The Holy See
back up
Search
riga

DISCOURS DU CARDINAL AGOSTINO CASAROLI
AU CORPS DIPLOMATIQUE*

Samedi 13 janvier 1990

 

Nous voici, une fois encore, au rendez-vous traditionnel qui rassemble le Corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège, au début de chaque année, pour présenter ses vœux au Souverain Pontife et pour se retrouver comme une grande famille, à l’image de la famille universelle des peuples. L’image n’est pas encore complète, mais elle agrandit sans cesse ses contours, surmontant peu à peu les barrières autrefois dressées du fait des différences de culture ou de religion, et, plus récemment, du fait d’oppositions de caractère idéologique qui, à vrai dire, ne sont pas encore partout effondrées.

Je vous exprime mes vifs remerciements, et ceux de mes distingués collaborateurs, pour votre très aimable invitation.

Ces rencontres fournissent toujours l’occasion de contacts et d’échanges de vœux personnels, mais, plus encore, elles portent naturellement, peut on dire, à formuler ensemble les souhaits de paix et de solidarité qui correspondent aux aspirations les plus profondes de l’humanité. Et nos souhaits sont enrichis et stimulés par l’atmosphère de sérénité spirituelle et de fraternité perceptible, en quelque sorte, auprès de celui que l’on n’a pas de peine à appeler et à considérer universellement comme «le Saint-Père».

Il est naturel également, en ces occasions, d’établir une sorte de bilan, en nous demandant, face à ces vœux si souvent répétés, où en est leur réalisation.

Nous l’avons fait régulièrement ces dernières années et les résultats n’étaient pas tellement réconfortants si bien qu’il ne nous restait plus qu’à renouveler les vœux, avec plus d’insistance, mais conscients de ce que des murailles difficiles à renverser continuaient à empêcher qu’ils se concrétisent.

Le panorama qui se présente à nous cette année semble pour la première fois substantiellement transformé, à tel point que plus d’un se demande si, dans les changements récents ou de dernière heure, ne se cache pas une part d’«illusions», tellement ils ont été soudains et radicaux.

Celui qui a l’habitude de ne pas regarder que les aspects les plus visibles, et donc les plus superficiels, des phénomènes sociaux dont il est le spectateur, s’efforce, non seulement d’en connaître la réalité la plus profonde, mais d’en rechercher les causes, afin d’en éprouver aussi la solidité et de chercher à en prévoir, dans la mesure du possible, les développements et les conséquences.

C’est ce que chacun de vous, et vos gouvernements en particulier, se sont efforcés et s’efforcent de faire aujourd’hui: surtout ceux qui se sentent plus directement concernés par les événements qui ont fait de 1989 l’année d’un tournant historique et, peut-on dire, planétaire.

Ce tournant n’intéresse pas seulement l’Europe. A travers les eaux de la Méditerranée et les amples espaces de l’Atlantique ou même de l’océan Pacifique, ses ondes parviennent ou parviendront jusqu’à toucher chacun des autres continents, ou au moins à n’en laisser aucun indifférent.

Dans les commentaires parus dans ce qu’on a coutume d’appeler les «moyens de communication sociale», comme dans les conversations avec des experts des affaires internationales et avec les responsables mêmes de la vie politique, nationale, régionale ou mondiale, transparaît en premier lieu la surprise devant l’imprévisible et, comme je l’ai suggéré déjà devant le caractère soudain et radical des événements on dirait que l’Histoire si l’on peut recourir à une telle personnification , soudain lasse d’un ordre établi depuis plusieurs décennies, a voulu, par un bouleversement inattendu, jeter bas un édifice construit avec peine dans une grande partie de l’Europe au cours d’événements révolutionnaires sanglants, ou sur les décombres de la guerre la plus destructrice jamais connue.

Pourquoi cette subite impatience ? Pourquoi sa force prête à aller jusqu’à la violence ? Et pourquoi cette incapacité inattendue à résister de la part de structures qui paraissaient pourtant assez solides pour étouffer d’éventuelles velléités de retournements internes, tandis qu’elles cherchaient à se renforcer contre des attaques extérieures toujours redoutées ?

Qui a la foi en une Providence supérieure est porté à voir son intervention dans ces circonstances; et, plus d’une fois, on a même entendu prononcer, ici ou là, le mot de «miracle».

Mais, même ceux qui ont cette foi et cette confiance savent que la Providence divine agit normalement à travers l’action de l’homme ou les situations que les hommes, peut être inconsciemment et involontairement, ont provoquées, parfois même dans des intentions et des prévisions tout à fait opposées.

Tout cela pour dire que les spécialistes ont le droit, et les hommes d’État le devoir, de chercher les causes «naturelles», en quelque sorte, des retournements que nous avons évoqués. Et cela, sans oublier que les hommes y compris les hommes d’État et ceux qui ont des responsabilités, quelles qu’elles soient, dans la vie publique feront bien de mettre en œuvre tous les moyens que la science, la sagesse et la prudence politiques mettent à leur disposition, mais en même temps ils devront bien savoir que l’humanité aura toujours besoin d’une «aide d’en haut».

Mais revenons aux questions que j’ai soulevées tout à l’heure, et à d’autres semblables, que l’opinion publique, les spécialistes, les responsables politiques se sont posées et continuent à se poser au fur et à mesure que le cours des événements présente de nouveaux aspects et suscite de nouveaux problèmes, de nouvelles espérances et de nouvelles craintes: on ne peut douter que la racine profonde de ce qui est arrivé doit être trouvée dans une vérité aussi simple que fondamentale, à savoir qu’un système social contraire aux exigences imprescriptibles de la nature de l’homme ne peut se maintenir longtemps. C’est une illusion de penser que la force peut l’emporter indéfiniment sur les réactions inévitables à ce qui opprime de telles exigences. De même qu’est apparue comme une illusion la conviction idéologique que ces exigences pourraient être modifiées par de simples changements de structure, imposés, eux aussi, par la violence.

L’histoire de ces illusions est l’histoire de notre temps; elle est tellement connue qu’il n’est pas nécessaire d’insister.

Naturellement, le moment où se déclenche la loi de la réaction à une situation violente, les manières dont elle entre en jeu et le déroulement de l’affrontement entre la réaction et la contre réaction ne sont pas réglés par des normes simples et sont influencés habituellement par l’intervention de beaucoup d’autres éléments imprévisibles. Il n’est donc pas facile de faire, cas par cas, des prévisions concrètes qui se rapprochent de ce que sera la réalité, même si on ne manque pas de critères qui, pour celui qui connaîtrait bien la situation objective, souvent masquée par des apparences plus ou moins consistantes, et qui connaîtrait bien aussi les leçons de l’histoire, pourraient permettre de pressentir l’arrivée des grands séismes de l’histoire.

Le tournant historique auquel nous avons assisté et auquel nous assistons encore présentait certes, lui aussi, des éléments prévisibles non négligeables, liés à la nature même de certains systèmes et à la façon dont ils étaient appliqués, ou à des facteurs, comme par exemple une course effrénée aux armements, qui ont pesé lourdement sur des situations économiques et sociales déjà compromises par ailleurs.

Les systèmes sociopolitiques auxquels nous nous référons continuaient à paraître forts et solidement organisés, comme des arbres luxuriants, au feuillage encore riche, et chargés de fruits, même si, intérieurement, une continuelle érosion les vidait progressivement de leur vigueur idéologique et de leur force de conviction et de séduction, spécialement pour les générations les plus jeunes.

Mais il était difficile de prévoir avec une certaine exactitude à quel moment les structures extérieures, maintenues par des régimes autoritaires se soutenant les uns les autres, céderaient à l’appel du vide intérieur ou sous la poussée de quelque force extérieure, pas nécessairement militaire.

De ce fait, l’effondrement de ces derniers mois a pris de court un peu tout le monde.

Mais, sans aucun doute, ses aspects les plus surprenants et, disons le aussi, les plus positifs si l’on ne veut pas recourir au qualificatif de «providentiel» sont le moment de son commencement et la manière dont il s’est produit: ce fut non par le jeu des seules forces spontanées, intérieures ou extérieures, mais par un choix conscient et délibéré, dans l’intention de canaliser et de chercher à orienter le cours des événement~ pour éviter que le grand fleuve, restant enserré entre des digues artificielles, ne les déborde tôt ou tard en entraînant des réactions et des contre réactions impossibles à prévoir et à contrôler. L’exemple de la Roumanie en est une éloquente confirmation, tout en ayant eu l’avantage d’être unique, dans un entourage de pays amis et compréhensifs.

Il fallait une claire vision de la réalité, le courage de la reconnaître ouvertement, un esprit de décision pour faire face à un problème en soi déjà démesuré et complexe, souvent aggravé par d’autres problèmes non moins difficiles, tel celui des nationalités, que l’on connaît bien. Il y a eu des éléments que l’on peut considérer comme «subversifs», mais tendant à une subversion pour ainsi dire pilotée. On craindra même, peut être, qu’elle le soit un peu trop.

Toutefois, sa réussite est d’un intérêt vital, non seulement pour chacun des pays concernés, mais pour toute l’Europe, et pour les rapports entre l’Est et l’Ouest, c’est à dire pour une vraie détente, pour la paix, pour la coopération et la solidarité dans le monde.

Je ne voudrais pas donner l’impression de limiter mon regard à une partie seulement, bien que de grande importance, de l’horizon international, mais c’est précisément sur celle là que se sont portés les projecteurs en 1989, dans une lumière d’espérance. Malheureusement, d’autres projecteurs se sont allumés la même année, ils ont éclairé tragiquement la place Tlen An Men.

En ce début d’année, nos vœux vont à toutes les parties du monde, à tous les pays, à tous les peuples, et particulièrement à ceux qui en ont le plus grand besoin.

Que Dieu bénisse les efforts des hommes de bonne volonté: qu’il leur donne la clairvoyance, la force et la sagesse dans l’action, ainsi que la solidarité et le soutien de la part de tous ceux que lie un intérêt commun pour le sort de l’humanité.

Mais je ne voudrais pas achever sans en venir à ce par quoi j’aurais dû peut-être commencer: mes remerciements à S. E. Monsieur l’ambassadeur Amichia, Doyen du Corps diplomatique, pour les belles et bonnes paroles qu’il a bien voulu m’adresser ainsi qu’à LL. Exc. Mgr Re et Mgr Sodano, et à NN. SS. Sepe et Tauran.

En ce qui me concerne, je ne puis que laisser aux amis ici présents le soin d’apprécier ce qui, dans les affirmations de leur éminent interprète, serait dû à l’amitié, et ce qui pourrait avoir un fondement dans la réalité. En tout cas, nous ne pouvons que nous réjouir ensemble pour ce que l’année 1989 a apporté de bon et avec quelle prodigalité ! et former ensemble nos meilleurs vœux pour l’an nouveau.

A vous tous, Excellences, Mesdames, Messieurs, à vos gouvernements, aux peuples que vous représentez, je souhaite le bonheur.


*La Documentation catholique, n.2000 p.164-166.

L'Osservatore Romano. Edition hebdomadaire en langue française, n°4 p.8.

 

top