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ADRESSE D'HOMMAGE DU DOYEN
DU CORPS DIPLOMATIQUE PRÈS LE SAINT-SIÈGE,
S.E. LE BARON PROSPER POSWICK,
AMBASSADEUR DE BELGIQUE,
AU CARDINAL AMLETO CICOGNANI, SECRÉTAIRE D'ETAT*

«Circolo dell’America Latina» - 2 mars 1965
 
 


Votre Éminence Révérendissime a bien voulu choisir pour cette réunion la veille du Mercredi des Cendres. C’est de tradition un jour de fête, un jour d’allégresse. Aussi me permettra-t-Elle de commencer ces quelques mots d’hommage sur un ton plaisant, avant de les terminer sur un ton plus grave.

François Vettori, ambassadeur florentin auprès de Léon X de Médicis, décrivait en 1513 à son ami Nicolas Machiavel, son métier d’ambassadeur près le Saint-Siège. Il disait notamment: Dans cette maison, je vis avec neuf serviteurs, un chapelain, un secrétaire et sept chevaux, et je dépense largement tout mon traitement. [Mes collègues reconnaîtront là une chanson que chacun de nous, sans doute, a fait entendre plus d’une fois à son gouvernement!].

Dans les premiers temps, continue-t-il, je voulais mener une vie somptueuse et délicate, invitant des étrangers, donnant trois ou quatre plats, mangeant dans de la vaisselle d’argent, puis je m’aperçus que je dépensais trop, que je n’en étais nullement mieux, de sorte que je résolus de n’inviter personne et de vivre sur un pied de bon ordinaire.

Comme Votre Éminence Révérendissime peut le constater, nous ne nous inspirons pas de ce Florentin économe, car c’est pour nous non seulement un honneur, mais un plaisir d’accueillir à cette table Votre Éminence Révérendissime, Son Excellence Monseigneur Samorè, Son Excellence Monseigneur Camagni, et les autres prélats qui nous entourent.

Le matin dit encore François Vettori, en cette saison, je me lève à six heures et, une fois habillé, je vais jusqu’au Palais du Vatican. Quelquefois, je dis vingt mots au Pape, dix au Cardinal de Médicis, six au magnifique Julien, et j’apprends quelques petites choses des ambassadeurs qui se trouvent dans les appartements. Cela fait, je retourne à la maison, si ce n’est que souvent je déjeune avec le Cardinal de Médicis.

Aucun de nous, je le crains, ne se lève à six heures du matin pour aller échanger quelques mots avec le Saint-Père et avec le Secrétaire d’État, ni pour prendre son petit déjeuner avec celui-ci. C’est que l’explosion de la population se fait sentir jusque dans les rangs du Sacré Collège et du Corps Diplomatique: nous sommes une cinquantaine de chefs de mission, et il est loin le temps ou quatre ou cinq ambassadeurs s’entretenaient journellement et familièrement avec quatre ou cinq cardinaux, dans les appartements pontificaux.

J’écris, dit Vettori, tous les quatre jours à la Seigneurie de Florence, et je dis quelques nouvelles rebattues et sans importance, parce que je n’ai rien d’autre à écrire.

Nous, au contraire, nous avons peine à suivre les nouvelles importantes tant il y en a, et tant elles se succèdent à un rythme accéléré. Ce qui est curieux, c’est que notre prédécesseur du XVIe siècle envoie à son gouvernement des nouvelles rebattues. Que dirait-il aujourd’hui que la presse, la radio et la télévision nous précèdent, écument les nouvelles et ne laissent guère de chasse gardée aux pauvres diplomates?

Après le repas, continue Vettori, je jouerais si j’avais avec qui le faire, mais n’ayant personne, je me promène dans le jardin. Puis je fais un petit tour à cheval en dehors de Rome quand il fait beau. Combien était saine en ce temps-là, la vie des ambassadeurs!

Ici, Éminence, je me vois obligé de censurer la lettre car le passage suivant concerne la vie privée de notre homme, et celle-ci n’était pas irréprochable. Je craindrais, sans cela, de faire rougir mon auditoire et de donner à mes collègues l’exemple dangereux d’un de nos prédécesseurs.

Le soir, reprend Vettori, je rentre à la maison où j’ai pris soin de réunir beaucoup de livres d’Histoire, surtout des Romains, Tite-Live, Plutarque, Appien d’Alexandrie, Tacite, Suétone, Hérodote, Procope. Je passe mon temps avec eux et je considère quels empereurs a supportés cette pauvre Rome qui avait fait trembler le monde, et qu’il n’est pas étonnant qu’elle ait encore toléré deux Papes de la qualité qu’on les a vu vivre et mourir. Il s’agissait d’Alexandre VI Borgia et de Jules II della Rovere.

En vérité, pour nous tous, quelles que soient nos opinions philosophiques, je crois pouvoir dire que c’est un des spectacles les plus extraordinaires de l’histoire de voir que la papauté, même à un moment où elle était tombée dans des mains indignes d’elle, n’a jamais faibli quand il s’agissait de foi et de doctrine. Voilà pour Alexandre VI. Pour Jules II, c’est une autre affaire. Il était un ennemi de Florence, et l’on voit à quelles inimitiés, même de la part d’un paisible diplomate, le pouvoir temporel pouvait exposer les Papes.

C’est ici que je voudrais passer du plaisant au sérieux. Depuis longtemps les Papes qui se succèdent sur le trône de Saint-Pierre sont tous, sans exceptions des exemples d’une humanité supérieure, au-dessus de tout reproche. Les trois derniers Souverains Pontifes, ceux auprès desquels plusieurs d’entre-nous ont eu l’honneur et le privilège d’être accrédités, ont certainement cette vertu héroïque que l’Église catholique exige pour canoniser les saints, vertu héroïque non seulement pour faire ce qu’ils ont fait, mais plus héroïque parfois pour s’abstenir, en vue d’un bien supérieur, d’actions qui leur auraient assuré une gloire facile. À cet égard, la date même du déjeuner d’aujourd’hui nous invite à porter notre pensée vers Sa Sainteté Pie XII, dont c’est l’anniversaire de naissance et l’anniversaire d’élection. Nous sommes heureux de saisir cette occasion pour rendre collectivement hommage à sa mémoire. Les événements convergent du reste pour évoquer les grands Papes auprès desquels nous avons vécu et nous vivons. Il y a peu de jours, le monde a pu assister à ce spectacle extraordinaire de personnalités de premier plan, venues de tous les horizons de pensée humaine et de tous les horizons de la politique internationale, se réunissant à New York pour étudier un document pontifical, l’encyclique Pacem in Terris, dans le but de s’en inspirer pour tenter de sortir l’humanité de l’ère du brigandage caractérisée par les guerres d’agression. Ainsi, la figure exceptionnelle de Jean XXIII, que plusieurs d’entre-nous ont connu et aimé, s’insère tout naturellement dans notre hommage. Enfin, nous sortons à peine des grandioses cérémonies où Sa Sainteté Paul VI a montré son souci planétaire dans la nouvelle promotion des Cardinaux, et où il a proclamé une fois de plus, et avec quelle force, devant le Corps Diplomatique tout entier, à Saint-Paul-hors-les-Murs, la primauté du droit des gens.

A travers cet hommage à la papauté, ce que je veux faire au nom de tous mes collègues, c’est rendre hommage à son premier collaborateur, le Secrétaire d’Etat, son Éminence le Cardinal Cicognani, qui nous a fait l’honneur de présider le déjeuner des chefs de mission, à Son Excellence Révérendissime Mgr Samoré, à Son Excellence Révérendissime Mgr Dell’Acqua, que de tristes circonstances familiales ont empêché de se joindre à nous, à Son Excellence Révérendissime Mgr Camagni, aux autres prélats réunis à cette table, et à l’ensemble des membres de la Secrétairerie d’État, chez qui nous trouvons une bienveillance inaltérable que les diplomates du monde entier nous envient.

Mes chers collègues, je vous invite à tourner votre pensée vers Sa Sainteté le pape Paul VI et à lever vos verres à son Éminence et aux prélats qui l’accompagnent.


*P. Poswick, Un journal du Concile Vatican II vu par un diplomate belge, Paris: F.-X. de Guibert, 2005, p.543-545.



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