inaccessible, une source d’inspiration, ou un simple point de référence ?

1.2.2. Données bibliques

101. Encore ici nous nous appuyons sur un texte de base, celui qui amorce la proclamation de la Loi nouvelle dans le premier évangile.

a. Les Béatitudes (Mt 5,1-12)

D’emblée, les Béatitudes situent la moralité dans un horizon radical. Par mode de paradoxe, elles affirment la dignité fondamentale de l’être humain sous les traits des personnes les plus défavorisées, celles que Dieu défend d’une manière préférentielle: les pauvres, les affligés, les doux, les affamés, les persécutés. Ils sont « fils de Dieu » (v. 9), héritiers et citoyens du « Royaume des cieux » (v. 3.10). Or Jésus incarne, dans toute sa radicalité, le type du « pauvre » (Mt 8, 19 ; cf. 2 Co 8, 9 ; Ph 2,6-8), « doux et humble » (Mt 11,29) et « persécuté pour la justice ».

b. La suite du discours (Mt 5, 13–7, 29)

Évidemment, on ne saurait lire les Béatitudes abstraction faite du long discours qu’elles introduisent. Celui-ci ouvre un horizon fondamental pour la vie morale et constitue une sorte de parallèle au Décalogue, malgré la différence de forme et d’intention. Dans la composition du premier évangile, il s’agit du premier et du plus long discours de Jésus, discours programmatique, en fait, qui nous plonge tout de suite au cœur de ce que veut dire être un fils de Dieu dans le monde. L’idée d’une « justice qui dépasse » (verbe perisseuein pleion…) en constitue en quelque sorte la toile de fond (Mt 5,20 ; cf. aussi 3, 15 ; 5, 6.10 ; 6, 1.33 ; 23, 23).

· Cette justice supérieure, non seulement Jésus la révèle, mais il en est le modèle. Le principe de base est énoncé en Mt 5, 17-20. Dans l’affirmation initiale, on peut voir un programme pour tout l’évangile : « N’allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes ; je ne suis pas venu abolir, mais accomplir » (5, 17). La personne, l’agir et l’enseignement de Jésus représentent la révélation plénière de ce que Dieu a voulu à travers la Loi et les Prophètes, et annoncent la présence imminente du Règne de Dieu. À un certain point de vue, le long discours culmine dans l’affirmation suivante : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (5, 48). Ainsi, l’idée de l’homme créé à l’« image et ressemblance de Dieu » se trouve resituée et transposée dans un registre spécifiquement moral. Dieu lui-même est le modèle de tout agir (teleios, « parfait », au sens de « complet », « achevé »). De là l’exhortation à « chercher d’abord le Royaume et sa justice » (6, 33) et à « faire la volonté du Père qui est aux cieux » (7, 21). De cette perfection morale (cf. Mt 19, 16-22), le Christ est le modèle accompli.

1.2.3. Orientations pour aujourd’hui

102. Jusqu’à quel point la radicalité que Jésus incarne dans sa vie et dans sa mort est-elle normative ?

1- Évidemment, on ne saurait prendre prétexte des Béatitudes pour idéaliser la misère humaine sous quelque forme que ce soit, et encore moins pour encourager, face à la persécution, une sorte de résignation passive qui trouverait son unique solution dans l’attente de l’au-delà. D’une part, il est vrai, l’Église, à la suite de Jésus, apporte à ceux qui souffrent une parole de réconfort et un stimulant: si on reconstitue le substrat sémitique du mot « heureux », on trouve l’idée de « marcher droit » (racine ’šr en hébreu); cela suggère l’idée que déjà pauvres et persécutés sont en marche dans le Royaume et vers le Royaume. D’autre part, dans le texte même des Béatitudes, cet acheminement ne va pas sans exigences morales, en termes de vertus à pratiquer. On rejoint ici l’idée de «recherche de la pauvreté», avec ce sens religieux et moral que déjà le prophète Sophonie donnait à l’expression (So 2,3).

2- L’exhortation à pratiquer une « justice qui dépasse celle des scribes et des pharisiens » (Mt 5,20) implique que désormais, en régime chrétien, toute norme morale se situe dans le cadre dynamique d’une relation filiale. Dans le discours, Jésus insiste beaucoup sur cette relation: il parle seize fois de Dieu en l’appelant « Père », du point de vue des autres; et c’est seulement à la fin qu’il l’appelle pour la première fois « mon Père qui est aux cieux » (7, 21). Par exemple, il reprend les trois expressions traditionnelles de la piété juive: aumône, prière et jeûne (6, 1-18) ; dans chaque cas, l’attitude du disciple doit jaillir d’un lien intérieur avec Dieu et éviter tout calcul, toute recherche de profit ou de louange humaine. La suite du discours focalise l’attention sur le lien d’amour et de confiance entre Dieu et le disciple. De là découle la responsabilité qui incombe au disciple de vivre l’Évangile. Quand cela ne se produit pas, on fait obstacle à la réalité fondamentale de la vie telle que Dieu la veut et que Jésus l’enseigne, et on s’expose à des conséquences désastreuses. Les textes relatifs au jugement sont eux-mêmes des avertissements sur les effets destructeurs qu’entraîne une conduite mauvaise. En particulier, à travers une série de métaphores, le lecteur, dans son choix, s’affronte à une alternative: porte large ou étroite, chemin large ou resserré, vrais ou faux prophètes, arbre bon ou mauvais, constructeurs de maisons sages ou insensés (7, 13-37).

3- De quelle manière le lecteur chrétien peut-il prendre à son compte l’enseignement moral spécifique et apparemment radical du Discours sur la montagne, à commencer par les Béatitudes ? Dans l’histoire du christianisme, on a soulevé à ce sujet deux questions clés. D’abord, à qui le discours s’adresse-t-il : à tous les chrétiens ou seulement à une portion choisie ? Et comment comprendre les commandements ?

En fait, en cherchant à imiter Jésus, les disciples sont incités à adopter une manière d’agir qui reflète dès maintenant la réalité future du Règne de Dieu: manifester de la compassion, ne pas riposter à la violence, éviter l’exploitation sexuelle, entreprendre des démarches de réconciliation et d’amour même auprès de ses ennemis, voilà autant de dispositions et d’actions qui reflètent la « justice » même de Dieu et caractérisent la vie nouvelle à mener dans le Royaume de Dieu. Parmi celles-ci, la réconciliation, le pardon et l’amour inconditionnel occupent une position centrale et fournissent une orientation à toute l’éthique du discours (cf. 22, 34-40).

Donc, il ne faut pas voir les instructions et l’exemple même de Jésus comme des idéaux inaccessibles, même s’ils reflètent ce qui va caractériser les fils et filles de Dieu seulement dans la plénitude du Royaume. Les orientations données par Jésus ont valeur de véritables impératifs moraux: elles fournissent un horizon de fond qui amène le disciple à chercher et à trouver des manières semblables d’ajuster son agir aux valeurs et à la vision de fond de l’Évangile, de manière à mieux vivre dans le monde, dans l’attente du Royaume qui vient. Le discours moral et l’exemple de Jésus établissent les bases théologiques et christologiques de la vie morale, et encouragent le disciple à vivre en accord avec les valeurs du Règne de Dieu telles que Jésus les révèle.

1.3. Conclusion sur les critères fondamentaux

103. S’agit-il, du point de vue de la morale chrétienne, de porter un jugement sur une pratique, il convient donc de se demander d’emblée: Jusqu’à quel point cette pratique est-elle compatible avec la vision biblique de l’être humain ? Et jusqu’à quel point s’inspire-t-elle de l’exemple de Jésus ?

2. Critères spécifiques

104. Cette démarche liminaire une fois accomplie, l’application de critères plus spécifiques, toujours à partir de textes bibliques choisis, devrait compléter les contours d’une méthodologie profitable pour traiter de questions morales.

La systématisation de ces critères repose sur les observations suivantes. 1- Convergence: la Bible manifeste une ouverture à la morale naturelle dans l’énoncé d’un grand nombre de lois et d’orientations morales. 2- Opposition: la Bible prend position de façon très nette pour combattre des contre-valeurs. 3- Progression: la Bible atteste un raffinement de la conscience sur certains points de moralité, d’abord à l’intérieur même de l’Ancien Testament, puis sur la base de l’enseignement de Jésus et sous le choc de l’événement pascal. 4- Dimension communautaire: la Bible met fortement l’accent sur la portée collective de toute morale. 5- Finalité: en fondant l’espérance en l’au-delà sur l’attente du Règne (Ancien Testament) et sur le mystère pascal (Nouveau Testament), la Bible fournit à l’homme une motivation irremplaçable pour tendre vers la perfection morale. 6- Discernement: enfin, la Bible énonce des principes et donne des exemples de moralité qui n’ont pas tous même valeur; d’où la nécessité d’une approche critique.

Déjà les deux textes de base qui nous ont servi précédemment illustrent, à leur manière, les six critères méthodologiques qui feront l’objet du développement qui suit. 1- Convergence. Quelques préceptes ont leur équivalent dans d’autres cultures de l’époque. La « règle d’or », par exemple (Mt 7, 12), se trouve, formulée soit positivement soit négativement, dans de nombreuses cultures. 2- Opposition. Certaines pratiques païennes sont dénoncées : par exemple, les images sculptées (Ex 20, 4) ou les prières prolixes (Mt 6, 7). 3- Progression. Tout le Discours de Jésus sur la montagne illustre la « justice plus grande » : en proposant une intériorité plus profonde, l’intégrité de la pensée et de l’action, de même qu’une activité morale plus exigeante, il porte l’intention et l’esprit de la Torah à leur maximum de développement (cf. Mt 5, 17). 4- Dimension communautaire. Certes, Jésus complète les visées essentiellement collectives de la morale du Décalogue; mais même les préceptes qui concernent la personne visent en définitive à construire la communauté; la souffrance elle-même subie « à cause de » lui est occasion de courage et facteur de cohésion communautaire (Mt 5, 11-12). 5- Finalité. À l’eschatologie terrestre du Décalogue (la promesse de « longs jours » dans Ex 20,12), Jésus ajoute, comme motivation de base de tout l’agir humain, l’espérance en l’au-delà (Mt 5, 3.10 ; 6, 19-21). 6- Discernement. La justification divergente du sabbat, en termes cultuels dans un cas (Ex 20,8-11) et en termes socio-historiques dans l’autre (Dt 5, 12-15), ouvre la voie à une réflexion morale plus riche et nuancée sur le repos dominical et sur le temps. À un autre point de vue, l’invalidation de la coutume du divorce (Mt 5, 31-32), pourtant autorisé par la Torah, montre bien la distinction à faire entre les lois pérennes et celles qui sont liées à une culture, un temps, un espace particuliers.

Pour chacun des critères, nous nous permettons d’unifier quelque peu l’exposé autour d’un mot clé. 1- Convergence : la sagesse, en tant que vertu humaine, potentiellement observable dans toutes les cultures. 2- Opposition : la foi. 3- Progression : la « justice », à comprendre moins au sens de la théologie classique que dans son acception biblique riche et dynamique (hébreu tsedaqâ, grec dikaiosunê), qui implique recherche de la volonté de Dieu et chemin de perfection (teleiôsis). 4- Dimension communautaire: l’amour fraternel (agapê). 5- Finalité : l’espérance. 6- Discernement: la prudence, impliquant la nécessité d’une validation du jugement moral, tant objective, à partir de l’exégèse et de la Tradition ecclésiale, que subjective, sur la base d’une conscience (suneidêsis) guidée par l’Esprit Saint.

2.1. Premier critère spécifique : la convergence

105. Sur de nombreux points, la Bible manifeste une convergence entre sa morale et les lois et orientations morales des peuples voisins. Des questions morales identiques ont été soulevées par la tradition biblique et traitées par certains philosophes et moralistes qui n’avaient pas accès à la révélation biblique et aux solutions qu’elle présente. Maintes fois, à l’intérieur et en dehors de la tradition biblique, on observe une convergence des réponses données à ces questions. Ici on peut parler de sagesse naturelle, une valeur potentiellement universelle. Cette constatation peut encourager l’Église d’aujourd’hui à entrer en dialogue avec la culture moderne et avec les systèmes moraux d’autres religions ou doctrines philosophiques, dans la recherche commune de normes de comportement adéquates face aux problèmes actuels.

2.1.1. Données bibliques

106. Concernant divers aspects de la morale de l’Ancien Testament aussi bien que du Nouveau, on trouve des textes qui démontrent une telle convergence. Retenons les aspects suivants : l’origine du mal et du péché, certaines normes de comportement humain, des considérations sapientielles, des exhortations morales et des listes de vertus.

a. L’origine du péché et du mal

C’est dans les premiers chapitres de la Genèse que la Bible expose l’essentiel de sa position sur la dignité de l’être humain et sur son inclination au péché. Elle partage plusieurs présupposés moraux du milieu paléo-oriental, tout spécialement ceux qu’on trouve dans le poème épique Enuma Elish en Mésopotamie. On constate l’influence considérable de ce poème par le grand nombre de témoignages qui dans l’antiquité en font état. Parmi les croyances communes, on compte l’idée que l’univers a été créé par une divinité personnelle et que dans cet univers les humains ont une place spéciale et un rapport privilégié avec la divinité. Dans les deux littératures, la situation de l’homme est caractérisée par son incapacité de se comporter de manière cohérente par rapport aux idéaux qu’il accepte, ce qui en définitive cause sa mort.

Les mythes du drame classique en Grèce expriment une forte prise de conscience des manquements humains: la tragédie laisse peu de place à l’espérance et au pardon. Les grandes tragédies classiques décrivent les conséquences inévitables et durables de ces manquements et de l’implacable vengeance des dieux. Les inscriptions funéraires de la Grèce antique attestent les mêmes convictions: le sentiment d’échec et de l’absurdité de la vie telle qu’elle a été vécue y domine, sans rien qui l’adoucisse. Il ressort de là une analyse pessimiste de la situation de l’homme.

La réflexion sur la nature et la condition humaines qu’on trouve au début de la Bible attribue une signification différente à l’existence humaine. L’espérance tient une place importante dans la conception biblique de la nature humaine faillible, étant donné que le Dieu de la révélation biblique est un Dieu qui aime, qui pardonne et qui prend soin du monde créé; bien plus, tout être humain en est l’image et le représentant. Sans chercher à dissimuler ou à excuser l’inclination de l’homme au péché, ces chapitres donnent un sens positif à la moralité, en raison de la certitude de l’intervention et du pardon de Dieu.

Même si la conception biblique du monde s’exprime dans un langage tant soit peu dépendant de la Mésopotamie, il y a deux éléments bibliques, en particulier, qui manquent dans les mythes mésopotamiens. Il s’agit du soin que Dieu prend de l’humanité, et de la responsabilité humaine dans la continuation de la création, responsabilité qui s’exprime chez Adam, créé à l’image de Dieu, en termes éthiques de devoir. Dans la conception mésopotamienne du monde, les humains ont plutôt le devoir de s’attirer les faveurs des dieux en leur offrant des sacrifices.

b. Les lois

107. Par ailleurs, on trouve l’équivalent de certaines lois de l’Ancien Testament (par exemple, Ex 20–23 ; Dt 12–26) dans la grande tradition des lois de l’ancien Orient (notamment, le code de Hammurabi). La concordance de certaines prescriptions légales individuelles est tout spécialement impressionnante. La conviction que la loi et la justice, et surtout la protection des plus faibles, sont indispensables à toute vie communautaire, explique la haute estime dont jouissait la loi dans la culture de l’ancien Proche-Orient.

Dans ses codes législatifs, l’Ancien Testament ne s’adresse pas directement aux juges ni aux rois: eux doivent maintenir la justice et aider le peuple à la pratiquer. Le destinataire, c’est tout membre du peuple de Dieu: celui-ci doit reconnaître que le bien commun, recherché en esprit de solidarité, constitue le cœur de la vie communautaire. On ne trouve rien dans la Bible qui corresponde à une « Déclaration des droits humains » : les obligations qu’exprime une déclaration de ce genre, la Bible ne les présente pas comme droits de la personne qui reçoit passivement, mais bien comme obligations à mettre en oeuvre activement. Ce qui est prioritaire, ce n’est pas tant le droit d’une personne à un traitement déterminé, que le devoir de tout individu de traiter les autres d’une manière qui honore la dignité humaine donnée par Dieu, autrement dit, qui honore la valeur infinie de chaque personne aux yeux de Dieu. Souvent les lois de la Bible ne sont pas de pures règles légales, mais des avertissements et des instructions qui exigent davantage que des prescriptions individuelles (par exemple, Ex 23, 4-5 ; Dt 21, 15-17). Les lois de l’Ancien Testament se situent à mi-chemin entre la justice et la moralité : elles visent à développer, chez la personne en rapport avec Dieu, une conscience qui constitue la base de la vie communautaire. On note en particulier l’insistance prédominante sur la conviction qu’aucun esclavage humain ne doit diminuer la dignité et l’indépendance dont jouit l’individu sous le regard de Dieu (Ex 22, 20-22 ; 23 ,11-12). De plus, la sollicitude à l’endroit du pauvre ou du faible y est aussi importante, et peut-être plus importante que dans les codes de lois de l’ancien Proche-Orient. Et la Loi et les Prophètes insistent pour affirmer qu’il faut protéger l’intérêt de tout membre vulnérable du peuple de Dieu, le traiter non seulement avec justice mais avec la même générosité dont Dieu a fait preuve à l’égard d’Israël en Égypte.

c. La sagesse

108. Pendant la période hellénistique, l’enseignement moral de la Bible se montre ouvert au monde ambiant: il puise en particulier dans la tradition des proverbes, et aussi dans le mouvement de sagesse qui s’est développé spécialement en Égypte. Certaines collections bibliques de proverbes montrent un rapport étroit avec la sagesse d’Amen-em-ope et de Ptah-hopep, surtout en matière de respect et de protection de la personne pauvre et vulnérable (cf. Pr 22,17-24). Cependant, même si le résultat semble provenir simplement du raisonnement humain, Israël est clairement conscient que Dieu est à l’origine de toute sagesse (Jb 28 ; Si 24). Ben Sira, en particulier, réussit à intégrer Torah et sagesse humaine: le scribe « fera briller la doctrine qu’il enseigne, il mettra sa fierté dans la loi de l’alliance du Seigneur » (Si 39,8). Même Israël n’est pas exempt de la déception et de la remise en question des solutions traditionnelles, caractéristiques de l’époque hellénistique, face à des problèmes tels que la prospérité du méchant et la finalité de la vie humaine acculée à la mort (Jb ; Qo 3,18-22).

d. Paul et les philosophes de son milieu

109. Dans Rm 2,14-15, Paul apprécie et reconnaît explicitement la valeur de la loi naturelle, ou mieux, de la capacité qu’a la conscience humaine de distinguer ce qui doit et ce qui ne doit pas être fait. On ne s’étonnera donc pas que le corpus paulinien, malgré le jugement négatif porté sur la morale païenne (par exemple, Ep 4, 17-32), intègre dans son enseignement certains topoi communs (principes récurrents) chez les philosophes et les maîtres moralistes de son temps. Le plus connu de ces topoi, tiré à l’origine de la Médée d’Euripide, se trouve dans Rm 7,16-24 : il a inspiré d’étroits parallèles chez Ovide (Métamorphoses, 7,20-21) et, peu après Paul, chez Épictète (Colloques, 2, 17-19) ; il a pour leitmotiv l’esclavage engendré chez les êtres humains par leurs habitudes, leurs passions et leur manque de véritable liberté.

En outre, un certain nombre de principes et d’exhortations pauliniennes ressemblent aux conseils positifs et négatifs des écoles philosophiques de l’époque dans le monde grec. Les ressemblances littéraires indiquent un emprunt littéraire, rigoureusement démontré pour Ga 6,1-10, mais la même chose vaut pour d’autres passages pauliniens (par exemple, 1 Co 5,1). Bien qu’on ne puisse pas parler chez Paul de pur plagiat ou d’appartenance à une école philosophique, beaucoup de ses positions et exhortations sont proches de celles de la Stoa. Comme les philosophes de son temps (particulièrement les stoïciens), Paul enseigne que le comportement moral exige la liberté par rapport aux passions. En effet, la lutte contre les passions n’est pas du tout un thème inventé par le Nouveau Testament ou par Paul, mais elle constitue un lieu commun (topos) de l’enseignement moral de l’époque. D’une manière semblable, le discours à l’Aréopage dans Ac 17,22-31 présente un Paul qui utilise librement des idées stoïciennes ou, du moins, populaires dans la philosophie grecque, quand il cite le poète cilicien Aratos de Soles pour démontrer la proximité de Dieu vis-à-vis des êtres humains. La même chose vaut pour les lettres de Paul, qui contiennent des listes entières de vertus reconnues et louées dans le monde des alentours, listes qui ont leur équivalent chez les moralistes de l’époque et qui énumèrent simplicité, modération, justice, patience, persévérance, respect, honnêteté.

L’originalité de Paul tient à l’affirmation que seul l’Esprit peut venir nous aider dans notre faiblesse (Rm 8, 3-4.26). Même s’il existe pour lui des points fermes de la morale, indispensables à quiconque veut entrer dans le Royaume de Dieu (cf. Rm 1,18-32 ; 1 Co 5,11 ; 6,9-10 ; Ga 5,19-21), Paul donne à entendre qu’un code extérieur n’est pas nécessaire pour ceux qui reçoivent le fruit de l’Esprit, opposé radicalement aux œuvres de la chair (Ga 5,16-18). Le chrétien, dont la vie avec le Christ est cachée en Dieu (Col 3,3; cf. Ph 2,5), a pour guide l’Esprit : « Puisque nous vivons de l’Esprit, marchons aussi selon l’Esprit » (Ga 5, 25 ; Rm 8,14). Même quand Paul se présente lui-même comme guide, il faut comprendre que cela provient de l’Esprit : « Je pense avoir moi aussi l’Esprit de Dieu » (1 Co 7, 40 ; cf. 7, 25).

2.1.2. Orientations pour aujourd’hui

110. La situation actuelle est caractérisée par les progrès sans cesse croissants des sciences naturelles et par un développement immense du pouvoir et des possibilités d’agir de l’être humain. Les sciences humaines, de leur côté, font progresser toujours davantage la connaissance de l’homme, tant au plan individuel qu’au plan social. Les mass media favorisent la mondialisation, une connexion et une interdépendance toujours plus grandes entre toutes les régions de la terre. Cette situation comporte en elle-même de graves problèmes mais aussi de grandes possibilités pour la vie en commun et la survie de l’humanité. Après tout, les sociétés modernes ne manquent pas d’idées, d’efforts de sensibilisation, de désirs, de propositions, de mouvements, de groupes engagés ou de groupes de pression pour trouver des solutions aux problèmes et assurer une saine gestion des possibilités actuelles. L’Église se trouve en position de dialogue constant avec la culture moderne, dans toute sa complexité; elle participe à la recherche de normes justes pour la gestion de la situation globale. Mentionnons quelques champs d’action typiques.

1- L’accroissement de la sensibilité pour les droits humains a d’abord amené à l’abolition de l’esclavage, puis à un sens très net de l’égalité des races humaines; il constitue un appel à venir à bout de toute forme de discrimination.

2- L’inquiétude face au développement et à la prolifération des armes et des instruments de destruction massive oblige à une recherche urgente pour reformuler la morale des conflits et de la guerre, et exige un effort d’engagement intense en faveur de la paix.

3- La sensibilité à l’égale dignité des sexes exige un examen sévère des conditionnements auxquels sont soumis leurs rôles respectifs à cause des manières de voir véhiculées par bon nombre de cultures, même actuelles.

4- Le pouvoir technologique de l’homme, basé sur les découvertes scientifiques, a rendu possible un usage des ressources naturelles mais aussi un abus que jamais auparavant on n’aurait pu concevoir. La grande différence entre les peuples eu égard au pouvoir économique, scientifique, technique, politique, militaire, a amené une inégalité énorme dans le partage et l’usage des ressources naturelles. Il existe une sensibilité croissante face aux problèmes d’écologie et de justice qui en découlent. On ressent la nécessité d’un engagement marqué pour la sauvegarde de la nature, laquelle constitue le patrimoine commun de toute l’humanité, et pour une participation équitable de tous les peuples à ce patrimoine.

Face à ces problèmes et à tant d’autres, la Bible n’offre pas de réponses immédiates, toutes prêtes d’avance. Mais son message sur Dieu créateur de tout et de tous, sur la responsabilité humaine par rapport à la création, sur la dignité de toute personne humaine, sur la sollicitude particulière à l’égard des pauvres, etc., prépare les chrétiens à une participation active et fructueuse à la recherche commune, dans le but d’apporter des solutions adéquates aux problèmes qui se posent.

2.2. Deuxième critère spécifique : l’opposition

111. La Bible s’oppose clairement à certaines normes ou habitudes pratiquées par des sociétés, des groupes ou des individus. Ce qui détermine ce refus, dans l’Ancien Testament, c’est la foi dans le Seigneur, autrement dit, la fidélité à l’alliance par laquelle le Seigneur s’est uni de manière unique au peuple d’Israël, et, dans le Nouveau Testament, la foi en Jésus Christ, Fils de Dieu, par l’incarnation duquel Dieu s’est uni de manière définitive à toute l’humanité.

2.2.1. Données bibliques

112. Le Décalogue, dont les prescriptions disent presque exclusivement ce qu’il faut éviter, prend position contre toute une série d’actes. Après s’être présenté, Dieu affirme avec grande insistance: « Tu n’auras pas d’autres dieux que moi. Tu ne te feras aucune idole, aucune image… Tu ne te prosterneras pas devant ces images, pour leur rendre un culte. Car moi, le Seigneur, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux… » (Ex 20,3-5)

De nombreux termes, tout au long de la Bible, servent à désigner cette sorte de comportement comme péché. Dans l’enseignement des prophètes, des réalités bien concrètes deviennent péché: par exemple, la violence, le vol, l’injustice, l’exploitation, la fraude, les fausses accusations, etc. (cf. Am 2, 6-8 ; Os 4, 2 ; Mi 2, 1-2 ; Jr 6, 13 ; Ez 18, 6-8). La littérature paulinienne signale comme péchés spécifiques : le mensonge, l’avidité, la jalousie, les querelles, l’ivrognerie, l’immoralité, l’envie, etc. (cf. Rm 1, 29-31 ; 1 Co 5, 10 ; 2 Co 12, 20 ; Ga 5, 19-21). Le péché est vu essentiellement comme une violation de rapports personnels qui oppose la personne à Dieu, mais il est vu aussi comme une violation de la dignité et des droits d’autres personnes. Cela dit, la lutte contre l’infidélité envers le Seigneur Dieu d’Israël demeure centrale, c’est-à-dire la lutte contre les fausses conceptions de Dieu qui s’expriment dans l’idolâtrie, le culte rendu à d’autres dieux. Cette lutte apparaît dans la Loi de Moïse, elle est au cœur de l’activité des prophètes, elle reste tout aussi présente à l’époque postexilique. La tâche principale de Jésus, pour sa part, consiste à révéler le vrai visage de Dieu (Jn 1,18). La lutte contre l’apostasie, ou abandon de Dieu, et contre le choix préférentiel d’autres valeurs suprêmes n’est pas moins présente chez Paul et dans l’Apocalypse.

a. La lutte des prophètes contre l’idolâtrie

113. Au pays de Canaan, le peuple d’Israël était confronté au culte d’autres dieux. La religion cananéenne était cosmologique, en ce sens qu’elle était toute centrée sur le rapport entre l’ordre divin de l’univers et la réponse humaine. Les Cananéens vénéraient des dieux qui, à peu de chose près, personnifiaient les forces naturelles; le culte de ces dieux était lié à une mythologie sophistiquée et à des rites destinés à garantir la fertilité de la terre, des animaux et des humains. La Loi et les prophètes ont condamné tout spécialement ces rites de fertilité. D’un autre côté, le Dieu d’Israël n’était pas intra-cosmique, mais au-dessus et au-delà de toutes les forces de la nature. Pour un temps, l’hénothéisme (culte rendu à un dieu unique) a pu s’accommoder de l’existence d’autres dieux. Néanmoins, pendant l’exil, on en est venu à l’évidence que les dieux païens n’étaient rien d’autre que du néant; de la sorte, le Seigneur seul a été considéré comme l’unique vrai Dieu (monothéisme radical).

Il semble que l’idolâtrie ait été passablement répandue parmi le peuple durant le règne d’Achab (1 R 16,29-34). Le long récit de 1 R 17–19 présente Élie comme celui qui a restauré la foi mosaïque, alors que le culte de Baal avait envahi le royaume du Nord. Dans une scène dramatique au mont Carmel où s’affrontent Élie et les prophètes de Baal (18, 20-40), Élie reproche au peuple son comportement ambigu et exige pour le Seigneur une loyauté exclusive.

Lui aussi, Osée constate que la cause fondamentale de l’agitation sociale et politique est l’ampleur avec laquelle les pratiques religieuses cananéennes se sont infiltrées dans le culte israélite. Les Israélites ont amalgamé dans leur culte certains éléments du culte de Baal, lié à la fertilité (Os 4, 7-14 ; 10, 1-2 ; 13, 1-3). La corruption du culte coïncide avec les intrigues et les trahisons qui ont lieu au palais royal et dans les rues (7, 1-7 ; 8, 4-7), ainsi qu’avec l’affaissement des standards de moralité (4, 1-3). Quant à l’idolâtrie elle-même, le prophète l’appelle prostitution (1–2 ; 5, 4).

Les prophètes canoniques développement une opinion commune à cet égard: le culte de divinités qu’on a forgées soi-même, de dieux, en d’autres termes, qui servent les seuls intérêts de leurs dévots, va de pair avec la dégénérescence de la moralité publique et privée (Am 2, 4-8 ; Is 1, 21-31; Jr 7, 1-15 ; Ez 22, 1-4). On peut considérer que l’enseignement social de l’Église se situe dans cette ligne, puisqu’elle a toujours soutenu que les systèmes socioéconomiques qui revendiquent une autorité absolue et subordonnent à des idéologies de groupe la valeur des êtres humains créés à l’image de Dieu, ne peuvent produire rien d’autre qu’une dégradation de la civilisation.

L’exil constitue, semble-t-il, un tournant en ce qui concerne l’attitude d’Israël envers l’idolâtrie. Les déportés, confrontés au culte polythéiste de leurs patrons, ont compris que le Seigneur seul est le Créateur et le Maître de toutes choses (Is 40, 12-18.21-26).

b. La lutte contre la pratique forcée du culte païen

114. Au temps des Maccabées s’est produite une confrontation entre la religion juive traditionnelle et l’hellénisme, alors qu’Antiochus IV poursuivait une politique plus agressive que ses prédécesseurs pour répandre la culture païenne (167-164 a.C.). Ce qui était en jeu, c’était rien de moins que la survie même du judaïsme et de sa foi dans le Seigneur. Cette initiative a provoqué une double réaction : une révolution armée — en témoignent les deux livres des Maccabées — et une résistance passive ; le livre de Daniel a été écrit pour appuyer celle-ci, pour encourager à la persévérance dans la persécution.

Le livre de la Sagesse répond à la mentalité qui prévalait dans le monde hellénistique tout juste avant le début de l’ère chrétienne. Cette œuvre de Juifs de la Diaspora (ou dispersion) visait à leur fournir un moyen de défense contre l’influence séduisante de la philosophie et de la religion hellénistiques, non moins qu’avec les nouveaux cultes qui se multipliaient alors à Alexandrie. La faute des adorateurs de la nature consiste à refuser de reconnaître Dieu Créateur dans la beauté des œuvres de la création. Dans leur recherche de Dieu, ils ne réussissent pas à franchir le dernier pas (Sg 13,1-9). L’idolâtrie a pour conséquence les cultes des mystères qui portent en eux-mêmes leur punition (14, 22–15, 6). Cela démontre la stupidité totale de la vénération des idoles, qui se trouve en contraste frappant avec l’attrait des miracles opérés par le vrai Dieu en faveur de son peuple.

c. L’opposition de Paul au culte païen

· 115. Le christianisme primitif tire son origine d’un judaïsme largement purifié de l’idolâtrie. Dès qu’il s’est répandu, il est venu en contact avec le paganisme de l’empire romain, marqué par une grande variété de cultes religieux et aussi par le culte de l’empereur. À Éphèse, Paul est confronté à l’idolâtrie (Ac 19,24-41) : il s’en préoccupe et en fait voir les conséquences dans Rm 1, 18-32. Prenant appui sur les critiques déjà élaborées dans le judaïsme hellénistique (cf. Sg 13–15), il enclenche une polémique traditionnelle contre le monde païen avant d’introduire son interlocuteur juif (Rm 2, 1–3, 20), de manière à montrer que personne, ni juif ni païen, n’est juste devant Dieu sans la foi en Jésus Christ (3, 21-26).

L’auto-révélation de Dieu à travers la création devrait amener les personnes humaines à une réponse appropriée d’adoration et d’action de grâce. Le refus intentionnel de le faire rend leur pensée vaine, leurs cœurs ténébreux; il les pousse à se vanter d’une fausse sagesse et à corrompre le culte véritable en fabriquant et en vénérant des images de choses créées. Un lien existe entre la pratique de l’idolâtrie et la dépravation sexuelle qui déshonore le corps, instrument d’interaction, d’union et de communication entre les personnes. Un tel comportement fait disparaître les distinctions entre les rôles respectifs des deux sexes, à l’encontre du plan du Créateur. La peine encourue, c’est le désir incontrôlable de persister dans cette sorte de comportement dépravé.

La liste des vices dressée par Paul touche plus largement les rapports sociaux: comme par cercles concentriques, elle dénonce la corruption au niveau individuel (1, 24), interpersonnel (1, 26-27) et social (1,29-31), cette corruption qui envahit et empoisonne la totalité de la vie humaine. La persistance dans le péché et l’approbation qu’on lui donne explique que beaucoup de gens considèrent comme normal et acceptable cette sorte de comportement qui mène inévitablement à la séparation d’avec Dieu.

d. L’opposition de l’Apocalypse au système démoniaque, anti-Dieu

116. Le livre de l’Apocalypse présente deux grands systèmes à l’œuvre dans le monde: le Règne de Dieu, centré sur Jésus et ses partisans, et l’anti-Règne de Satan, système diffusé dans tout l’empire romain. Les chrétiens vivent donc leur engagement à la suite de Jésus au milieu d’un système terrestre démoniaque, complètement envahissant et hostile à Dieu. Ce système se concrétise dans la ville de Rome, avec le culte rendu à l’empereur et répandu aux dimensions de tout son vaste empire. Puisque l’empereur représente les dieux et exige d’être adoré, il utilise l’appareil de l’État et le culte impérial pour répandre sa propagande démoniaque partout dans l’empire, au détriment de Dieu. Cela s’exprime dans des symboles : la « bête qui surgit de la mer» (Ap 13,1), la « bête qui surgit de la terre » (13, 11), et les « rois de la terre » (17, 2.18 ; 18, 3.9). Leur action se trouve concentrée dans un autre symbole: la cité de Babylone (17, 1-7).

Ap 17–18 décrit la beauté et le luxe de Babylone (= Rome) vouée à la destruction. La ville symbolise tout un mode de vie païen (17, 3-6), en opposition totale aux valeurs du Royaume : il en résulte que les chrétiens qui rendent témoignage le payent de leur propre vie (17, 6). La ville se distingue par son autosuffisance (18, 7) ; il s’agit d’une société de consommation, qui dépend du commerce et où l’on trouve toutes formes de luxe, mais au prix de l’expansion de l’esclavage (18, 11-13.22-23). Elle se comporte avec agressivité contre Jésus et quiconque lui appartient (17, 14). Mais nonobstant sa célébrité, cette ville est condamnée par Dieu et s’écroulera soudainement. Sa destruction est présentée comme un drame liturgique (18, 9-24) : les lamentations des rois, des marchands et des marins accentuent le caractère dramatique de son écroulement. Les chrétiens sont invités à « en sortir » (18, 4), pour ne pas participer à ses crimes et à leur châtiment ; ils sont exhortés à prendre leurs distances du monde mauvais qui les entoure, et ils ont besoin de « sagesse » pour se maintenir dans une perspective positive (cf. 17, 7.9). Ils se réjouissent de voir la revanche de Dieu sur leurs ennemis et observent la désolation de la cité en ruines (18, 20-23).

Ce message paradigmatique peut s’appliquer à tous les chrétiens plongés dans des situations semblables: il les exhorte à se défendre contre une pareille pression insidieuse et complètement envahissante. Cela requiert la capacité de lire les signes des temps et de reconnaître « le chiffre de la bête » (13, 18), dans l’espérance et la certitude que tous ces régimes démoniaques sont condamnés à la destruction. C’est ainsi seulement que les chrétiens seront capables de faire les choix qui s’imposent et de planifier un mode d’agir marqué par la maturité et le sens des responsabilités.

2.2.2. Orientations pour aujourd’hui

117. De nos jours, les comportements mauvais qui suscitent une prise de position claire et décisive ne se manifestent pas comme de l’idolâtrie, au sens de vénération d’images et de statues, mais plutôt comme une idolâtrie de soi, qu’il s’agisse de personnes individuelles, de classes sociales ou d’États. Dans ce cas, on considère comme valeurs suprêmes la liberté censément totale de l’individu ou le pouvoir de l’État qui s’étend à tous les domaines. À ces attitudes, on assigne des noms descriptifs: sécularisme, capitalisme, matérialisme, idéologie de la consommation, individualisme, hédonisme, totalitarisme, etc. Entre tous ces –ismes, on note un dénominateur commun : le fait qu’ils conçoivent la vie humaine d’une manière immanentiste, réduite au monde actuel ; en étouffant la transcendance, en faisant abstraction de Dieu, en le niant ou en le laissant de côté, ils ne le reconnaissent pas comme origine et fin de toutes choses. Il importe de démasquer un tel oubli et un tel désintéressement par rapport à Dieu et d’en rendre les gens conscients.

a. Des lacunes dans le monde moderne

Même si les sociétés démocratiques occidentales comportent beaucoup d’éléments positifs au plan culturel, économique et politique, elles ne manquent pas de graves déficiences. En exaltant le droit à la liberté la plus totale, les individus prétendent exercer leur droit face à l’avortement, à l’euthanasie, à une expérimentation génétique illimitée, aux unions homosexuelles, et se comportent comme les artisans autonomes de leur propre existence. L’avidité de consommer, largement répandue, trop souvent ne s’assouvit qu’à travers l’exploitation de personnes et de peuples plus faibles. La recherche paroxystique du profit, encouragée par la technologie moderne, donne lieu à un abus effréné des ressources naturelles et, au moins de façon indirecte, à l’oppression d’autres individus et collectivités. Tandis que le monde occidental continue à jouir d’un niveau de vie élevé, le prix à payer pour cette prospérité, c’est la pauvreté d’une majorité de la population mondiale.

b. Des tendances totalitaires

118. Traditionnellement, les théologies qui traitent des rapports entre l’Église et l’État se basent presque exclusivement sur la lettre aux Romains (Rm 13,1-7 ; cf. aussi 1 Tm 2,1-2 ; Tt 3,1 ; 1 P 2,13-17) ; même des gouvernements autocratiques ont réclamé l’obéissance en se référant à ce texte. Paul ne fait rien d’autre qu’une constatation générale sur l’autorité légitime, en se basant sur la conviction que Dieu désire le bon ordre à l’intérieur de la société, et non pas l’anarchie ni le chaos. Même les chrétiens dépendent de la protection de leur État et d’une vaste gamme de services: ils partagent avec l’État un grand nombre de valeurs et ne peuvent se soustraire ni à leur responsabilité civile ni au devoir de participer à la vie sociale.

Mais après un siècle où certains régimes totalitaires ont dévasté des continents et exterminé des millions de personnes, il importe de compléter cette conception du rapport à l’État par la manière dont l’Apocalypse décrit l’influence démoniaque d’un État qui prend la place de Dieu et prétend s’accaparer tout le pouvoir. Un tel État s’oriente selon des valeurs et des attitudes contradictoires par rapport à l’Évangile. Il maintient tous ses citoyens sous pression et exige un conformisme total, exile ceux qui s’y refusent ou les tue. Les chrétiens sont appelés à être « sages », de manière à pouvoir lire les signes des temps, critiquer et démasquer, d’abord, la vraie réalité d’un État qui devient serviteur du Démoniaque, puis même le style de vie luxueux qu’on mène au détriment des autres. Ils sont appelés à mettre la politique, l’économie, le commerce sous la lumière de l’Évangile et à examiner, sous cette lumière, les projets concrets qui visent au bon fonctionnement de la société. Parce que les chrétiens ne peuvent pas sortir du temps où ils vivent, il leur faut acquérir une identité propre qui les rende capables de vivre leur foi dans une persévérance patiente et une vigueur prophétique pour témoigner. Ils sont aussi invités à développer des modes de résistance qui les rendent aptes à s’opposer en prêchant l’Évangile, en affrontant les puissances démoniaques qui agissent à travers les institutions civiles (cf. Ep 6,10-20) et qui exercent leur influence sur le monde actuel.

c. L’illusion de l’autosuffisance

119. À la base des idéologies, il y a la volonté de l’homme qui aspire à posséder un pouvoir sans limites. Cette volonté s’enracine dans le refus de reconnaître sa condition de créature dépendante de Dieu, et même dans la révolte contre Dieu. Elle cherche donc, avec une grande détermination, à réaliser une transformation illusoire de l’existence humaine ici et maintenant. En dernière analyse, il ne s’agit pas d’aspirations de type économique, politique ou scientifique, mais d’une volonté de disposer de soi et de son destin d’une manière autonome, et de réaliser un paradis sur terre qui puisse conduire à l’ère finale d’un bonheur universel. Cette sensation d’attente eschatologique peut expliquer l’illusion de plus en plus répandue que les humains, par eux-mêmes, sont capables de pourvoir à l’ordre moral et politique, dans une société séculière qui exclut Dieu systématiquement ou, du moins, le met au rancart. Bien qu’une telle idéologie exerce encore une fascination intellectuelle et continue d’avoir une influence sur la politique, il devient de plus en plus évident que l’avenir ne peut pas nous assurer un progrès technologique, industriel, social et politique illimité.

2.3. Troisième critère spécifique : la progression

120. La Bible atteste un processus d’affinement de la conscience sur certains points de moralité. Une telle progression se produit en Israël à la faveur d’une longue réflexion sur l’expérience de l’exil ainsi que, dans quelques traditions, sur l’expérience de la diaspora (dispersion) ; elle atteint son achèvement sous l’influence de l’enseignement de Jésus et de son mystère pascal. Après le retour de Jésus au Père, l’Esprit Saint accompagne les disciples, alors qu’ils cherchent à vivre son enseignement dans des circonstances nouvelles (Jn 14, 25-26). Le critère de la progression invite les chrétiens, dans l’approfondissement de toute question morale, à chercher la conformité maximale à la « justice supérieure » du Royaume telle que Jésus en a tracé les contours (Mt 5,20).

2.3.1. Données bibliques

121. Tout comme la révélation, la morale biblique elle aussi revêt un caractère graduel et historique: comme cela est arrivé pour la connaissance de Dieu en général, une évolution s’est produite dans la connaissance de la volonté de Dieu. Dans ce qu’il est convenu d’appeler les antithèses du Discours sur la montagne, Jésus fournit des exemples concrets de ce progrès: nous allons examiner de plus près les deux antithèses qui concernent les conflits avec le prochain (Mt 5, 38-42) et la morale du mariage (5, 31-32). Nous prendrons aussi pour exemple les diverses formes de culte divin, dont le rôle principal consiste à maintenir la communion salvifique avec Dieu (cf. Jn 4, 19-26).

a. L’évolution de la morale à l’intérieur de la Bible

La révélation biblique se développe dans le cadre de l’histoire, et cela vaut tout autant de la morale révélée dans la Bible. Dieu se révèle lui-même et il enseigne aux humains à marcher dans ses voies. Il choisit Abraham et l’envoie sur son chemin ; ensuite il choisit Moïse et lui donne mission de former une nation avec les descendants d’Abraham ; par après, il choisit et envoie des prophètes; en dernier lieu, il envoie « son propre Fils » (Mt 21, 37 ; Mc 12, 6). Chacun des envoyés, à une certaine étape de l’histoire du salut, transmet l’appel de Dieu, rassemble un peuple pour Dieu, et il l’instruit sur Dieu et sur les manières de vivre en accord avec l’appel reçu (cf. Ep 4, 1 ; Ph 1, 27 ; 1 Th 2, 12).

La révélation de cette morale se réalise progressivement, dans le cadre d’un dialogue entre Dieu et son peuple. L’enseignement moral de la Bible ne se réduit donc pas uniquement à une série de principes ou à un code de lois casuistiques. On ne saurait aborder les textes bibliques comme s’il s’agissait des pages d’un traité de morale. On doit plutôt les envisager d’une manière dynamique, à la lumière croissante de la révélation. Dieu entre dans le monde et se révèle toujours davantage, il s’adresse aux personnes et les met au défi de comprendre plus en profondeur sa volonté, il les rend capables de le suivre toujours de plus près. Cette lumière atteint son zénith avec l’avènement du Christ, qui confirme l’enseignement de Moïse et des prophètes (Mt 22, 34-40) : de sa propre autorité, il instruit son peuple et l’humanité entière (Mt 28, 19-20).

Éclairés par la révélation en plénitude que le Christ a apportée, les chrétiens peuvent comprendre la fécondité des phases antérieures de la révélation. Ce qui auparavant restait caché devient évident pour nous avec la dernière étape de la révélation, quand la lumière du Christ ressuscité éclaire les intentions sous-jacentes aux révélations antérieures de Dieu. De la sorte, c’est dans le contexte final du Nouveau Testament qu’on arrive définitivement à déchiffrer le message moral de l’Ancien Testament. L’Esprit Saint guide et assiste les disciples de Jésus dans ce processus, lui qui les « conduit à la vérité tout entière » (Jn 16,13).

À partir d’Abraham qui doit quitter sa patrie (Gn 12,1), du peuple qui doit quitter l’Égypte pour traverser le désert, et ainsi de suite dans toute l’histoire d’Israël et de l’humanité, la révélation progressive de Dieu et de sa volonté se transforme en une sorte de voyage. Le verbe «marcher» évoque bien davantage qu’un mouvement simplement physique: il devient symbole d’une vie de conversion. Ainsi, on accueille avec docilité l’appel de Dieu, on fait l’apprentissage de sa volonté et on y conforme progressivement son agir, en imitant Dieu et en développant des attitudes de fidélité, de justice, de miséricorde, d’amour (cf. Gn 18,19 ; Dt 6,1-2 ; Jos 22,5 ; Jr 7,21-23). Le Nouveau Testament reprend ce symbole dans l’appel que Jésus adresse à tous pour qu’ils marchent derrière lui et le suivent (cf. Mc 1,17 ; 8,34). De lui-même Jésus dit: «Je suis le chemin, la vérité et la vie. Personne ne vient au Père sinon par moi.» (Jn 14,6) Tous sont invités à se convertir et à devenir les imitateurs de Dieu (cf. Mt 5,48 ; Ep 5,1), du Christ (1 Th 1,6 ; 1 P 2,21) et de ses apôtres (1 Co 4,16 ; 11,1 ; Ph 3,17; 2 Th 3,7-9).

b. Les conflits avec le prochain

122. Dans Mt 5,38-42, Jésus dit : « Vous avez entendu qu’il a été dit : “Œil pour œil, dent pour dent.” Moi je vous disde ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu’un te frappe la joue droite, tends-lui aussi l’autre… » Clairement, on observe une progression: de la vengeance excessive, on passe à une revanche égale, puis de là au dépassement de la chaîne des représailles. Au départ, Gn 4,23-24 présente Lamech, un descendant de Caïn, comme le fanfaron qui, dans son poème, propage l’idée d’une vengeance effrénée : « J’ai tué un homme pour une égratignure, un enfant pour une ecchymose. Caïn sera vengé sept fois, mais Lamech soixante-dix-sept fois ». Au lieu de cela, le Code de l’alliance établit la loi du talion : « Si un malheur se produit, tu paieras vie pour vie : œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, égratignure pour égratignure, ecchymose pour ecchymose » (Ex 21,23-25). On trouve également cette loi dans les codes des peuples de l’ancien Orient, dans le but d’empêcher une vengeance personnelle démesurée. Dans plus d’un psaume, Israël proclame, par la voix de celui qui est blessé, que la vengeance appartient seulement à Dieu : « Dieu des vengeances, Seigneur, Dieu des vengeances, montre-toi ! » (Ps 94,1) Les sages eux-mêmes reconnaissent qu’aller au-delà du talion a des effets bénéfiques : « Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger, s’il a soif, donne-lui à boire ; car ainsi tu amasseras des charbons sur sa tête et le Seigneur te récompensera » (Pr 25, 21-22).

Jésus, de son côté, se réfère explicitement à Gn 4,23-24 pour renverser complètement le cycle de la vengeance : « Alors Pierre s’approcha et dit : “Seigneur, si mon frère pèche contre moi, combien de fois vais-je lui pardonner ? Jusqu’à sept fois ?” Jésus lui répondit : “Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois” » (Mt 18,21-22). Pour Jésus, le pardon et l’amour envers les ennemis devient le critère de l’appartenance au Père : « Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin que vous soyez fils de votre Père qui est aux cieux » (Mt 5,44-45 ; cf. 18,21). Paul reprend un peu cette pensée quand il donne cet avertissement : « Prenez garde que personne ne rende le mal pour le mal, mais recherchez toujours le bien entre vous et à l’égard de tous » (1 Th 5,15). Ou encore : « Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais sois vainqueur du mal par le bien » (Rm 12,21).

Cela dit, il faut éviter les malentendus. De nos jours, il n’est pas rare qu’on comprenne la loi du talion comme une certaine justification de la vengeance ou des représailles violentes, alors qu’en réalité, à l’origine, elle visait à limiter la violence et la réaction à la violence ; elle voulait développer une prédisposition à triompher de la recherche instinctive et incontrôlée de vengeance et de représailles. Cette prédisposition tend à imiter l’attitude de Dieu, qui se présente comme « miséricordieux et compatissant » (Ex 34,6) et pardonne la faute de son peuple. Si on considère les cinq livres de la Torah comme une grand ensemble littéraire, on trouve en plein centre, dans Lévitique 16, le rite du jour de l’expiation, avec comme thème principal Dieu qui pardonne. À cette manière de décrire Dieu répond, dans le contexte, la fameuse exigence : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lv 19,18), qu’on peut considérer comme la préformulation vétérotestamentaire de la règle d’or (cf. Mt 7,12). Le Nouveau Testament continue donc de manière cohérente les développements déjà présents à l’intérieur de l’Ancien Testament.

c. La morale conjugale

123. Jésus affirme dans Mt 5,31-32 : « Il a été dit : “Celui qui répudie sa femme, qu’il lui donne un certificat de divorce”. Mais moi je vous dis : celui qui répudie sa femme, sauf en cas d’union illégale, l’expose à l’adultère, et celui qui épouse une répudiée commet l’adultère ». Plus loin, Jésus commente cette instruction dans le cadre d’une controverse avec les pharisiens. Se basant sur l’acte créateur de Dieu (Gn 1,27) et sa conséquence morale pour la vie de couple (Gn 2,24), il exclut le divorce : « Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas ! » (Mt 19,6). En réponse à leur objection, il interprète la règle sur le divorce (Dt 24,1-4) comme une concession, de la part de Moïse, qui ne supprime pas l’ordonnance initiale de Dieu : « C’est à cause de la dureté de votre cœur que Moïse vous a permis de répudier vos femmes, mais au commencement, il n’en était pas ainsi » (Mt 19,8).

Dans l’Ancien Testament, on trouve des cas de polygamie (Lamech dans Gn 4,19 ; Jacob dans Gn 29, 21-30 ; Elqana dans 1 S 1,2 ; David dans 1 S 25,43 ; Salomon dans 1 R 11,3) ; il faut y voir l’expression du contexte anthropologique et social de l’ancien Proche-Orient. Il y a aussi, nous l’avons vu, la règle sur le divorce. Toutefois, on observe dans l’Ancien Testament une évolution vers l’idéal du mariage monogamique. C’est uniquement sur la base de cet idéal élevé d’amour et de fidélité réciproques et exclusives (cf. Ml 2, 14-16) que les prophètes ont pu concevoir l’alliance du Seigneur avec Israël comme un lien éternel, infrangible, entre un mari et sa femme (Os 1–2 ; Is 54 ; Jr 3 ; Ez 16 ; cf. Ct 8,6). Tirant l’ultime conséquence de cet idéal élevé, Jésus exclut le divorce (cf. aussi Mc 10,11-12 ; Lc 16,18). Paul renvoie explicitement à cette ordonnance de Jésus : « Aux personnes mariées, j’ordonne, non pas moi mais le Seigneur : que la femme ne se sépare pas de son mari… et que le mari ne répudie pas sa femme » (1 Co 7,10-11). On passe ainsi de la possibilité de la polygamie à une monogamie où le mari peut répudier sa femme, et puis à une monogamie sans divorce, où les deux partenaires ont le même statut juridique : ni le mari ni la femme ne peut répudier son conjoint. Ils sont tous les deux appelés à s’engager dans une vie commune durable et amoureuse, réalisant ainsi l’idéal d’union et de communion tel que le Créateur l’a voulu.

d. Le culte divin

124. Tout de suite après les antithèses, Jésus aborde le sujet de l’aumône, de la prière et du jeûne, manières importantes de rendre un culte à Dieu (Mt 6,1-18). Jésus ne critique pas ces activités comme telles, mais il stigmatise une façon fautive de les pratiquer, dans le seul but de se faire remarquer et louer par les hommes ; il demande qu’on s’y applique en recherchant exclusivement l’union avec Dieu le Père.

La manière juste de servir Dieu est également un thème important dans l’Ancien Testament. Là, l’interprétation des diverses formes de culte (jeûne, sabbat, sacrifices, règles sur le pur et l’impur) manifestent un souci grandissant d’assurer l’objectif principal du culte : la communion avec Dieu. On ne considère pas l’observance scrupuleuse des lois cultuelles comme une fin en soi, mais plutôt comme un moyen d’éviter tout ce qui pourrait faire perdre la force émanant du Dieu saint. Au terme, c’est le sacrifice du Christ qui porte à leur plein accomplissement toutes les formes de culte divin.

1) Les sacrifices dans l’Ancien Testament

Non seulement le livre des Psaumes exhorte Israël à vénérer son Dieu, mais il réfléchit aussi sur la vraie nature du culte et critique les sacrifices tels qu’on les pratique à l’époque (Ps 40,7-9 ; 50,7-15; 51,18-19 ; 69,31-32). De ce point de vue, les Psaumes prolongent la critique du système sacrificiel chez les prophètes (Is 1,10-17 ; 43,23-24 ; Jr 6,19-20 ; 7,21-23 ; 14,11-12 ; Os 6,6 ; 8,13 ; Am 5,21-27 ; Ml 1,10 ; 2,13). En raison de la variété des contextes où ce thème général est traité, les textes ne sont pas homogènes ; pourtant, ils convergent dans leur compréhension de la nature et du but des sacrifices. Dieu n’en a pas besoin ; c’est le peuple qui en a besoin pour exprimer sa propre louange de Dieu et sa loyauté par rapport à l’alliance. Israël doit toujours se rappeler ce que Dieu a stipulé quand il lui a fait don de l’alliance: non pas le devoir d’offrir des sacrifices, mais le devoir de conserver la vraie connaissance de Dieu (Os 6,6), en observant la Loi (Ps 40,7-9) et en obéissant aux commandements de Dieu (Jr 6,19-20 ; 7,21-23). La critique prophétique du culte et des sacrifices vise non pas leur existence même mais leur interprétation. Elle vise à purifier la compréhension du lien unique d’Israël avec le Seigneur et à inaugurer une ère nouvelle de culte authentique dans le lieu saint où le Seigneur fait habiter son nom.

2) Le sacrifice du Christ

Parmi les traits fondamentaux de la lettre aux Hébreux, on compte la distinction entre les deux phases de l’histoire du salut: l’ère de l’alliance sous Moïse et l’ère du salut par le Christ.

Dans la partie centrale de la lettre (He 8,1–9,28), la supériorité du sacrifice du Christ et de la nouvelle alliance se trouve soulignée. Dans 8,3–9,10, l’auteur critique le culte de la première alliance et, dans 9,11-28, il traite du sacrifice personnel du Christ qui fonde l’alliance nouvelle.

Avec le Christ, le système de l’ancien culte est dépassé, et cela crée une situation toute nouvelle. L’ancien culte était souvent formel, extérieur, conventionnel, et il l’était nécessairement, puisque les humains étaient incapables d’un culte parfait. Christ inaugure un culte réel, personnel, existentiel, qui établit une communion authentique avec Dieu et avec les personnes autour de nous (9,13-14). Le sang du Christ est doté d’une force de beaucoup supérieure, parce que c’est le sang de quelqu’un qui: 1- s’offre lui-même à Dieu, 2- est sans tache, 3- le fait en vertu d’un Esprit éternel. Tout cela contraste nettement avec les sacrifices anciens.

1- Les grands prêtres offraient des animaux poussés de force à l’immolation. Christ, lui, s’offre lui-même volontairement à la mort. Sous l’ancien régime, la valeur de l’offrande provenait du sang, tandis que dans le sacrifice du Christ, la valeur du sang provient de l’offrande. Le sang du Christ est efficace parce qu’il réalise une offrande parfaite de tout son être humain, offrande non cérémonielle mais existentielle, décrite dans 5,8 comme une obéissance douloureuse et dans 10,9-10 comme un accomplissement personnel de la volonté de Dieu.

2- Les grands prêtres ne pouvaient pas s’offrir eux-mêmes, parce qu’ils étaient des hommes pécheurs: ils avaient besoin d’une médiation qu’ils recherchaient, suivant la Loi de Moïse, dans l’offrande de sang animal (5,3; 7-27-28). Christ, au contraire, étant immaculé, absolument exempt de toute complicité avec le mal, pouvait s’offrir lui-même et se servir de son propre sang qui est efficace, justement à cause de son intégrité personnelle absolue.

3- Les grands prêtres étaient prêtres selon la règle de la prescription charnelle (cf. 7,16; 9.10). Christ, lui, s’offre lui-même, animé par « un Esprit éternel » (9,14). Un élan de générosité humaine ne suffit pas pour réaliser la parfaite offrande de soi-même. Il faut une générosité qui vient de Dieu lui-même, il faut la force de l’amour communiqué par l’Esprit Saint. Ce troisième aspect est le plus important de tous: le sang du Christ tire toute sa valeur de son rapport avec l’Esprit Saint.

Parce que le sacrifice du Christ est parfait, son efficacité est totale. L’auteur décrit ainsi cette efficacité : « Le sang du Christ… purifiera notre conscience des œuvres mortes, pour que nous puissions rendre un culte au Dieu vivant » (9,14).

3) Le culte nouveau

La purification de la conscience, grâce au sacrifice du Christ, se manifeste dans un mode de vie nouveau, qui devient l’unique culte véritable rendu au « Dieu vivant » (He 9,14). C’est seulement dans le Christ que nous sommes capables d’un culte divin vraiment digne de ce nom. Il s’agit de culte au sens plein, qu’on peut concevoir comme un culte spiritualisé. Par l’effet du sacrifice du Christ, les chrétiens sont purifiés et rendus aptes à accomplir des œuvres agréables à Dieu. Ils peuvent se définir ainsi : « sacerdoce royal » (1 P 2,9) « sacerdoce saint, pour offrir des sacrifices spirituels agréables à Dieu » (1 P 2,5 ; cf. Ex 19,6). La vie chrétienne tout entière doit être un culte spirituel, saint, qui plaît à Dieu (Rm 12,1 ; 15,16). Faisant allusion à son martyre, Paul se compare à une libation versée sur le sacrifice et l’offrande de la foi de son Église (Ph 2,17). Toutefois, ce n’est pas seulement la mort mais aussi la vie terrestre, physique, du chrétien qui doit être un sacrifice. L’offrande matérielle, distincte de la personne qui offre, qui caractérisait le culte ancien, est remplacée dans le christianisme par l’offrande personnelle, qui s’identifie à l’existence même de celui qui offre.

2.3.2. Orientations pour aujourd’hui

125. Le phénomène d’une prise de conscience progressive des devoirs moraux, comme on l’observe dans la Bible, conserve une pertinence criante. En voyant les problèmes énormes de l’humanité actuelle, on peut avoir l’impression d’assister à une inversion du progrès, à une multiplication toujours plus grande des moyens de destruction qui menacent l’existence même de l’humanité et les ressources qui conditionnent sa survie. Dans un pareil contexte, il faut une écoute plus confiante des paroles de Jésus et un engagement plus intense des chrétiens à suivre son exemple et ses directives.

Les résultats de notre réflexion sur la progression ne sont pas sans utilité. Nous nous sommes limités à trois thèmes, à titre d’exemples. Comme nous l’avons vu, la « justice supérieure » du Royaume met en lumière trois axes qui influencent de près ou de loin tous les aspects du service de Dieu et du prochain qui marquent la vie des fidèles : une disponibilité illimitée à pardonner; une fidélité inconditionnelle, dans le bonheur comme dans l’épreuve, au partenaire de vie qu’on a choisi; et un culte divin de type spirituel, intériorisé, qui mène à un engagement concret pour la transformation du monde. Ces normes de comportement sont fondamentales pour tous les champs d’action du chrétien et font de toute activité humanitaire une réponse de gratitude à la révélation de l’amour de Dieu.

D’un point de vue plus pratique, notre réflexion sur l’évolution et l’affinement de la conscience morale peut aider les pasteurs et ceux qui oeuvrent dans le domaine de l’éducation de la foi à bien évaluer le stade où les personnes ou les groupes sont rendus dans leur cheminement. Par exemple, à partir des réflexes de vengeance, malheureusement incrustés en profondeur dans la nature de l’homme pécheur, à partir des idées véhiculées par une société beaucoup plus permissive que naguère en matière de divorce ou en toute autre matière morale, ou à partir de pratiques de dévotion belles mais encore tout extérieures, on peut élaborer des stratégies pour aider frères et sœurs dans la foi à avancer pas à pas sur le chemin de la perfection évangélique (teleiôsis) et aussi à se laisser interpeller, dans leurs choix de vie, par la radicalité de l’éthique chrétienne, tant au plan social qu’individuel. Même les cas d’imperfection morale dans l’un et l’autre Testament peuvent inciter les croyants à mieux évaluer le chemin qu’il leur reste à parcourir pour atteindre la perfection même du modèle divin.

2.4. Quatrième critère spécifique: la dimension communautaire

126. La Bible met en relief la dimension essentiellement communautaire de la morale. Cette dimension communautaire trouve dans l’amour sa motivation et son expression; en fin de compte, elle prend racine dans la nature même de Dieu et de la personne humaine créée à l’image de Dieu.

2.4.1. Données bibliques

127. Selon la vision biblique, l’être humain n’est pas un individu isolé et autonome, mais essentiellement un membre d’une collectivité: il fait partie de la communauté de l’alliance, du peuple de Dieu. Dans le Nouveau Testament, en plus, la conception du peuple de Dieu s’enrichit de deux images importantes: d’abord, le corps du Christ (1 Co ; Ep ; Col), auquel les individus appartiennent comme des membres; puis la vigne, à laquelle ils se rattachent comme des branches (Jn 15). De ce cadre relationnel, on peut tirer au moins deux conséquences. D’abord, le but de l’aventure humaine n’est pas la formation d’une personnalité autosuffisante et parfaite en elle-même, mais la formation d’un membre qui vit parfaitement les relations dans lesquelles il se trouve engagé. Deuxièmement, les normes de la vie en commun ne peuvent pas être établies par le membre individuel d’une façon souveraine et autonome, mais elles constituent le patrimoine de la communauté: c’est à elle qu’il appartient de les conserver et de les développer. Cela n’enlève rien à la responsabilité de l’individu dans l’orientation de son agir personnel. Mais la conscience morale, pour éviter un agir arbitraire, doit tenir compte de ce réseau relationnel que nous venons de décrire et orienter ses actes en conséquence.

a. L’essentielle appartenance à une communauté et le pouvoir formateur de celle-ci

1) En Israël

128. Bien entendu, les tribus d’Israël sont soumises aux dynamismes normaux et au développement historique auxquels aucun groupe ethnique n’échappe. Cependant, la Bible s’intéresse de façon spéciale à la naissance du peuple de Dieu en tant que communauté de foi qui répond à l’appel divin. Cette communauté possède la compétence d’instruire, d’éclairer la conscience et de déterminer le comportement moral qui convient.

La Bible décrit divers stades de cette histoire religieuse, à commencer par la phase embryonnaire où la famille des ancêtres devient une communauté tribale qui ne vit plus en esclavage mais dans la liberté née de la sortie d’Égypte. Le texte clé d’Exode 15 décrit la foi d’Israël d’une façon vivante: il reconnaît Dieu comme souverain, proclame Israël peuple élu de Dieu et affirme que Dieu le fait habiter autour de sa demeure, le sanctuaire. On peut voir là une anticipation du rôle clé que joueront le culte et le lieu saint dans la formation du peuple de Dieu, d’abord autour de la tente du désert, puis plus tard grâce au premier temple de Jérusalem avec, en son milieu, l’arche d’alliance. La communauté créée autour de ce centre constitue le point de départ d’un nouvel ordre du monde (Ex 40 ; 1 R 8). Ici on enseigne la Loi à Israël, le peuple reçoit le pardon ; en ce lieu aussi viendront les nations pour apprendre la Torah. Mais en même temps l’histoire biblique souligne la méfiance et l’infidélité répétées d’Israël envers Dieu, spécialement durant la traversée du désert (cf. Ex 19–24 ; 32–34).

Après la période de la conquête, la Bible décrit le passage du stade de la communauté du désert au stade d’État proprement dit, avec l’apparition de la monarchie, puis la division de la communauté en royaume du Nord et royaume du SUd. Tandis que le monarque et la cour assument certaines fonctions religieuses comme le soin du sanctuaire, le sacerdoce et la règlementation du culte, il reste vrai que le partenaire de l’alliance avec Dieu, c’est le peuple lui-même (1 R 8,27-30). Plus tard durant la monarchie, l’infidélité d’Israël provoque une évolution du concept de la communauté religieuse d’Israël. Dieu recrée le peuple sous la forme d’un « reste » saint qui vivra dans une Jérusalem purifiée (Is 4,2-4). Cette communauté de foi nouvelle ne se limite plus au pays d’Israël mais s’étend aussi à tous ceux qui vivent en exil (Jr 29,1-14 ; Ez 37,15-28).

À commencer par Amos, les prophètes préexiliques critiquent fortement le culte israélite: ils opposent le sacrifice vain et inutile à l’authentique obéissance envers le Seigneur, spécialement en ce qui concerne la pratique de la justice et du droit (cf. Am 5,11-17 ; Os 6,6 ; Is 1,11-17 ; Mi 6,6-8; Jr 7,1–8,3). Cette critique du culte hypocrite ou du manque de cohérence entre la conduite rituelle et morale d’Israël demeure un élément clé de la tradition biblique et une composante essentielle de sa réflexion morale.

Après le coup violent de la chute de la monarchie et l’épreuve de l’exil, la puissance de Dieu renouvelle une fois de plus la communauté religieuse d’Israël. Après leur retour, les exilés reconstruisent le sanctuaire et même rétablissent la Torah comme centre normatif de la vie publique et du comportement individuel (Ne 8–10). Israël a perdu sa souveraineté nationale, son autonomie (sauf pour une brève période sous la dynastie des Hasmonéens), mais il considère son identité religieuse comme fondée sur l’obéissance à la Torah et sur le service cultuel rendu par une communauté fidèle à Dieu.

À travers toutes ces péripéties, malgré les formes diverses que prend la communauté de foi et les situations variées dans lesquelles elle se trouve, l’Israélite n’apparaît jamais comme un individu isolé et autonome, mais toujours comme un membre intégré dans la communauté. Le rôle joué par chacun dans la communauté est différent: patriarche, guide en chef, roi, prêtre, prophète ou simple paysan. Mais pour tous, l’appartenance à la communauté est essentielle, ainsi que la soumission à ses règles de vie et la participation à son culte.

2) Chez les chrétiens

129. La première communauté chrétienne qui se forme autour de la personne de Jésus se perçoit elle-même en continuité avec le peuple d’Israël et avec les responsabilités morales qui découlent de l’appartenance à une telle communauté.

Cette continuité apparaît clairement dans le portrait que Luc trace de la communauté de Jérusalem dans les premiers chapitres des Actes des Apôtres. L’Esprit, envoyé au nom du Christ ressuscité, rend les disciples de Jésus capables de former une communauté qui incarne les idéaux d’Israël tels que prévus pour le temps de la fin (cf. surtout les fameux sommaires : Ac 2,42-47 ; 4,32-37 ; 5,12-16). Certains traits caractérisent cette communauté idéale : 1- l’attention portée à l’enseignement des apôtres (2,42) ; 2- la koinônia ou communion, lien profond de foi et de charité entre les membres (1,14 ; 2,1 ; 4,32) ; 3- le culte communautaire, spécialement dans la célébration de l’eucharistie, la fraction du pain à la maison et la prière au temple de Jérusalem (2,42.46) ; 4- le partage des biens de manière à ce que personne ne soit dans le besoin (2,44; 4,34-37) ; 5- la communion d’esprit entre les membres, qui n’est pas simple amitié mais lien plus profond créé par la foi (par exemple, 2,44 ; 4,32 ; 5,14); 6- la continuation de la mission de Jésus, celle de guérir et de pardonner, que mettent en évidence les actions et le témoignage des apôtres (cf. 2,43 ; 3,1-10 ; 4,5-12).

Tout cela montre l’importance du fait suivant: l’appartenance à la communauté implique un genre d’engagement et des qualités morales qui reflètent la mission de Jésus lui-même et les valeurs permanentes de la tradition biblique. Ainsi, c’est une obligation pour les membres de la communauté de rendre à Dieu le culte qui lui est dû, de prendre soin les uns des autres, de former une communauté de charité et d’amitié, de partager les biens afin que personne ne soit dans le besoin, et de continuer la mission de guérison et de réconciliation, à l’exemple de Jésus lui-même quand il annonçait le Royaume.

D’une manière semblable, Paul et les autres traditions néotestamentaires mettent en valeur le contexte essentiellement communautaire de la moralité. Selon Paul, le chrétien individuel est plongé « dans le Christ» par le baptême (Rm 6,3) : l’Esprit lui donne la capacité de mener une vie « digne de [son] appel » (Ep 4,1). L’appartenance au Christ, et donc à la communauté chrétienne, rend le chrétien individuel capable de prendre ses distances des « œuvres de la chair » et de mettre en pratique « le fruit de l’Esprit » (Ga 5,16-26). Les vices et les vertus que Paul énumère sont principalement de nature sociale. Le « fruit de l’Esprit », qui « est amour, joie, paix, patience, bienveillance, bonté, fidélité, douceur, maîtrise de soi » (Ga 5,22), implique une façon de se comporter avec les autres où s’exprime la foi chrétienne. Quand Paul dresse la liste des divers dons ou charismes dont l’Esprit comble l’Église, il identifie « l’amour » comme « le plus grand » (1 Co 13,13), il le présente comme le « chemin par excellence » (12,31). La description éloquente que fait Paul de la façon dont l’amour s’exprime dans la communauté est l’un des passages les plus fascinants du Nouveau Testament (1 Co 13).

Pour la compréhension de la communauté chrétienne dans le Nouveau Testament, l’Esprit Saint est un élément clé. Dans Luc-Actes, l’Esprit envoyé par le Christ ressuscité anime la communauté, l’encourage et la rend capable d’élargir sa mission jusqu’aux extrémités de la terre (Ac 1,8). Semblablement, dans la littérature johannique, l’Esprit Paraclet encourage la communauté d’après Pâques et la rend capable de rappeler et de comprendre l’enseignement de Jésus (Jn 14,25-26 ; 15,26 ; 16,12-14). Dans la théologie paulinienne, les divers charismes de l’Esprit donnent à la communauté chrétienne dynamisme et cohésion (1 Co 12,4-11). Surtout, la force de l’Esprit rend le chrétien capable de briser le pouvoir du péché, de vénérer Dieu de manière authentique et de mener une vie marquée par le fruit de l’Esprit.

Quand Paul réprimande les Corinthiens pour leur manière mauvaise de célébrer l’eucharistie (1 Co 11,17-34), il montre que les valeurs impliquées — comme le respect des autres, le sens de la justice et la compassion — ne relèvent pas en priorité des conventions sociales ni des exigences de l’amitié, mais plutôt du caractère intrinsèque de la communauté chrétienne en tant qu’incarnation vivante du message du Christ et groupe de personnes doté de la force de l’Esprit de Dieu. Une telle communauté, et les membres qui la constituent, sont incités à agir d’une manière qui corresponde à leur véritable identité et à leur finalité propre. Certes, les impératifs moraux d’une telle communauté peuvent coïncider, sur certains points, avec les normes de comportement déductibles de la raison (par exemple, le respect des autres) ; mais leur pleine expression et l’ultime motivation qui les détermine proviennent directement d’une tout autre source: la foi qui fait percevoir cette communauté comme corps du Christ.

b. Les principales valeurs qui concernent les rapports interpersonnels

130. Pour l’Ancien Testament comme pour le Nouveau, l’appartenance à la communauté est essentielle. L’individu qui en est membre est instruit des valeurs et responsabilités morales par la communauté elle-même et par ses traditions qui font autorité. Dans les écrits vétérotestamentaires, la communauté en situation d’alliance, avec son culte, les enseignements de la Torah et les interprétations proposées, est la source d’inspiration première pour un agir approprié. Les communautés du Nouveau Testament basent leur conscience morale sur l’enseignement et la mission de Jésus, tout en se référant de manière significative à la tradition de l’Ancien Testament: elles se voient elles-mêmes en continuité avec Israël, peuple de Dieu. Les valeurs qui ressortent à travers cette formation concernent en premier lieu les rapports interpersonnels, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la communauté.

1) Les relations à l’intérieur de la communauté

131. Nombreux sont les textes qui traitent des rapports interpersonnels. Le Décalogue lui-même dresse une liste d’obligations fondamentales envers les autres. Selon les codes législatifs d’Israël, il faut porter attention au bien-être physique et économique d’autrui. On ne saurait blesser ou tuer une autre personne sans encourir de punition, comme le montre l’histoire de Caïn et d’Abel (Gn 4,1-16). La Loi mosaïque demande qu’au temps de la récolte, on laisse une portion pour le pauvre et l’étranger (Lv 19,9-10 ; Dt 24,19-22). On doit traiter avec compassion et respect les membres faibles de la société, notamment la fameuse triade « veuve, orphelin et étranger » (cf. Dt 16,11-12; 26,11-12). Est juste celui qui ne trompe pas ou ne fraude pas autrui par l’usure ou le mensonge (Am 2,6-8 ; Ez 18,10-13). La mission de Jésus lui-même qui, rempli de compassion, s’emploie à guérir les malades et à rassasier les affamés, correspond à la même éthique biblique fondamentale. En fait, dans l’évangile de Matthieu, Jésus déclare qu’il n’abolit pas la Loi ni les Prophètes, mais les «accomplit»: ainsi, il met en lumière l’intention et le but que Dieu a assignés à la Torah (Mt 5,17). Par la suite, il charge ses disciples de continuer sa mission dans la vie de l’Église (10,7-8).

La tradition touchant l’amour de Dieu et du prochain comme exigence fondamentale de la Loi est profondément enracinée dans l’Ancien Testament et plus d’une fois confirmée par Jésus. Telle est la réponse qu’il donne à la question du scribe sur le plus grand commandement de la Loi : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. Voilà le grand, le premier commandement. Le second lui est semblable: Tu aimeras ton prochain comme toi-même. De ces deux commandements dépendent toute la Loi et les Prophètes » (Mt 22,37-40 ; cf. Mc 12,29-31). Dans d’autres textes, Jésus insiste sur les obligations envers les autres. Il résume les exigences de la Loi dans la fameuse « règle d’or » : « Tout ce que voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux; car c’est là la Loi et les Prophètes » (Mt 7,12). En réponse au jeune homme riche qui demande quoi faire pour obtenir la vie éternelle, Jésus présente un résumé du Décalogue : « Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d’adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage, honore ton père et ta mère, tu aimeras ton prochain comme toi-même » (19,18-19).

On remarque que tous les exemples de « justice supérieure » mentionnés dans le Discours sur la montagne convergent ; il s’agit d’obligations envers les autres : se réconcilier avec son frère ou sa sœur (5,21-26), ne pas regarder l’autre avec convoitise (5,27-30), rester fidèle au lien matrimonial (5,31-32), pratiquer l’honnêteté en paroles (5,33-37), ne pas se venger pour l’injustice subie (5,38-42). Bien plus, un texte, considéré comme le plus typique de l’enseignement de Jésus, voit l’amour de l’ennemi comme l’expression la plus élevée de la moralité, celle qui rend le disciple de Jésus « parfait » ou « achevé » comme le Père céleste est parfait (5,43-48 ; cf. Lc 6,36 : « Soyez miséricordieux, comme votre Père est miséricordieu .»). À la fin, le disciple sera jugé selon sa fidélité à ces commandements de l’amour, de la miséricorde, du pardon, de la justice, qu’illustre la parabole des brebis et des boucs (Mt 25,31-46).

Cette forte insistance sur le caractère relationnel et communautaire des obligations morales trouve confirmation dans d’autres traditions néotestamentaires, surtout dans la littérature johannique. L’évangile de Jean condense les exigences éthiques de la condition de disciple dans la formule suivante : « Voici mon commandement: que vous vous aimiez les uns les autres, comme je vous ai aimés » (Jn 15,12). La mort de Jésus est l’exemple suprême de cet amour requis des disciples. Sa mort est l’acte d’amour parfait de celui qui donne sa vie pour ses amis (15,12-14). Cet exemple suprême d’action morale de la part d’un homme devient le critère de l’engagement du chrétien envers les autres (15,12-17). La même concentration de la morale en un principe unique se répète dans les lettres johanniques, spécialement la première : « Tel est le message que vous avez entendu dès le commencement: que nous nous aimions les uns les autres » (1 Jn 3,11). Le lien intrinsèque entre l’amour de Dieu et l’amour du prochain représente la note caractéristique de l’éthique biblique et de l’enseignement de Jésus: «Voici le commandement que nous tenons de lui: que celui qui aime Dieu aime aussi son frère » (4,21). Chez Paul également, la charité constitue le don suprême et impérissable (1 Co 13,13) ; de même, dans Jc 2,8 et He 13,15-16, un lien intime unit l’adoration de Dieu et l’obligation de faire le bien.

2) Les relations envers ceux qui sont à la marge dans la communauté

132. Les textes législatifs de la Torah réclament avec insistance la sollicitude envers le ger, l’étranger qui vit parmi les Israélites. Parfois cette sollicitude semble purement humanitaire (cf. Ex 22,20 ; 23,9), mais dans d’autres textes, spécialement le Deutéronome, la sollicitude envers l’étranger s’appuie sur une motivation théologique. Israël doit se souvenir de son expérience en Égypte et prendre soin de l’étranger de la même manière que Dieu avait pris soin d’Israël quand il était étranger en Égypte (cf. Dt 16,12). La Loi de sainteté fait un pas en avant à propos de la sollicitude envers l’étranger: celui-ci n’est plus simplement objet de la loi mais « sujet », coresponsable, avec les Israélites originaires du pays, de la sainteté et de la pureté de la communauté. « Vous traiterez l’étranger qui habite au milieu de vous comme celui qui est né chez vous ; tu l’aimeras comme toi-même, parce vous aussi, vous avez été étrangers au pays d’Égypte. Je suis le Seigneur votre Dieu » (Lv 19,34).

Le Nouveau Testament présente la mission de Jésus sous le signe d’une préoccupation sans bornes pour les « brebis perdues » de la maison d’Israël (Mt 10,5 ; 15,24), et il caractérise l’annonce de l’Évangile comme une « bonne nouvelle pour les pauvres » (Mt 11,5; Lc 4,18; cf. Jc 2,2). Unanimement, les évangiles décrivent Jésus comme un guérisseur ému de compassion face à ceux qui sont dans le besoin : « Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent et la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres » (Mt 11,5 ; cf. Mt 4,24-25 ; Lc 4,18-19).

Ces actions thérapeutiques constituent seulement un premier pas vers la guérison de la personne en entier, laquelle résulte, en fin de compte, du pardon des péchés (cf. le paralytique pardonné puis guéri dans Mc 2,1-12). Jésus accueille les pécheurs et mange avec eux; il appelle le publicain Lévi à devenir son disciple (Mc 2,13-17), il accepte l’hospitalité de Zachée (Lc 19,1-10). De manière semblable et en dépit des objections de son hôte pharisien, Jésus accepte l’amour tendre de la femme pécheresse dans la maison de Simon, il lui offre le pardon et il l’accueille (Lc 7,36-50). Quand il est la cible des critiques et des protestations des pharisiens et des scribes à propos de son lien avec les publicains et les pécheurs, Jésus illustre par trois paraboles sa vision de la communauté, qui n’exclut personne: la brebis perdue, la pièce de monnaie perdue et le fils prodigue (Lc 15). Il enseigne même aux disciples à ne pas « scandaliser » ou « mépriser » les « petits » dans la communauté, mais à chercher avec compassion ceux qui s’égarent (Mt 18,6-14). La réconciliation et le pardon doivent caractériser la communauté formée au nom de Jésus (Mt 5, 21-26.38-48 ; 18, 21-35).

Jésus accorde le pardon non seulement par les paroles qu’il adresse au pécheur, mais aussi en prenant sur lui les péchés de l’humanité : « Il a pris nos infirmités et s’est chargé de nos maladies » (Mt 8,17).

Jésus considère sa mission de libération et de guérison comme un signe de la venue du Règne de Dieu, qui restaurera la vie humaine et la mènera à sa plénitude (Mt 12,28 ; Lc 11,20). Finalement, la mort de Jésus sur la croix et sa résurrection d’entre les morts constituent l’acte de libération et de guérison ultime : en effet, elles sanctionnent la défaite de la mort et du péché, délivrent du pouvoir du mal l’humanité, et lui permettent d’accéder au Règne de Dieu en plénitude.

3) Les relations envers ceux qui sont en dehors de la communauté

133. Même les païens reçoivent de Jésus un bon accueil quand ils s’approchent de lui et cherchent à bénéficier de sa puissance de guérison: qu’on pense à la femme cananéenne (Mt 15,21-28) et au centurion (Lc 7,1-10). Dans son discours programmatique à Nazareth, Jésus rappelle la mission d’Élie auprès de la veuve de Sarepta et la guérison de Naaman le Syrien accomplie par Élisée, deux événements qui dépassent les frontières d’Israël (Lc 4,25-27). Dans la version matthéenne de l’épisode du centurion, Jésus fait allusion à Is 43,5 et prévoit que « beaucoup viendront de l’orient et de l’occident et s’assoiront à table avec Abraham, Isaac et Jacob dans le Royaume des cieux » (Mt 8,11). Dans la parabole du grand banquet, les invités qui déclinent l’invitation sont remplacés par « des pauvres, des estropiés, des aveugles et des boiteux » et, à la fin, par ceux qui se trouvent « sur les routes et le long des clôtures », pour que la maison soit remplie (Lc 14,16-24).

Dans ces riches traditions sur la mission de Jésus, envoyé pour guérir, s’occuper des pauvres et des marginaux, accueillir les pécheurs et aussi les païens, les évangiles confirment l’orientation communautaire de la Bible. La question clé de la morale biblique est la suivante: quelles sont les vertus, les pratiques, les types de relations qui doivent caractériser une communauté rassemblée au nom de Dieu ?

4) Validité de ces orientations pour tous les humains

134. La Bible ne considère pas les traditions morales de la Torah et de l’enseignement de Jésus comme une éthique “sectaire” qui s’appliquerait uniquement à Israël ou à la communauté chrétienne (cf. Is 2,3 ; Am 1–2). La tradition sapientiale affirme que la structure même de la création reflète les valeurs de la Torah et la volonté de Dieu pour tous les êtres humains (cf. Pr 8,22-36 ; Sg 13,1.4-5). Paul respecte cette vision des choses, quand il déclare que même les païens peuvent connaître Dieu et sa volonté par l’observation de l’univers créé (Rm 1,18-25 ; cf. 2,14-15). Cela vaut également pour l’enseignement de Jésus, qui s’adresse non seulement à ses disciples mais, à travers eux, au monde entier quand il révèle la vérité de Dieu (cf. Mt 28,18-20). La tradition biblique suppose donc que les mêmes responsabilités morales sont confiées à tous les êtres humains, du fait de leur appartenance à la création et de leur dignité d’images de Dieu, même si le pouvoir du péché et l’éloignement par rapport à Dieu peuvent nuire à la décision morale.

2.4.2. Orientations pour aujourd’hui

135. La communauté est, d’après la Bible, une donnée fondamentale de la vie morale. Elle est essentiellement fondée sur l’amour, qui dépasse les intérêts des individus et rassemble les humains. Cet amour s’enracine, au fond, dans la vie même de la sainte Trinité, se manifeste grâce au puissant dynamisme de l’Esprit; il est tout à la fois source et garant d’une communauté authentiquement chrétienne.

a. Les différentes formes de communauté

Aux différents niveaux de la vie humaine, on retrouve toujours la communauté, bien qu’avec une dynamique propre et des exigences morales spécifiques. La famille est la communauté humaine la plus fondamentale: elle exerce un impact décisif sur la formation sociale et morale de l’individu. L’Église aussi est une communauté: pour elle, le don de la foi est essentiel; on y entre par le baptême; et le lien qui assure sa cohésion, c’est l’amour chrétien. L’appartenance à la communauté civile, tant locale que nationale, comporte aussi des obligations morales. De plus en plus, la société moderne a conscience des dimensions globales de la communauté humaine et des obligations morales liées au bien-être économique, social et politique de la famille entière des nations et des peuples.

Dans l’enseignement social de l’Église, les papes, depuis plus d’un siècle, ont souligné les obligations morales qui découlent de l’appartenance aux différents niveaux de la vie communautaire.

b. L’importance primordiale de l’amour

De nombreuses valeurs sont pertinentes pour éclairer tous les choix moraux qui s’imposent au chrétien d’aujourd’hui. Mais selon la perspective chrétienne, c’est l’amour, cet engagement profond à se dépasser soi-même pour le bien des autres, qui porte en lui-même et détermine toutes les autres valeurs sociales. Tandis que la communauté civile a le devoir d’assurer des structures sociales justes qui protègent les citoyens et permettent de subvenir aux nécessités vitales, la perspective morale chrétienne apparaît complémentaire, en ce sens qu’elle dépasse les exigences de la justice. L’ordre juste créé avec l’aide de la politique ne réussit pas à satisfaire toutes les aspirations du cœur humain. L’engagement moral de l’Église à promouvoir l’amour du prochain, dans les différentes sphères de la communauté humaine, rejoint les aspirations les plus profondes de l’esprit humain. Les œuvres de charité traditionnelles de l’Église, au niveau individuel et institutionnel, peuvent inspirer l’ordre politique de telle manière qu’il reconnaisse la beauté transcendante et la destinée ultime de la personne humaine créée par Dieu.

c. Certains besoins actuels

La dimension communautaire de la révélation biblique peut rappeler aux hommes et femmes de bonne volonté certains aspects essentiels de la vie morale d’aujourd’hui. L’individualisme excessif qui menace dans de nombreuses communautés l’esprit d’équipe, l’isolement des personnes âgées et des handicapés, le manque de protection vis-à-vis des membres les plus faibles de la société, la disparité croissante entre nations pauvres et riches, le recours à la violence et à la torture par méchanceté ou en vertu d’une pratique politique, voilà autant de situations profondément contestées par la vision biblique de la personne et de la communauté humaines face à Dieu. L’enseignement de l’Église sur l’obligation d’aimer le prochain découle de l’enseignement de Jésus, et la tradition biblique tout entière constitue un défi lancé directement contre tous ces manquements à la moralité. En même temps, l’engagement de l’Église dans un service rempli d’amour en faveur des pauvres, des malades et des personnes faibles, sert aussi d’inspiration pour les communautés civiles qui s’efforcent de construire une société juste.

2.5. Cinquième critère spécifique: la finalité

136. L’espérance d’une vie future avec Dieu, fondée sur la résurrection de Jésus, fournit une motivation décisive pour rechercher et observer la volonté de Dieu, celle-ci étant considérée comme norme de l’agir moral.

2.5.1. Données bibliques

L’être humain est mortel et vit dans le temps. Comme tel, il s’affronte à l’énigme existentielle de l’interruption de la relation d’amitié avec Dieu, si jamais il ne surmonte pas les limites de la mort. Israël a vécu le drame de cette incertitude. Toutefois, sa compréhension de la création et de l’alliance l’a amené graduellement à la conviction que la souveraineté de Dieu sur le cosmos et l’histoire ne pouvait pas subir un échec face à la condition mortelle de l’être humain. Jamais le Seigneur n’abandonnerait au pouvoir de la mort ceux qui ont mis leur confiance en lui. Mais la manière dont Dieu allait exercer sa fidélité envers les siens, une fois consommée leur existence terrestre, est restée pendant longtemps un mystère.

Le Nouveau Testament témoigne d’une expérience nouvelle: il parvient à l’assurance d’une révélation qui culmine dans l’événement de la mort et de la résurrection de Jésus et ouvre une perspective eschatologique très nette. Signalons quelques lignes de force du discours biblique qui renvoient à la vie future, qui présentent celle-ci comme motivation de l’option morale et fondent sur elle un agir moral approprié.

a. L’évolution de l’espérance dans l’Ancien Testament

1) Le point de départ de cette espérance

137. Pour autant qu’on puisse repérer les étapes les plus anciennes de la religion d’Israël, on a toutes raisons de penser qu’il y a eu une époque où l’espérance d’une rétribution dans la vie future ne jouait aucun rôle spécifique comme motivation de l’agir moral: en effet, cette espérance était encore embryonnaire. Au stade le plus ancien, semble-t-il, on s’attendait simplement à retourner à la souche de la tribu, à rejoindre les ancêtres dans la mort (1 S 28,19 ; 2 S 12,23). La vertu trouvait sa récompense dans une longue vie (Gn 25,8) et le prolongement de la lignée. Au terme, tous, bons et mauvais (Ez 32,18-31), descendaient au shéol, lieu de ténèbres, de silence, d’impuissance et d’inactivité (Ps 88,3-12), en antithèse absolue avec la vie, puisque c’était impossible d’y louer Dieu. L’effet négatif de cette conviction sur la moralité atteint son comble dans le livre tardif de Qohélet ; c’est l’une des raisons mentionnées pour considérer tout comme vanité, y compris la lutte pour le bien et l’effort pour bien agir : « Le sort de l’être humain et le sort de l’animal sont identiques; comme l’un meurt, ainsi l’autre meurt » (Qo 3,19 ; mais on tiendra compte également de l’évolution de la pensée dans 12,7).

Bien avant Qohélet, quand même, déjà une autre vision du monde était née, selon laquelle la mort et le monde des enfers (le shéol) étaient subordonnés à la seigneurie de Dieu sur le ciel et la terre. Les Psaumes, surtout, témoignent de la conviction que le Seigneur ne laisse pas tomber ceux qui lui font confiance et vivent selon ses commandements, et ce, même après la descente dans la tombe.La communion de Dieu avec ses fidèles ne peut pas être interrompue par la mort. Une caractéristique de l’amour, c’est de durer toujours, et la loyauté de Dieu, jointe à sa toute-puissance, était réputée capable de réaliser cette destinée : « Ton amour constant vaut mieux que la vie » (Ps 63,4). Même si le psalmiste n’avait encore aucune idée de la manière dont Dieu allait concrétiser cette fidélité durable envers ses dévots, déjà, bien avant que l’espérance en la résurrection ne commence à prendre consistance, le credo d’Israël supposait bien vivante la conception selon laquelle Dieu ne pouvait pas mettre un terme à sa fidélité envers les justes (Ps 16,8-11 ; 17,15 ; 49,14-16 ; 73,24-28). Dans le sillage de cette évolution de la pensée, l’argumentaire éthique a intégré cette confiance, à l’effet que la solidarité de Dieu avec ceux qui vivent conformément à ses commandements ne serait jamais déçue, même par delà la tombe.

2) Les premières manifestations de l’espérance en une résurrection

Selon quelques exégètes, un passage bien connu du livre de Job amorce une réflexion sur le problème suivant: comment la vie après la mort, sous la bienveillance constante de Dieu, peut-elle s’adapter à une existence incorporelle ? La question se pose, en tout cas, si on traduit comme suit le passage très difficile de Jb 19,26 : « Après que cette peau qui est à moi sera détruite, sans ma chair je verrai Dieu » [Autre lecture possible: «à partir de ma chair…»]. Quel que soit le sens de ce texte hébreu incertain, déjà la Septante et, dans son sillage, les Pères de l’Église en ont interprété le contenu comme un témoignage de la foi en la résurrection : « Car je sais qu’il est éternel, celui qui est sur le point de me libérer et de relever de terre ma peau qui endure tout cela... » (LXX : Jb 19, 25-26).

La persécution des Maccabées donne l’occasion d’établir un lien clair entre moralité et vie par delà la mort: ce lien prend la forme d’une résurrection à une vie nouvelle pour les martyrs, mais de tourment pour les persécuteurs et pour leurs descendants (2 M 7,9-36). Dn 12,2 exprime la même pensée : « Beaucoup [le mot en araméen ne signifie pas du tout qu’on exclue des personnes ou des catégories de gens] parmi ceux qui dorment dans le sol poussiéreux se réveilleront: les uns pour la vie éternelle, les autres pour l’opprobre, pour l’horreur éternelle.» Ici, la résurrection à la vie ne se limite pas aux martyrs mais s’étend à « tous ceux dont les noms seront inscrits dans le livre » (12,1). Il s’agit d’une résurrection de toute la personne. On n’envisage aucune division entre le corps et l’âme, car l’anthropologie biblique ne conçoit pas du tout une pareille séparation: loin d’être ainsi divisé, l’être humain est un corps animé.

Le livre de la Sagesse présente la récompense future et la punition après la mort comme une motivation importante par rapport à la moralité. Sous l’influence de la philosophie grecque et plus spécialement de la philosophie médioplatonicienne, l’auteur exprime l’espérance en l’avenir en termes d’immortalité de l’âme. Les âmes des justes sont en paix (Sg 3,1-3), puisqu’elles ont été trouvées dignes d’être avec Dieu, de vivre en relation d’amour avec lui (3,5.9). D’autre part, les adultères n’ont ni espérance ni réconfort au jour du jugement, car pénible est la fin d’une race impie (3,19). Là, on voit l’immortalité de l’âme comme une immortalité personnelle.

Remarquons en conclusion que ces fenêtres en train de s’ouvrir orientent déjà toutes les situations nouvelles susceptibles de se présenter par après. Déjà, en effet, elles mettent en lumière la nature éphémère des biens présents; dès lors, elles enseignent à accorder la priorité absolue à toute activité qui s’harmonise avec le climat d’amitié perpétuelle qui définit la relation de partenariat entre l’homme et Dieu.

b. Le chemin exemplaire de Jésus

138. Jésus affirme très fermement la résurrection des morts, à l’encontre des Sadducéens qui la nient. La transcendance du Père, son amour et sa volonté, exercent un impact déterminant sur le cheminement et l’agir de Jésus. Il attend de ses disciples une attitude identique. Et les martyrs marchent à sa suite de façon exemplaire.

1) L’attitude et l’enseignement de Jésus

La riposte de Jésus au cas posé par les Sadducéens (Mc 12,18-23) commence par une question: « N’êtes-vous pas dans l’erreur, vous qui ne connaissez ni les Écritures ni la puissance de Dieu ? » (12, 24) Et elle se termine par l’affirmation:  « Vous êtes complètement dans l’erreur » (12, 27). En fait, Jésus constate avec une insistance particulière l’erreur que ses interlocuteurs commettent en niant la résurrection des morts: il en attribue la cause à leur ignorance de Dieu, à leur fausse conception de la puissance et de la fidélité de Dieu. Au dire de Jésus, Dieu ne peut pas se présenter ainsi : « Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » (12, 26) sans se trouver dans une situation d’union vitale avec l’un et l’autre. « Il n’est pas un Dieu des morts, mais des vivants » (12,27). Jésus ne tient pas la résurrection des morts ni la vie éternelle pour des entités abstraites, à prendre pour elles-mêmes. Il concentre toute son attention sur Dieu : tout dépend d’une compréhension exacte de la puissance de Dieu et de son attitude réelle envers les humains. Ce qui constitue le cadre et l’objectif de la vie humaine et qui, par conséquent, doit déterminer l’agir humain, ce n’est pas l’idée abstraite d’une vie éternelle, mais la relation vivante avec Dieu, qui a créé les humains et les a destinés à une communion de vie perpétuelle avec lui.

C’est le Père, ou mieux l’union vitale avec le Père, qui constitue l’horizon de la vie et de l’agir de Jésus. Celui-ci a vécu pour le Père, avec le Père et dans le Père; ainsi, il a assumé le mystère de sa passion jusqu’à l’anéantissement de soi: la mort sur la croix. Il a dit de lui-même : « Ma nourriture, c’est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre » (Jn 4,34). Faire la volonté du Père, accomplir la mission reçue de lui, c’est pour Jésus la manière fondamentale de vivre son union avec le Père. La fidélité au Père sous-tend tout l’agir et toute la souffrance de Jésus. Une telle fidélité à sa mission l’amène à ne céder à aucune pression humaine, et le conduit finalement à la mort en croix. Elle est pourtant sa «nourriture», la source et la force de sa vie. Ce n’est pas la vie terrestre ni les biens de cette vie qui constituent pour Jésus les valeurs suprêmes à poursuivre en toute chose et à tout prix. L’unique valeur suprême, c’est l’union avec le Père, qu’il vit d’abord et avant tout en accomplissant sa volonté.

Jésus propose en exemple sa propre attitude et il attend de ses disciples qu’ils marchent fidèlement sur le chemin qu’il a tracé. Pour eux aussi, la fidélité à la volonté du Père est décisive. Concluant et, en un sens, synthétisant le Discours sur la montagne, Jésus dit : « Ce n’est pas celui qui dit “Seigneur, Seigneur” qui entrera dans le Royaume des cieux, mais celui qui fait la volonté de mon Père qui est aux cieux » (Mt 7,21). Précisément dans une perspective eschatologique, en parlant de la condition incontournable pour entrer dans le Royaume des cieux, Jésus présente la volonté du Père comme norme décisive. L’union vitale avec le Père dans le Royaume des cieux devient tout simplement impossible à qui n’a pas vécu uni à lui, durant la vie terrestre, en accomplissant sa volonté.

Jésus précise explicitement la norme qui doit déterminer l’agir, même au prix de la souffrance: «Je le dis à vous, mes amis: ne craignez pas ceux qui tuent le corps et après cela ne peuvent rien faire de plus. Je vais vous montrer qui vous devez craindre: craignez celui qui, après avoir tué, a le pouvoir de jeter dans le feu de la géhenne. Oui, je vous le dis, craignez celui-là » (Lc 12,4-5). Il s’agit d’une instruction entre amis: Jésus veut prémunir ses amis — les disciples, bien sûr, mais aussi la grande foule (cf. 12,1) — contre l’erreur de s’enfermer dans une perspective uniquement terrestre. Il ouvre donc l’horizon de ses amis, il les renvoie à Dieu et à son pouvoir sur l’existence ultra-terrestre: Dieu peut exclure quelqu’un de l’union vitale avec lui, mais il peut aussi l’y accueillir. En parlant de crainte, Jésus ne veut susciter ni peur ni angoisse, mais inviter à une prise de conscience sérieuse et profonde de la réalité dans son ensemble. Cette prise de conscience, qui inclut la perspective eschatologique, doit déterminer la conduite morale. Parmi les motifs de l’agir humain, on compte, bien entendu, le mal à éviter: toutefois, le pire mal n’est pas celui qu’on commet dans l’horizon de la vie terrestre, mais bien celui qui survient au terme, si Dieu prononce un jugement négatif.

Dans une autre instruction, où il interpelle encore une fois « la foule en même temps que ses disciples » (Mc 8,34), Jésus exhorte directement à le suivre sur le chemin de la croix : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il prenne sa croix et me suive. En effet, qui veut sauver sa vie la perdra ; mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile, la sauvera » (8,34-35). Et, en guise de conclusion : « Qui aura honte de moi et de mes paroles au milieu de cette génération adultère et pécheresse, le Fils de l’homme aussi aura honte de lui, quand il viendra dans la gloire du Père avec ses saints anges » (8,38). Il y a un seul chemin pour sauver sa vie : rester en union avec Jésus et avec son Évangile. Car Jésus se trouve en union avec le Père, unique source de toute vie. Pour conserver cette union avec Jésus, ce peut être nécessaire, avec Jésus, de renoncer à la vie terrestre et d’accepter la croix. Il serait impensable de suivre Jésus et de s’unir à lui de façon partielle; cela exige un engagement total. Une fois de plus, la perspective eschatologique requiert et justifie un tel agir. Jésus, en suivant ce chemin, entre dans la gloire de son Père ; il reviendra et se manifestera dans cette même gloire. Seules l’union permanente des fidèles avec lui et leur fidélité courageuse envers lui et ses paroles leur permettent de participer à sa vie glorieuse avec le Père et de sauver leur propre vie.

2) L’exemple des martyrs qui suivent le modèle

139. Le Premier et le Second Livre des Maccabées comptent parmi les écrits les plus récents de l’Ancien Testament. Ils rapportent plusieurs cas de martyre, racontés et interprétés dans le cadre de convictions qui manifestent une conscience claire du sort futur de l’être humain. Les martyrs enseignent qu’il y a une survivance dans une autre vie et que les valeurs en jeu dans les choix concrets de tous les jours revêtent un caractère de radicalité absolue, au point d’expliquer et d’exiger les choix les plus engageants.

Dans le Nouveau Testament, Jésus lui-même est martyr, par antonomase, et son absolue fidélité à la mission reçue du Père, jusqu’à la mort en croix, sert d’exemple pour ses disciples. On le voit bien dans une exhortation où Paul interpelle Timothée : « Combats le bon combat de la foi, cherche à atteindre la vie éternelle à laquelle tu as été appelé ». Puis il rappelle à sa mémoire « Jésus Christ qui a rendu témoignage devant Ponce Pilate par une belle profession de foi » (1 Tm 6,12-13). Les premiers chrétiens qui acceptent la mort et versent leur sang pour pouvoir rester fidèles à leur Seigneur Jésus sont appelés «martyrs», mot qui en grec veut dire « témoins ». En toute radicalité, ils attestent que l’union à Jésus est plus précieuse que toute autre chose. Étienne, le premier chrétien mis à mort pour sa fidélité à Jésus, est pour Paul un « martyr » (Ac 22,20). Et le livre de l’Apocalypse parle plus d’une fois de ces témoins de Jésus (Ap 2,13 ; 6,9 ; 17,6 ; 20,4).

Multiples sont, dans l’Église primitive, les thèmes afférents à la théologie primitive du martyre; celle-ci, d’ailleurs, s’inspire des thèmes déjà présents dans le Nouveau Testament. Qu’il suffise d’évoquer Ignace d’Antioche, qui allie l’idée paulinienne de l’union avec le Christ, le thème johannique de la vie dans le Christ et l’idéal de l’imitation du Christ. La passion du Seigneur s’actualise de nouveau dans la mort de ses témoins.

Par le sacrifice de leur vie, les martyrs témoignent de certains critères essentiels de l’agir chrétien: le primat absolu de Dieu et son droit de réclamer l’héroïsme ou la renonciation à toute autre valeur, au nom de la fidélité qui lui est due; le rapport entre un présent éphémère et un avenir qui rétablit le salut comme le bien suprême, dépassant toutes les dimensions de la vie terrestre ; l’appel à se conformer au Christ, « martyr » de Dieu, et l’imitation de son exemple.

c. La perspective eschatologique dans les écrits pauliniens

140. Dans l’enseignement de Paul comme dans tous les autres écrits du Nouveau Testament, la perspective eschatologique est essentielle et omniprésente, même à défaut de mention explicite. Pour Paul, Dieu le Père est celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts (cf. Ga 1,1 ; Rm 10,9 ; etc.). L’horizon de notre existence ne se limite plus à la vie terrestre et mortelle, parce que la vie en communion éternelle avec le Seigneur ressuscité ouvre un horizon illimité, change les circonstances et les paramètres de la vie terrestre et devient une règle déterminante dans la gestion de notre existence actuelle. Certains textes typiques de Paul traitent de la résurrection et du jugement, non sans en tirer des conséquences pour la vie morale.

1) La résurrection

Dans un long chapitre (1 Co 15,1-58), Paul présente en étroite connexion la résurrection de Jésus, celles des chrétiens, ainsi que l’évaluation et la gestion de la vie actuelle. À la fin du chapitre, il expose la conséquence morale dans une formule synthétique : « C’est pourquoi, mes frères bien-aimés, devenez fermes, inébranlables, progressant sans cesse dans l’œuvre du Seigneur, sachant que votre dur labeur n’est pas vain dans le Seigneur » (15, 58). Oui, « l’œuvre du Seigneur », c’est-à-dire une conduite fidèle à l’exemple de Jésus, implique un dur labeur (cf. aussi 15, 30-31) ; mais celui-ci n’est pas inutile, car il conduit à la résurrection, à la vie bienheureuse avec le Seigneur ressuscité.

Dans Col 3,1-11 aussi, Paul décrit les conséquences de la résurrection. Il dit, entre autres choses : « Si donc vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les choses d’en haut, où se trouve le Christ, assis à la droite de Dieu ; appliquez votre pensée aux choses d’en haut, non à celles de la terre… Faites donc mourir ce qui appartient à la terre… » (3,1-2.5) Le discours ne manque pas de subtilité, en raison des différents plans qui s’entrecoupent : Christ est ressuscité ; nous tous participons à sa glorification ; cela ne se produit pas tout de suite d’une façon complète, et encore moins automatique ; une participation intentionnelle de l’interlocuteur humain est requise ; celui-ci doit opérer un discernement entre ce qui provient de la terre ou s’inspire de la chair et ce qui appartient au monde d’en haut où se trouve le Christ. Parce que le Christ nous a précédés dans la condition eschatologique, le monde des valeurs terrestres ne disparaît pas, certes, mais il est redimensionné, ramené à ses proportions réelles, relativisé.

2) Le jugement

141. Plus d’une fois, Paul fait allusion au jugement qui nous attend. Ce que nous aurons fait dans notre vie sera l’objet d’une évaluation objective de la part du Seigneur et recevra de lui une rétribution appropriée. Voilà qui doit nous pousser à vivre de manière responsable, pour pouvoir attendre avec confiance l’évaluation du Seigneur.

Dans Rm 14,10-12, Paul affirme : « Tous, en effet, nous comparaîtrons au tribunal de Dieu… Ainsi, chacun de nous rendra compte à Dieu pour soi-même ». Il met donc en relief l’aspect de la responsabilité. Certes, si la vie finissait dans le néant, le sort, semblable pour tous, rendrait indifférente la manière dont chacun a géré sa vie terrestre. Mais notre vie s’oriente vers une reddition de comptes, qui rend pertinente et déterminante notre manière de vivre actuellement.

Les humains ont leur façon de juger les personnes et les événements, mais Paul dit : « Mon juge, c’est le Seigneur… qui éclairera les secrets des ténèbres et rendra manifestes les intentions des cœurs; alors chacun recevra de Dieu la louange qui lui revient » (1 Co 4,4-5). Seule est valable l’évaluation faite par le Seigneur, car lui seul connaît toutes les nuances que prennent les actes humains.

L’issue du jugement dépendra de ce que tout homme aura fait durant sa vie; elle sera donc diversifiée selon les cas : « Tous, en effet, il nous faut comparaître à découvert devant le tribunal de Dieu, pour que chacun reçoive le prix des œuvres accomplies, soit en bien soit en mal, quand il vivait dans son corps » (2 Co 5,10).

Dans le cas de ceux qui seront éventuellement condamnés, Paul exprime le mode de rétribution concret qui leur est réservé, en termes très génériques (« colère et indignation », « détresse et angoisse » : Rm 2,8-9) ou négatifs (« ils n’hériteront pas du Royaume de Dieu » : 1 Co 6,10 ; Ga 5,21). Quant au sort des sauvés — « la vie éternelle dans le Christ Jésus notre Seigneur » —, ce sera toujours un « don gratuit », et jamais un simple mérite (Rm 6,23).

d. La perspective eschatologique de l’Apocalypse

142. Dans le cadre général de l’eschatologie propre à l’Apocalypse, la venue du Christ prend un relief caractéristique. On ne la voit pas comme un retour instantané, terminal et spectaculaire — qui se produirait, le cas échéant, par une descente du ciel —, mais plutôt comme une présence qui, crue et perçue dans son actualité, traverse en crescendo toute l’épaisseur de l’histoire, dans un développement qui tend vers sa pleine réalisation. Dans ce cadre, l’Apocalypse, en continuité avec l’eschatologie réalisée du quatrième évangile, souligne la présence actuelle du Christ ressuscité au milieu de son Église et dans le monde. Une telle présence, manifestée par l’action de l’Esprit (cf. Jn 14,16-18), donne lieu, si l’on peut dire, à une nouvelle phase de l’incarnation: désormais, le “Crucifié Ressuscité” fait pression, d’abord, de façon directe, sur l’Église, puis, à travers l’activité multiple de l’Église, sur le reste du monde, dans le but de laisser sur l’humanité entière et l’univers entier l’empreinte de ses valeurs et de sa vitalité. L’issue finale de cette action, par laquelle le Christ est comme en train de se ramifier dans l’histoire, sera, d’une part, la désactivation et la destruction de toutes les concrétisations historiques du mal effectuées par le Démoniaque et, d’autre part, la situation de communion de vie et de partage, à un très haut niveau d’amour, entre le Christ, Dieu et l’Église, comme elle se réalisera en plénitude dans la Jérusalem nouvelle.

1) La venue du Christ dans l’Église

143. Un premier aspect, mis en évidence dans la première partie de l’Apocalypse (Ap 1,4–3,22), se réfère à l’Église vue du dedans: il y a une venue du Christ qui la concerne et qui l’engage à proprement parler en tant qu’Église, celle-ci toujours comprise selon la dialectique soulignée précédemment entre Église locale et Église universelle. Les textes explicites à cet égard (2,5.16 ; 3,11), comme aussi le contexte général où ils s’insèrent (2,1–3,22), montrent que cette venue se concrétise dans une présence croissante et toujours plus engageante du Christ au milieu de son Église.

Les implications morales de cette venue-présence du Christ consistent avant tout, de la part de l’Église, en une attitude raffermie et renouvelée de foi et de disponibilité, qui lui permet d’accueillir l’action du Christ qui la concerne. Plus spécifiquement, certains choix moraux sont exigés de l’Église, contenus dans les impératifs qui lui sont adressés : « convertis-toi ! » (2,5.16; 3,1.19), «ne crains rien de ce que tu vas souffrir ! » (2,10), « ce que vous avez, tenez-le fermement jusqu’à ce que je revienne ! » (2,25), « rappelle-toi donc comment tu as reçu et entendu [la Parole], garde-la et convertis-toi ! » (3,3), « sois donc fervent ! » (3,19)

Surtout, l’Église se voit prescrire l’exigence incontournable de l’écoute de l’Esprit qui, selon la deuxième partie de l’Apocalypse, la conduira à faire les choix moraux appropriés pour coopérer à la venue du Christ en train de se réaliser dans l’histoire.

2) La présence du Christ qui vient dans l’histoire

144. Dans la deuxième partie de l’Apocalypse, on observe un déplacement significatif de l’action du Christ ressuscité : on passe du milieu interne de l’Église au monde des hommes qui se trouvent encore en dehors.

Ce monde subit la pression du Démoniaque, qui tend à le modeler selon un type de vie opposé à celui que Dieu veut et projette, c’est-à-dire un anti-Règne, voire une sorte d’anti-création. L’Apocalypse précise certains détails de cette poussée démoniaque : celle-ci n’agit pas directement, mais elle s’insinue, par le mensonge, dans les structures humaines existantes et agit à travers elles. Mais en opposition au système terrestre se trouve le système du Christ. Il est constitué avant tout par le Christ lui-même, symbolisé par la figure de l’Agneau (Ap 5,6), qui caractérise toute la deuxième partie de l’Apocalypse. Toute cette activité propre au Christ-Agneau, l’Apocalypse l’interprète comme une venue. C’est la venue du Christ dans l’histoire, en parallèle avec sa venue dans l’Église.

Il y a, bien sûr, des incidences morales qui s’appliquent à la venue du Christ en train de se réaliser dans l’histoire. Bien que multiples, elles se basent toutes sur le fait suivant : comme nous l’avons vu précédemment, les chrétiens, en tant que « prêtres de Dieu et du Christ » (20,6), jouent un rôle de médiation entre la pression que le Christ exerce pour pénétrer dans les détails de l’histoire et la pleine réalisation de celle-ci. Ils devront donc, les chrétiens, avoir l’audace de faire naître leur Christ (cf. 12,1-6), en implantant ses valeurs dans l’histoire, jusqu’à la plénitude eschatologique qui marquera le point final de sa venue.

3) La venue dans sa pleine réalisation eschatologique

145. La venue à l’intérieur de l’Église, avons-nous observé, est entièrement marquée par l’amour du Christ, dans une réciprocité qui, nécessitant un échange sur la même longueur d’onde, s’exprime à travers le schème humain des fiançailles. L’Église est maintenant la fiancée qui se prépare à devenir l’épouse, et elle le fait en coopérant activement à la venue du Christ dans l’histoire. Quand, au terme, cette venue sera réalisée, du même coup sonnera l’heure des « noces de l’Agneau » (Ap 19,7). L’Église, dorénavant épouse et non plus fiancée, sera en mesure d’aimer le Christ d’un amour paritaire, correspondant à celui du Christ, et celui-ci donnera à son épouse la richesse infinie dont il est porteur (cf. 21,9–22,5).

On retrouve également, dans la venue du Christ au cœur de l’histoire, un développement progressif. Cette venue provoque, au terme, une désactivation de toutes les forces du mal, protagonistes actives de l’anti-création. Ainsi disparaissent de la scène de l’histoire les « rois de la terre » (cf. 19,17-19), la première et la seconde bête (19,20), « le diable qui les trompe » (20,10), racine de tout le mal de l’anti-création (cf. 20,7-9). À la fin s’écroule Babylone, expression et symbole de l’anti-règne, de l’anti-création réalisée (cf. 18,2). Au monde antérieur succède un monde tout débordant de la nouveauté du Christ (cf. 21,1).

L’auteur de l’Apocalypse annonce tous ces rejaillissements eschatologiques à une Église encore en marche. Regardant en avant en direction de l’ultime point d’arrivée, l’Église, qui maintenant ressent la joie tourmentée d’un amour en croissance, sait qu’un jour elle réussira à aimer le Christ comme le Christ l’aime. Engagée comme elle l’est, aux côtés du Christ qui vient, dans la lutte pour triompher du mal et renforcer le bien, elle sait, par son regard projeté vers l’avenir eschatologique, que le mal oppressif de l’anti-création aura un jour son point final, en partie grâce à elle. Pareillement, tout le bien qui découle de la nouveauté du Christ, qui se sera introduit dans l’histoire grâce aussi à sa contribution, atteindra son développement maximum dans la Jérusalem nouvelle. L’Église a vraiment le sentiment d’être la fiancée en train de confectionner sa robe d’épouse.

4) Conclusion

146. Toutes les composantes de cette économie complexe de l’attente et de la préparation font naître dans l’Église une force qui la pousse vers le meilleur, vers un “plus” qui s’exprime dans une supplique un peu inquiète : « L’Esprit et la fiancée disent : “Viens !” » (Ap 22,17). À cette supplique, Christ donne et répète une réponse rassurante: « Voici, je viens bientôt.» (22,7) ; « oui, je viens bientôt » (22,20a). Il promet par là comme imminente une phase de sa venue, mais non la conclusion eschatologique, et presse l’Église d’y prêter attention (« voici », littéralement : « vois »). Ce “plus” qu’apporte le Christ — dans le milieu ecclésial et dans le reste du monde — et auquel l’Église aspire adviendra bientôt, et l’Église le verra. Cela constituera une étape vers la réalisation de la nuptialité et de la Jérusalem nouvelle.

2.5.2. Orientations pour aujourd’hui

a. L’être humain face au présent

147. La vie humaine concerne d’abord le présent. Le présent est beau, ombre fugace de l’éternel présent de Dieu ; il a l’assurance de la possession, acquiert toute sa valeur dans l’épaisseur du concret. Le présent a du prix aussi parce que c’est l’unique moment où s’exercent la responsabilité et l’engagement humains.

Pourtant, le présent se signale par des limites bien visibles, dues, pour une part, à ses insécurités et ses imperfections, et pour l’autre, à son caractère éphémère. Le présent en soi est insuffisant, comme le démontrent tous les systèmes de pensée enfermés dans une vision d’autonomie illusoire, et comme l’illustre l’expérience de l’écroulement des idéologies auquel on assiste à notre époque — et non pour la première fois dans l’histoire.

L’espérance illusoire placée dans le présent et la déception qui s’ensuit immanquablement peuvent provoquer la fuite dans l’idéologie d’une consommation de plus en plus raffinée et excessive, mais qui manque de perspective et devient source de nouvelles déceptions. On ne peut même pas penser surmonter cette illusion tant qu’on demeure confiné à la pensée immanente du sécularisme.

C’est l’espérance qui ramène à l’équilibre les lacunes du présent, car elle apporte une ouverture bien motivée à un avenir fondé sur l’éternelle stabilité de Dieu. He 3,14 déclare de façon péremptoire: «Nous n’avons pas ici-bas de cité permanente, mais nous recherchons celle de l’avenir.» Pour tracer une orientation d’action et de vie, rien n’est aussi efficace que la conscience de l’éphémère dans lequel se meuvent pour le moment tous nos désirs et tous nos actes: il se crée nécessairement une hiérarchie des valeurs où on se réfère ultimement à un autre et pas seulement à soi-même, au futur et pas seulement au présent. L’Autre, c’est le Seigneur ressuscité, qui est parti nous préparer une place (Jn 14,2) et qui cependant demeure l’interlocuteur caché d’un quotidien qui expérimente toutes les difficultés et les joies de la foi et de l’espérance. La foi impose le dépassement de l’immédiat. L’espérance apporte une anticipation du futur, en dialogue d’amour continuel avec Celui qui est passé, présent et futur.

b. Appel à l’héroïsme

148. Ce doux interlocuteur, qui remplit et éclaire l’avenir du croyant, impose des exigences et nourrit des espoirs radicaux. Ceux-ci prétendent être la valeur ultime et entraîner le sacrifice de tout le reste. Ici naît l’appel au témoignage héroïque, qui s’exprime dans le sacrifice. Notre époque connaît de nombreux exemples de martyre, de renonciation, motivée par l’amour, à un présent qui peut être sacrifié en vue d’un avenir supérieur.

On a reproché à la religion — et particulièrement au christianisme — d’exercer sur le présent une influence néfaste qui coupe les ailes à ceux qui s’engagent à transformer le système inacceptable de l’oppression: on résume le reproche dans l’expression « opium du peuple ». Le disciple du Seigneur ressuscité sait que cela ne correspond pas du tout à la vérité: en effet, l’appartenance au Royaume lui impose l’obligation de s’engager à établir un ordre social toujours plus proche de celui pour lequel son Rédempteur est mort et que de jour en jour il continue à mettre en place jusqu’à sa parfaite réalisation. Justement, la subordination de toutes les valeurs intermédiaires et l’engagement au témoignage suprême trouvent tout leur sens parce que Jésus ressuscité a anticipé et prépare cet avenir. Dans le cadre de cet engagement, on constate avec bonheur l’harmonie qui règne entre les objectifs intermédiaires authentiques et l’objectif final. Jésus s’est engagé à combattre la maladie et la faim précisément en vue de cette libération finale de tout mal à laquelle on parviendra au moment de l’union parfaite avec lui.

En ce sens, l’espérance chrétienne n’est pas simplement orientée vers le futur, mais elle a des conséquences morales directes sur la vie présente. Telle est l’incidence morale de ce qu’on peut appeler l’“eschatologie réalisée” : cela veut dire que le chrétien est obligé de vivre maintenant en vue du futur que la foi en la résurrection anticipe et désire pleinement. La foi chrétienne en la résurrection des corps et la transformation finale du monde créé peut aussi fournir une motivation morale et spirituelle profonde en regard de l’écologie et du respect de la vie humaine (cf. Rm 8,18-21).

c. De la perspective eschatologique à une application concrète toujours nouvelle

149. Le paramètre de la finalité, envisagé dans la perspective de la Révélation, suggère des orientations valables pour tout ce qu’un quotidien en constante évolution peut offrir de nouveau. La discussion qui préside aux décisions nouvelles se déroule pratiquement toujours au plan des principes qui font appel aux valeurs suivantes: l’autonomie de la décision humaine, les droits de la science, l’incontestabilité de la conscience et même, en dernière analyse, la préférence à donner au plus fort.

Le critère de la tension eschatologique concourt à corriger ces manières d’aborder la question. L’horizon de l’homme n’est pas délimité par sa personnalité mais par le dialogue avec une personnalité bien plus grande et fiable ; il ne s’épuise pas dans les limites du présent, mais il dépasse celui-ci pour se réaliser dans un avenir qui seul sera “final”. Les décisions de l’homme sont donc valables seulement s’il les prend en dialogue avec son Créateur et Sauveur et si elles débouchent sur des réalisations qui valent non seulement pour le présent mais aussi pour un avenir sans fin.

 

2.6. Sixième critère spécifique : le discernement

150. Tout le monde en conviendra, on ne saurait mettre sur le même pied toutes les règles morales énoncées par la Bible ni accorder une valeur égale à tous les exemples de moralité qu’elle fournit.

Ici, pour fins pédagogiques aussi bien que théoriques, il nous a semblé utile de développer l’exposé autour d’une notion clef en théologie morale: la prudence. Celle-ci implique, au plan de l’intelligence, qu’on ait le sens des proportions, et, au plan de la décision pratique, qu’on prenne des précautions. D’une part, en effet, il importe de distinguer les consignes fondamentales, qui ont force obligatoire universelle, des simples conseils, ou encore des préceptes liés à une étape d’évolution spirituelle. D’autre part, la prudence exige qu’on pèse ses actes à l’avance, qu’on réfléchisse à leur portée, à leurs conséquences, de manière à apercevoir les dangers qu’ils comportent et à éviter, dans l’application des principes, les erreurs ou même les risques inutiles.

En matière morale, la Sainte Écriture fournit les balises essentielles d’un sain discernement. Celui-ci s’opère sur trois plans: littéraire, spirituel communautaire et spirituel personnel.

2.6.1 Données bibliques

a. Discernement littéraire

151. Un jugement moral correct et nuancé qui s’inspire de l’Écriture suppose nécessairement une lecture critique des textes, qui tienne compte d’abord et avant tout de la dimension canonique (cf. Commission Biblique Pontificale, L’interprétation de la Bible dans l’Église, I, C).

1) Contexte littéraire

En principe, il est imprudent de se référer à une norme législative ou à un récit exemplaire de la Bible, abstraction faite de son contexte littéraire. On doit tenir compte également des genres et des formes littéraires (impératifs, casuistique, catalogues, codes, parénèse, énoncés ou discours sapientiels, etc.) qui souvent indiquent le poids à accorder à une proposition éthique.

L’autorité particulière de certains textes, en matière morale, ressort précisément de leur position littéraire. Précédemment, nous avons vérifié ce critère de discernement pour le Décalogue et le Discours sur la montagne, tout particulièrement les Béatitudes, respectivement au fondement de la première Loi et de la Loi nouvelle: l’antécédence exprime l’autorité maximale de l’un et l’autre texte.

Qui plus est, la place qu’ils occupent dans le canon de l’Écriture corrobore la structure théologique de base “don → loi” que nous avons expliquée en long et en large dans la Première Partie. Des récits de salut bien développés précèdent le Décalogue tant dans le livre de l’Exode que dans le Deutéronome; on constate la même chose avant le Discours sur la montagne.

2) Fondement théologique

Pour fonder une décision morale aujourd’hui, parmi les normes édictées par la Bible, on accordera une attention particulière à celles qui sont assorties d’un fondement ou d’une justification théologique. On arrive ainsi à mieux distinguer ce qui reflète la culture d’une époque et ce qui a valeur transculturelle.

Par exemple, dans la première partie du Code de l’alliance (Ex 21,1–22,19), les prescriptions ne comportent aucun fondement théologique; elles correspondent vraisemblablement à la mise par écrit d’un droit local coutumier, reflétant la justice rendue à la porte des villes et visant à réguler les relations sociales. Dans leur formulation et leur contenu, ces lois casuistiques sont parfois assez proches des prescriptions rassemblées dans les différents codes du Proche-Orient ancien: notamment, les lois concernant la libération périodique des esclaves (Ex 21,2-11). Par contre, dans la section apodictique du Code de l’alliance (Ex 22,20–23,9) comme dans le Code deutéronomique, la loi est souvent assortie d’un fondement théologique: par exemple, la proximité du Seigneur avec les catégories sociales les plus pauvres (Ex 22,20-26), ou encore la référence explicite à l’histoire des origines d’Israël (Dt 15,12-15; 16,10-12).

Ce rapport de continuité et discontinuité entre la réflexion morale des communautés croyantes et celle de la société ambiante se retrouve également dans le Nouveau Testament. Ainsi, les “tables des devoirs domestiques” d’Ep 5,21–6,9 et Col 3,18–4,1, même si elles n’ont pas de parallèle littéraire strict dans la littérature grecque, sont marquées par la culture et la sagesse de leur temps. La foi au Christ donne une signification spécifique aux relations sociales entre maîtres et esclaves et aux relations familiales entre parents et enfants, entre époux et épouses, tout en assumant la culture dans laquelle ces relations s’enracinent. On retiendra donc davantage, pour éclairer l’éthique familiale et sociale d’aujourd’hui, les motivations proprement théologiques: prendre le Christ pour modèle (Ep 5,23.25-27.29), s’inspirer de la pédagogie de Dieu (6,4), faire sa « volonté » (6,6), imiter le « Seigneur dans les cieux » qui « ne fait pas acception des personnes » (6,9), rechercher « ce qui est beau dans le Seigneur » (Col 3,20), cultiver « la crainte du Seigneur » (3,22) — à comprendre au sens d’un profond respect religieux —, agir en tout «pour le Seigneur» (3,23), dans la perspective de la « récompense » finale (Ep 6,7-8 ; Col 3,20–4,1). Quant aux modèles sociologiques alors en vigueur, en bonne et saine exégèse, il est clair qu’on ne saurait les durcir indûment au point de leur accorder une valeur pérenne. La recherche de modèles mieux ajustés à notre temps, le cas échéant, tablera plutôt sur un autre aspect essentiel du discernement: le discernement spirituel, surtout communautaire.

3) Arrière-plan culturel

Même à défaut de fondement ou de justification théologique, on arrive assez bien à déterminer si une norme biblique est, oui ou non, applicable telle quelle à aujourd’hui. L’exégèse y aide, en analysant l’arrière-plan culturel. Prenons deux exemples d’interdits alimentaires. D’abord, « ne pas cuire un chevreau dans le lait de sa mère » (Ex 23,19 ; 34,26 ; Dt 14,21). Cette coutume cananéenne, attestée à Ougarit, a filtré dans trois traditions bibliques qu’on tient généralement pour différentes, et donné lieu, dans le judaïsme, à des règles alimentaires complexes que l’Église respecte mais n’a jamais senti le besoin de prendre à son compte car, du point de vue de l’exégèse chrétienne, elles relèvent d’une culture particulière.

L’autre exemple est plus délicat : « ne pas manger du sang ». Encore là, l’interdit se trouve dans plus d’une tradition vétérotestamentaire (Lv 3,17 ; 7,26 ; Dt 12,23-24); et le Nouveau Testament l’assume sans réticence, au point de l’imposer aux chrétiens issus du paganisme (Ac 15,29 ; 21,25). Du point de vue de l’exégèse, la justification explicite de l’interdit n’est pas à proprement parler théologique, mais tient plutôt d’une représentation symbolique : « la vie [nepheš] de toute chair est dans le sang » (Lv 17,11.14 ; Dt 12,23). Après l’âge apostolique, l’Église ne s’est plus sentie obligée, sur cette seule base, à édicter des règles précises pour l’abattoir et la cuisine, et encore moins, de nos jours, pour prohiber les transfusions de sang. La valeur transculturelle sous-jacente aux deux interdits, la seule qui peut et doit inspirer toute éthique, est le respect dû à toute créature vivante. Et la valeur transculturelle sous-jacente à la décision particulière de l’Église, dans Actes 15, est le souci de favoriser l’intégration harmonieuse des groupes divers, même au prix de compromis provisoires.

4) Continuité

La continuité avec laquelle un thème moral apparaît dans des textes bibliques divers, tant du point de vue des traditions littéraires, des auteurs et de la datation que des genres littéraires, conduit à considérer ce thème comme structurant et essentiel pour l’interprétation morale du corpus biblique tout entier. Par exemple, l’attention privilégiée à accorder aux pauvres répond à ce critère de continuité. On trouve ce thème d’un bout à l’autre de l’Écriture. Qu’il suffise ici d’alléguer un argument a fortiori: Ben Sira, pourtant friand de la bonne chère, du vin et des voyages, en fait presque un leitmotiv de son écrit de sagesse.

5) Affinement de la conscience

Enfin, dans le discernement moral, il importe de tenir compte de l’affinement progressif de la conscience morale, en particulier dans une lecture globale des deux Testaments. Point n’est besoin ici de développer ce point. Plusieurs exemples ont été apportés et commentés quand nous avons exposé le troisième critère spécifique: la progression.

b. Discernement communautaire

152. De toute évidence, le processus du discernement ne saurait se limiter à la démarche exégétique, même avec les ressources conjuguées des diverses méthodes aujourd’hui en usage. Au regard de l’Écriture, la communauté est un lieu essentiel de discernement.

1) Ancien Testament

Même l’Ancien Testament le montre à sa manière, lui qui évoque déjà la nécessité d’une évolution des règles de vie de la communauté d’Israël en fonction de situations historiques ou sociales nouvelles. Prenons un exemple, qui n’est pas banal si on songe aux aspirations féministes de notre temps. Le livre des Nombres pose d’une manière inédite la question de l’héritage de la descendance féminine d’une tribu ou d’un clan, et il légifère en ce sens (Nb 27,1-11; 36,1-12). Moïse est présenté comme le médiateur habilité pour exposer au Seigneur les demandes de la communauté, et communiquer au peuple la réponse législative qui en découle. Le texte articule donc l’expression des besoins du peuple, l’intervention de médiateurs qualifiés (Moïse, Eléazar) et l’autorité souveraine du Seigneur.

2) Nouveau Testament

Il arrive que, dans les choix à faire, en se réclamant de la loi ou de la coutume, on achoppe sur des détails. Des détails auxquels on accorde de l’importance, ou même qui, momentanément, ont réellement de l’importance. Comment opérer le partage entre l’essentiel, non négociable, et l’accessoire, négociable ? Le Nouveau Testament, en matière de discernement ecclésial, nous a laissé un document saisissant (Ac 15,1-35). La problématique était nouvelle. Certains, dans la communauté, vou­laient obliger les païens qui prenaient l’option du christianisme à faire en même temps l’option du judaïsme au complet, y compris la circoncision, dûment prescrite dans la Torah (Gn 17,10-14), même aux étrangers en résidence (Ex 12,48-49). Au plan moral, cela posait le problème de l’obéissance à une volonté expresse de Dieu. Le récit des Actes met en place les composantes essentielles d’un discernement prudent: une démarche communautaire, la recherche d’une solution et la décision.

a) « Les apôtres et les anciens se réunissent pour examiner cette affaire » (Ac 15,6). De nos jours, on exprime ce type de démarche en termes de coresponsabilité, de synodalité.

b) Pour trouver une solution adaptée, les responsables cherchent à distinguer l’urgent (les valeurs de fond à sauvegarder) et le possible (la capacité d’absorption de chacune des parties concernées). Interviennent quatre personnages. Pierre donne l’orientation de fond (ne pas imposer de fardeau inutile), en invoquant trois motifs théologiques: Dieu ne fait pas de distinction entre les personnes; l’Esprit Saint a suscité les mêmes signes chez les païens que chez les juifs; et surtout, la foi est pure gratuité de Dieu (15,7-11). Paul et Barnabé, eux, laissent parler l’expérience, le langage du vécu (15,12). À la fin, Jacques, le sage, propose un compromis: non, pas de surcharges ; mais, quand même, éviter les scandales, et tenir compte les uns des autres (15,13-21). Compromis temporaire, sur un point ou l’autre, de nature à résoudre la crise hic et nunc. Peu après, Paul lui-même circoncira Timothée… par crainte des Juifs (Ac 16,1-13). Quant aux interdits moraux, ceux relatifs aux idolothytes et aux viandes non ou mal saignées (15,20), ils n’ont pas survécu longtemps dans l’Église, comme on le sait par la suite de l’histoire. L’enjeu de cette décision prudentielle alors était précis et circonstanciel : l’unité à reconstruire dans la communauté. Quant à la valeur transculturelle sous-jacente, on peut l’exprimer comme suit: l’ouverture à la différence, à un certain pluralisme sociologique, préparée d’avance par le thème vétérotestamentaire de la circoncision du cœur (Dt 10,16 ; Jr 4,4 ; cf. Rm 2,25-29).

c) Finalement, on communique le résultat du discernement par une lettre collective (15,23-29). Quatre éléments attirent plus spécialement l’attention. D’abord, l’effet divisif de décisions prises sans mandat, en dehors de la communion de l’Église (15,24). Puis, la déclaration « l’Esprit Saint et nous-mêmes avons décidé… », signe évident d’un discernement proprement spirituel, effectué dans la délibération et la prière (15,28). Notons aussi, pour le choix des délégués, l’ouverture à une consultation plus large, qui engage « l’Église entière » (15,22). Et l’appel, non pas à l’obéissance aveugle, mais à la conscience morale des communautés destinataires du message (15, 29b).

b. Discernement personnel

153. Au paragraphe précédent, nous avons traité d’un discernement s’appuyant, si l’on peut dire, sur une conscience collective éclairée par l’Esprit Saint. Comme tel, le terme “conscience collective”, popularisé surtout à partir d’Émile Durkheim, appartient au registre terminologique moderne. Dans la Bible, le mot suneidêsis s’applique strictement au champ de la conscience personnelle, le plus souvent en référence au jugement moral. Une fois, «conscience» morale et «pensée» sont mises en parallèle; et deux fois, « conscience » et « cœur » (kardia), ce dernier étant, dans la Bible hébraïque (lêbâb), siège et symbole de la réflexion, de l’option fondamentale, de la décision morale. On parle de conscience bonne, mauvaise, pure ou purifiée, belle, irréprochable, faible ou faussée. Pour le discernement, la conscience personnelle, éclairée par l’Esprit Saint, est un troisième lieu, important entre tous.

1) Paul donne un exemple de discernement sur un problème qui, de son temps, passait pour épineux: les chrétiens pouvaient-ils, sans trouble de conscience, consommer des viandes consacrées dans le cadre d’un culte idolâtrique puis vendues sur le marché (1 Co 8,1–11,1) ? L’apôtre, dans une dialectique habile et tablant sur son autorité, confronte deux ordres d’arguments. En faveur du oui, il allègue un fondement théologique : « une idole, c’est un rien », donc, manger la viande en question n’a, en soi, aucune portée morale (8,4.8 ; 10,19.25.30); en plus, il affirme un droit inaliénable, la liberté souveraine du croyant (9,1.4.19). Mais à cette argumentation, il oppose un principe moral qui relève de la prudence pratique et qui, dans la décision finale, doit l’emporter: la délicatesse dans la charité. Celle-ci peut commander de renoncer à un droit (9,15), d’ajuster son agir en tenant compte de la «conscience faible» d’autrui, de manière à éviter le scandale (8,7-13 ; 10,23-24.28-29.32-33). Qui consomme l’idolothyte sans égard aux autres ne pèche pas du tout contre la foi (critère de l’opposition), mais bien contre l’amour (critère de la dimension communautaire).

2) Un autre texte élaboré (1 Co 7,1-39) montre encore mieux comment, à partir d’une question brûlante et nouvelle posée par la communauté, s’effectue le discernement pratique. Comment juger de la valeur respective des états de vie au regard de l’éthique chrétienne ? Ici, Paul distingue quatre types de consignes, qu’on peut envisager en gradation descendante, eu égard à la force obligatoire.

a) D’abord, une prescription du Seigneur lui-même, et donc irréformable, puisqu’elle s’appuie sur une parole explicite de l’Évangile : « Que la femme ne soit pas séparée de son mari ! » (cf. Mt 5,32 ; 19,9) Advenant le cas contraire par la force des choses, le commandement implique le non-remariage ou un processus de réconciliation (7,10-11).

b) Mais que faire quand un cas n’est pas prévu par l’Évangile ? Paul, pasteur autant que théologien, s’affronte au problème concret des mariages entre croyant et incroyant. Si ce dernier « commence et continue d’être sanctifié » [nuance du parfait grec] par son conjoint, c’est-à-dire s’il y a cohabitation harmonieuse et une certaine ouverture spirituelle, le précepte évangélique s’applique sans problème; mais si le conjoint non croyant opte pour la séparation, l’autre, au dire de Paul, devient libre. L’apôtre précise d’entrée de jeu qu’il table sur sa propre autorité : « C’est moi qui le dis, non pas le Seigneur » (7,12-16).

c) Paul aborde ensuite la question de la virginité (7,25-38), état de vie aucunement valorisé dans le monde juif. Il la recommande, mais seulement comme un conseil : « Je n’ai pas d’ordre du Seigneur, mais je donne une opinion en tant qu’homme digne de confiance à qui le Seigneur a fait miséricorde ». Il invoque deux arguments. L’un, de convenance pratique: éviter les soucis (7,32-35). L’autre, théologique et spirituel : la brièveté du temps (7,29-31). De manière plus succincte, Paul applique le même type de discernement spirituel à la situation des veuves, en concluant : « Je pense moi aussi avoir l’Esprit de Dieu » (7,39-40).

d) L’autre avis donné par Paul répond directement à la question initiale posée par la communauté: le bien-fondé de l’abstinence sexuelle, pour des motifs spirituels, chez un couple marié (7,1-9). Ici encore l’apôtre use de prudence dans son discernement. Il évalue les risques concrets d’une position trop radicale en matière de sexualité conjugale. Il autorise l’abstinence comme « une concession, et non un ordre », à trois conditions : l’accord des deux conjoints, le caractère provisoire (« pour un temps » seulement), et surtout l’objectif essentiellement spirituel (« vaquer à la prière »). Et il profite de l’occasion pour affirmer la parfaite réciprocité et égalité des conjoints dans la libre disposition du corps de l’autre.

2.6.2. Orientations pour aujourd’hui

154. Évidemment, ce n’est pas possible d’appliquer ces considérations à toutes les problématiques nouvelles auxquelles s’affronte la morale dans le contexte actuel: mondialisation de l’économie, des communications et des échanges, surpopulation, bouleversement dans les métiers et professions, développement de technologies militaires sophistiquées, émergence d’une société de loisirs, ébranlement de la structure familiale traditionnelle, éducation et confessionnalité, etc. Qu’il nous suffise d’indiquer quelques jalons qui puissent aider, non seulement les moralistes mais les groupes et les individus qui tiennent à s’inspirer de l’Écriture, à pratiquer un sain discernement.

1) En matière de moralité comme en toute autre matière, l’Église désapprouve toute utilisation fondamentaliste de l’Écriture, consistant, par exemple, à isoler un précepte biblique de son contexte historique, culturel et littéraire. Une saine lecture critique aide à différencier, d’une part, les consignes ou les pratiques valables pour tous les temps et tous les lieux, et, de l’autre, celles qui ont pu être nécessaires à une époque donnée ou dans un espace géographique particulier et ensuite devenir désuètes, obsolètes ou inapplicables. Plus que l’exégèse des textes eux-mêmes, la théologie biblique, avec son regard d’ensemble sur l’un et l’autre Testament, permet de ne jamais traiter une question morale comme en vase clos, mais toujours dans l’axe des grandes arêtes de la Révélation de Dieu.

2) Pour une bonne part, l’éthique recourt aux ressources de la raison. Nous l’avons vu, la Bible elle-même a beaucoup en commun avec la sagesse des peuples (convergence). Mais elle sait aussi contester, ramer à contre-courant (opposition). Et dépasser (progression). La morale chrétienne ne peut d’aucune façon se développer indépendamment de ce souffle nouveau et mystérieux qui lui vient des lumières de l’Esprit Saint. Plus que rationnel et sapientiel, le discernement moral des croyants est spirituel. Voilà qui introduit le thème importantissime de la formation de la conscience. Même si le Nouveau Testament n’associe qu’une fois explicitement les deux mots «conscience» morale et « Esprit Saint » (Rm 9,1), il est clair qu’en régime chrétien, le « discernement du bon et du mauvais » a pour clef de voûte « les éléments essentiels des paroles de Dieu » (He 5,12-14), qui conduisent « à la perfection » (6,1) «ceux qui une fois pour toutes ont été illuminés, ont goûté le don céleste et sont devenus participants de l’Esprit Saint» (6,4). Paul, lui, en appelle au « renouvellement de la pensée », non pas en « conformité avec le monde présent », mais en « discernant ce qui est volonté de Dieu, ce qui est bon, acceptable et parfait » (Rm 12,2 ; cf. Ep 5,10 ; He 13,21).

3) Ce discernement est éminemment personnel, si tant est qu’en morale catholique on a toujours présenté la conscience comme l’ultime décideuse. Mais, dans le processus — jamais achevé une fois pour toutes — de la formation de la conscience, le croyant a la responsabilité et le devoir de confronter son propre discernement avec celui des responsables de la communauté. En ce sens, les modèles fournis, entre autres, par Actes 15 et 1 Corinthiens 7–8 resteront toujours une source d’inspiration incontournable dans le processus du discernement ecclésial face aux problématiques nouvelles. Bref, au regard de l’Écriture, la difficile conciliation de l’autonomie personnelle et de la docilité aux lumières de l’Esprit Saint données à l’Église et à travers l’Église fait partie intégrante du processus de discernement moral.

 

CONCLUSION GÉNÉRALE

155. Compte tenu du développement d’approches interdisciplinaires de plus en plus sophistiquées pour traiter des grandes questions qui touchent l’être humain, compte tenu, plus particulièrement, de la complexité actuelle des problématiques morales tant au plan individuel que collectif, le présent document ne prétend pas être autre chose qu’une modeste semence de réflexion. Toutefois, il comporte des points d’originalité non négligeables: nous en soulignerons surtout trois. Et il ouvre quelques perspectives d’avenir.

1. Éléments d’originalité

156. 1) Le fait de baser sur la Sainte Écriture l’ensemble de notre réflexion invite à envisager la morale, non pas d’abord du point de vue de l’homme, mais du point de vue de Dieu. De là le concept de «morale révélée», qui peut être utile si on le comprend bien. En cela, nous l’avons vu, notre approche se distingue d’entrée de jeu de l’éthique et des morales naturelles fondées essentiellement sur la raison. L’avantage potentiel est double.

Au plan théorique, d’abord, la morale ainsi envisagée dépasse de beaucoup la portée d’un code de comportements à adopter ou à éviter, ou même une liste de vertus à pratiquer et de vices à combattre pour assurer l’ordre social et le bien-être de la personne. Elle s’inscrit dans un horizon proprement spirituel, où l’accueil du don gratuit de Dieu précède et oriente la réponse de l’homme. Or on sent chez beaucoup de nos contemporains, chrétiens et non chrétiens, un besoin marqué de redéfinir leur vision des choses dans un horizon spirituel, et une recherche active en ce sens. Une morale exigeante comme la Bible la propose, tant au plan spirituel qu’au plan social, n’est donc pas étrangère aux aspirations conscientes ou inconscientes de l’humanité post-moderne: une morale qui, loin de nous replier sur nous-mêmes, nous ouvre les yeux vers les autres, spécialement vers les pauvres, proches et lointains, une morale qui nous rend inquiets et nous pousse à l’action en leur faveur.

Deuxièmement, au plan pratique, une approche comme la nôtre aide à mieux contourner trois pièges parfois subtils qui ont guetté et guettent encore plus d’une instance éducative, au plan des valeurs humaines comme au plan de la foi : une sorte de casuistique, de moralisme et de légalisme étroits. Resituer toutes les sortes de préceptes dans l’horizon de fond du don de Dieu, comme le suggère la Bible dans son ensemble, leur confère un relief et une force d’expression nouveaux.

157. 2) En tout respect pour le texte fondateur du Décalogue, nous en avons proposé une relecture axiologique (c’est-à-dire en termes de valeurs), qui ouvre un champ moral programmatique plutôt qu’uniquement prohibitif et prescriptif, un champ plus dynamique, beaucoup plus exigeant certes, mais paradoxalement plus attrayant, conforme aux sensibilités éthiques et morales d’une majorité de nos contemporains. Dans son Discours sur la montagne, tout aussi fondamental et fondateur, Jésus ouvre nettement la voie dans cette direction. L’avantage saute aux yeux: le développement d’une morale perçue comme stimulante plutôt qu’écrasante, qui respecte et favorise les cheminements, met en route vers le Royaume et éduque les consciences plutôt que de donner l’impression d’une chape de plomb posée sur les épaules (cf. Mt 11,29-30).

158.3) L’autre point d’originalité du présent document réside dans la présentation systématique de huit critères généraux et spécifiques, déduits de la Bible elle-même, pour traiter de questions morales actuelles, même à défaut de réponses définitives qui exigeront le recours à d’autres mécanismes de réflexion et de décision. Par notre réflexion, plutôt que de fournir des directives claires et précises, qui dépassent dans bien des cas nos compétences d’exégètes, nous souhaitons humblement, le cas échéant, favoriser une manière d’aborder la morale selon un esprit différent, un souffle nouveau, puisé à même l’Écriture. La morale chrétienne apparaîtra ainsi dans toute la richesse de ses traits complémentaires:

- prioritairement préoccupée de la dignité humaine fondamentale (conformité à la vision biblique de l’homme) ;

- cherchant son parfait modèle en Dieu et dans le Christ (conformité à l’exemple de Jésus) ;

- respectueuse de la sagesse des diverses civilisations et cultures, et donc capable d’écoute et de dialogue (convergence) ;

- courageuse pour dénoncer et endiguer toute option morale incompatible avec la foi (opposition);

- s’inspirant de l’évolution des positions morales, à l’intérieur de la Bible et dans l’histoire qui a suivi, pour éduquer les consciences à un raffinement toujours plus grand qui relève de la « justice » nouvelle du Royaume (progression) ;

- capable de concilier les droits et aspirations de la personne, fortement affirmés de nos jours, avec les exigences et les impératifs de la vie collective, exprimés dans l’Écriture en termes d’«amour» (dimension communautaire) ;

- habile à suggérer un horizon moral qui, stimulé par l’espérance d’un avenir absolu, dépasse le regard myope qui se limite aux réalités terrestres (finalité);

- soucieuse d’aborder avec prudence les questions difficiles, par le triple recours aux ressources de l’exégèse, à l’éclairage des autorités ecclésiales et à la formation d’une conscience droite dans l’Esprit Saint, de manière à ne jamais court-circuiter le délicat processus du jugement moral (discernement).

 

2. Perspectives d’avenir

159. Ce qui précède montre bien, certes, les quelques lignes de force, mais aussi le caractère inachevé et, du reste, “inachevable” d’un document de la Commission Biblique sur la morale.

Certaines questions demeurent ouvertes. Mentionnons, pour ne citer qu’un exemple, le concept de « loi naturelle », dont on croit trouver une ébauche chez Paul (cf. Rm 1,18-32 ; 2,14-15), mais qui implique, du moins dans sa formulation traditionnelle, des catégories philosophiques extérieures à l’Écriture.

Puisse notre réflexion susciter trois types d’activités ultérieures.

160. 1) D’abord, le dialogue. Il est souhaitable que celui-ci n’engage pas uniquement les spécialistes dans l’Église catholique, par exemple théologiens moralistes et exégètes, mais qu’il trouve un écho chez les croyants d’autres confessions chrétiennes, qui partagent le même trésor des Écritures, et même chez des croyants d’autres religions qui, elles aussi, poursuivent des standards élevés de vie morale. Plus particulièrement, un dialogue fécond avec les juifs, nos « frères aînés », peut nous aider les uns et les autres à toujours mieux situer les lois plurielles, parfois relatives, dans l’axe plus fondamental de la Loi théologique, considérée comme un « chemin » de salut donné gratuitement à l’humanité. La morale biblique ne saurait être imposée à d’autres qui n’ont pas la même foi ; mais du fait qu’elle vise à améliorer la nature et la condition de l’homme et de la société, elle est une proposition valide dont pourront tenir compte aussi, nous l’espérons, d’autres personnes engagées dans une démarche spirituelle, de quelque nature qu’elle soit.

161. 2) Nous pensons aussi qu’une réflexion comme la nôtre, si elle suscite quelque intérêt, pourrait aider les pasteurs et les théologiens à trouver des stratégies médiatiques appropriées pour que l’enseignement moral de l’Église soit perçu sous un jour positif et dans toute sa richesse. Certes, pour être fidèle au Christ et au service de l’humanité, l’Église ne peut s’abstenir de présenter clairement les devoirs du croyant et de tout homme, et donc ne pourra jamais faire abstraction des règles et des interdits. Mais l’opposition, surtout quand elle prend l’allure d’un combat jugé nécessaire, n’est qu’un des huit critères que nous avons énoncés. Présenter la « morale révélée » dans toute son ampleur et sa fécondité, dans l’axe de l’Écriture, pourrait tracer les contours d’une pédagogie renouvelée.

162. 3) Enfin, pour avoir des suites, le présent document nécessitera, nous en sommes convaincus, un effort de vulgarisation. Ainsi seulement, il pourra profiter aux pasteurs, aux agents de pastorale, aux catéchètes, aux enseignants, sans oublier les parents chrétiens qui ont la belle et irremplaçable mission d’éduquer leurs jeunes à la vie, à la foi, à l’usage d’une liberté responsable, et de les guider sur la route du vrai bonheur, celui qui débouche sur l’au-delà de ce monde-ci.


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