Cultures et foi - Cultures and Faith - Culturas y fe - 4/1994 - Documenta
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Envoyé spécial du Pape Jean-Paul II pour présider le VIIIe Centenaire de la Cathédrale de Chartres, le Cardinal Paul Poupard a prononcé, le 8 septembre 1994, le discours d'ouverture du Colloque International «Monde Médiéval et Société Chartraine».

PAUL Cardinal POUPARD

Nous voici réunis, au coeur de la France gothique, pour célébrer le VIIIe centenaire de l'une des plus belles, sinon la plus belle, des cathédrales du monde. Chartres! Nom évocateur, chargé de sens, chanté par Péguy et Claudel. Chartres, c'est la cathédrale et ses deux flèches asymétriques qui tranchent l'horizon, c'est le jeu scintillant du soleil à travers les immenses verrières, l'élancement téméraire des arcs et des voûtes.

Ce chef-d'oeuvre d'architecture et de sculpture met fin aux tâtonnements du premier gothique et illumine l'aube d'une période de splendeur. Pour cette raison, les experts du monde entier en étudient les éléments fondamentaux comme les moindres détails. Ce Colloque International qui accueille nombre de spécialistes en témoigne. Mais, aux yeux de celui qui sait retrouver gravée dans la pierre l'âme de son architecte, cette cathédrale est plus encore le témoin de l'homme à la rencontre de son Dieu, le témoin de l'histoire d'un pays, d'un peuple, d'un mode d'être, d'une culture aux richesses inépuisables dont nous nous sentons tous les héritiers et les bénéficiaires. Chartres, c'est notre patrimoine, un point d'ancrage indispensable de notre identité et, plus encore, l'un des symboles les plus forts de l'imaginaire humain.

Avant d'être un style dont la contemplation comble l'esprit et le coeur, le gothique est avant tout un «idéal gothique», fruit d'une remarquable démarche d'organisation structurelle, expression artistique d'une culture extraordinairement organique, lumineuse, et raffinée. Cet idéal gothique a germé sur notre terroir, s'y est implanté, profondément enraciné, au point qu'il devait être pressenti par l'éclectisme du XIXe siècle, comme la plus belle expression de la foi chrétienne. La cathédrale de Chartres, chef-d'oeuvre et archétype d'humanisme chrétien, modèle et source d'inspiration, exerce depuis huit siècles une extraordinaire fascination sur les esprits en quête d'absolu, comme sur les amoureux de la beauté et de l'harmonie.

Une mystique de la lumière, symbole du Christ Ressuscité, fécondée par l'art d'harmoniser le jeu des couleurs, donne vie à cet immense espace verticalisé, qui élève le regard vers le ciel, et conduit celui qui se laisse prendre par la main, à la rencontre de l'invisible. L'esprit qui a présidé à la conception de cette cathédrale n'a pas seulement construit une église magnifique. L'esprit gothique a pénétré partout: son ordre séduit, sa clarté attire, son élan inspire. Chartres gothique a supprimé les divisions en compartiments, privilégié une cohésion spatiale et un axe qui ordonnent tout. Avec Chartres, c'est une ère nouvelle qui s'ouvre. L'«idéal gothique» s'y développe, depuis sa naissance jusqu'à sa maturité, au cours d'un siècle qui est un des plus grands dans l'histoire de l'art français.

I. CHARTRES: Mémoire d'un patrimoine fécondé par la Foi

Les nombreuses et savantes contributions de ce Colloque vont nous mettre sous les yeux la mémoire de Chartres, mémoire de la cathédrale, des hommes qui l'ont construite et décorée, de ceux qui, à l'ombre de ses nefs, ont consacré leur vie à l'étude, à l'enseignement et à la prière.

En son VIIIe centenaire, la cathédrale se fait témoin d'un passé sans lequel notre présent serait plus pauvre et moins beau, et notre avenir moins ouvert sur l'infini. Cette cathédrale n'est pas surgie du néant, elle est héritage. Et si, en son temps, elle ouvre magnifiquement une ère nouvelle dans l'architecture, elle est aussi aboutissement.

Ici comme ailleurs, et plus encore, la cathédrale symbolise l'ensemble de l'Église, clercs et fidèles, elle incarne la Cité, le peuple qui l'a élevée et qui désormais s'abrite sous ses voûtes. Pour cette raison, la cathédrale de Chartres assume une valeur humaine et chrétienne exceptionnelle pour la rencontre entre la foi et la culture.

«La synthèse entre culture et foi n'est pas seulement une exigence de la culture mais aussi de la foi... Une foi qui ne devient pas culture est une foi qui n'est pas pleinement accueillie, entièrement pensée et fidèlement vécue», écrivait Jean-Paul II en créant le Conseil Pontifical de la Culture. Le Pays de Chartres est un pays d'antique culture, comme en témoigne le De Bello Gallico de Jules César, faisant allusion aux écoles druidiques: «Un grand nombre de jeunes gens accouraient auprès de ces prêtres pour s'instruire et les avaient en grand honneur» (De Bello Gallico, l. VI, c. XIV). Loin de sombrer avec la disparition des écoles druidiques, la culture du Pays de Chartres ne cessa d'augmenter son rayonnement jusqu'à s'acquérir une impressionnante réputation littéraire au Ve siècle.

L'annonce de l'Évangile devait féconder ce terreau de choix et préparer pour Chartres et son Église une époque de splendeur. En témoigne ce billet de l'évêque de Clermont, Sidoine Apollinaire, à l'évêque de Chartres, Arbogaste: «Votre urbanité vous fait badiner avec infiniment d'esprit: vous buvez les eaux de la Moselle et l'éloquence romaine coule de vos lèvres comme de source; on vous dirait sur les bords du Tibre. Vous vivez parmi les barbares et vous ignorez les barbarismes. Semblables aux généraux de l'antiquité par le langage et par les mains, vous ne maniez pas moins bien la plume que l'épée. C'est pourquoi si la noblesse de la langue romaine, exilée jadis des provinces belges et rhénanes, réside quelque part, elle s'est réfugiée en vous. Grâce à vous, la langue latine a pénétré là où les lois de Rome n'ont pu passer. Aussi, en vous rendant votre salut, je me réjouis grandement de voir se conserver en votre noble coeur les derniers vestiges des lettres qui s'en vont. Si vous les maintenez par une lecture assidue, vous éprouverez de jour en jour que les hommes instruits l'emportent sur les ignorants, comme les hommes l'emportent sur les animaux» (Epistulae. IV, XVII, P.L., t. LVIII, col. 522).

L'Évangile enrichit les cultures, car il est lui-même créateur de culture. Depuis deux mille ans, souvent au péril de leur vie, les missionnaires proclament le Message sauveur, de telle manière qu'il soit entendu, compris, reçu, intériorisé par tous les hommes de bonne volonté. C'est dire que l'Évangile, Parole de Dieu, a pour vocation de pénétrer au coeur des hommes pour les féconder, les porter à leur accomplissement, créant ainsi une nouvelle culture. Un rapide regard historique - et Chartres est sans conteste l'un des exemples les plus parlants - montre à l'évidence le continuel devenir de la culture. Péguy l'avait saisi de l'intérieur, dans son Pèlerinage de Chartres:

«Deux mille ans de labeur ont fait de cette terre
Un réservoir sans fin pour les âges nouveaux.
Mille ans de votre grâce ont fait de ces travaux

Un reposoir sans fin pour l'âme solitaire».

Ce développement ininterrompu de la culture et des cultures suppose entre elles et la foi une symbiose permanente, sans cesse renouvelée pour assurer sa fécondité. Il existe des lieux privilégiés, foyers d'humanisme, de sainteté. La cathédrale dont nous célébrons le VIIIe centenaire, dressée comme un phare au milieu de la mer, est le témoin de cette mémoire. Chartres enfonce profondément ses racines dans ce terroir de science, de culture et de foi. Église féconde, l'Église de Chartres a donné non seulement à la France mais à toute l'Europe et au monde des hommes extraordinaires, tels l'évêque Fulbert ou l'évêque Yves, au début des XIe et XIIe siècles. Le premier, Fulbert, a joué un rôle de premier plan par sa culture de juriste et, bien avant la phase aiguë du conflit entre Grégoire VII et l'empereur à propos des investitures épiscopales et abbatiales, il a exercé une influence décisive sur l'ensemble de la problématique. Le second, Yves de Chartres, a ouvert, non sans quelque génie, une voie nouvelle pour appréhender la législation issue des siècles passés, de manière à en atténuer les différences pour mettre en lumière leur «consonantia».

Ces deux exemples, certes limités, montrent combien Chartres fut un foyer d'authentique culture chrétienne, capable d'irradier l'Europe. Le génie de Chartres a permis d'ouvrir l'Europe occidentale à une réforme vraiment chrétienne, et il a conduit l'Église, au sortir de la diaspora canonique du haut Moyen-Age, à se tourner vers une organisation unitaire de son Droit.

C'est dans ce contexte riche et varié, que se situe le centenaire de cette magnifique cathédrale. Regardons-la et, à travers elle, retrouvons nos racines de mémoire, pour fortifier notre identité personnelle et ecclésiale. Bien plus qu'un chef-d'oeuvre, ce monument atteste l'extraordinaire vitalité d'une communauté chrétienne, sa foi intrépide, sa culture.

II. CHARTRES: une Hymne à l'humanité sauvée

L'homme n'atteint vraiment sa véritable dimension humaine qu'en accédant à la culture, mais cette culture dépend entièrement de l'homme qui lui donne d'être: la culture ne peut être qu'une culture humaine, sous peine de s'évanouir dans le néant. Aussi la culture marquée par le péché aspire-t-elle à une rédemption qui lui redonne sa dignité de culture vraiment humaine. L'homme n'est ni un mythe ni une idole. Pour l'Église, l'homme dans sa valeur morale et spirituelle inaliénable, c'est l'homme sauvé.

Ainsi, voici quatorze ans, le 2 juin 1980, le Pape Jean-Paul II déclarait à l'Unesco à Paris: «Il y a une dimension fondamentale, qui est capable de bouleverser jusque dans leurs fondements les systèmes qui structurent l'ensemble de l'humanité et de libérer l'existence humaine individuelle et collective, des menaces qui pèsent sur elle. Cette dimension fondamentale, c'est l'homme, l'homme dans son intégralité. Pour créer la culture..., il faut affirmer l'homme pour lui-même, et non pour quelque autre motif ou raison: uniquement pour lui-même!»

La culture se caractérise toujours par rapport à l'homme pris dans un contexte géographique, historique, anthropologique, scientifique donné. Aussi est-elle par nature plurielle et se présente-t-elle toujours sous l'aspect d'une culture particulière.

Le choc des cultures qui éclate sous nos yeux révèle la profondeur de l'affrontement souvent dramatique de nationalismes et de tribalismes fanatisés, de fondamentalismes à la fois terribles et dérisoires, de styles de vie qui opposent des hommes pourtant héritiers d'un patrimoine culturel commun. Les diversités culturelles sont une expression multiforme de l'homme qui en est l'artisan et le promoteur, d'un homme naturellement bon, mais traversé par le péché, et appelé à la suite du Christ à restaurer en lui la plénitude de l'image et la ressemblance de Dieu. Au milieu des bouleversements politiques, des changements économiques, et des mutations culturelles, l'Église est disponible aux hommes de bonne volonté, quelle que soit leur situation sociale, économique, culturelle ou religieuse, elle ne veut pas plus les monopoliser qu'accepter d'en être prisonnière. Loin d'être conçue selon un modèle univoque et réducteur, l'unité de l'Église appelle à la communion et trouve dans la diversité des cultures une richesse incomparable.

Consacrée à Notre-Dame, la cathédrale de Chartres est l'un des fruits les plus extraordinaires de la piété médiévale. Profondément scripturaire, la pietas des laïcs du Moyen-Age se veut christocentrique, et s'oriente résolument vers une tendre piété envers l'humanité du Christ, qui s'épanouit dans la dévotion eucharistique. Cette foi puissante fait éclore toute une littérature de «mystères», «jeux», «miracles» et «drames liturgiques», qui témoignent des goûts profonds du peuple pour la nativité et la passion du Christ, les miracles de Notre-Dame, et certains traits de l'hagiographie. Le peuple chrétien a reconnu dans ces formes culturelles l'expression de sa foi chrétienne et de son identité humaine, car c'est dans sa foi au Christ qu'il trouve son identité d'homme.

Sous cette formidable impulsion d'une foi débordante de vitalité, l'esthétique des architectes et des sculpteurs, des maîtres-verriers et des orfèvres devient mystique, et l'invisible se manifeste à travers le sensible. Rien d'étonnant à ce que la contemplation «du Roi de gloire, du Christ ressuscité, entouré des hommages que lui rend la cité de Dieu» (J. Leclercq, «Un art liturgique populaire», Cahiers de l'Art sacré, t. II, Paris, 1945, p. 17-23), entraîne une recrudescence de la dévotion à Marie, qu'à Chartres et en France chacun se plaît à appeler «Notre-Dame».

Chartres exalte en Marie, tout à la fois, la grandeur de l'amour de Dieu et la merveille de la Femme bénie entre toutes les femmes, l'humanité sauvée et l'annonce du Royaume à venir. Parfaitement insérée dans la vie des laïcs parce que fondamentalement populaire, la tendresse mariale a exercé une réelle influence sur les théologiens et les auteurs spirituels, mais elle a surtout galvanisé la piété et les talents artistiques du petit peuple comme des grands. Sous cet aspect, Chartres montre parfaitement comment la foi, en son contenu théologique, est susceptible d'éveiller l'inspiration artistique et de donner naissance à des chefs-d'oeuvre de beauté. Les origines de l'Église de Chartres ont donné lieu à une extraordinaire floraison de légendes qui attestent une foi enracinée dans la culture locale, soucieuse de sa transmission de coeur à coeur par des catégories culturelles communes.

La place que tient Marie dans le mystère central de la Rédemption fournit un titre sans égal à un culte spécial, distinct de celui des saints. Aussi, à Chartres, l'un des plus anciens et des plus grands pèlerinages français, les pèlerins viennent-ils vénérer, depuis des temps immémoriaux, le «voile» de Notre-Dame donné à l'Église de Chartres, vers 876, par Charles-le-Chauve.

Le peuple chrétien vient en foule prier celle qui est la Mère du Sauveur, et implorer son intercession sur les soldats ou les futures mères, et obtenir la guérison du «mal des ardents». Au témoignage de Guibert de Nogent (+ 1124), le pèlerinage de Chartres atteint au cours des XIIe et XIIIe siècles un immense rayonnement: de toutes les régions de la chrétienté latine on vient vénérer la relique de la Vierge.

Chartres témoigne du formidable développement de l'art marial né un siècle et demi plus tôt, à l'époque du triomphe de Cluny. Cathédrales et églises, chapelles rurales et sanctuaires de pèlerinages en l'honneur de la Vierge s'ouvrent à la peinture, à la sculpture, à l'art du vitrail, qui doivent à Marie une part notable de leur inspiration. A Chartres, cet art célèbre Marie, figure de l'humanité sauvée, Mère du Christ, Médiatrice sans pareille, Sedes Sapientiae, Mère de miséricorde. Et dans la pierre, le marbre et le verre s'inscrivent les traits de la Vierge chantée par les antiennes mariales parvenues jusqu'à nous: l'Alma Redemptoris Mater, l'Ave Regina Coelorum, et surtout le Salve Regina.

Ici, il nous est donné de le comprendre: la foi au Christ n'est pas une valeur culturelle quelconque, une parmi d'autres. L'homme, dans ses dimensions personnelle, communautaire, anthropologique et culturelle, a besoin de rédemption. Mieux, il a besoin d'accueillir la force rédemptrice du salut apporté par le Christ dans sa mort et sa résurrection. Presque huit siècles après la construction de cette cathédrale, les Pères du IIe Concile du Vatican expriment avec une rare densité ce qui fait l'essence de Chartres: Si le Christ, par la Rédemption, a accompli l'oeuvre du salut de tout homme et de tout l'homme, il a sauvé aussi la culture humaine, cette manifestation fondamentale de l'homme comme individu, comme communauté, comme peuple, comme nation. Toutes les valeurs humaines sont rachetées et sauvées par le Christ, qui donne une dimension nouvelle à toute la réalité humaine! L'Évangile du Christ rénove constamment la vie et la culture de l'homme déchu.

Chartres, Bible ouverte, nous fait pénétrer dans le coeur de Dieu pour y découvrir l'homme sauvé.

III. CHARTRES: Symbiose rayonnante de Foi et de Culture

Ce colloque contribuera sans nul doute à raviver notre mémoire. Les rapporteurs et les conférenciers nous aideront à faire le point sur les connaissances actuelles du passé, à mieux connaître et à aimer plus profondément la cathédrale de Chartres. A cette égard, ma titulature de Président du Conseil Pontifical de la Culture me suggère quelques réflexions que je voudrais partager avec vous. Il ne s'agit pas ici d'un colloque sur un monument, son architecture, et sa sculpture, mais sur le monde médiéval et la société chartraine, dans lesquels la cathédrale s'insère et prend tout son sens. C'est dans la mesure où nous l'aborderons pour ce qu'elle est, qu'elle nous révélera sa nature et sa signification. Arrêter son regard sur la cathédrale, et plus encore franchir ses portails pour en parcourir la nef, n'est pas un geste quelconque. Paul Claudel l'avait compris:

«Tout s'ouvre et se dilate par dedans comme un fruit, l'ordre avec la lumière y pénètre.
Elle inonde la Nef triomphale, elle perce dans la crypte basse,

On ne sait si c'est le soleil encore ou si c'est déjà la Grâce
Tant la nature et l'esprit s'unissent en de subtils accords»
(Oeuvre Poétique, Pléiade, Gallimard, Paris, 1957, p. 615).

La cathédrale est, avant tout, signe de l'invisible rendu visible à nos yeux. Saint-Exupéry, dont nous célébrons le centenaire, l'éprouvait comme une évidence: «Ma civilisation a cherché, des siècles durant, à montrer l'Homme comme elle leur a enseigné à distinguer une cathédrale au travers des pierres. Il est en l'homme, comme en tout être, quelque chose que n'expliquent pas les matériaux qui le composent. Une cathédrale est bien autre chose qu'une somme de pierres. Ce ne sont pas les pierres qui la définissent, c'est elle qui enrichit les pierres de sa propre signification. Ces pierres sont ennoblies d'être pierres d'une cathédrale» (Pilote de guerre, 1942, p. 372-373). Chef d'oeuvre de l'activité artistique élevée par la foi et la grâce, elle est, par excellence, l'église de l'Évêque, successeur des Apôtres, et la cathèdre est le signe de sa mission apostolique d'enseigner. Par ses dimensions, elle permet le rassemblement, autour de l'Évêque, des prêtres, des diacres et de tout le peuple chrétien. Sous ses voûtes, elle réunit l'Église vivante pour chanter, implorer son pardon et célébrer l'Eucharistie. Coeur de l'Église locale, lieu et signe privilégiés de la rencontre de Dieu avec son peuple, la cathédrale témoigne de la Cité de Dieu au coeur de la Cité des hommes.

La cathédrale est le fruit rayonnant d'une féconde symbiose entre la foi d'un peuple et sa culture. Nos pères ont mis leur imagination, leur art et leurs talents au service de leur foi. Ils ont exprimé dans la hardiesse des voûtes et l'audace des flèches l'élan qui les portait vers Dieu. Ils ont gravé dans la pierre et inscrit dans les verrières leurs certitudes de foi. Aussi, par nature, la cathédrale a-t-elle une destination cultuelle. Livre ouvert sur l'histoire et l'esthétique, elle remplit, en outre, une fonction culturelle et didactique. Elle accueille des milliers de visiteurs et offre ses amples vaisseaux à de magnifiques concerts, mais toutes ces fonctions annexes sont ordonnées à sa destination principale: la cathédrale est Temple de Dieu et Maison du peuple de Dieu.

La culture a vocation de rendre l'homme plus humain. Elle englobe tout ce qui touche nos destins d'hommes, comme la foi n'existe que pour l'homme, adhésion personnelle de l'homme à Dieu, sous l'influence de la grâce, but ultime de l'effort millénaire de l'Église pour incarner l'Évangile au coeur des cultures et promouvoir en même temps la plus authentique humanité. L'homme est la route de l'Église, écrivait Jean-Paul II dans sa première Encyclique. Chartres en constitue l'exemple accompli. L'Église apprend à parler les langues des hommes pour leur apprendre, dans leur propre langage, à parler la langue de Dieu.

«Il importe d'évangéliser, disait Paul VI, non pas de façon décorative, comme par un vernis superficiel, mais de façon vitale, en profondeur, jusque dans leurs racines, la culture et les cultures de l'homme» (Evangelii Nuntiandi, n. 20). Annoncer l'Évangile, c'est chercher à atteindre l'âme des cultures vivantes et répondre à leurs attentes les plus hautes en les faisant croître à la dimension même de la foi, de l'espérance et de la charité chrétiennes. Inculturer l'Évangile, c'est s'engager dans un long processus qui a pour vocation de transformer les modèles de comportements typiques d'un milieu, les critères de jugement, les valeurs dominantes, les habitudes et coutumes qui marquent la vie de travail, les loisirs, la pratique de la vie familiale, sociale, économique et politique. L'étude de la spiritualité chrétienne et de l'histoire de l'Église met en lumière l'existence de périodes et de milieux de sainteté, qui apparaissent à l'historien du XXe siècle comme des périodes et des milieux privilégiés, propices à l'épanouissement de la semence évangélique dans les personnes et dans les sociétés, dans les lettres et dans les arts. Tel fut, à l'évidence, le cas de Chartres.

Dans les cultures sécularisées du monde moderne, une dichotomie tend à s'imposer dans les comportements. La sphère du privé ne semble plus communiquer ni coïncider avec la sphère publique. En rapport vivifiant avec tous les secteurs de la vie personnelle et sociale, au contraire, la foi appliquée à la vie devient culture lorsqu'elle constitue le fondement de l'être, de la pensée et de l'agir de l'homme. Chartres en est le flamboyant vitrail.

Lorsque l'Église, fidèle à la mission reçue du Christ, féconde les cultures par la sève évangélique, elle accomplit une oeuvre spirituelle, elle humanise aussi l'homme et la société. A la veille du IIIe millénaire, les chrétiens reprennent conscience de leur vocation: susciter une nouvelle culture de l'amour et de l'espérance inspirée par la vérité qui nous rend libres en Jésus-Christ. Chartres en est le vivant témoignage. La cathédrale appelle à la mission. Construite pour rassembler le peuple de Dieu autour de son Seigneur, elle ouvre largement ses immenses portails sur la Cité. Signe dressé comme un appel aux hommes pèlerins vers la Jérusalem céleste, elle en est la préfiguration incarnée: déjà sur cette terre, un peu de Paradis.

CONCLUSION

Un des mérites, et non des moindres, du colloque qui s'ouvre aujourd'hui, est sans nul doute, en attirant à nouveau l'attention sur cette cathédrale, de la restituer à sa véritable identité: combien de touristes la contemplent-ils comme le Parthénon d'Athènes ou les Pyramides d'Égypte? La cathédrale n'est pas un musée. Notre-Dame de Chartres n'est pas un froid monument, elle vit en étroite symbiose avec la communauté chrétienne dont elle est, en même temps, le fruit et le symbole, et qu'elle accueille sous ses voûtes pour chanter la gloire de Dieu enclose au tabernacle, sculptée dans la pierre, flamboyante en ses verrières.

«C'est la pierre sans tache et la pierre sans faute,
La plus haute oraison qu'on ait jamais porté,
La plus droite raison qu'on ait jamais jetée,
Et vers un ciel sans bord la ligne la plus haute.

Celle qui ne mourra le jour d'aucunes morts,
Le gage et le portrait de nos arrachements,
L'image et le tracé de nos redressements,

La laine et le fuseau des plus modestes sorts»
(Ch. Péguy, «Le Pèlerinage de Chartres: Le récit en vers», Notre Dame, Paris, Gallimard, 1941, p. 33).

Péguy l'atteste avec éclat: la force de la foi est créatrice de culture. Notre-Dame de Chartres, née du surgissement de la sève évangélique en une terre féconde, nous ouvre largement ses portails. Les contributions spécialisées de ce colloque vont conduire à la découverte de la cathédrale et du monde dont elle est le centre: liturgie et enseignement, dévotions et pèlerinages, art et métaphysique, musique et théologie, mais aussi clercs et laïcs, enseignants et étudiants, architectes et sculpteurs, tailleurs de pierre et maîtres-verriers.

Surgie du passé, la cathédrale appartient à notre présent où déjà elle projette notre avenir. En elle vit l'Église de Chartres, dont elle est comme le sacrement: de ses fonts baptismaux ses enfants renaissent à la Vie. Rassemblés sous ses voûtes pour la louange divine, ils vivent le mystère de l'Église cathédrale, coeur de la Cité.

Au nom aussi du Professeur Georges Duby, avec qui je partage l'honneur de présider ce Colloque, je déclare ouvert le Colloque international Monde médiéval et Société chartraine, du VIIIème Centenaire de la Cathédrale de Chartres.

(English)

Cardinal Paul Poupard was the special envoy of the Holy Father at the celebrations of the eighth centenary of Chartres Cathedral. In his address on that occasion he evokes the rich spirituality embodied in that masterpiece of medieval church architecture: it is an open Bible, Christocentric and rooted in devotion to Mary, focused on the salvation of humanity. In its order, beauty, and clarity it is also a privileged place of humanism and holiness, where culture and faith truly meet. In today's more secularized context, such an inheritance is not a museum, but a symbolic call to mission and to a new symbiosis between Christian vision and culture.

(Español)

El Cardenal Paul Poupard presidió como enviado especial del Santo Padre la celebración del octavo centenario de la catedral de Chartres. En su alocución, el Cardenal evoca la riquísima espiritualidad materializada en esta catedral, obra maestra de la arquitectura medieval. Es una Biblia abierta, centrada en la salvación de la humanidad, cristocéntrica y enraizada en la devoción mariana. Por su orden, belleza y claridad es asimismo un lugar privilegiado de humanismo y santidad, en que se produce un verdadero encuentro entre fe y cultura. En el contexto secularizado actual, una herencia semejante no es un museo, sino una llamada simbólica a la misión, y a una nueva simbiosis entre la cultura y la visión cristiana.

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