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 Pontifical Council for the Pastoral Care of Migrants and Itinerant People

People on the Move

N° 107 (Suppl.), August 2008

 

 

Pèlerinages et sanctuaires:

chemins de paix

 

 

M. lÂ’Abbé Jean-Yves Baziou

Professeur de lÂ’Université Catholique de Lille

 France

Je voudrais ici poser quelques jalons pour tenter de comprendre en quoi pèlerinages et sanctuaires peuvent représenter des chemins de paix dans notre monde actuel. Après avoir collecté quelques repères dans la Bible, jÂ’esquisserai le mode de socialité pacifique que favorisent la route des pèlerins et lÂ’espace du sanctuaire. Enfin, je caractériserai plus particulièrement quelques états de paix qui peuvent se construire lors des pèlerinages. 

1 – Repères bibliques

Pour ce qui est lÂ’antécédence de la paix ou de la guerre, il existe au moins deux possibilités. Si lÂ’on pose la guerre comme première, on fait de la lutte violente lÂ’état normal des relations humaines: la paix nÂ’est alors que lÂ’interruption momentanée du combat. Si lÂ’on pose la paix comme première, cÂ’est au contraire la guerre qui est anormale: la paix est la norme de lÂ’ordre humain. La Bible se situe dans cette seconde option.

1.1 - La paix dans la Bible: origine et finalité de lÂ’homme

Pour la Bible lÂ’homme est en effet créé non-violent, à lÂ’image de Dieu qui a un rapport de sollicitude à sa création. Le premier signe de cette non-violence est la solidarité entre tous les êtres vivants qui initialement ne se dévorent pas entre eux [1]. Au commencement il y a donc la paix. Les prophètes reprendront cette donnée originelle pour la tourner en une espérance à venir, annonçant la suppression de tout armement [2] , et la venue dÂ’un Messie pacifique [3]. Cet horizon de paix est présenté comme le désir ultime de Dieu. La paix est donc première et ultime. La violence, étant seconde, est la paix manquée. Cet ordre des choses engage une conception de lÂ’homme: en chacun la capacité à la paix est antérieure et postérieure à sa violence. La violence appartiendrait au superficiel de lÂ’être: en profondeur, le cÂœur de lÂ’homme est capable de bonté et de paix.

Ce qui se joue dans la paix, cÂ’est lÂ’acquiescement à lÂ’altérité en un double sens: lÂ’acceptation dÂ’autrui et la reconnaissance que chacun est limité. Parce quÂ’elle suppose le refus de chacun de vouloir être tout, la paix est la possibilité de vivre lÂ’unité humaine dans le respect des différences singulières. A contrario, la violence est la négation de lÂ’autre et donc du multiple. Ce qui est à lÂ’image de Dieu dans la Bible cÂ’est en effet une création plurielle, foisonnante, bariolée. La bénédiction de Dieu est sur la diversité des espèces. CÂ’est aussi le pluriel de la sexualité humaine qui est image de Dieu [4]. On trouve également dans la Genèse lÂ’éloge de la pluralité des Nations[5]. Ainsi, cÂ’est dans un rapport dÂ’égalité que sont considérés les descendants de Sem, Cham et Japhet; comparable à un fleuve à trois bras, lÂ’histoire humaine peut se dérouler dans une convivialité sans jalousie. La singularité du Dieu Unique se réfracte dans le multiple de lÂ’ici-bas terrestre. Seule serait digne de la singularité de Dieu la pluralité des visages humains. Dieu a créé le multiple pour lÂ’enchantement de lÂ’Alliance.

1.2 – Pèlerinage à Jérusalem

CÂ’est ainsi que la perspective du pèlerinage à Jérusalem est la paix. Cette paix comprend deux degrés. La fonction de la Ville sainte est dÂ’abord dÂ’être le cÂœur de lÂ’unité  des tribus dÂ’Israël[6]:  à Jérusalem où «tout ensemble ne fait quÂ’un», «il est bon pour les frères de vivre ensemble et dÂ’être unis»[7]. Puis cette unité pacifique est universalisée: toutes les Nations sont vues comme convergeant vers Sion et le Temple devient « une maison de prières pour tous les peuples»[8]. Les peuples sÂ’avancent vers un rassemblement sans agressivité, puisquÂ’au cours de la marche les armes sont déposées ou transformées en outils. La guerre mise de côté, tel est lÂ’aboutissement du pèlerinage au sanctuaire: «On ne brandira plus lÂ’épée nation contre nation, on nÂ’apprendra plus à se battre»[9]. La paix pose les bases dÂ’une coexistence des populations dans le respect de leurs singularités et de leur liberté: «Ils demeureront chacun sous sa vigne et son figuier, et personne pour les troubler»[10].

On obtient donc la séquence suivante: le pèlerinage vers le sanctuaire est passage dÂ’un lieu de conflit[11] à un lieu de stabilité et de paix[12]; il est le temps dÂ’une nouvelle création [13], et aboutit à une humanité rassemblée en une unité qui assume lÂ’irréductibilité des différences. Au sanctuaire est vécue la double polarité de la liaison et de lÂ’altérité, ce qui correspond à la double face de Dieu qui est à la fois Un et Autre. Quand ces deux polarités sont bien articulées, la paix du sanctuaire surmonte les exclusivismes (refus de lÂ’autre), évite les «inclusivismes» (dissolution de lÂ’autre dans une vision unique se considérant comme supérieure), et résiste aux isolements égoïstes (chacun fait ses affaires de son côté). Le pèlerinage vers le sanctuaire est alors un parcours de reconnaissance mutuelle où lÂ’on découvre toujours plus quÂ’il nÂ’est de vie possible que si chacun consent à laisser place à dÂ’autres.

1.3 – Jésus:  le doux pacificateur au sanctuaire hors les murs

Nous pouvons faire apparaître dÂ’autres harmoniques en nous mettant à lÂ’école de Jésus. Jésus se présente en effet comme offrant la paix: «Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix»[14]. CÂ’est lÂ’un des cÂœurs de la visite et de la salutation christique post-pascale, encore prononcée aujourdÂ’hui comme signe dÂ’accueil en tout sanctuaire chrétien: «La paix soit avec vous!». Cette paix culmine jusque dans lÂ’amour des ennemis. La nature du chemin que Jésus propose pour advenir au salut est à rebours de la puissance violente. Voilà pourquoi on a pu dire de lui quÂ’il était un «messie à lÂ’envers»[15]: il se démarque des imaginaires qui attendent le salut dÂ’un rédempteur guerrier et nationaliste. Jésus nÂ’appelle pas à la guerre mais à lÂ’amour et à la paix. Ce faisant, il confronte chaque individu et groupe à la violence dont il est capable. Il critique aussi lÂ’imaginaire trop commun de la réussite humaine: la vraie voie de salut se situe aux antipodes des promesses de tant et tant de nos chemins terrestres qui nÂ’envisagent le bonheur quÂ’au bout du déploiement dÂ’une toute-puissance humaine.

La réplique de Jésus à la violence est la douceur. Au jardin des Oliviers, il renonce à être protégé par les armes. Il se tait lorsque les soldats le maltraitent[16]. Cette attitude est-elle folle? Pas sûr. En effet, cÂ’est celui qui fait preuve de douceur qui voit clair dans le rapport des hommes à la violence. Car à la question de savoir pourquoi des hommes provoquent la mort de lÂ’innocent, Jésus répond quÂ’en fait ils ne connaissent pas leur propre volonté de tuer. Ils ne se connaissent donc pas, ou ne sÂ’avouent pas quÂ’ils sont porteurs de violence: «Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce quÂ’ils font»! A cette violence sans raison Jésus a donc répondu par la douceur. Celle-ci est la force qui refuse de sÂ’exercer sur le mode de la violence: elle est la force plus haute que la volonté de dominer. Et elle tire justement sa lucidité dÂ’être à distance de la violence. Elle nÂ’est pas lâcheté ou peur. Jésus semble nÂ’avoir jamais cédé à la peur. CÂ’est parce quÂ’il nÂ’a pas peur de la violence quÂ’il est libre par rapport aux puissances qui la génèrent. Il peut donc en délivrer les gens. Avec Jésus la paix apparaît comme un courage dÂ’être, un courage qui refuse dÂ’entrer dans la logique du violent.

CÂ’est dÂ’ailleurs Jésus, et non ses meurtriers, qui traverse la mort. La liturgie pascale rapproche la traversée de la mer lors de lÂ’Exode du peuple hébreu et la Passion de Jésus. En effet ce nÂ’est pas lÂ’armée de Pharaon qui a pu traverser la mer, mais le peuple sans armes: toutes les armées du monde ne suffisent pas pour traverser la mer sans perdre pied. Et Jésus entre en son Exode quand il récuse lÂ’usage du glaive. La paix ou la douceur, qui sont des figures dÂ’agapè, voilà ce qui permet de vaincre les puissances de mort.

A quel pèlerinage vers quel sanctuaire appelle le Christ de paix et de douceur? Curieuse direction que celle proposée par lÂ’Ange au tombeau de Jésus, comme si cÂ’était une invitation à tourner le dos à un lieu qui aurait pu être le socle fondateur dÂ’un sanctuaire ou dÂ’un mémorial: «Il vous précède en Galilée». La Galilée est une région où vivent juifs et païens, un lieu de passage, de métissage, de brassage des cultures. On y fait lÂ’expérience que les frontières ethniques et nationales peuvent être transcendées. Ainsi, désormais, marcher vers le Ressuscité suppose de quitter les sanctuaires clos et les frontières coutumières. Telle est aussi lÂ’expérience de la Pentecôte quand lÂ’Esprit-Saint pousse les disciples au-dehors de leur lieu de repli, vers des terres et des peuples encore inconnus. Le Christ apparaît comme le pacificateur, le trait dÂ’union des Juifs et des Gentils. Avec lui naît un Corps ecclésial quÂ’irrigue la charité et où nul nÂ’est étranger. Avec lui le peuple de Dieu sÂ’universalise pour inclure la perspective dÂ’une humanité en paix. LÂ’Apocalypse de Jean va en ce sens en envisageant une convergence eschatologique des nations vers la Jérusalem céleste. On peut y lire que Dieu est avec «ses» peuples. Notons encore ici le pluriel. LÂ’humanité pacifiée est à la fois une et plurielle. Et en cette cité cosmopolite, il nÂ’y a plus de sanctuaire qui retiendrait le divin: Dieu réside dans la communication humaine réussie. Avec Jésus, un sanctuaire particulier nÂ’apparaît plus comme un but ultime: son rôle est plutôt dÂ’aimanter la tâche de la paix vers lÂ’humanité en son ensemble. La finalité dÂ’un sanctuaire chrétien est au-delà de ses murs. Ceci nÂ’est pas sans conséquence sur le sens chrétien du pèlerinage. 

2 – La route et le sanctuaire: la paix en construction

Notons dÂ’abord que pèlerinage et sanctuaire renvoient à une dialectique qui caractérise lÂ’aventure de toute vie humaine. Cette dialectique est faite de deux mouvements que je désigne par les expressions latines de «esse ad» (aller vers) et «esse in» (se tenir dans).

2.1 - La route pour le pèlerin: une initiatique de la paix personnelle et collective

Le geste pèlerin est dÂ’abord un «aller vers»: cÂ’est donc à la fois une rupture par rapport à un lieu de vie habituel et un mouvement à la recherche dÂ’un «ailleurs» et dÂ’un «autrement». Partir en pèlerinage est faire route vers une altérité spatiale et qualitative. Le pèlerinage est en effet un changement de vie qui se caractérise dÂ’abord comme un processus de transformation de soi à la suite de lÂ’arrachement au milieu et au genre de vie habituels. Le thème est classique dans lÂ’Antiquité. Philon par exemple constate que «bien des gens se sont assagis en sÂ’expatriant» et donc que lÂ’arrachement aux soucis et au mode de vie ordinaire est «bienfaisant»[17]. Pour les moines de lÂ’Antiquité chrétienne la déprise de soi peut seule apporter lÂ’hèsychia, cet état de tranquillité intérieure que cherche le pèlerin[18]. CÂ’est donc une paix intime que trouve en premier lieu le pèlerin dans lÂ’acte de quitter son lieu natif. Son voyage est donc autant intérieur que traversée dÂ’espaces étrangers.

En chemin, le pèlerin fait également une expérience sociale novatrice. Parlons  de  «socialité pèlerine» pour désigner la mise en suspens des distinctions sociales habituelles lors du pèlerinage : les rapports sociaux sont moins hiérarchisés, plus simples, plus horizontaux[19]. Les différents marqueurs des statuts personnels tendent à sÂ’estomper au profit dÂ’une plus grande sobriété dans les comportements et les vêtements par exemple. Il y a comme un passage de la societas à la communitas[20] du fait dÂ’une expérience commune partagée: «la route parcourue, ses fatigues, ses épreuves, (Â…) se révèle créatrice dÂ’expériences de nouvelles valeurs et dÂ’un nouveau climat de fraternité »[21]. Le nomadisme pèlerin est en effet favorable à lÂ’échange des paroles et des expériences. Il permet même de les accroître. Il permet aussi à des passions, des désirs ou à des potentialités de se révéler et de se développer. La route enrichit lÂ’univers personnel du fait des rencontres quÂ’elle favorise.

Un pèlerin va chercher ailleurs une harmonie collective quÂ’il ne trouve peut-être pas en son lieu natif. Le pèlerinage peut ainsi servir lÂ’entente humaine alors que nos sociétés tendent trop à (se) cloisonner: celles-ci raisonnent en effet si souvent en exclusives comme amis/ennemis, patrie/étrangers, nous/les autres. Dans et grâce à son voyage le pèlerin éprouve que son humanité se révèle être une combinatoire, une composition complexe, car il est provoqué à lÂ’hospitalité, à trouver en autrui son complément, à tisser un plus grand nombre de liens sociaux, à entendre et comprendre dÂ’autres points de vue, dÂ’autres visions du monde, dÂ’autres convictions ultimes. Mais cela suppose quÂ’il se soit forgé en lui-même une aptitude à la rencontre, à lÂ’accueil, à se laisser accueillir aussi. La route est lÂ’occasion de convertir la méfiance vis-à-vis de lÂ’autre en confiance et lÂ’agressivité potentielle en amitié ou en fraternité.

Le chemin pèlerin sÂ’avère être ainsi une initiation à la civilité. La civilité est une notion issue du socle humaniste européen de la Renaissance et qui sÂ’est développée dans un courant de pensée qui voulait fonder le lien social sur lÂ’apprentissage dÂ’un code commun de «bonnes mÂœurs». Furetière la définit comme une  «manière honnête, douce et polie dÂ’agir, de converser ensemble»[22]. Saint Jean-Baptiste de La Salle a eu une compréhension théologale de ce comportement[23]: il  définit  la civilité comme «vertu qui a rapport à Dieu, au prochain et à nous-mêmes». La vocation chrétienne se réalise en effet pour lui dans une capacité de communication mutuelle entre les hommes. Ce comportement se fonde dans le fait de respecter les autres «en les regardant comme les enfants de Dieu et les frères de Jésus-Christ». La bienséance ou civilité chrétienne est «une conduite sage et réglée que lÂ’on a fait paraître dans ses discours et dans ses actions extérieures par un sentiment de modestie, ou de respect, ou dÂ’union et de charité à lÂ’égard du prochain, faisant attention au temps, aux lieux, et aux personnes avec qui lÂ’on converse». SÂ’écartant de représentations de la vie sociale comme un combat à mort entre les bons et les méchants, la civilité est la production dÂ’un ordre caractérisé par lÂ’attention à lÂ’autre quelle que soit sa place ou sa condition. Les hommes sÂ’observent, observent ceux qui les entourent et en fonction de cela se modèlent eux-mêmes de manière à ce que la vie ensemble soit agréable. La civilité est une réplique à la pulsion de mort, à lÂ’agressivité et à la haine. Le pèlerinage, en mettant en oeuvre des comportements comme la politesse, lÂ’écoute, la sympathie, la salutation, le sourire, la bienveillance fait advenir une atmosphère pacifique qui aide à façonner des consciences, des âmes et des esprits capables de fédérer les individus et les groupes.

2.2 – Le sanctuaire

Le sanctuaire est justement un espace fédérateur, un espace où le pèlerin va demeurer pour un temps et connaître avec une plus grande intensité lÂ’expérience déjà éprouvée en chemin. CÂ’est quÂ’il rejoint maintenant une foule où il ressent un profond sentiment collectif dÂ’humanité. Pris avec dÂ’autres dans lÂ’accomplissement de rites communs, il y vit des relations égalitaires. Il sÂ’expose encore davantage à du nouveau, de nouvelles idées, des visages étrangers. Dans un sanctuaire, le monde en effet sÂ’élargit, ouvrant à des possibilités nouvelles de compagnonnage. Le sanctuaire porte à son paroxysme lÂ’expérience de la communitas. On peut distinguer trois degrés de communitas. Il y a la communitas existentielle: cÂ’est une confrontation intense, directe des identités humaines lors dÂ’un pèlerinage donné. Il y a la communitas normative car un sanctuaire est une réalité où différentes ressources sont organisées pour permettre aux pèlerins de se maintenir en bon état et de communiquer en gardant à lÂ’esprit des buts collectifs. Il y a enfin une communitas idéologique: on exprime par des images et des symboles le sentiment de communion établie entre pèlerins puis entre pèlerins et Dieu. Ces images et symboles portent des modèles idéaux de société qui peuvent sÂ’avérer moteurs pour orienter le désir et la volonté de vivre autrement.

Le sanctuaire est un lieu dÂ’inclusion ou dÂ’intégration capable de préfigurer et dÂ’anticiper la paix attendue dans un ailleurs. Saint Augustin, à la fin des Confessions, évoque cet ailleurs comme étant «la paix du repos, la paix du sabbat, la paix sans soir»[24]. Charles Péguy lÂ’avait appliqué au sanctuaire de Chartres: «voici le lieu du monde où tout devient facile (Â…), le seul coin de terre où tout devient docile. Voici le lieu du monde où tout est reconnu»[25]. Dans un autre cadre, Malcom Little, organisateur en 1963 des Black Muslims à New York, a pu sÂ’étonner de lÂ’expérience de fraternité lors de son pèlerinage à La Mecque: «LÂ’amour, lÂ’humilité et la vraie fraternité étaient presque un sentiment physique partout où je me trouvais (Â…), tous mangeaient comme sÂ’ils avaient été un et dormaient comme sÂ’ils avaient été un. Chaque élément de lÂ’atmosphère du pèlerinage accentuait lÂ’unité de lÂ’homme sous le seul Dieu. Je nÂ’ai jamais été témoin dÂ’une telle hospitalité sincère et dÂ’un extraordinaire esprit de vraie fraternité, comme celui pratiqué ici, par des gens de toutes couleurs et de toutes races, dans cette terre ancienne et sainte, la terre dÂ’Abraham, de Mohammed, et de tous les autres prophètes des Ecritures»[26].

Un sanctuaire est ainsi un espace attirant, car il constitue un séjour où des individus et des groupes humains vivent une paix heureuse. CÂ’est un peu comme un paradis découpé dans un monde conflictuel, un tissage de relations harmonieuses au milieu de groupes sociaux déchirés. SÂ’y rendre cÂ’est acquiescer à une manière de vivre qui a pour conséquence de «configurer un monde»: au fond le sanctuaire vécu comme espace-temps de paix est la superposition du monde de lÂ’ici et de lÂ’au-delà. Il rend possible et valide une alternative à lÂ’ordre présent. Il nous permet ainsi de circuler entre divers mondes. Le sanctuaire fait rencontrer lÂ’extraordinaire: il permet quelques journées dÂ’une vie inhabituelle mais tant attendue. LÂ’expérience de la masse pèlerine nÂ’est pas comme une simple rencontre sur une place de marché, cÂ’est plus profondément se retrouver avec dÂ’autres pour se reconnaître ou se surprendre ensemble comme étant capables dÂ’un même besoin supérieur. On y vit un véritable bouleversement: ceux qui croyaient se connaître se découvrent autres, ceux qui sÂ’ignoraient sÂ’acceptent. Le sanctuaire crée entre les gens des proximités saines qui contrastent avec le cloisonnement, lÂ’affrontement ou lÂ’ordre quotidiens. CÂ’est une société mêlée qui sÂ’avère recréatrice pour tous. Car ici la foule sécurise, la quantité se fait âme commune : on est dans un sanctuaire comme si on était un. Le sanctuaire est une figure de la concentration humaine en un seul espace. Il répond peut-être à la nécessité pour la conscience de notre humanité de pouvoir expérimenter dÂ’être «un» et «ensemble».

Le sanctuaire favorise pour cela la conscience dÂ’Eglise, de se sentir membres de lÂ’unique famille de Dieu, entouré par de nombreux frères et sÂœurs dans la foi sous la conduite dÂ’un même Seigneur. CÂ’est aussi un espace de scénographie eschatologique[27] puisquÂ’il offre une image de lÂ’unité humaine dans la communion à la Présence divine. En ce sens il y a là une pédagogie possible des consciences croyantes pour saisir leur religion comme moyen dÂ’unité humaine et non pas de division. Le sanctuaire offre un cadre fraternel ecclésial où lÂ’on peut se retrouver avec les autres dans lÂ’équité. Le sens de lÂ’accueil est décisif pour créer ce climat de paix: accueil des pèlerins, attention à chaque groupe ou personne, à lÂ’attente des cÂœurs aussi. Le sanctuaire, à la condition de nÂ’être pas une clôture étanche, apprend à ouvrir son cÂœur à tous, notamment à ceux qui sont différents de soi: lÂ’étranger, lÂ’immigré, le réfugié, le malade, le visiteur dÂ’une autre religion, le non-croyant. Il est le lieu de lÂ’invitation ouverte et gratuite à toute humanité.

On y fait aussi lÂ’expérience que lÂ’Eglise vit dÂ’une dynamique de concentration et dÂ’expansion. DÂ’une part lÂ’Eglise vit son unité en se centrant sur son Seigneur, et dÂ’autre part elle est missionnaire, entraînée dans un mouvement centrifuge vers toutes les nations. Un sanctuaire relie ces deux faces de lÂ’Eglise: lÂ’unité sÂ’y voit dans son extensivité universelle[28]. En 1980 Jean-Paul II déclarait devant les directeurs des pèlerinages: «En découvrant que nous formons une communauté avec dÂ’autres, fussent-ils tout à fait étrangers, nous faisons lÂ’expérience de lÂ’ultime réalité de lÂ’Eglise peuple de Dieu sans frontières et ouvert à chacun sans exception. Les pèlerins devraient avoir toutes sortes dÂ’occasions de se rencontrer et de vivre de bonnes expériences fraternelles entre étrangers».

Une question serait à explorer: quelle part les pèlerinages et les sanctuaires chrétiens ont-ils pris à la construction dÂ’un état dÂ’esprit de paix européen? Car au cours des âges, et notamment à partir du Moyen-âge, toute une réglementation a été peu à peu établie pour assurer la protection du pèlerin, pour que, partout où il aille, il rencontre la paix. Cette lex peregrinorum, qui a été autant une création du droit canon que du droit laïque[29], témoigne que le pèlerin médiéval nÂ’était pas un isolé exposé à tous les dangers une fois quÂ’il avait quitté son environnement coutumier. Non seulement il voyageait avec des compagnons, mais il bénéficiait de garanties juridiques de pouvoir vivre en paix et en sécurité. La législation protectrice des pèlerins a contribué à rompre lÂ’isolement juridique qui prévalait jusque là pour les personnes en  voyage. Pour H. Gilles, les pèlerins sont à «compter parmi les éléments les plus actifs qui ont véhiculé dans lÂ’Europe entière des principes juridiques nouveaux qui formeront la base de ce jus commune grâce auquel les relations entre les hommes seront, au cours des siècles à venir, facilitées et élargies»[30].  

3  – Les états de paix

Nous avons collecté suffisamment dÂ’éléments pour caractériser quelques états de paix que favorisent pèlerinages et sanctuaires et sur lesquels insistent nombre de textes du Magistère et de services ecclésiaux concernés.

3.1 - La paix avec soi-même

Un premier état de paix est la paix avec et sur soi-même. Thème récurrent à la spiritualité chrétienne depuis les origines: comment aller vers une régression de la violence sans un travail de pacification sur soi-même afin de dominer ses propres instincts de meurtre? Thème également en affinité avec une redécouverte actuelle de bien des Occidentaux qui ont entamé un travail de connaissance intime dÂ’eux-mêmes: il nÂ’y aura pas de transformation du monde sans un effort de changement personnel. Telle est lÂ’approche adoptée récemment par Benoît XVI: «La paix est une valeur dans laquelle confluent de nombreux éléments. Pour la construire, les voies d'ordre culturel, politique et économique sont certainement importantes. Toutefois, en premier lieu, la paix doit être édifiée dans les coeurs. C'est là, en effet, que se développent les sentiments qui peuvent l'alimenter ou, au contraire, la menacer, l'affaiblir, l'étouffer»[31]. Le temps du pèlerinage et le séjour au sanctuaire, par lÂ’atmosphère de respect quÂ’ils permettent, par la civilité qui y règne, sont des occasions favorables pour retrouver de la sérénité, pour dépasser lÂ’agressivité, la jalousie, lÂ’envie, toutes ces passions qui peuvent attiser une rivalité sans compassion.

Il existe un autre type de paix avec soi-même, celle qui parvient à intégrer le négatif de nos existences: comme à Joseph, lÂ’homme juste, qui voulait rejeter Marie de sa vie, lÂ’ange de Dieu peut nous parler au cÂœur lors des pèlerinages afin que nous assumions ce que nous voudrions retrancher de nos existences. Advenir à la tranquillité de lÂ’âme au point dÂ’admettre que nous ne sommes que des hommes et des femmes, que dans nos vies lÂ’obscur voisine toujours avec la lumière. Il faut aussi savoir faire avec cet obscur. Dans notre tradition, François dÂ’Assise représente encore aujourdÂ’hui une voix précieuse pour cela.

3.2 - La paix les uns avec les autres

Quand on est en paix avec soi-même, que lÂ’on est capable de dominer ses instincts de domination et dÂ’accueillir ses limites, on est disposé à mieux vivre avec les autres. Pèlerinages et sanctuaires offrent, nous lÂ’avons vu, un cadre favorable à une véritable fraternité entre individus, peuples, classes sociales, niveaux culturels, entre gens de santé différente. Ces espaces de reconnaissance mutuelle opèrent des alternatives concrètes aux expériences sociales où règne souvent trop de mépris vis-à-vis notamment de ceux qui ne sont pas performants. Ces alternatives vérifient que le Royaume de Dieu sÂ’approche quand lÂ’humanité rassemble ses diversités dans la paix et que chacun sait quÂ’il compte pour les autres et quÂ’il peut compter sur eux. Il vaut la peine de relire ce que déclarait Jean-Paul II en 1980: «Parce que le site du pèlerinage est un lieu de rassemblement de personnes venues de tous les horizons et de tous les chemins de la vie parfaitement étrangères les uns aux autres et même de gens qui ne se rencontrent jamais chez eux, ce peut être une occasion bénie de prendre conscience des autres personnes et de leur situation humaine». En écho à ce texte, la charte des pèlerinages établie en 1981 par les responsables des sanctuaires catholiques reconnaît que lÂ’un des sens des pèlerinages est la vie fraternelle. Le propre de cette vie fraternelle nÂ’est pas de constituer un cercle fermé, mais dÂ’ouvrir chaque singularité à lÂ’universel humain et réciproquement. La paix passe ainsi, ne serait-ce que provisoirement, du promis au permis, de lÂ’utopie à la réalité. Le sanctuaire est comme une lucarne dÂ’espérance dans un monde où les antagonismes demeurent très dangereux.

3.3 - La paix grâce à Dieu

Pèlerinages et sanctuaires ne permettent un entretien pacifique que parce quÂ’ils orientent nos volontés et nos âmes vers une Hauteur. Espaces-temps où la Seigneurie de Dieu se fait tangible, y compris souvent par des intercesseurs, ils laissent place à ce Tiers, à une transcendance qui peut nous réunir dans nos diversités. Peut-être est-ce une illusion que dÂ’imaginer que la paix ne résulterait que des ajustements volontaires de nos intérêts du moment. Le point est souligné par Benoît XVI lorsquÂ’il rappelle la rencontre interreligieuse dÂ’Assise: «Le cÂœur de l'homme est le lieu des interventions de Dieu. C'est pourquoi, à côté de la dimension "horizontale" des relations avec les autres hommes, la dimension "verticale" de la relation de chacun avec Dieu (Â…) se révèle Â… d'une importance fondamentale. C'est précisément cela que le Pape Jean-Paul II, à travers l'initiative de 1986, entendit rappeler au monde avec force. Il demanda une prière authentique, qui touchât l'existence tout entière. Il voulut pour cela qu'elle soit (Â…) exprimée dans le pèlerinage, symbole du chemin vers la rencontre avec Dieu»[32].

Dès lors le dialogue avec Dieu peut apparaître comme une médiation «verticale» pour de meilleures relations «horizontales: «la  prière ne divise pas, mais unit, et constitue un élément déterminant pour une pédagogie efficace de la paix, centrée sur l'amitié, sur l'accueil réciproque, sur le dialogue entre des hommes de cultures et de religions différentes». Et le pape appelle de ses vÂœux une pédagogie de la paix à usage des jeunes qui  «dans les régions du monde frappées par des conflits, sont éduqués à des sentiments de haine et de vengeance, dans des contextes idéologiques dans lesquels se cultivent les semences de vieilles rancoeurs et où l'on prépare les esprits à de futures violences»[33]. On sait lÂ’actualité et lÂ’urgence de faire de nos religions des chemins au service de la paix et de la rencontre des peuples. La diabolisation du nom de Dieu, son instrumentalisation à des fins de domination de certains groupes humains sur dÂ’autres, demeure un danger et une tentation de toujours qui ne mène quÂ’à une double humiliation, celle de Dieu et celle des hommes. En tenant avec détermination quÂ’«une guerre au nom de Dieu nÂ’est jamais acceptable»[34], nous nous méfierons des sanctuaires qui attisent la violence identitaire. Le murmure pacifiant des pèlerins en prière dessine lÂ’espace du sanctuaire comme un lieu où chacun trouve calme et repos.  

Conclusion

Bien dÂ’autres états de paix pourraient encore être évoqués, par exemple la paix avec le passé et lÂ’avenir. Car prendre la route du pèlerinage, cÂ’est trouver place dans la continuité des générations pèlerines, cÂ’est entendre lÂ’espérance de paix des hommes et des femmes du passé au point de regarder le futur du côté de la promesse et non avec angoisse et anxiété. Pèlerinage et sanctuaire soudent une communauté qui nÂ’est pas seulement celle des autochtones ni celle des vivants, mais celle des fidèles dÂ’aujourdÂ’hui qui communient avec ceux qui sont venus de loin dans le temps et avec ceux qui ne sont pas encore nés. Un sanctuaire est un lieu de fidélité entre générations, entre morts et vivants.

Mais on ne peut pas vivre quÂ’au sanctuaire. Le sanctuaire ultime espéré cÂ’est lÂ’humanité en paix vivant dans lÂ’harmonie sous le même soleil. Les pèlerins réintègrent la société en tant quÂ’humains renouvelés. SÂ’ils reviennent pacifiés, nÂ’est-ce pas pour consacrer une partie de leurs forces à organiser la paix dans leur entourage? Il y a de quoi faire: paix dans les familles, paix avec la Terre, paix sociale, paix entre religions, paix entre ethnies, entre Nations, paix en chaque pays. Mes amis, de tout mon cÂœur, je vous souhaite de vivre dans et pour la paix le plus longtemps possible, car cÂ’est lÂ’un des plus beaux cadeaux que nous puissions connaître. 


 

[1] - Gn 1, 29-30

[2] - Os 2, 20

[3] - Zac 9, 9-10

[4] - Gn 1,27.

[5] - Gn 10, 5 ; 10,31-32.

[6] - Ps 122-134.

[7] - Ps 133,1.

[8] - Is 56,7.

[9] - Is 2, 4 ; Mi 4,3.

[10] - Mi 4, 4.

[11] - Ps 120,6-7.

[12] - Ps 122,6-8,  Ps 125, 1,5, Ps 128,6.

[13] - Ps 121,2, Ps 124,8, Ps 134,3.

[14] - Jn 14,27.

[15] - M. Gauchet, Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985, p. 162.

[16] Lc 23, 8–12.

[17] - De praemis et poenis, 17, 19; De specialibus legibus, I, 68-69.

[18] - M. Meslin, LÂ’expérience humaine du divin, Paris, Cerf (Cogitatio Fidei), 1988, p. 185.

[19] - A. Dupront, Du sacré – Croisades et pèlerinages. Images et langages, Paris, Gallimard, 1987.

[20] - Pour V. Turner, la notion de communitas désigne une socialité homogène et anonyme, où tous sont égaux, et qui nÂ’est donc pas segmentée en statuts et rôles comme la société plus globale.

[21] - M. Meslin, o.c. , p. 188.

[22] - Dictionnaire de Furetière, 1690.

[23] - Jean Baptiste de la Salle, Les Règles de la bienséance et de la civilité chrétiennes, 1695.

[24] - Confessions, Livre 13, c. XXXV, 50.

[25] - C. Péguy, Prière de Résidence.

[26] -  Cité par V. Turner, The Center out there, PilgrimÂ’s Goal, History of Religions, 12, 3, 1973.

[27] - A. Dupront, Du Sacré, o.c., p. 389.

[28] - CÂ’est lÂ’expérience faite à Tours, à la fin de lÂ’Antiquité,  autour du tombeau de saint Martin: «au pied du tombeau de saint Martin se pressent des individus de tout sexe et tout âge, des représentants de toutes les ethnies qui peuplent lÂ’Occident et de tous les milieux de la société. (Â…) Au long de ces itinéraires se mêlent (Â…) des Romains, Gaulois, mais aussi Italiens, Ibères ou Bretons, et des barbares récemment installés dans les anciennes provinces occidentales de lÂ’Empire: Francs, Burgondes, TaifalesÂ… Un même élan de dévotion réunit donc à Tours les représentants de deux mondes longtemps opposés et entre lesquels commence à se réaliser une fusion».

C. et L. Pietri, Le pèlerinage en Occident à la fin de lÂ’Antiquité, in J. Chelini et H. Branthomme, Les chemins de Dieu, Paris, Hachette (Pluriel), p. 106.

[29] - H. Gilles, Lex peregrinorum, Cahiers de Farjeaux, n° 15, Toulouse, Privat, 1980, p. 161 – 185.

[30] - Ibidem, p. 178.

[31] - Benoît XVI, Lettre à Mgr D. Sorrentino, à lÂ’occasion du XX anniversaire de la rencontre dÂ’Assise.

[32] - Benoît XVI, Lettre à Mgr D. Sorrentino, o. c.

[33] - Ibidem.

[34] - Benoît XVI, Message pour la journée mondiale de la paix, 2007.

 

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