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L’EUCHARISTIE: LE DON DE DIEU PAR EXCELLENCE

Lundi, 16 juin 2008 : Témoignage
Monsieur Jean Vanier
Fondateur de l’Arche

 

Notre monde est un monde profondément blessé dans lequel l’écart entre les riches et les pauvres continue à se creuser. Non seulement l’écart entre les pays riches et les pays pauvres, mais aussi l’écart entre riches et pauvres dans nos propres pays. Un mur semble les séparer. C’est un scandale qu’aujourd’hui des millions d’hommes et de femmes sur notre terre n’aient pas accès à l’eau potable ni suffisamment à manger, quand d’autres ont trop, gaspillent et vivent dans le luxe. Le cri du pauvre dérange et appelle à plus de justice et de partage.

Il y a aussi ces murs qui séparent les différentes cultures et les différentes religions et il y a ces murs de peur autour de nos propres coeurs qui font que nous mettons à l’écart et méprisons d’autres et que nous nous enfermons sur nous-mêmes, dans des attitudes de confort et de supériorité parfois.

Or, Jésus est venu pour faire descendre ces murs autour de nos coeurs et faire de nous, ses disciples, des artisans de paix. La grande soif de Jésus est l’unité: « Qu’ils soient un comme le Père et moi nous sommes un ».

Nos communautés de l’Arche, qui réunissent des personnes fragilisées par un handicap mental et des personnes qui ont choisi de vivre avec elles, veulent être le signe que l’amour est possible, elles veulent être des communautés de paix et d’unité. J’ai le privilège de vivre ainsi depuis près de 44 ans la mission de Jésus : annoncer une Bonne Nouvelle aux pauvres et aux méprisés et les libérer de l’oppression du rejet et du mépris en les aidant à découvrir qu’ils sont aimés comme ils sont, qu’ils sont précieux, qu’ils ont leur place dans la société et dans l’Église.

Nos sociétés sont marquées par une culture de compétition où quelques-uns gagnent, beaucoup perdent et plus encore sont victimes. Une culture qui magnifie les forts, les beaux et les capables tend à rejeter les plus faibles et les plus vulnérables. Comment créer une culture d’accueil où chacun soit accueilli et honoré et trouve un lieu d’appartenance où il puisse développer ses capacités et ses dons et grandir vers une liberté et une autonomie plus grandes? N’est-ce pas là notre défi – nous qui sommes disciples de Jésus?

J’aimerais vous parler d’Éric. Nous l’avons rencontré à l’hôpital psychiatrique à 40 km de notre communauté. Il était sourd, muet, incapable de marcher, il souffrait d’un lourd handicap mental. Je n’avais jamais rencontré un jeune avec autant d’angoisse. Il avait été abandonné par ses parents, qui étaient désemparés devant un enfant dont le corps et l’intelligence étaient si profondément blessés. Mais Éric, comme chacun de nous, avait un coeur et un coeur blessé par le rejet.

Ne se sentant pas aimé, il ne se sentait pas aimable.

On comprend la souffrance des parents, mais il faut comprendre aussi la souffrance de ceux et celles qui sentent qu’ils sont une déception et un poids pour leurs parents et pour la société, qui ne se sentent pas accueillis ni aimés tels qu’ils sont.

Éric n’avait pas seulement besoin de professionnels capables et généreux qui l’aident.

Il avait soif d’une relation authentique, d’une communion des coeurs qui lui révèlent sa valeur, son importance, son amabilité et sa beauté profonde. L’amitié et la communion des coeurs ne sont pas la même chose que la générosité. Dans la générosité, je garde l’initiative, je décide de ce que je donne.

L’amitié, elle, implique une certaine égalité; nous devenons frères et soeurs, présents et vulnérables les uns aux autres.

Cette vie de relation transforme les Érics, qui découvrent qu’ils sont aimés, respectés et appréciés tels qu’ils sont. Ils peuvent alors avancer dans la vie et se développer au plan humain et spirituel. Mais ceux qui vivent avec eux et deviennent leurs amis sont eux aussi transformés. Ils découvrent la culture de l’accueil et du respect de chaque personne, quelles que soient ses capacités ou incapacités, quelles que soient sa religion ou sa culture.

Eux qui viennent souvent d’une culture de compétition, où chacun tend à s’enfermer sur lui-même, soucieux de sa propre réussite, découvrent leur vulnérabilité et les liens d’humanité qui unissent tous les hommes et les femmes de la terre. Ils découvrent que l’amour et la paix sont possibles à travers cette ouverture aux autres; nous ne sommes pas tous voués aux conflits, au rejet et au mépris des personnes plus faibles et différentes.

Après une conférence sur les personnes avec un handicap que j’avais donnée en Syrie, le grand mufti d’Alep s’est levé pour me remercier.

Il a dit : « Si j’ai bien compris, les personnes avec un handicap nous conduisent vers Dieu ». Ces paroles sont au coeur de l’Évangile.

Il y a quelques années, un petit garçon avec un handicap faisait sa première communion dans une église de Paris. Après l’Eucharistie, il y avait une fête de famille.

L’oncle, qui était aussi le parrain de l’enfant, dit à la maman : « Quelle était belle cette liturgie, comme c’est triste qu’il n’ait rien compris». L’enfant a entendu ces paroles et les yeux pleins de larmes, a dit à sa maman : « Ne t’inquiète pas maman, Jésus m’aime comme je suis. » Cet enfant avait une sagesse que l’oncle n’avait pas encore : que l’Eucharistie est le don de Dieu par excellence. Ce jeune est le témoin que la personne avec un handicap – parfois lourd – trouve vie, force et consolation dans et à travers la communion eucharistique.

N’y a-t-il pas là un appel que toute l’Église doit entendre? À l’Arche et à Foi et Lumière nous avons l’expérience que si nous sommes attentifs aux besoins les plus profonds des personnes avec un handicap, nous pouvons discerner leur désir de communion au moment de l’Eucharistie. N’y a-t-il pas caché dans leur cri pour la communion des coeurs un cri pour la communion avec Jésus dans l’Eucharistie?

Dans l’Évangile, Jésus dit que le royaume de Dieu est comme un repas de noces. Il raconte une parabole où les gens bien insérés dans la société refusent l’invitation à ce repas.

Le maître de maison, blessé par ce refus, dit à ses serviteurs d’aller chercher « les pauvres, les estropiés, les infirmes et les aveugles », (Lc 14), c'est-à-dire tous les marginaux. Il les convie tous au banquet de l’amour. Saint Paul dit que Dieu a choisi ce qu’il y a de fou et de faible dans le monde, les plus méprisés pour confondre les puissants et les sages. Nous découvrons cela tous les jours à l’Arche. La simplicité des faibles est étonnante, leur cri pour la relation touche profondément nos coeurs.

Bien sûr, Dieu nous aime tous, les riches et les puissants comme les pauvres et les faibles; mais les personnes faibles et vulnérables qui ont soif de relations et d’une communion des coeurs sont plus ouvertes à notre Dieu de la relation et de l’amour. Ceux et celles qui cherchent avant tout le pouvoir et la réussite humaine peuvent facilement négliger cet appel à l’amour.

Dans le 6e chapitre de l’évangile de saint Jean, Jésus se révèle non seulement comme le

Christ généreux et puissant, mais comme le Fils de Dieu vulnérable et aimant, qui nous offre le don de son amitié. Il a soif de vivre une communion de coeur avec nous. Ce chapitre commence avec Jésus qui est suivi par une grande foule de ceux qui ont été témoins des guérisons qu’Il a accomplies. Jésus, plein de bonté et de compassion, est touché par cette foule de pauvres gens fatigués et affamés. Il les fait asseoir et multiplie les pains et les poissons. Tous sont ravis, rassasiés, reposés.

Ils veulent faire de Jésus un roi et on les comprend.

Mais Jésus s’échappe, car Il ne veut pas être simplement le Messie qui fait du bien. Il veut entraîner ses disciples plus loin. Il veut leur faire découvrir le sens profond, non seulement de sa vie et du mystère de l’incarnation, mais aussi de leurs vies, de nos vies.

Après cette multiplication des pains, Il révèle qu’Il n’est pas juste venu pour donner un pain de la terre, mais pour donner un pain du ciel, un pain qui donne la Vie éternelle.

Ce pain n’est pas seulement le Pain de la Parole de Dieu, c’est sa personne même, son corps et son sang : le don de Dieu par excellence.

Jésus révèle que ceux qui « mangent son corps et boivent son sang demeurent en Lui et Lui demeure en eux ».

La foule des disciples est choquée. Ils veulent bien d’un Jésus généreux qui fait des miracles, mais ils ne sont pas prêts à accueillir un Jésus qui désire demeurer en eux et auquel il est nécessaire de donner une place de plus en plus grande dans leurs coeurs. Saint Thomas définit l’amitié en disant que deux amis demeurent l’un dans l’autre. Le mot clé de l’amitié c’est « demeurer ». Les deux amis ont alors les mêmes désirs, les mêmes pensées, la même espérance, ils sont un, l’un dans l’autre.

Manger le corps de Jésus, boire son sang à l’Eucharistie, ce n’est pas juste une grâce pour le moment de la communion. C’est le signe que Jésus désire nous appeler à une communion des coeurs, qu’il désire être l’ami de chacun, vivre en chacun. Cette amitié est offerte à tous, les plus petits comme les plus grands, les enfants et les personnes avec de lourds handicaps.

En devenant ainsi peu à peu l’ami de Jésus, nous commençons alors à entrevoir le mystère. Un mystère ne peut jamais être connu parfaitement – on l’entrevoit, on le pressent, on l’approche, on le touche avec une certaine crainte. Le corps et le sang eucharistiques de Jésus sont une présence réelle de Jésus; nous le mangeons et le buvons pour devenir nous-mêmes le temple de Dieu, la demeure de Dieu, l’ami de Dieu. Jésus dit : « Celui qui m’aime et garde ma Parole, le Père l’aimera et nous viendrons en lui faire notre demeure. »

C’est bien pour cela que la communion eucharistique – signe de la communion de nos coeurs avec le coeur de Jésus – est le don de Dieu par excellence. Elle trouve son prolongement et son accomplissement dans notre désir de vivre une réelle présence auprès de tous nos frères et soeurs et spécialement les plus pauvres et les plus rejetés. La mission de Jésus d’annoncer une Bonne Nouvelle aux pauvres et de vivre en communion avec eux est la mission de tous les amis de Jésus. Et Jésus nous révèle dans Mt 25 que nous le rencontrons réellement quand nous ouvrons nos coeurs à ceux et celles qui ont faim et soif, qui sont étrangers, en prison ou malades, qui sont nus. Jésus nous conduit à eux et ils nous conduisent à Lui.

Les personnes vulnérables deviennent alors source d’unité. Elles nous appellent à oeuvrer ensemble. Permettez-moi de citer une lettre écrite par des frères de Taizé qui ont organisé un pèlerinage interreligieux destiné surtout aux personnes avec un handicap : « Ceux qui sont rejetés par la société à cause de leur faiblesse et de leur apparente inutilité sont une présence de Dieu. Si nous les accueillons, ils nous conduisent progressivement hors d’un monde de compétition et de besoin de faire de grandes choses, vers un monde de communion des coeurs, une vie simple et joyeuse, où l’on fait de petites choses avec amour. Le service de nos frères et soeurs faibles et vulnérables signifie ouvrir un chemin de paix et d’unité. Nous accueillir les uns les autres dans la riche diversité des religions et des cultures, servir ensemble les pauvres, prépare un avenir de paix. »

Pouvons-nous oser espérer qu’un des fruits de ce congrès eucharistique sera que nous découvrions tous le sens profond de ce don de l’amitié de Jésus dans sa présence réelle dans l’Eucharistie – et que nous cherchions tous à vivre une présence réelle auprès des personnes faibles et rejetées?

Paul écrit (1 Cor 12) que les personnes les plus faibles dans l’Église, celles qui sont les moins présentables et que l’on cache, sont indispensables à l’Église et doivent être honorées.

Devenir l’ami des pauvres n’est plus alors une option serait-elle préférentielle; c’est le sens même de l’Église. Les pauvres, avec leur cri pour la relation, nous dérangent et nous bousculent. Si nous les écoutons, ils éveillent nos coeurs et nos intelligences pour qu’ensemble nous formions l’Église, le corps du Christ, source de compassion, de bonté et de pardon pour tous les êtres humains.

Et j’ose évoquer une autre espérance : que le corps et le sang de Jésus réellement présent dans l’Eucharistie puissent être source, non plus de division entre tous les baptisés, mais d’unité entre eux, afin que le monde croie dans l’amour libérateur de Jésus.

 

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