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MÉMOIRE ET SACRIFICE

Mardi 17 juin 2008
Philippe cardinal BARBARIN
Archevêque de Lyon, Primat des Gaules

 

 «Que l’Esprit Saint fasse
de nous une éternelle offrande…»
(Prière eucharistique III)

Introduction.

En commençant la célébration de l’Eucharistie, avant même de faire le signe de la croix, le prêtre se penche pour vénérer l’autel. Ce geste, si simple et parlant, nous plonge immédiatement dans l’abîme : personne ne peut être à la hauteur de l’événement qui va être célébré. Car cet autel, sur lequel je viens de déposer un baiser, est à la fois la table du jeudi saint, la croix du vendredi saint, et le tombeau d’où le Seigneur Ressuscité est sorti victorieux, libre et vainqueur, au matin de Pâques.

À chaque Messe, en effet, nous sommes contemporains de l’ensemble du Mystère pascal de Jésus. Tout prêtre, j’imagine, quand il accomplit ce geste, se sent, comme moi, dépassé par l’aventure dans laquelle il se lance avec la communauté rassemblée.

Eucharistie et mystère pascal

Comment faire pour vivre, pour traduire dans toute l’action liturgique (la prière, la prédication, les chants, l’animation, les divers gestes symboliques) … à la fois, la joie du repas pascal, le drame du Golgotha et le mystère du matin de la Résurrection?

- Nous sommes vraiment aux côtés de Jésus, comme ceux qui l’entouraient, le soir du jeudi saint. C’est un merveilleux moment d’amitié et de douceur. Après avoir lavé les pieds de ses disciples, le Seigneur leur explique : «C’est un exemple que je vous ai donné, afin que vous fassiez vous aussi comme j’ai fait pour vous» (Jn 13, 15). Oui, l’humilité est la reine de toutes les vertus, et ceux qui participent à la Messe comprennent, en contemplant l’exemple donné par le Serviteur, que leur vocation est de servir, quel que soit leur état de vie. Ils sentent aussi que l’atmosphère de l’Église est celle d’une famille.

- Mais l’Eucharistie nous rend aussi contemporains du vendredi saint. C’est l’heure du sacrifice suprême, où le Seigneur a versé son sang sur la croix, pour la rémission de nos péchés. Les Apôtres n’ont pas eu le courage de le suivre, malgré leurs promesses de fidélité. Et même si nous ne valons pas plus qu’eux, en nous souvenant des larmes d’amertume qui sont venues sur le visage de Pierre après son reniement, nous demandons la grâce de demeurer fidèles au Christ, jusque dans les heures de ténèbres.

- Enfin, la célébration de l’Eucharistie est surtout le mystère du matin de Pâques.

De tant de haine et d’injustice, l’amour de Dieu triomphe, et le corps de Jésus, vivant et ressuscité, se tient devant nous.

Il porte encore les marques de ses plaies; les portes du Royaume s’ouvrent, et l’Esprit Saint nous est donné comme une force et une source de pardon. Même s’il est retourné auprès de son Père, Jésus nous assure que sa présence ne nous fera plus jamais défaut : «Voici que je suis avec vous, tous les jours, jusqu’la fin des temps» (Mt 28, 20).

Mémoire et présence

Des Juifs, nous avons hérité la notion de mémorial. Ce mot, dans la Bible, n’évoque pas seulement un souvenir du passé, comme ces monuments que nous voyons dans nos cités ou comme la “journée du souvenir », instituée par une nation pour que les nouvelles générations ne perdent pas la mémoire des événements marquants de son histoire. Pour les Juifs, le mémorial (zikkaron) est un acte de foi dans la présence active, agissante de Dieu qui nous sauve aujourd’hui comme par le passé. On lit dans le Talmud : “De génération en génération, chacun de nous a le devoir de se considérer comme s’il était lui-même sorti d’Égypte… Ce ne sont pas seulement nos Pères que le Saint, béni soit-il, a délivrés, mais nous aussi, il nous a délivrés” (Mishnah Pesahim 10, 5).

Le “mémorial” de la Bible se fraie un chemin dans le Nouveau Testament et trouve son sommet lorsque Jésus utilise ce mot dans l’institution de l’Eucharistie : «Faites ceci en mémoire de moi» (1Co 11, 24). L’événement du Mystère pascal s’est passé à Jérusalem, à un moment donné de l’histoire du peuple juif et de l’empire romain, mais il transcende aussi l’histoire. Il traverse les continents et les siècles, et il vient, comme un acte éternel, “toucher” chaque lieu où l’Eucharistie est célébrée, en “mémorial” de la Pâque du Seigneur.

Ainsi, même si le Mystère pascal de Jésus s’est déroulé il y a deux mille ans, les chrétiens croient qu’à chaque Messe, ils sont comme les Apôtres réunis autour du Seigneur pour le repas de la Cène. Ils sont comme Marie, au pied de la croix, avec quelques femmes fidèles et le disciple que Jésus aimait; ils sont comme les témoins des apparitions de Jésus ressuscité. Ils croient, mais certains aussi sont envahis de doutes, et Jésus prend le temps de fortifier leur foi en attestant auprès d’eux la vérité de sa Résurrection, de la même façon qu’il l’a fait avec ses disciples, en montrant ses plaies ou en leur demandant à manger….

C’est avec raison que l’on apprend aux enfants à dire dans leur coeur, au moment de l’élévation, les paroles mêmes de saint Thomas prononçant enfin son acte de foi devant le Seigneur, huit jours après Pâques : «Mon Seigneur et mon Dieu» (Jn 20, 28). Il paraît que dans certains pays, on dit ces mots à haute voix. Peut-être qu’en faisant attention à la division du chapitre 20 de l’Évangile selon saint Jean, en deux parties, féminine et masculine, on pourrait apprendre aux filles à dire dans leur coeur le «Rabbouni» (v. 16) de Marie de Magdala, et aux garçons, les mots de saint Thomas.

Qui célèbre ces mystères?

Rappelons-nous l’enseignement du Seigneur, dans son discours d’adieux : «Ce n’est pas vous qui m’avez choisi; c’est moi qui vous ai choisis» (Jn 15, 16). De fait, cette phrase a une portée considérable. Elle touche l’ensemble de notre vocation de disciples du Christ, et elle peut être entendue de manière précise, à propos de chaque sacrement :

- Le mariage. Car, même s’il s’agit d’une décision essentielle dans la vie d’un homme et d’une femme, ce n’est pas eux qui vont s’unir, comme par un contrat; c’est Dieu qui va les unir, en scellant leur union dans son Alliance nouvelle et éternelle.

- Le sacrement du pardon. Même si les chrétiens ont l’habitude de dire : “Je vais me confesser », ce n’est pas nous qui gagnons la victoire contre nos péchés en les confessant; c’est le Seigneur qui les pardonne, et nous rend la sainteté de notre baptême. Tandis que l’homme fait trois ou quatre pas - qui lui coûtent, certes - pour aller à la rencontre de Dieu, le Seigneur en fait dix mille pour descendre dans nos ténèbres, afin de nous guérir et de nous sauver.

- La confirmation. Souvent, l’on entend les jeunes dire : “Je veux confirmer les engagements que mes parents ont pris lors de mon baptême.” Qu’ils soient bénis pour le beau témoignage qu’ils donnent, en s’engageant de la sorte! Mais là n’est pas l’essentiel. Jésus explique aux Apôtres, avant la Pentecôte, que c’est Dieu qui va les confirmer : «Vous allez recevoir une force, celle du Saint Esprit, qui viendra sur vous. Alors, vous serez mes témoins…» (cf  Ac 1, 8).

- On voit comment cela s’applique au sacrement de l’Eucharistie. Celui qui dit : Je vais à la Messe, exprime une décision libre et réfléchie. Il donne le témoignage de son appartenance à l’Église et de sa fidélité. Mais la vérité de ce sacrement, c’est que Dieu nous invite dans sa maison pour nous enseigner par sa Parole; et à sa table, pour nous nourrir. L’Eucharistie est à la fois le pain pour la route, et une invitation au festin du Royaume.

Ainsi, quand les prêtres et les fidèles se sentent dépassés par la célébration de l’Eucharistie, qu’ils ne perdent pas confiance!

Le vrai célébrant, c’est Jésus lui-même. En paraphrasant saint Paul qui écrit : «Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi» (Ga 2, 20), les prêtres pourraient dire : “Ce n’est pas moi, c’est le Christ qui célèbre cette Eucharistie.” Certes, nous célébrons la Messe chaque jour, nous connaissons le Missel et les rites que nous essayons de respecter le mieux possible. Mais, en même temps, nous ne nous y ferons jamais! La célébration de l’Eucharistie est une aventure qui nous dépassera toujours, une vérité que nous ne comprendrons jamais. Elle est aussi un lieu où je suis sûr de ne pas me tromper, car c’est le Christ lui-même qui nous invite à vivre avec Lui et en Lui le sacrifice qu’il offre à son Père.

Qu’est-ce qu’un sacrifice?

Nombreuses sont les expressions qui sont utilisées pour parler de l’Eucharistie.

Certaines rappellent le repas du Jeudi saint (la sainte Cène, la synaxe), d’autres évoquent le jour de Pâques (le banquet du Royaume, le sacrement de la présence réelle…), d’autres encore nous mettent au pied de la Croix (le Saint Sacrifice...). Au cours des différentes époques, les Pères de l’Église et les théologiens, les diverses familles spirituelles ont mis en valeur l’un ou l’autre de ces trois moments essentiels, mais l’important est qu’un certain équilibre soit gardé entre eux, et que la Résurrection soit toujours manifestée comme primordiale, puisqu’elle est le coeur de notre foi.

On doit aussi approfondir chaque volet de ce triptyque, et, dans cette catéchèse, se poser la question : “Mais qu’est-ce qu’un sacrifice?” On a souvent présenté et parfois enfermé ce mot du côté de la souffrance et de la privation. Pourtant le sacrifice n’exclut pas la joie; il évoque une attitude intérieure d’offrande qui se vit aussi bien dans les moments de lumière qu’aux heures de ténèbres. Dans la Bible et dans la liturgie, on rencontre tout à la fois des expressions comme “le sacrifice du coeur brisé et broyé” ou “le sacrifice de louange », “l’offrande de nos lèvres », qui indiquent que louange et sacrifice n’appartiennent pas nécessairement à deux univers étrangers.

La caractéristique du sacrifice, en réalité, c’est l’amour. Il s’agit d’une offrande que l’on fait à quelqu’un, parce qu’on l’aime. À Dieu d’abord, on offrait dans le Temple des sacrifices et des holocaustes en signe d’adoration. Certes, parfois, les prophètes se sont mis en colère contre ces pratiques devenues formalistes et démonstratives, vidées de leur pureté d’origine : «Je hais, je méprise vos fêtes… Quand vous m’offrez des holocaustes, vos oblations, je ne les agrée pas… Mais que le droit coule comme de l’eau, et la justice comme un torrent qui ne tarit pas» (Am 5, 21-24).

La logique de cet amour est compréhensible; elle ressemble à une obligation interne qui nous pousse à chercher comment manifester notre confiance et notre reconnaissance à Celui à qui nous devons tout.

Ici, obligation, bien sûr, n’a rien à voir avec une contrainte. En français, comme dans plusieurs autres langues, les mots de devoir et d’obligation (“Je suis votre obligé ») ont gardé cet élan intérieur de gratitude. Nous n’hésitons pas à sacrifier du temps ou de l’argent pour apporter de la joie, à “faire le sacrifice” d’une activité qui nous plaît pour rendre un service à quelqu’un dont nous disons, selon la belle expression du langage courant : “Je lui dois bien cela.” C’est comme une dette d’amour et de reconnaissance. Tout cela, même si cela nous coûte beaucoup, nous paraît peu par rapport à ce que nous avons reçu, et contribue à augmenter notre joie.

Cette offrande d’amour est parfois vécue dans la joie, mais elle n’est pas arrêtée par la souffrance. Permettez-moi de prendre un exemple émouvant, dont j’ai été le témoin dans ma vie sacerdotale. Une maman avait organisé un bel anniversaire pour les cinq ans de son fils. Elle y avait consacré, on peut dire sacrifié beaucoup de temps, d’attention et d’argent. De nombreux enfants avaient été invités. On a joué, chanté et dansé; le goûter était merveilleux, et tout le monde comprenait sans peine l’amour maternel à l’origine d’une telle fête. Une vie donnée, une vie offerte pour le bonheur d’un enfant conduit évidemment à toutes ces attentions et délicatesses. Mais voilà que six mois plus tard, l’enfant a été atteint d’une leucémie. Et l’on a vu la même maman se mettre en congé de son travail, renoncer à toutes ses activités habituelles, ses amitiés et ses distractions, s’épuiser en courant de médecin en consultation pour se battre comme un lionne auprès de son petit. Elle supprimait et sacrifiait tout, notamment une bonne partie de son sommeil, pour accompagner l’enfant dans son combat, être sans cesse à ses côtés et tenter de gagner la victoire contre la maladie.

Était-ce un sacrifice? Elle n’y pensait même pas, et c’était encore l’évidence de son amour maternel qui l’amenait à être là, présente jusqu’à l’épuisement. Humainement, c’était une folie, ou du moins une attitude excessive, mais il n’était pas question de l’en empêcher, ni même de la raisonner.

Il est clair que c’est dans la même attitude intérieure d’amour qu’elle a vécu la douceur et la joie de cette fête d’anniversaire, et ce combat ultime qu’elle n’a pas gagné, malheureusement. En la voyant dans ces heures dramatiques qu’un prêtre ne sait jamais trop comment accompagner, mais où il doit rester présent, je pensais au verset qui commence solennellement le récit du Mystère pascal : «Avant la fête de la Pâque, sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout», jusqu’à l’extrême, jusqu’à la folie (Jn 13, 1).

Présence, sacrifice, communion.

En suivant l’ordre chronologique des événements dans les récits évangéliques, nous trouvons trois maîtres-mots qui résument le mystère de l’Eucharistie et toute notre foi chrétienne. Le Jeudi saint nous montre que l’Église est une famille où nous recevons et apprenons la communion. Le vendredi saint tourne notre regard vers Jésus crucifié; son sacrifice est le salut du monde. Et le dimanche de Pâques nous manifeste la présence de Jésus. La mort n’a pas eu raison de lui; elle ne l’a pas gardé captif. Dieu l’a ressuscité d’entre les morts. Dans la liturgie, cependant, nous vivons ces moments autrement. On peut dire que l’ordre théologique et liturgique est inverse à celui de la chronologie.

Expliquons-nous. Le centre et le pilier de notre foi, c’est la Résurrection. Sans elle, dit saint Paul, vide est notre message, vide est notre foi (cf., 1 Co 15, 14). Tout le chemin de notre vie chrétienne se fonde en elle, car la présence de Jésus ressuscité, la certitude de son assistance indéfectible à son Église est pour nous un réconfort capital, le fondement de cette “assurance” (parrèsia) qui frappe chez les Apôtres, tout au long du livre des Actes.

Si j’ai la grâce de la foi, c’est-à-dire la conviction intérieure que la miséricorde de Dieu triomphera toujours dans la vie de ses enfants comme dans celle de Jésus, le Fils bien-aimé, je suis prêt à tout sacrifier pour me lancer dans l’aventure de l’évangélisation.

Être un semeur de joie dans ce monde, annoncer aux hommes qu’ils sont sauvés, qu’il leur suffit maintenant d’ouvrir toutes grandes les portes de leur vie au Christ, comme le demandait le pape Jean-Paul II, c’est une vocation magnifique, quoi qu’il doive nous en coûter. Chacun de nous est prêt à tout perdre pour marcher sur cette route.

La victoire du Christ nous donne le courage de le suivre dans son sacrifice.

“Seigneur, dit le disciple, puisque je sais que ton Père ne t’a pas abandonné au pouvoir de la mort, alors moi aussi, je suis prêt à aller jusqu’à l’extrême de l’amour.» Un jeune qui réfléchit à l’engagement de toute sa vie devine, confusément, ce qu’il va lui en coûter, car l’amour est un feu dévorant, une exigence sans fin. Et la vie se charge ensuite de nous en faire découvrir l’expérience.

La communion, c’est le fruit, le résultat.

Quand Jésus est mort sur la Croix, ceux qui l’avaient condamné croyaient avoir triomphé; ils pensaient que cette “affaire” arrivait à son terme. Or, c’est l’inverse qui s’est passé.

Juste avant de mourir, Jésus a vu les portes du Royaume s’ouvrir. Enfin, la communion devenait possible entre Dieu et les hommes, même pour le dernier des criminels. Lui, Jésus, “le coeur pur », voyait que le bon larron allait devenir aussi un fils bien-aimé : «Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis» (Lc 23, 43). La communion, c’est à la fois le résultat de l’oeuvre rédemptrice du Christ (enfin, les enfants retrouvent l’amour de leur Père) et tout le travail qui nous reste à faire au fond de nous-mêmes, pour obtenir la paix intérieure, et autour de nous, pour la réaliser dans le monde, comme des “artisans de paix ».

La logique de la célébration eucharistique

Avez-vous remarqué qu’après la liturgie de la Parole, le déroulement de la prière eucharistique est organisé selon cette logique? Quand nous entendons avec foi le récit de l’institution, nous savons que Jésus ressuscité est là, au milieu de nous, et, après la consécration, nous acclamons sa présence dans l’anamnèse. L’Eucharistie est d’abord le sacrement de la présence réelle, de la victoire eschatologique.

Ensuite, vient le temps du sacrifice.

Auparavant, on appelait offertoire la présentation des oblats. Maintenant, depuis la réforme liturgique, l’offertoire, c’est le moment qui suit la consécration. La présence du Christ n’a rien de figé; il est là, offert à son Père et livré pour nous. Il présente à Dieu sa vie, et toutes les nôtres dans la sienne. Et dans la prière eucharistique, nous supplions Dieu de “regarder le sacrifice” de l’Église en y reconnaissant celui de son Fils. Nous nous offrons aussi pour être intégrés, emportés dans le mouvement eucharistique du Christ : “Que l’Esprit Saint fasse de nous une éternelle offrande à ta gloire.” Nul ne devrait participer à la Messe sans entrer intérieurement dans l’élan de “cette offrande vivante et sainte », pour vivre “le sacrifice pur et saint, le sacrifice parfait ».

Conduits par Jésus à la rencontre du Père, nous prions avec confiance, en reprenant les mots du Notre Père. Et nous voici invités à prendre place à la table de communion, pour manger le Pain vivant descendu du ciel. Nous formons un seul corps, nous qui mangeons un même pain.

Résumons donc l’ensemble de ce mouvement dans une formule claire : Présence, Sacrifice, Communion. Puisque le Christ ressuscité demeure présent au milieu de nous, nous avançons avec assurance. Nous nous unissons à son sacrifice, pour que le monde soit sauvé. Et la communion, c’est le résultat de ce sacrifice qui ne nous laissera jamais en repos. Tous les enfants de Dieu doivent pouvoir retrouver l’unité intérieure, être en paix avec eux-mêmes, et dans leur famille jouir d’une vie sociale harmonieuse et d’une situation politique paisible. Telle est la logique de la communion et de notre interminable mission d’”artisans de paix” en ce monde.

Une lumière pour la vie de tous les disciples du Christ

Au moment où j’explique cela, chacun de vous sait que telle est bien l’orientation générale de sa vie, la vérité ultime de son existence. Revenons sur les mots par lesquels Jésus présente son sacrifice : “Ceci est mon corps livré pour vous… Ceci est la coupe de mon sang, le sang de l’alliance nouvelle et éternelle. »

Participer activement à la Messe, c’est dire en retour au Seigneur les paroles que nous venons d’entendre : “Oui, Seigneur, puisque ta vie est entièrement offerte pour nous, sache que nous aussi, nous sommes livrés pour toi et pour les autres, dans le sacrifice de l’alliance nouvelle et éternelle. »

Entrer dans le mouvement de la Messe, c’est vivre, chacun pour nous et tous ensemble, l’attitude intérieure du sacrifice de Jésus.

Or, ces paroles, qui résument la vie de Jésus, correspondent à l’essentiel de ce que vit chacun des membres de l’assemblée.

Commençons par le prêtre. Quand il prononce le récit de l’Institution, il parle au nom du

Christ, mais il dit bien l’essentiel de sa vie à lui, aussi. Ce prêtre est là, devant vous, et sa vie est entièrement donnée pour vous servir.

L’engagement au célibat demandé dans l’Église latine donne plus de force et de vérité à la parole : “Ceci est mon corps livré pour vous.” Comme Toi, Seigneur, ce prêtre est une vie donnée, une parole vivante pour ses frères.

Il est beau de parcourir ensuite toute l’assemblée et de voir que ces paroles expriment aussi le coeur de ce que vit chacun des groupes qui la composent. Pour les uns, tout est joie; pour les autres, ces mots indiquent un combat ou réveillent une souffrance. Mais pour tous, l’Eucharistie correspond à la grande aventure de l’amour dans leur vie.

Regardons cette femme enceinte qui redit à son enfant les mots du Seigneur : “Ceci est mon corps livré pour toi.» Et pensons à l’enfant qui, effectivement, dans le sein de sa mère, prend tout ce dont il a besoin pour former son corps, fortifier sa vie et progresser vers le jour de sa naissance.

Tournons ensuite notre regard vers les époux qui vivent la Messe côte à côte. Avec quelle intensité, sans doute, ils entendent cette phrase qui rappelle leur mariage, ce sacrement par lequel Dieu les a livrés l’un à l’autre. Dans l’offrande du Christ, ils comprennent davantage, au fil des années, à quel point “aimer, c’est tout donner ».

L’Eucharistie les aide à remettre leur vie sur ses fondements.

Je veux maintenant penser aux jeunes qui n’ont pas encore fait leur choix de vie. Ils savent, grâce à ces paroles du Christ, que le jour du don de leur corps doit correspondre à celui du don de toute leur vie, à un époux ou une épouse s’ils se destinent au mariage ou au Seigneur s’ils sont appelés au sacerdoce ou à la vie consacrée. Nous savons que c’est pour eux une merveille et un combat. Nous mesurons la force qu’il leur faut, dans le contexte actuel, pour être fidèles à cet appel du Christ, à la chasteté, et nous les assurons de notre prière pour qu’ils préparent avec amour, depuis l’adolescence, l’offrande de toute leur vie. Les jeunes de la nouvelle génération attendent un témoignage clair et stimulant des chrétiens de leur âge.

Il ne faut pas oublier ceux pour qui ces paroles d’offrande et d’amour sont une souffrance : les personnes qui voudraient se marier et n’en ont pas encore eu la grâce, ceux qui doutent de leur corps et ne savent pas à qui il pourrait être donné, parce qu’il est abîmé par un handicap ou pour une autre raison. Les veufs et les veuves, ainsi que tous ceux qui ont été délaissés, souffrent beaucoup aussi. Pendant des années, ils ont vécu la Messe avec un conjoint …qui n’est plus là! Et ils ne savent plus trop maintenant à qui leur corps est donné.

Pour tous, dans la joie ou la peine, le mémorial de la Passion du Seigneur est un sacrifice d’amour, une offrande de nos vies.

Jusqu’à l’extrême

À l’heure du sacrifice suprême, le «Christ Jésus a témoigné devant Ponce Pilate par une si belle affirmation», dit saint Paul (1 Tim 6, 13), que nous ne pouvons pas oublier tous ceux de nos frères chrétiens, dans de nombreux pays, qui vivent encore aujourd’hui cet extrême de l’amour. Je voudrais, pour terminer, parler de nos frères les chrétiens d’Algérie, et particulièrement des moines du Monastère cistercien de Tibhirine, assassinés au printemps 1996. Leur présence était une offrande, simple, discrète et comprise de tous.

Et leur sacrifice a touché le monde entier.

Présenter le christianisme sans la croix ou parler du sacrifice eucharistique sans dire jusqu’où il peut nous conduire serait un mensonge.

L’an dernier, monseigneur Henri Teissier, archevêque d’Alger, est venu prêcher la retraite des prêtres du diocèse de Lyon. Il nous a donné une causerie sur “l’Eucharistie et le martyre », en parlant des dix-neuf victimes que l’Église d’Algérie a connues durant les années sombres de la grande violence islamiste. Certes, il parlait des autres, les religieuses, frères prêtres ou moines assassinés. Mais nous comprenions bien en l’écoutant que lui aussi sait, depuis plus de quinze ans, que sa vie est quotidiennement en danger. C’est dans ce climat spirituel qu’il célèbre l’Eucharistie chaque jour. Les martyrs chrétiens d’Algérie ont donné leur vie à cause d’une fidélité évangélique à un peuple que Dieu les a envoyés servir et aimer.

Le Prieur de Tibhirine, le père. Christian de Chergé, avait écrit : “S’il m’arrivait un jour d’être victime du terrorisme, j’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille se souviennent que ma vie était donnée à Dieu et à ce pays (l’Algérie).” On imagine qu’il devait souvent penser aux Algériens, lorsqu’il prononçait les paroles de la consécration : «Ceci est mon corps livré pour vous».

Ils avaient tous appris l’arabe; le frère Luc, moine et médecin, le plus âgé de la communauté de Tibhirine, soignait gratuitement les malades de la région. Quand l’atmosphère est devenue dangereuse, ils ont choisi de rester. C’est ce qu’avait expliqué monseigneur Pierre Claverie, l’évêque d’Oran, peu avant d’être assassiné à l’automne de cette même année 1996 : “Pour que l’amour l’emporte sur la haine, il faudra aimer jusqu’à donner sa propre vie dans un combat quotidien dont Jésus lui-même n’est pas sorti indemne.” Après son assassinat, aucune religieuse, aucun prêtre, aucun laïc n’a quitté son poste dans le diocèse d’Oran. Et cela était bien conforme à ce qu’il avait un jour écrit :  “Nous avons noué ici des liens avec les Algériens que rien ne pourra détruire, pas même la mort. Nous sommes en cela les disciples de Jésus, et c’est tout. »

Quand on aime un peuple, on continue de le servir même s’il va mal; voilà la vérité de l’amour : il comporte toujours cette dimension d’offrande et de sacrifice. Cette attitude des disciples, vingt siècles plus tard, nous aide à comprendre l’Eucharistie du Seigneur. Jésus attirait les foules, quand il guérissait les malades et multipliait les pains; le peuple était suspendu à ses lèvres, lorsqu’il enseignait chaque jour dans le Temple (cf., Lc 19, 48). Mais rien n’a arrêté le mouvement de son amour, ni l’adversité ni le refus ni les complots et la jalousie qui ont fini par le conduire à la mort ignoble de la Croix. Le bon berger reste quand les loups ou les brigands entrent dans la bergerie. Il donne sa vie pour ses brebis. La force de son amour a culbuté tous les obstacles. Dans sa contemplation, saint Paul résume l’ensemble de la vie du Christ par ces mots : «Le Christ Jésus n’a jamais été oui et non. Il n’y a eu que oui en lui» (2 Co 1, 20).

Accablés par la mort si injuste de cet Innocent sur la Croix, les disciples ont été encore plus bouleversés par la Résurrection.

Voilà la réponse que Dieu donne au péché des hommes; il ouvre les portes du Royaume à son Fils bien-aimé, et nous promet que nous sommes aussi attendus dans cette demeure où Jésus est parti nous «préparer une place» (Jn 14, 2). Et, dans chaque Eucharistie, habités par cette espérance, “nous annonçons la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne ».

Conclusion

«Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés», dit le Seigneur dans le discours après la Cène (Jn15, 9) que nous lisons comme son testament spirituel. Cette phrase, nous pouvons la mettre en parallèle avec celle que Jésus prononce devant les Apôtres, dans l’apparition du soir de Pâques : «Comme le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie» (Jn 20, 21). Les verbes “aimer” et “envoyer” sont interchangeables dans ces deux phrases et dans toute la pensée chrétienne. La vérité, c’est que lorsque Dieu nous aime, il nous associe à la grande aventure du salut du monde. Notre mission, c’est d’aimer. Voilà ce que nous apprenons de la vie du Seigneur, et tout spécialement du sacrifice de son Eucharistie.

   

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