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 Pontifical Council for the Pastoral Care of Migrants and Itinerant People

People on the Move

N° 101 (Suppl.), August 2006

 

 

Migrations et déplacement à partir des pays à majorité islamique

 

 

R.P. Hans Vöcking, M.Afr.

CCEE, Bruxelles

 

1. Les immigrés musulmans en Europe[1]

Quelques millions de personnes rattachées d’une manière ou d’une autre à l’islam vivent aujourd’hui en Europe. Pour certains pays d’Europe, il s’agit là d’une réalité nouvelle. Pour les pays anciennement colonisateurs, comme l’Espagne, la France, la Grande Bretagne, les Pays-Bas et la Russie, il s’agit déjà d’une rencontre de longue date. Les pays comme la Bulgarie, la Hongrie et les Balkans connaissent la présence de l’islam depuis leur occupation par l’empire ottoman.

Les mouvements migratoires des travailleurs immigrés suivent, aujourd’hui en Europe, les évolutions de l'économie et de la politique dans beaucoup de pays. Depuis 1945, il y a eu plusieurs vagues migratoires. Ce sont celle de la reconstruction immédiatement après la 2ème guerre mondiale, celle du boom économique dans les années soixante, celle des années septante, celle de l’après-crise économique provoquée par l’augmentation du prix de pétrole en 1973 et celle qui, depuis le milieu des années quatre-vingts, prend plutôt la forme de l’asile politique et de la clandestinité.

Sans ce flux migratoire, l’islam serait resté un fait marginal, alors que, maintenant, c’est un fait populaire, politique et social en cours d’implantation profonde dans l’espace européen. La société en Europe est véritablement devenue une société multi-religieuse où cela n’a été ni prévu ni voulu. 

2. Les problèmes de statistique

Combien de musulmans vivent, aujourd’hui, en Europe ? Il est impossible de répondre à cette question pour différents motifs. D’abord, l’islam est pluriel au point de vue théologique et juridique. Ensuite, l’adhésion à l’islam peut être culturelle, politique, sociale ou religieuse. Si on prend uniquement l’appartenance religieuse, il est impossible de donner un chiffre du mombre de musulmans exact parce qu’il manque un rite d’adhésion à l’islam ou à une communauté musulmane étant donné que l’islam ne connaît aucune structure d’organisation. Aucune instance islamique en Europe ne se charge d’enregistrer ses adhérents. 

Pour des motifs pratiques, le recensement des musulmans se limite à utiliser les statistiques données à propos des étrangers. Ceci pose deux difficultés. L’une est que de plus en plus de musulmans prennent la nationalité du pays d’accueil et disparaissent ainsi des statistiques relatives aux « étrangers ». L’autre est que l’habitude suggère qu’il y a une équivalence entre l’appartenance nationale et la référence à la croyance musulmane. Les estimations à propos de la présence des musulmans en Europe varient actuellement entre 20 et 25 millions sans la Russie. 

3. Les problèmes spécifiques de l’immigration musulmane[2]

3.1. Les facettes de l’identité

Les musulmans construisent leur présence et leurs relations en diaspora européenne à partir de plusieurs références :

L’une est « nationale » et elle est accentuée lorsque l’Etat d’origine soutient une identité nationale (Turquie, Maroc, Pakistan). Cette référence nationale s’atténue au fil des générations mais elle demeure, même si les musulmans optent pour la nationalité du pays où ils vivent.

Une autre est culturelle et se réfère à un ensemble de coutumes et de manières de vivre. Elle englobe les habitudes alimentaires, les traditions matrimoniales et les expressions artistiques.

Une autre encore est ethnique. Cette identité induit des pratiques, des choix préférentiels de relations et des activités économiques. Elle induit aussi des orientations politiques, de telle façon qu’on peut parler de « vote ethnique » ; les partis politiques se mobilisent pour canaliser ces acteurs « ethniques » d’origine arabe, turque, pakistanaise, dans le but de capter leurs voix lors des élections.

La dernière référence est islamique au sens religieux du terme. Sur la base de données rares, on peut constater qu’un certain pourcentage de musulmans pratique de manière explicite et visible leur identité religieuse. Ce sont surtout de jeunes femmes qui considèrent de manière positive et active leur référence à l’islam. A celles-ci, il faut ajouter les européens convertis à l’islam.

3.2. La référence islamique

Aujourd’hui, on commence à mesurer l’ampleur des conséquences de ce qu’on considérait comme une simple importation de main-d’œuvre dans le passé. La société prend en considération l’importance des enjeux liés à cette nouvelle présence.

Ce qui distingue l’immigration musulmane[3] d’autres migrations, c’est la mobilisation des références « religieuses » et ceci non seulement dans la vie privée, mais aussi dans l’espace public. L’Europe voit l’islam réclamer une visibilité. Certaines de ces demandes sont gérables dans les cadres juridiques existants. D’autres le sont moins, car elles introduisent des dimensions religieuses inattendues ou faisant partie de l’histoire ancienne. Les musulmans bousculent le « statu quo » des rapports entre religion et société, parfois de manière non voulue ou comme résultat d’un enthousiasme religieux. Parfois de manière intentionnelle, marquée par un esprit de conquête et par une critique de la culture occidentale. Finalement, l’islam implanté en Europe est lié largement au devenir mondial de l’islam.

3.3. La question clé : l’Islam est une religion, mais quelle religion ?

Le retour de la religion dans la cité est une réalité reconnue. Mais la question est de savoir ce qu’on entend par religion. La modernité européenne relègue la religion dans la vie privée. Dans cet espace, elle est protégée par la liberté religieuse comme droit humain ; le religieux peut s’exprimer dans les organisations cultuelles. On considère également légitime que le religieux soit à la base de motivations explicites et manifestes de type social ou politique. En contrepartie le religieux reconnaît que la politique se fonde sur des procédures purement séculières.

Dans la société européenne, aujourd’hui, émerge une conception du religieux qu’on pourrait appeler « postmoderne ». Elle considère les religions comme équivalentes entre elles ou avec les convictions philosophiques. Beaucoup regardent l’islam d’une manière postmoderne et le considèrent comme une expression culturelle, un peu exotique certes. Après les actes terroristes de New York, Madrid, Londres et l’assassinat de Theo van Goch, ils découvrent qu’il s’agit d’autre chose.

Aussi, parmi les musulmans, on rencontre des visions assimilables à un certain postmodernisme. Leurs représentants se disent relever d’un « islam des lumières ».[4] Ces visions postmodernes sont accueillies avec intérêt par les européens non-musulmans qui espèrent voir émerger un islam d’Europe. Cependant ces regards séculiers sur l’islam ne trouvent pas une grande audience parmi les musulmans immigrés.

Chez eux on trouve plutôt un conservatisme qui préconise un retour à une société où, sur le modèle de Médine existe un lien fort entre religion, société et politique. Ces positions sont jugées par les européens comme islamistes ou intégristes. Pour d’autres musulmans, il faut interroger à la fois les sources de l’islam et les racines de la modernité européenne pour établir un rapport entre eux. Leurs positions sont jugées néo-modernes par les musulmans. Mais leur position est difficile à tenir, car ils sont accusés par les européens de ne pas aller jusqu’au bout dans leur réflexion et par les musulmans traditionnels d’être prêts à diluer l’islam dans la modernité[5]

4. Thèses

4.1. Egalité des religions dans le domaine public

Dans de nombreux Etats, la situation de l’islam dans le domaine public n’est pas comparable à celle des Eglises depuis longtemps établies. Il importe qu’il bénéficie d’une place équivalente et qu’on offre aux membres de cette religion les possibilités de s’acquitter de leurs devoirs religieux prévues par l’ordre juridique établi. Il faut aussi que les autorités adoptent une attitude positive à l’égard de leurs manifestations religieuses. Des contacts structurés entre les autorités et les organisations islamiques devraient contribuer à la résolution de ces problèmes sur le modèle des contacts avec les Eglises.

4.2. Atténuation de la dépendance de gouvernements des pays d’origine.

Il conviendrait que les organisations islamiques en Europe soient rendues moins dépendantes à l’égard du financement étranger de leurs activités. Une manière de réduire cette dépendance consisterait à accorder à certaines activités caritatives ou de formation des avantages fiscaux, comme cela se fait pour les Eglises ou pour les organisations appartenant aux religions établies. Une autre formule réside dans l’octroi d’allègements fiscaux particuliers aux organisations islamiques comme cela se pratique déjà dans de nombreux Etats européens.

4.3. Aider à la création de structures pour la formation de cadres

Il est nécessaire de créer des centres de formation pour les cadres (professeurs de religion, guides, imams) qui sont nécessaires pour l’organisation des communautés islamiques et l’enseignement religieux. Les instances concernées devraient chercher avec les représentants des communautés islamiques comment ouvrir ces centres de formation – comparables à ceux des Eglises – comportant un programme d’études adapté à la société européenne.

4.4. Accorder plus d’attention à l’éducation civique, à la démocratie, aux droits de l’homme et à l’Etat de droit

Le maintien de la démocratie et de l’Etat de droit suppose que les citoyens soient formés aux principes nécessaires. Cela s’applique aussi aux nouveaux citoyens. Leur éducation devrait faire partie de leur cursus d’intégration et du programme d’études pour les cadres religieux.

4.5. Importance du dialogue entre les religions pour la société

Bien que l’islam ait une longue histoire, ce n’est que récemment qu’il s’est fixé en Europe. Le dialogue entre les chrétiens et les musulmans revêt une importance accrue du point de vue de la société. Ce dialogue est susceptible d’améliorer la connaissance, la compréhension et le respect mutuels. Compte tenu de son importance pour la société, il serait opportun d’institutionnaliser au niveau européen les contacts entre les Institutions politiques et les représentations chrétiennes et islamiques. Ces contacts devraient être intensifiés pour étudier, p.ex. les questions éthiques auxquelles la société est affrontée.

4.6. Les médias

Il est délicat pour un organe politique démocratique d’aborder les problèmes des média ; il importerait cependant que ceux-ci prennent conscience des effets exercés sur la société par les informations qu’ils diffusent au sujet des religions. Il y aurait lieu d’améliorer la connaissance de la religion en général parmi les journalistes et les rédacteurs, au moyen de séminaires et de cours de formation. Cela favoriserait une information plus objective et exempte de stéréotypes.  

5. Conclusion

Il ne fait pas de doute que les musulmans en Europe ont trouvé leur chemin et que les turbulences actuelles ne sont pas près de s’apaiser. Les musulmans dans la diaspora européenne se trouvent à un carrefour ; les courants et les problèmes vont dans des directions différentes. On comprend également les hardiesses des uns et les peurs des autres ; à vrai dire, chaque musulman se sent intimement sollicité par toutes les tendances qui marquent la pensée islamique d’aujourd’hui.

A long terme, cependant, il me semble plus que probable que l’influence de la modernité fera pencher la balance vers une interprétation de l’islam qui tienne compte des valeurs plus que des lois, des choix personnels plus que de la nostalgie de l’Age d’Or. Cela conduira à une nouvelle façon d’appréhender le réel et de se situer dans l’espace européen. 

Cela demandera aussi aux observateurs que nous sommes, d’adapter constamment leurs pensées et de ne pas imaginer éternel le modèle médiéval de l’islam classique.



[1]Islam en Europe. Législation relative aux Communautés Musulmanes. Bruxelles : 2001, p. 7
[2]Felice Dassetto : Les dimensions complexes d’une rencontre : Europe et islam. Revue théologique. de Louvain, 36 (2005) p. 205ss.
[3]Pour la discussion « migration et sharî’a » voir Hans Vöcking : La chari’a et la migration.El Kalima, n° 55 (2002) p. 13-18.
[4]S. Bencheich : Marianne et le prophète. L’islam dans la France laïque. Paris : 2003 ; Abdelmajid Charfi: L’islam entre le message et l’histoire. Paris : 2004 ; Malek Chebel : Manifeste pour un islam des Lumières. Paris : 2004 ; Malek Chebel : L’islam et la raison. Le combat des idées. Paris : 2005 ; 
[5]pour les différentes formes d’interprétation de l’islam en Europe : Hans Vöcking : La migration : facteur de changement culturel et religieux. L’immigration des musulmans en Europe. In :Islam en Europe. Bruxelles 2001, p. 7-35

 

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