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REMISE DU TITRE DE DOCTEUR HONORIS CAUSA EN DROIT

LECTIO MAGISTRALIS DU CARD. TARCISIO BERTONE,
SECRÉTAIRE D'ÉTAT

Université “Magna Grecia” de Catanzaro
Samedi 21 avril 2012

 

QUEL AVENIR POUR L’EUROPE ?
Un parcours face aux res novæ, entre éthique, économie et politique

(EXTRAITS)

  

L’Europe unie, une réalité qui jusqu’à hier pouvait sembler éloignée ou abstraite à certains, est devenue plus que jamais proche et concrète. La Méditerranée, loin d’être perçue comme une sorte de frontière naturelle entre des mondes profondément différents ou même inconciliables, se présente toujours davantage comme un lieu central de la Terre, un véritable lieu de rencontre entre les peuples. Plus qu’une mer qui divise, la Méditerranée est surtout une mer qui unit les rives opposées, à travers des activités commerciales et économiques. Toutefois, les routes ne concernent pas seulement les marchandises, mais également les idées, les traditions éthiques, politiques, culturelles et religieuses. Mais nous nous demandons: cette mer est-elle en mesure d’accepter un nouveau défi de l’histoire, à savoir celui d’être le cœur culturel et spirituel de la construction de l’Europe unie ? Ce carrefour de civilisation peut-il être aujourd’hui encore un centre moteur au service de la paix et du dialogue entre les peuples ?

Dans ce sens, le mare nostrum est encore aujourd’hui comme un grand chantier en construction, pour édifier un réseau animé et mondial d’idées et de cultures dans un dialogue positif. Pour rendre ce chantier actif, nous devons tout d’abord nous fonder sur des piliers raisonnablement capables de soutenir la construction européenne actuelle. Ils peuvent être, d’une part, la redécouverte des fondements ultimes du droit (ce qui est juste), de l’autre la réévaluation de la dimension politique (ce qui doit être fait). Justice et politique se situent naturellement sur l’horizon du bien commun et de sa raison ultime.

Voilà alors pourquoi, dans la réflexion d’aujourd’hui sur l’Europe, je voudrais tout d’abord reproposer le caractère central de la personne humaine. C’est dans cette perspective que l’on devrait affronter les défis qui concernent notre continent au début de ce millénaire et qui sont d’une grande actualité dans le débat actuel qui traverse l’Union européenne. Il apparaît toujours plus évident que l’Europe moderne ne peut pas être tenue ensemble, en profondeur, par des fondamentalismes, des moralismes, ou des pluralismes régis par l’arbitraire, mais seulement par un ethos commun, qui soit en mesure d’engendrer un consensus de base sur des critères et des attitudes en harmonie avec la nature de la personne humaine. À tout bien considérer, c’est l’Europe des pères fondateurs, celle qui est fondée sur la culture et les valeurs du christianisme, celle dans laquelle l’éthique n’était pas détachée de la politique et de l’économie, qui est en mesure, également aujourd’hui, de fasciner, d’enthousiasmer et d’unir les peuples, les visions et les cultures différentes.

L’Europe est la patrie des droits humains, de la dignité et de l’inviolabilité de la personne. Toutefois, s’ils reposent toujours davantage sur eux-mêmes, ces droits perdent leur fondement et donc, à long terme, ils risquent d’égarer également leur raison d’être. Si l’Europe ne redécouvre pas le lien entre l’être et l’agir et, en conséquence, le lien entre éthique et politique, ainsi que la contribution positive de la religion à sa croissance, les instruments pour affronter les interrogations posées par le temps présent feront défaut.

Je voudrai rappeler ici un aspect de l’action politique en harmonie avec ce qu’a affirmé Paul VI, c’est-à-dire que « la politique est une manière exigeante de vivre l’engagement chrétien au service des autres ». Chaque croyant doit donc se sentir poussé à mettre à la disposition de tous sa perspective, sous une forme qui soit soutenue par la charité, même face aux déchirements des choix difficiles, face à la difficulté de prendre des décisions que tous ne comprennent pas, face au malaise parfois provoqué par les contradictions et par les oppositions systématiques. Les catholiques qui exercent la charité dans l’action politique à tous les niveaux ne peuvent certainement pas manquer de se confronter avec tous les sujets présents. N’étant jamais résignés à être insignifiants, les laïcs catholiques sont appelés à participer généreusement au bien commun, rendant ainsi publiquement raison de la fécondité sociale et politique de leur foi vécue et de la doctrine dans laquelle ils croient. Et tout cela comporte des conséquences décisives pour les contenus et la méthode de l’engagement politique.

Malheureusement, on assiste toujours plus fréquemment à un appauvrissement de la politique, lorsque celle-ci est guidée par des calculs de convenance et par des logiques utilitaristes recherchant uniquement le consensus. Tout cela pourrait avoir pour conséquence que l’éternel affrontement entre l’utilité et la vérité penche davantage du côté de l’utile et de l’avantageux, plutôt que de celui de la vérité. Si l’on désire que le bien commun, qui demande aussi des sacrifices, soit «crédible», c’est la splendeur de la vérité qui devra éclairer les avantages, les profits et les bénéfices, en les plaçant au service de la dignité humaine, de la personne et de cette cellule fondamentale de la société qu’est la famille.

On dit que la politique est l’art de la médiation : cela est vrai pour beaucoup de choses, et nous espérons que l’on parvienne toujours aux meilleures médiations ; mais il existe des principes de base qu’une « médiation à tout prix » finirait par détruire. En tant qu’art du bon gouvernement et « amour pour la polis », et donc pour la vie sociale, elle ne peut pas satisfaire les besoins purement individuels, ni réglementer au sens répressif les instincts de domination sociale. Elle doit plutôt, et surtout, promouvoir l’ouverture des individus les uns envers les autres, la capacité de charité de chacun à donner et à recevoir, l’aptitude à se respecter et à se secourir de manière réciproque et désintéressée. Voilà pourquoi l’homme politique ne peut être autre que celui qui, par amour, se consacre à la justice.

Nous ne pouvons pas oublier que l’Europe unie, que nous connaissons aujourd’hui, avant de se concrétiser dans un projet politique, s’est constituée comme une communauté économique. Les pères fondateurs de l’Europe entrevirent dans la possibilité d’une synergie commune dans le domaine économique, dans la constitution d’un marché unique, la possibilité d’éviter à l’avenir ces divergences qui, au cours de la première moitié du XXe siècle, prirent des connotations atrocement dramatiques. Benoît XVI souligne dans Caritas in veritate que « la sphère économique n’est, par nature, ni éthiquement neutre ni inhumaine et antisociale. Elle appartient à l’activité de l’homme et, justement parce que humaine, elle doit être structurée et organisée institutionnellement de façon éthique ». Donc « pour fonctionner correctement, l’économie a besoin de l’éthique ; non pas d’une éthique quelconque, mais d’une éthique amie de la personne ». Cela signifie que l’économie, en proposant le caractère central de la personne, contribue à satisfaire ses besoins les plus authentiques.

Une politique qui place l’homme au centre, dans ses dimensions intégrales, plutôt que les intérêts particuliers individuels, pourrait non seulement favoriser une reprise économique plus stable au bénéfice de tous, mais contribuer de manière positive à surmonter cette crise de confiance qui a touché non seulement les agents de l’économie mais, surtout en Occident, également le monde des institutions. Dans cet engagement renouvelé, on doit trouver la valorisation du travailleur, de ce qu’on appelle le « capital humain », qui est la plus grande richesse dont dispose l’humanité.

Les nouveaux défis possèdent des dimensions qui dépassent les frontières traditionnelles et touchent toutes les terres de la Méditerranée, au point qu’il n’existe ni nation, ni politique nationale, qui puisse gérer à elle seule des thématiques comme le développement durable, les tendances démographiques, la croissance économique, la solidarité sociale, l’éthique et le progrès vertigineux des sciences de la vie et de la santé.

Sur le plan des défis socio-culturels, nous devons savoir reconnaître le développement des flux migratoires : à ceux de l’Est européen s’ajoutent ceux du Sud et de divers pays de l’Afrique et de l’Asie, avec tous les problèmes sociaux et culturels qui en découlent, qui demandent à être affrontés avec discernement et responsabilité. Il faut y ajouter le phénomène général de la mondialisation, confirmant une société humaine toujours plus en mouvement. Les migrations mettent donc en contact, et mélangent souvent, différentes identités ethniques et culturelles, faisant ainsi naître la question qui se définit dans les termes de la gestion d’une société multiculturelle. Au cours des siècle, de nombreux pays européens ont su développer un concept de saine laïcité des Etats et des institutions, qui présuppose et demande la distinction — plutôt que la séparation — entre la dimension temporelle et la dimension spirituelle. Ce concept représente un patrimoine important, mais il peut facilement se réduire à une idéologie si, sur notre continent, il ne sait pas tirer profit du rôle « inspirateur » de la religion chrétienne. En effet, on ne devrait pas ignorer la contribution particulière que le christianisme peut offrir dans les grandes questions de la paix et de la coexistence entre les divers peuples et communautés. Les institutions religieuses et spirituelles chrétiennes peuvent ainsi collaborer avec les institutions politiques, dans un esprit de saine laïcité, en rappelant les valeurs éthiques et spirituelles partagées, sur lesquelles on devrait édifier la société européenne. Ce dialogue entre foi et raison, entre instances laïques et religieuses, peut aider à affronter de manière fructueuse et équilibrée les défis actuels, de la crise économique aux problèmes environnementaux et à ceux des migrations. On doit toutefois prêter la plus grande attention à la possibilité d’intégrer et d’enrichir réciproquement les légitimes diversités culturelles et religieuses présentes en Europe. Cela comporte l’engagement à réaliser une véritable «coexistence des cultures», en évitant toute tentative de mettre en opposition les civilisations. C’est ce qu’exige non seulement une fidélité créative à ce que le christianisme a déjà semé dans la culture européenne, mais également la situation de forte pluralité sur ce continent.

L’union monétaire, financière et économique a certainement une grande importance et signification. Mais elle ne suffit pas à elle seule. Une unité plus profonde est nécessaire, fondée sur la personne humaine avec sa dignité, ses droits et ses devoirs inaliénables, son honorabilité transcendante.

En reprenant ce que Benoît XVI a dit dans son discours au Parlement allemand : « La raison positiviste, qui se présente de façon exclusiviste et n’est pas en mesure de percevoir quelque chose au-delà de ce qui est fonctionnel, ressemble à des édifices de béton armé sans fenêtres, où nous nous donnons le climat et la lumière tout seuls et nous ne voulons plus recevoir ces deux choses du vaste monde de Dieu. Toutefois, nous ne pouvons pas nous imaginer que dans ce monde auto-construit nous puisons en secret également aux “ressources” de Dieu, que nous transformons en ce que nous produisons. Il faut ouvrir à nouveau tout grand les fenêtres, nous devons voir de nouveau l’étendue du monde, le ciel et la terre et apprendre à utiliser tout cela de façon juste ».

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