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Les Grandes Conférences Catholiques de Bruxelles, fondées en 1931, pour favoriser l'information et stimuler la réflexion sur les grands sujets contemporains, ont invité le Cardinal Paul Poupard à exposer, le 16 février 1995, les défis culturels de la nouvelle évangélisation.

PAUL Cardinal POUPARD

L'ÉGLISE AU DÉFI DES CULTURES

Monsieur le Cardinal,
Excellences, Messieurs les Ministres,
Mesdames, Messieurs

Je vous remercie vivement de m'avoir invité à réfléchir avec vous ce soir sur un thème qui m'est cher et qui est aussi la brûlante interrogation de l'Eglise dans le monde de ce temps. «L'avenir de l'homme c'est la culture», disait Jean-Paul II à l'Unesco. Mais comment relever le défi des cultures? En jaillit aussitôt une palette de questions. L'homme est appelé à s'humaniser et à humaniser son environnement en assumant sa propre culture: quel est l'enjeu d'un tel défi? Quelles sont ces cultures auxquelles l'Eglise se trouve confrontée? Comment discerner les points d'ancrages, les éléments culturels prêts à s'épanouir sous le soleil de la Bonne nouvelle, des cultures qui déshumanisent l'homme et le ferment à sa véritable humanité en l'éloignant de Dieu?

Le Concile Vatican II, dans sa Constitution pastorale Gaudium et Spes, a particulièrement mis en relief cet intérêt de l'Eglise pour la culture et défini ce que l'Eglise entend par culture (n. 53). Liant culture à nature, le texte étend considérablement la signification du terme. Par l'exercice de la culture, l'homme est appelé à s'humaniser et à humaniser son environnement. Pour l'Eglise, "humaniser" ne veut pas dire tout soumettre à l'arbitraire de sa liberté, mais grandir l'homme à sa pleine dimension de fils de Dieu révélée par Jésus-Christ, cet homme qui est notre frère, ce frère qui est notre Dieu.

Notre propos se justifie alors: la vocation prophétique de l'Eglise la conduit à scruter les signes des temps, à la lumière de l'Esprit Saint. Celui-ci s'exprime dans l'Histoire et illumine notre intelligence. Il assiste l'Eglise, Mère et Maîtresse de vérité, selon l'expression de Jean XXIII, experte en humanité selon le mot de Paul VI. Le premier défi consiste donc d'abord pour elle à exercer concrètement un véritable discernement entre les cultures qui aident l'homme à être plus homme et celles au contraire qui le déshumanisent. Les défis sont légion. Je les regroupe en trois chapitres.

I - LES GRANDS DÉFIS DE L'AUTONOMIE:
ÉTHIQUE, ESTHÉTIQUE, RELIGIEUX

Dans les sociétés occidentales, le développement du monde moderne s'est fait autour des concepts-clés de liberté, d'émancipation et d'autonomie comme perspectives et espérances d'un monde plus libre, plus juste et plus humain. L'homme se construit lui-même comme sujet de sa propre histoire, libéré des traditions sociales, culturelles et religieuses, considérées jusque-là comme normatives. Il se promet un futur de progrès pratiquement sans limites, réalisé par ses forces propres et rendu possible par les découvertes inouïes de la science et les réalisations de la technique. Aujourd'hui, à la fin du XXe siècle, cet optimisme du XIXe siècle s'est pratiquement renversé. Sisyphe, puis Narcisse, ont remplacé Prométhée au calendrier des saints laïcs. Notre époque ressent fortement les conséquences désastreuses d'une vision de l'homme et du monde oublieuse de leur condition réelle: ils ne sont pas autosuffisants, ils ne se trouvent pas en eux-mêmes leur raison d'être, mais ils sont créés, et comme tels, ils sont signes de l'Absolu. Ces trois défis: le défi éthique, le défi esthétique et le défi religieux reprennent, pour la culture moderne, les antiques transcendantaux: le bien, le beau, le vrai.

1) Le défi éthique

La forte demande de valeurs, d'éthique, les exemples contemporains qui expriment la grandeur de l'homme, sujet de choix moral, ne manquent pas, telles la bonté, la solidarité, la sensibilité ouverte aux drames du monde, en Bosnie, en Somalie ou au Rwanda. L'accueil favorable, de la part des jeunes notamment, au message exigeant de l'Évangile est un appel vibrant adressé à l'Église: comment va-t-elle rejoindre ces aspirations à un plus d'humanité qui hésite dans ses formulations?

La coexistence antithétique de fortes demandes de valeurs, de "standards" éthiques et, surtout, de droits subjectifs, marque notre temps, autant que l'affirmation courante d'un relativisme éthique qui renie précisément le fondement objectif de la morale. Cette situation souvent confuse du discours éthique actuel montre une contradiction fondamentale au coeur de la modernité: refuser toute instance éthique qui ne serait pas le sujet lui-même, fonder les normes concrètes sur le sujet "autonome" et dénoncer l'éthique religieuse comme une "hétéronomie" ruineuse de la liberté authentique de l'homme.

De grands courants de l'éthique moderne cherchent précisément, de différentes manières, un fondement normatif objectif, et repoussent un individualisme arbitraire et un pur subjectivisme. Toutefois, au niveau de la morale vécue, s'affaiblit de plus en plus le consensus sur les valeurs fondamentales et la conception du bien commun. Le pluralisme éthique, entendu comme valeur en soi, et la fragmentation de la morale vécue, au lieu d'exprimer des choix libres et responsables des personnes, tendent souvent à menacer directement les fondements éthiques de la vie commune dans les sociétés occidentales.

Communication et solitude coexistent dans une société déracinée. Ce fait culturel est l'aboutissement d'une longue tradition philosophique depuis Descartes. Dans son fameux doute méthodique, seule subsiste la certitude de la pensée qui doute, "Cogito, ergo sum". Venant d'une autre culture, "Tu es, donc nous sommes", me dit un ami africain: "ergo sumus"! Mais dans les cultures des sociétés occidentales, le primat du sujet a suscité une mentalité dominée par le subjectif, une "conception anthropologique anthropocentrique", qui a donné naissance au libéralisme. Celui-ci fait de la liberté sans entraves le fondement et la condition de toute action et processus historique, mais aussi la norme unique à suivre et la valeur absolue à réaliser. Mais l'aspect peut-être le plus préjudiciable de ce libéralisme apparaît dans l'absence de devoirs. Ainsi la liberté devient une fin en soi et risque de tomber dans l'arbitraire et le subjectivisme, au détriment de la dignité de l'homme que le libéralisme prétend sauvegarder. Comment défendre les droits de l'homme et fortifier sa dignité dans l'accomplissement de ses devoirs? L'immense soif de liberté de la conscience moderne appelle l'ouverture à l'autre, au monde, au Tout Autre, garant de sa liberté. Si chacun n'a que des droits, qui aurait le devoir de les respecter? Au coeur de cette dichotomie culturelle, s'ouvre la déchirure entre liberté et vérité diagnostiquée dans Veritatis Splendor. La question n'est pas seulement sociologique, elle est spirituelle. La liberté est au coeur de la modernité. Mais la liberté, pour quoi faire?, demandait déjà Bernanos. Construire ou détruire? Aimer ou haïr? Au défi de la modernité, l'affirmation de la liberté et de la dignité de la personne humaine restent des intuitions fondamentales de la conscience. Non seulement ces intuitions correspondent au message évangélique, mais elles y trouvent leur fondement le plus profond. Contrairement au dire de Jean-Paul Sartre, Dieu n'est pas le rival de l'homme, mais le garant de sa liberté. Partager cette vision de foi et ses conséquences éthiques constitue un premier défi de l'Eglise au seuil du prochain millénaire.

2) Le défi esthétique

Ce défi prend en compte une extraordinaire capacité de créativité, la vocation de l'art à exprimer l'invisible, une intense vie spirituelle chez nombre d'artistes même non chrétiens, mais aussi la prédominance de la créativité personnelle sur la préoccupation de partager la perception du beau. Le dialogue avec les artistes prend comme point d'appui les expériences existentielles qui s'expriment dans l'art, et s'épanouit dans la rencontre qui ouvre l'homme à la transcendance et élargit l'horizon à de nouvelles expressions artistiques.

Dans l'art moderne, la problématique de l'autonomie du sujet se pose de manière toute particulière. Les nouvelles formes artistiques qui se développent donnent aux défis profonds de la culture moderne leur expression sensible, et marquent le passage progressif d'une conception du beau apte à transmettre l'invisible, vers une conception nettement plus subjective. La norme ultime du jugement esthétique devient la seule créativité et l'authenticité personnelle de l'artiste. En conséquence, certaines formes de l'art moderne devenues ésotériques et hermétiques au grand nombre aboutissent à la marginalisation de l'artiste.

Pour l'Eglise, naguère "mère" et gardienne des arts, ce développement opère un changement radical. Ses relations avec les artistes sont parfois réservées, voire tendues, car l'Eglise ne peut faire autrement que de chercher des formes artistiques qui traduisent sa vision de foi unitive de la beauté de Dieu créatrice de la beauté de l'homme. "Que sais-tu du beau?", interrogeait l'ami de Chopin, Cyprian Norwid. "Sa forme est l'amour. La beauté est la forme que l'amour donne aux choses", répond Ernest Hello. Nous sommes loin de l'art pour l'art qui ne renvoie qu'à son auteur. Conscient de cet écartèlement tragique, Paul VI réunit les artistes dans la Chapelle Sixtine le 7 mai 1964 et leur dit: "Aujourd'hui comme hier, l'Eglise a besoin de vous et se tourne vers vous. Le monde dans lequel nous vivons a besoin de beauté pour ne pas sombrer dans la désespérance." Les artistes ont répondu à son appel et Paul VI a eu la joie de créer le Musée d'art religieux moderne au Vatican, avec Braque, Buffet, Chagall, Dali, Denis, Foujita, Le Corbusier, Léger, Manessier, Matisse, Modigliani, Picasso, Rouault, Utrillo, Manzù. Bazaine, en offrant une tapisserie, disait: "La peinture est une des formes où se manifeste l'esprit dans un monde de plus en plus matérialisé". Ainsi le dialogue avec les artistes s'épanouit dans la communion de l'expérience esthétique, si proche, à bien des égards, de l'expérience mystique. J'avais récemment la joie de confronter la créativité artistique qui provient de l'expérience de la foi avec des artistes qui cherchent à l'exprimer dans la culture actuelle avec ses questions, ses aspirations et ses crises, dans un Colloque au Lincoln Center Campus à Fordham University, à New York.

3) Le défi religieux

Le défi religieux est étroitement lié à la conquête de la liberté de conscience, expression de la dignité de la personne, mais aussi au défi de la Vérité qu'une certaine tolérance ne tolère pas. Cette décennie aura vu s'écrouler des idéologies d'une incroyable myopie, qui considéraient le fait religieux comme reliquat d'une phase dépassée de l'humanité, et croître le respect pour la dimension religieuse de la personne, de la société et de l'histoire. L'immense Asie qui exerce une influence croissante sur l'Occident, avec ses hautes valeurs spirituelles, son sens du divin, sa culture religieuse, constitue un défi décisif pour l'avenir. L'Amérique Latine dont la vie quotidienne, personnelle et sociale, est imprégnée par une fervente religion populaire est aux prises avec les sectes, et appelle une évangélisation en profondeur. L'Afrique aux solides valeurs religieuses et humaines a d'immenses potentialités que l'Évangile peut purifier et porter à leur épanouissement, notamment à travers l'éducation. Une nouvelle religiosité encore incertaine jaillit du coeur des hommes: comment l'Église peut-elle faire une partie du chemin avec ceux qui sont en quête de Vérité?

L'affirmation de la liberté de conscience et de religion comme un droit humain appartient aux grandes conquêtes de la culture moderne. Ce droit est une expression de la dignité de la personne en tant que personne. Mais son affirmation s'est accompagnée d'un concept de vérité soupçonneux à l'égard de toute instance objective, en particulier dans les questions religieuses, et lui refuse tout sens. Au maximum, des vérités partielles, prises globalement, pourraient viser peut-être à une vérité intégrale, mais jamais de manière définitive. Cette conception est souvent considérée comme unique fondement possible d'une société démocratique, comme une certaine forme de relativisme est à la base de la vertu de tolérance. En d'autres termes, la tolérance tolère tout, sauf l'absolu de la vérité. Ce qui pour les chrétiens est la vérité révélée est considéré comme un choix religieux parmi tant d'autres. Une "nouvelle religiosité" à la carte procède comme la ménagère au self-service superachalandé: un vieux souvenir de catéchisme, un zeste de bouddhisme, un bout de croyance en la réincarnation, un soupçon de yoga. Et voilà! En même temps des courants religieux fondamentalistes s'affirment fortement contre cette conception relativiste de la vérité. Et leur agressivité parfois meurtrière constitue un autre défi à l'attitude de l'Etat laïc envers la religion.

L'Eglise, en affirmant la liberté religieuse et la liberté de conscience comme droit fondamental de l'homme qui provient de sa dignité innée, part d'un autre concept de vérité et donc de tolérance. La vérité objective ne supprime pas la liberté et la dignité de l'homme, elle en est le fondement ultime. Chercher librement la vérité n'est pas seulement un droit de l'homme, mais son devoir, l'expression la plus haute de sa dignité. Cette recherche le rend capable de se poser la question du sens ultime de toutes choses et de tendre vers l'Absolu. La tolérance ainsi entendue repose sur le respect de la dignité de la personne intelligente et libre, assoiffée de bien, éprise de beauté, en quête de vérité: "L'on m'a dit que j'étais le fils de l'homme et de la femme, je croyais être bien davantage", disait le poète de Maldoror, Lautréamont.

II - LE DÉFI DE LA SCIENCE ET DE LA TECHNOLOGIE

1) La dimension scientifique de notre culture

L'un des développements les plus significatifs, avec lequel commence véritablement le monde moderne, est celui des sciences empiriques et mathématiques. Les immenses possibilités de connaître stimulent l'esprit humain et ont vocation à lui faire dépasser les limites de l'empirique, de l'expérience et ses propres limites pour l'ouvrir à la connaissance de Celui qui s'est révélé et ne cesse de se faire connaître. Les conflits mythisés entre la science et la foi appartiennent au passé, comme le montrent les travaux récents accomplis sur le «cas Galilée». Nombre de savants ont découvert l'immense horizon de la connaissance humaine, et réalisé une harmonieuse synthèse personnelle entre les domaines du comment et du pourquoi. D'autres sont ouverts au message de l'Évangile: comment l'Église les rejoint-elle?

La nouvelle méthode empirique, basée sur l'observation exacte décuplée par la mathématique, promettait une connaissance du monde considérée jusque-là comme impossible, la maîtrise sur les forces de la nature, et un progrès social sans limites. Notre monde est impensable aujourd'hui sans les conquêtes de la science et de la technologie moderne, mais science et technique ont aussi montré leurs limites. Au centre des interrogations dramatiques de la culture moderne ne se trouve pas seulement la question du simple usage de la technique à des fins moralement bonnes ou mauvaises, mais surtout la question de l'attitude scientifique et technique elle-même vis-à-vis de la nature, de la société et de l'homme.

2) La frénésie du progrès technologique

C'est indéniable. Peu de dimensions de notre culture ont une telle influence sur les manifestations culturelles qui exercent leur attraction sur l'homme moderne, surtout au niveau de la vie concrète: le désir ardent de plaisir et de bien-être, l'aspiration au succès professionnel, le désir de réussir dans la vie, réussite souvent conçue en termes d'abord matériels et économiques. Ces désirs trouvent une force particulière dans une confiance dans la science qui prend des colorations quasi religieuses, et y cherchent assurance et apaisement des inquiétudes du coeur. C'est la gnose de Princeton.

Le plaisir recherché est en effet décuplé par les moyens que la technologie toujours renouvelée nous propose, pour vivre, en somme, avec du non-nécessaire jugé toujours plus indispensable, en espérant qu'il soit à la portée de tous et se perfectionne sans cesse. La grande aspiration est de ne pas manquer le train à grande vitesse des avancées scientifiques, des nouvelles technologies, des nouvelles découvertes.

C'est dire combien l'influence de la dimension scientifique de notre culture se fait particulièrement sentir, y compris au niveau de la vie la plus concrète. Quelle fascination exercent les perfectionnements successifs procurés par la science, jusque dans les simples objets de la vie courante! Même les hommes politiques et ceux qui gouvernent, détenteurs d'un pouvoir dont la fascination attire toujours, ne se remettent-ils pas avec confiance aux mains d'experts, de techniciens et de leurs entreprises supposées leur garantir le progrès économique, et pourquoi pas l'élection convoitée?

C'est un fait certain: en cette fin de siècle, les attitudes sont devenues moins théoriques et de plus en plus pragmatiques. Et ce pragmatisme de notre société, grâce spécialement au développement de l'informatique, requiert en même temps un haut niveau scientifique. Le but des espérances humaines d'aujourd'hui passe plus que jamais par la science et ses retombées pratiques dont les conséquences vont jusqu'à mettre en cause la base même de notre civilisation.

Une des caractéristiques les plus saillantes de la science dans la culture actuelle est le rythme vertigineux de son progrès, une rapidité stupéfiante à abandonner le vieux et embrasser le nouveau, la puissance d'un élan vers le futur qui s'impose au passé. Nous vivons un monde de changements frénétiques, accélérés, emportés. Comment s'étonner de voir les scientifiques eux-mêmes pris de vertige lorsqu'ils se sentent, avec raison, auteurs et protagonistes de cet incroyable développement? Le danger le plus immédiat qui les menace est de se croire tout permis en cette course accélérée qui va de conquête en conquête. Ils peuvent ainsi estimer qu'ils ne peuvent ni ne doivent avoir de limites dans leur activité, le progrès lui-même justifiant tout. Les américains ont deux mots pour dire: We can, we may. Nous n'en avons qu'un pour prétendre à nos dépens que nous pouvons faire tout ce que nous pouvons réaliser.

Je pense ici surtout aux techniques de manipulation génétique, de fécondation artificielle et d'expérimentation sur des embryons humains. Ce terrible défi n'est pas seulement posé à l'Eglise. C'est la société entière qui joue son destin. L'avenir n'est plus ce qu'il était. De nouvelles peurs nous envahissent. Et les Comités éthiques tentent d'élaborer un consensus pratique en l'absence de convictions partagées. Mais est-ce que la vie et la mort peuvent se décider à la majorité des suffrages exprimés? Le geste du roi Baudouin continue à retentir en beaucoup de consciences.

3) L'impact du scientisme et la tentation du scepticisme

Ce défi lancé à l'Eglise par la science provient, non pas de la science elle-même, mais d'une certaine mentalité scientiste qui l'accompagne. Cette idéologie a ses racines profondes dans le positivisme des deux derniers siècles. Même si ce type de mentalité continue d'exercer son influence en certains milieux, sa chute est déjà discrètement consommée, de par le développement même de la science qui découvre peu à peu ses propres limites avec humilité et répugne de plus en plus à prétendre qu'en son nom soit abusivement mise en doute la vérité de la foi. J'ai pu contribuer, à la demande de Jean-Paul II, à une relecture objective de la controverse ptoléméo-copernicienne aux XVIe-XVIIe siècles. Et je viens de publier un ouvrage au titre significatif: Après Galilée. Science et Foi. Nouveau dialogue (Desclée de Brouwer, 1994). Le scientisme, cette "science hors frontières", présentait en effet comme scientifiques, mais sans aucun fondement réellement scientifique, toute une série de postulats indémontrés, ce qui précisement n'est pas scientifique. Et la foi est d'un autre ordre. Baronius le disait déjà: "La foi ne nous enseigne pas comment va le ciel, mais comment aller au ciel".

Récemment, un journal italien citait les propos d'un physicien: "Le scientifique vit de doutes et craint les personnes qui se nourrissent d'extraordinaires certitudes. Un des mots les plus inappropriés à l'étude de la réalité naturelle est "vérité". Nous expérimentons, nous étudions en vue d'obtenir des résultats toujours plus plausibles, mais nous ne les pensons jamais comme vrais, comme certains. C'est cela, la nature de la science".

Nous touchons là l'une des racines de la crise culturelle que nous traversons. Nous sommes loin de l'optimisme caractéristique du début des Temps Modernes où beaucoup croyaient qu'avec le nouveau langage mathématique, il serait possible de lire jusqu'à la dernière ligne le grand livre de la nature. Alors, semblait-il, la science, et seulement elle, serait capable de dévoiler tous les secrets de l'univers. Tout autre savoir procédant d'autres principes était taxé d'obscurantisme attardé.

Aujourd'hui, à l'inverse, la science se trouve impressionnée, voire traumatisée, par ses propres succès. Comment s'en étonner? Au terme d'un siècle tragique, nous savons désormais que le progrès scientifique ne suffit pas à assurer le progrès tout court. Bien plus, s'il ne s'accompagne pas d'un surcroît de conscience, il conduit à une véritable régression morale. De Nagasaki à Tchernobyl, les civilisations se redécouvrent mortelles. D'où la tentation renaissante du scepticisme, cette attitude de doute systématique, de soupçon, voire de désespoir qui naît, au fond, de l'absence de toute certitude.

La tentation de renoncer à la vérité est certainement à la fois la pire, par son pouvoir destructeur, et la plus subtile puisqu'elle émerge précisément du milieu scientifique lui-même. Nous éprouvons déjà les conséquences de sa nuisible influence, car si rien n'est vrai, tout est permis. L'homme et la société sombrent alors dans l'hédonisme et se laissent emporter, de façon irresponsable, par les instincts les plus inavouables.

"La vérité vous rendra libres" (Jean 8, 32). Ce n'est pas la vérité du Christ qui réduit l'homme en esclavage! L'Eglise sait qu'elle n'a pas en main la clé de la science et reconnaît aux scientifiques la liberté de leurs légitimes investigations. Elle sait aussi que la tentation de tout mettre en doute ne naît pas d'une prudente sagesse mais de la plus radicale des perversions qui peuvent troubler l'esprit humain: mettre au même niveau la vérité et l'erreur, étouffer la lumière de sa propre intelligence faite pour le vrai en d'obscures et troubles ténèbres. Le poète est plus juste quand il murmure au crépuscule: chaque homme dans sa nuit s'en va vers la lumière.

III - LES DÉFIS DE LA VIE QUOTIDIENNE:
PERSONNES ET COMMUNAUTÉS

Les grandes orientations de la pensée et de l'action se manifestent dans la vie quotidienne des hommes. Dans les pays en voie de développement, mais aussi dans nombre de pays profondément marqués par le christianisme, l'homme n'est pas seul, il vit une vie sociale de proximité.

Et pourtant, "vivre seul est le paradis de l'homme de bien". Lorsque Jean-Jacques Rousseau transcrivait ses Rêveries du promeneur solitaire, il ne se doutait guère des drames qui se préparaient et conduiraient nos sociétés à tous les divorces dans les relations humaines les plus élémentaires, jusqu'à proférer avec Jean-Paul Sartre: "L'enfer, c'est les autres".

Dans notre monde développé, l'homme est seul. Cette solitude de l'homme contemporain a été particulièrement mise en évidence par l'ouvrage célèbre de l'américain David Riesman, La Foule Solitaire. De nos jours, l'absence de racines familiales et de liens humains est encore plus manifeste dans les agglomérations urbaines. Plus profondément, ce phénomène entraîne une solitude spirituelle, une perte de sens, une rupture de la mémoire vivante pour les nouvelles générations, une incapacité à penser l'avenir.

Dès lors, derrière tous les défis concrets que suscitent les manières contemporaines de vivre en société, se profile un enjeu fondamental: l'épanouissement de l'homme, aujourd'hui comme hier, dépend de la qualité de sa relation à lui-même, aux autres et à Dieu.

1) Vie, personne et famille

En cette période de ruptures, le premier défi est le droit élémentaire à vivre. Des prospectives démographiques préoccupantes ont poussé certains à nier ce principe fondamental, dans les travaux préparatoires à la Conférence du Caire, en septembre dernier. L'enjeu est alors devenu, pour l'Eglise, une lutte entre une culture de vie et une culture de mort, particulièrement pour les plus pauvres qui n'ont pas d'autre bien. Ainsi, dans le sillage de l'année internationale de la famille, le Synode des Evêques africains auquel j'ai eu la joie de participer, a-t-il souligné le rôle irremplaçable de la famille dans la transmission de la vie. Peut-être sommes-nous en ce domaine devant un fait nouveau dont on ne peut que se réjouir: l'adoption de plus en plus fréquente d'enfants de familles en difficulté ou éclatées. Très souvent, ces enfants sont accueillis avec un réel amour qui témoigne de la grandeur de l'homme.

Les évêques ont dénoncé à juste titre comme un "impérialisme culturel" la tentative de leur imposer, avec les plans d'ajustement économique, des plans de contrôle démographique qui ne tiennent aucun compte des valeurs culturelles profondes des peuples: "Ne laissez pas bafouer la famille africaine sur sa propre terre!". Cette préoccupation fondamentale est liée à la dignité inaliénable de la personne, créée à l'image et à la ressemblance de Dieu. C'est pour défendre l'homme menacé que l'Eglise élève la voix. Et cette voix est celle de la conscience de l'homme.

L'Eglise dénonce avec vigueur l'oppression et l'exploitation des plus faibles. Ainsi, en Asie, la prostitution des enfants atteint des proportions effrayantes. Leur nombre est évalué à plus d'un million: trois cent mille en Inde, cent mille en Thaïlande, cent mille à Taïwan, cent mille aux Philippines, quarante mille au Vietnam, trente mille au Sri Lanka, sans compter la Chine, pour laquelle les évaluations sont difficiles. Beaucoup travaillent dans des maisons de passe ou des salons de massage dans des conditions qui ne sont pas différentes de l'esclavage.

Un autre défi est le travail des enfants mineurs et les conditions de travail inacceptables imposées en Asie du Sud-Est pour offrir, selon les lois sauvages du libéralisme pur qui dominent l'économie internationale, des produits à des prix défiant certes toute concurrence à l'échelle mondiale, mais qui défient aussi la conscience.

Les plus faibles, opprimés par ces cultures dominantes, sont aussi les femmes, réduites à de purs objets de plaisir et de commerce ou bafouées dans leur dignité par une polygamie simultanée dans le Sud de la planète ou successive dans le Nord.

L'homme, la femme, souffrent violence. Et cette violence de plus en plus répandue est de plus en plus banalisée. Elle s'alimente largement dans les programmes télévisés. Avec tristesse je vous livre cette incroyable accumulation parisienne dûment relevée du samedi 14 janvier à minuit au dimanche 15 à minuit sur les cinq chaînes principales: TF1, France 2, France 3, Canal Plus et M6: 126 meurtres, 39 tentatives d'homicides, 142 fusillades, 153 bagarres, 144 menaces à main armée, 236 explosions, 12 scènes violentes de guerre, 5 bombardements et 4 tentatives de viol. Nous sommes vraiment malades! Le Maître Général des Dominicains a récemment demandé à un groupe d'Américains membres de l'Ordre, hommes et femmes: "Quel est le plus grand défi" à leur travail d'évangélisation? "Ils répondirent sans hésitation: la violence". Il rapproche cette violence d'un fatalisme qui envahit notre culture, comme s'il n'y avait rien à faire pour infléchir les tendances de cette situation. Mais il ajoute: "la vérité la plus profonde de notre nature humaine n'est pas d'être gourmands et égoïstes mais d'avoir faim et soif de Dieu qui vient trouver chacun de nous".

Pour répondre à ces gigantesques défis contre la vie et la dignité de la personne, l'Eglise annonce la bonne nouvelle dont elle est dépositaire: Dieu nous aime et invite tous les hommes à s'aimer et à devenir les bons samaritains de leurs frères, victimes de leur propre violence. La IVe Assemblée générale de l'épiscopat latino-américain, à laquelle j'ai eu la joie de participer à Saint-Domingue, a orienté l'action pastorale vers les plus pauvres et les plus démunis, avec option non exclusive, mais préférentielle, pour les cultures autochtones et afro-américaines, ainsi que les cultures émergentes des mégapoles. Que chacun se sente aimé pour lui-même et que l'Eglise, comme l'a demandé le Synode pour l'Afrique en 1994, soit une famille où chacun s'épanouit dans l'amour, selon le voeu du poète: chacun en a sa part, et tous l'ont tout entier. L'amour partagé, c'est l'amour multiplié.

2) Les nouveaux défis de société: médias et développement économique

Préserver et promouvoir l'humanité de l'homme conduit à examiner les nouveaux défis de sociétés qui émergent aujourd'hui. Constituer un espace personnel humanisant pour l'homme est particulièrement important dans nos cultures où les grands courants économiques et culturels ont, de fait, une incidence croissante. Ce phénomène bien connu de "village planétaire" est dû, sans nul doute, à la facilité croissante des communications de biens et d'informations qui favorisent les échanges économiques et culturels, mais seulement pour les privilégiés. Dans les pays en voie de développement, l'introduction d'un tel système a malheureusement des conséquences particulièrement graves sur des sociétés et des cultures qui se trouvent brutalement confrontées à ses mécanismes pervers et à ses séductions fascinantes. Qu'il suffise d'évoquer la séduction de l'argent liée au pouvoir!

Les nouveaux médias offrent des possibilités hier insoupçonnées d'humanisation et de communion dans la réciprocité. Si l'on songe aux résultats extraordinaires du Téléthon qui permet de réunir des sommes considérables en faveur d'une recherche médicale hautement spécialisée, la télévision fournit une preuve de ses immenses potentialités humanisantes. Et pourtant, le premier problème culturel à ce niveau est la manière dont est utilisé ce moyen de communication audio-visuel devant lequel le téléspectateur est comme enfermé dans un rôle de consommateur. Ce déséquilibre le porte à s'échapper de la réalité vers l'image animée, dans un divertissement à tendance schizophrène où le Beau est cantonné à un rêve éphémère qu'il est allé cueillir en "zappant". Pour compenser ce déséquilibre, les médias cherchent à donner la parole au spectateur et multiplient les sondages ou les "reality-shows". Mais le seul domaine du divertissement ne suffit pas à promouvoir une culture de réciprocité et n'alimente qu'une mentalité "consumiste" de la culture. Il n'est de véritable culture que par une interaction mutuelle. L'homme se construit, se développe, s'épanouit, en se donnant à ses semblables. Une réciprocité dans les communications est indispensable pour forger une culture commune. Peut-être les réseaux télématiques de type "Internet" permettront-ils un tel développement capable de compenser le pur déploiement d'un éventail toujours plus grand de possibilités offertes à l'homme sans qu'il ait des moyens proportionnés de transmettre à son tour.

Mais le déferlement d'images, dont la charge émotionnelle doit être suffisamment forte pour attirer l'attention, fascine l'homme avant qu'il en prenne conscience. Nous vivons actuellement ce véritable choc traumatique où l'homme s'attarde avec ivresse aux nouvelles possibilités offertes à sa liberté. Et l'irruption brutale des moyens de communication modernes dans les pays en voie de développement provoque aussi des réactions violentes, soit de rejet pur et simple de valeurs ancestrales qui n'ont pas été suffisamment intériorisées, soit de crispation et de dénonciation du "grand Satan" comme en témoignent de récents exemples dramatiques au Proche-Orient et en Afrique du Nord.

Mais la sagesse venant avec l'expérience, les nouvelles générations commencent déjà à s'en convaincre: possibilité quantitative ne suffit pas à procurer richesse qualitative. Il n'est de culture que de l'homme, par l'homme et pour l'homme.

D'autres défis culturels surgissent de la mondialisation de l'économie. Économie et développement intégral, éducation et solidarité sont les composantes indispensables d'une humanisation de la société, surtout dans les pays en voie de développement, où le progrès scientifique et technique se doit d'intégrer le patrimoine culturel traditionnel. C'est le défi de l'éducation et de l'annonce de la foi, défi à relever pour affirmer la primauté de l'homme sur l'économie, et le primat de l'éthique sur la technique.

Dans les pays industrialisés, la vie économique tend à devenir l'unique critère de civilisation, l'unique valeur. L'homme investit dans la machine économique de plus en plus de potentialités pour affronter l'extension de la concurrence. L'augmentation quantitative de biens ne suffisant plus pour conquérir de nouveaux marchés, l'homme utilise de plus en plus son génie propre, sa culture, au seul service du combat économique et de l'efficacité. Ce véritable "effort de guerre" épuise les cadres, déprime les chômeurs qui se sentent exclus de "l'unique" valeur et conduit les femmes à se considérer dévalorisées si elles n'y ont part.

Dans les pays du Sud, les inégalités du système prennent des proportions alarmantes dues, notamment, à la brutalité du changement.

L'Afrique, incapable de trouver chez elle les moyens nécessaires de résorber ce choc de société, recourt à des modèles étrangers antagonistes de son propre héritage culturel. Tant bien que mal, le continent africain essaie d'entrer dans l'ère technologique pour améliorer les conditions de vie de ses populations. Mais en matière de développement, la tentation africaine est de tourner le dos à son propre héritage culturel et de se tourner vers des solutions-miracles, des modèles importés qui s'avèrent de véritables miroirs aux alouettes. L'Afrique en développement importe des biens de consommation, des techniques de production, en même temps qu'elle s'appuie sur un personnel technique composé en majorité d'étrangers. Mais les modèles importés et les changements brusques introduits étouffent les valeurs spirituelles héritées de l'économie traditionnelle: la vie se dégrade, la misère s'accroît, la personne se fragilise, le tissu social se démaille et la nation se défait.

Les aspirations légitimes empruntent des modèles de société élaborés en d'autres cultures au lieu de s'inspirer des valeurs qui ont marqué les modes traditionnels d'organisation sociale, avec ses règles d'accès au pouvoir, d'exercice et de contrôle de ce pouvoir et de partage de responsabilités. Mais il est aussi remarquable qu'en plusieurs pays où l'Eglise est minoritaire, le processus démocratique a recours à des Evêques pour sortir ou au moins tenter de sortir de la crise. Je pense en particulier au Bénin, au Togo, au Zaïre.

En Asie, malnutrition, maladies endémiques, analphabétisme et chômage prévalent en de nombreux pays. L'Eglise contribue à relever ces défis, en particulier dans les immenses domaines caritatif, scolaire et universitaire.

En Amérique Latine, un néo-libéralisme généralisé engendre une situation duale où les pauvres sont toujours plus pauvres et les riches toujours plus riches. D'où la décision des évêques réunis à Saint Domingue d'intensifier la présence rayonnante des petites communautés de base, pour revivifier le tissu pastoral.

Dans nombre de pays en voie de développement, l'urbanisation et le développement des mégalopoles, ses misères, ses déracinements et son anonymat prennent des proportions hallucinantes et engendrent des nationalismes générateurs de violence.

Les défis évoqués par Monsieur Federico Mayor, dans son dernier livre, La nouvelle page, sont: le fanatisme, l'internationalisation des conflits ethniques, les migrations massives, la croissance démographique incontrôlée, la pauvreté, le manque de financement des systèmes scolaires et la dégradation de l'environnement. J'y ajouterais celui du troisième âge, le sens à donner à cette vie nouvelle du couple après le mariage des enfants, pour une période aussi longue que la vie adulte. Je dirais en paraphrasant le poète: la vie longue aux travaux ennuyeux et faciles est une oeuvre de choix qui veut beaucoup d'amour.

Devant tous ces défis des cultures, l'Eglise rappelle l'essentiel, l'amour, cette grande force cachée au coeur des cultures. L'amour, disait déjà le poète Dante, qui fait mouvoir le soleil, la terre et les étoiles.

3) Nouvelle religiosité, sectes, fondamentalisme

Après une telle énumération, j'ose à peine ajouter encore, et pourtant comment passer sous silence les défis lancés à l'Eglise par les cultures dans la manière dont elles promeuvent un plus ou moins juste rapport avec Dieu et les autres.

Un évêque africain le remarquait lors du récent Synode: "en dehors de son groupe tribal ou ethnique, il est rare que les valeurs conservent la même validité" pour l'Africain, lequel "est généralement conditionné par les intérêts du clan et de la tribu". Il ajoutait: "Il trouve qu'il est difficile d'accepter la vérité que le chrétien, homme ou femme, de l'Inde est plus un frère ou une soeur pour lui qu'un frère ou une soeur non-chrétien de sa tribu" (Gal 5,10).

Encore faut-il d'abord que ces liens religieux n'aliènent pas l'homme. La recherche de liens communautaires indispensables à l'homme ne doit pas le détruire lui-même. Sa solitude le pousse malheureusement vers des groupuscules de tout genre dont les sectes sont les exemples les plus flagrants. Ce phénomène, qui a toujours accompagné le développement des grandes religions, prolifère aujourd'hui sur le terreau des déséquilibres issus de la pauvreté, d'une mentalité magique, de l'inversion des valeurs, d'une formation insuffisante. L'avancée fanatique et agressive de certaines sectes est un véritable défi.

Les réactions brutales au choc des cultures dont nous avons parlé trouvent une expression religieuse qui se manifeste dans des pratiques intolérantes, des discours fondamentalistes et des fanatismes politico-religieux hélas meurtriers. Mais ces réactions peuvent se manifester aussi par un abandon progressif des expressions religieuses traditionnelles. Ainsi progresse dans le monde une sécularisation rampante avec ses conséquences: perte du sens du sacré, indifférence religieuse, relativisme moral. Cette indifférence est encore pire lorsqu'elle manifeste en réalité une perte des raisons de vivre, un désespoir résigné qui peut conduire à des comportements tragiques. Ce phénomène est particulièrement flagrant chez les jeunes déracinés des grandes villes du Sud de la planète. L'ignorance fait le lit de la confusion et du syncrétisme, lorsque tous les repères culturels et religieux se trouvent brouillés. Ce n'est pas la nuit, mais le brouillard qui est le pire ennemi sur la route.

Aussi, au terme de ce tour d'horizon des différents défis culturels à travers le monde, est-ce un grand défi que je vois émerger pour l'Eglise, comme du reste pour la société civile. C'est celui de la formation. Tout projet d'évangélisation et d'humanisation qui ne s'appuie pas sur une formation approfondie a peu de chance d'aboutir. Traditionnellement l'Eglise remplit une mission éducatrice en formant des hommes et des femmes qu'elle prépare à devenir de bons citoyens et de bons chrétiens, engagés à construire un monde fraternel respectueux des diversités culturelles, qu'il s'agisse des communautés ecclésiales de base, ou des milieux universitaires. A cet égard, le Conseil Pontifical de la Culture vient de publier, au terme d'un large échange, des orientations pour la présence de l'Eglise dans la culture universitaire (Cité du Vatican, 22 mai 1994). La présence, le témoignage personnel et communautaire des chrétiens dans l'Université et dans tous les centres créateurs de culture sont décisifs.

La vérité ne conserve les esprits qu'à condition de les conquérir sans cesse, disait justement Lacordaire. Cette exigence appelle une nouvelle capacité d'expression, de créativité pastorale, et un renouvellement fervent des nouveaux aréopages modernes de la culture que sont le monde de l'école et de l'université, les centres de recherche scientifique et technique, les lieux de création artistique et de la réflexion humaine.

Dans le choc mondial des cultures qui étouffe souvent les cultures traditionnelles, l'Eglise entend sauvegarder leurs richesses et leurs valeurs si nécessaires pour affronter le déferlement de la vie moderne. Je pense à l'immense réservoir de symboles et de rites qui marquent les événements importants de la vie de l'Africain, de la naissance à la mort, en passant par la maladie, l'importance de la palabre et la réconciliation, les rites initiatiques, les fêtes et autres cérémonies qui jalonnent le cours de sa vie. Sans constituer une panacée à tous les maux qui affligent le continent africain, la conception de l'Eglise comme famille rejoint la culture africaine traditionnelle et aide à pénétrer dans son mystère comme communion de communautés, en pleine communion avec l'Eglise universelle.

C'est une intériorité réciproque analogue qui constitue la réponse fondamentale de l'Eglise aux tentations conflictuelles de l'homme de concevoir l'altérité comme hétéronomie. La liberté de l'homme, dans sa richesse inouïe, est le moteur de toute culture. Elle se fonde et se fortifie dans la communion avec la Liberté souveraine de Dieu, source la plus profonde de la liberté de l'homme.

CONCLUSION: Les cultures au défi de Dieu

Mesdames et Messieurs, au terme de notre entretien, je voudrais vous partager ma conviction profonde: le défi qui jaillit de toutes les cultures, le défi le plus essentiel et le plus profond pour chaque homme et pour toute l'humanité, c'est le défi de l'absolu, la question de la réalité et de la présence d'un Dieu transcendant et personnel, comme point de référence central au coeur de toute culture humaine. Ce défi "par excellence" se vit en tous les grands domaines culturels qui caractérisent notre monde, s'entrecroisent de différentes manières et s'influencent les uns les autres: la culture moderne, les cultures traditionnelles et les cultures marquées par les grandes religions non chrétiennes.

Vous l'avez compris. Si pour Francis Fukuyama, cette fin de siècle devait être la fin de l'histoire, pour moi, au contraire, le nouveau millénaire appelle à l'évidence, non la fin des conflits, ce serait rêver, mais de nouvelles raisons de vivre, de nouvelles formes d'espérance et donc de nouveaux projets, pour les peuples comme pour les hommes. Au seuil du Troisième Millénaire, au coeur de cultures entières souvent émiettées et désorientées, ce sont à nouveau les questions les plus profondes qui surgissent: "Qu'est-ce que l'homme? Que signifient la souffrance, le mal, la mort qui subsistent malgré tant de progrès? A quoi bon ces victoires payées d'un si grand prix? Que peut apporter l'homme à la société? Que peut-il en attendre? Qu'adviendra-til après cette vie?" (Gaudium et Spes, n·10). "A quoi bon, disait Malraux, aller sur la lune, si c'est pour s'y suicider?"

Ces interrogations posent, en définitive, la question du sens de la vie, la question de Dieu. Toutes les cultures se trouvent aujourd'hui devant cette interrogation profonde, lancinante, au coeur de chaque culture humaine. N'est-ce pas là le sens de la réaffirmation des cultures traditionnelles et des grandes religions non chrétiennes, en opposition à certaines influences occidentales ressenties comme aliénantes? Même si cette réaffirmation se réalise quelquefois de manière agressive, dans une fermeture sur soi, le phénomène même démontre l'importance essentielle et décisive de la réponse que donneront les personnes et les cultures à ce défi. Pour l'Eglise, répondre à ces interrogations profondes, c'est grandir l'homme en l'appelant à réaliser en plénitude sa vocation de fils de Dieu révélée en Jésus Christ. La pleine liberté humaine découverte dans le don de Dieu se réalise dans l'unique réponse de l'amour. Nul ne peut vivre sans amour. Dieu est Amour. Et l'amour seul est digne de foi.

Telle est la réponse de l'Eglise au défi des cultures: "L'avenir est entre les mains de ceux qui auront su donner aux générations de demain des raisons de vivre et d'espérer" (Gaudium et Spes, n·31). L'Espérance est la Foi en l'Amour.

(English)

Cardinal Paul Poupard presents the challenges facing the Church today in three main groups. The first focuses on how the concept of autonomy influences culture now: it has an impact on ethical values in a fragmented society; it is a crucial issue in the world of art; and it can degenerate into relativism in the field of a new religiosity. A second section deals with challenges emerging from the world of science, and in particular the dangers of a genetic technology divorced from morality. At the same time an older narrow scientism has given way to new scepticism. A third group of challenges is found on the level of everyday life, where genuine family values are often undermined by trivial media or by the dominance of economic values. The emerging culture has many positive aspects and its challenges differ from continent to continent: they call most of all for a deep Christian and human formation of people.

(Español)

El Cardenal Paul Poupard divide en tres grupos los desafíos a los que hoy se enfrenta la Iglesia. El primero se centra en el influjo actual del concepto de autonomía sobre la cultura, el cual, en una sociedad fragmentada tiene un impacto en los valores éticos, en el mundo del arte es una cuestión crucial, y en el campo de la nueva religiosidad puede degenerar en relativismo. Una segunda sección trata de los desafíos que surgen del mundo de la ciencia, y, especialmente, de los peligros de la tecnología genética si se separa de la moralidad. Además, se observa que el antiguo cientificismo estrecho ha dado lugar a un nuevo escepticismo. Un tercer grupo de desafíos se da a nivel de la vida cotidiana, en que la superficialidad de los medios de comunicación o el predominio de los valores económicos corroen los auténticos valores familiares. La cultura que emerge tiene muchos aspectos positivos, y varía de un continente a otro. Lo que se requiere es una seria formación humana y cristiana de las gentes.

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