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« À LA RECHERCHE D'UNE ÉTHIQUE UNIVERSELLE :
NOUVEAU REGARD SUR LA LOI NATURELLE »

 
fr. Serge-Thomas Bonino, O.P.

Secrétaire général de la Commission théologique internationale

 

Origines du document

La loi naturelle effectue un retour remarqué dans le discours du Magistère. L’encyclique Humanae vitae (1968), dans laquelle le pape Paul VI invoquait la loi naturelle pour refuser les méthodes artificielles de régulation des naissances - la fameuse pilule -, a été, comme on sait, très mal reçue en son temps. Parmi les critiques qui lui furent adressées, beaucoup dénonçaient le caractère obsolète de la référence à la loi naturelle comme fondement des normes de l’agir moral. A l’heure où l’homme se libérait par les prouesses de la raison technique des contraintes naturelles qui pesaient sur lui depuis des siècles, l’invitation à respecter les rythmes biologiques naturels de la femme apparut comme une provocation. On crut y voir une attitude obscurantiste, tributaire d’un « physicisme » totalement étranger à la vision moderne de la nature ainsi que de l’autonomie éthique de la personne humaine. Compromise dans l’affaire, la loi naturelle a alors traversé une sorte de purgatoire, qui s’est avéré bénéfique. En effet, le défi lancé aux théologiens par l’encyclique de Paul VI a conduit à un approfondissement substantiel de la notion de loi naturelle qui commence aujourd’hui à porter ses fruits. Certains, comme Germain Grisez et John Finnis en milieu anglo-saxon, ont essayé de justifier les conclusions de l’encyclique par une « nouvelle théorie de la loi naturelle » ou « théorie des biens humains fondamentaux », qui est censée faire droit à l’autonomie de la raison pratique, chère aux modernes, mais qui court le risque de nier toute pertinence morale à la nature comme telle. D’autres se sont appliqués à restituer l’authentique conception thomiste de la loi naturelle en la dégageant de ses contrefaçons manuélistiques. D’autres encore, à l’école de Jean-Paul II, ont élaboré une présentation plus personnaliste de la doctrine traditionnelle de la loi naturelle.

Aussi, face aux nouveaux défis que lance la situation contemporaine, la loi naturelle peut-elle revenir sans complexe sur le devant de la scène comme une proposition crédible. Parmi ces défis, le principal est sans doute constitué par le décrochage qui va s’accentuant entre l’ordre social, économique et politique, d’une part, et, d’autre part, l’ordre éthique. Tout se passe comme si la vie économique, sociale et politique pouvait ou même devait faire abstraction d’une référence objective au bien et au mal moral. Or il ne s’agit de rien moins ici que de l’avenir de la personne humaine et de la civilisation. De deux choses, l’une. Ou bien la mondialisation en cours, avec les bouleversements qui l’accompagnent dans la vie des personnes et des sociétés, est une fuite en avant, plus ou moins régulée par un ordre juridique purement positif, incapable de faire longtemps barrage à l’arbitraire et au droit du plus fort. Ou bien les hommes prennent en main le processus et s’appliquent à le maîtriser et à l’orienter en fonction de finalités proprement humaines, ce qui suppose un consensus éthique minimal exprimant des valeurs absolues, objectives et universelles, soustraites aux fluctuations de l’opinion et aux manipulations des pouvoirs. Ce consensus est précisément celui qui se fonde sur les exigences de la loi naturelle. Sous le pontificat de Jean-Paul II, le Catéchisme de l’Eglise catholique en 1992 (n° 1954-1960) puis l’encyclique Veritatis splendor (n° 40-53) en 1993 ont donc remis au premier plan la doctrine de la loi naturelle comme fondement de l’ordre éthique et politique. Depuis son élection en avril 2005, le pape Benoît XVI a fait de la défense et de l’illustration de la loi naturelle un des axes de son enseignement. La loi naturelle est pour lui le revers positif de sa vigoureuse dénonciation du relativisme éthique, perçu comme une menace radicale pour la civilisation et en particulier pour la liberté et la dignité de la personne[1]. « Si, avertit Benoît XVI, en raison d’un obscurcissement tragique de la conscience collective, le scepticisme et le relativisme éthique parvenaient à effacer les principes fondamentaux de la loi morale naturelle, l’ordre démocratique lui-même serait radicalement blessé dans ses fondements[2] ». En effet, contre le relativisme éthique, la doctrine de la loi naturelle affirme, en substance, que « les personnes et les communautés humaines sont capables, à la lumière de la raison, de discerner les orientations fondamentales d’un agir moral conforme à la nature même du sujet humain et de les exprimer de façon normative sous forme de préceptes ou commandements. Ces préceptes fondamentaux, objectifs et universels, ont vocation à fonder et à inspirer l’ensemble des déterminations morales, juridiques et politiques qui régissent la vie des hommes et des sociétés[3] ».

On comprend que, dans ce contexte général, l’Eglise catholique ait éprouvé le besoin de creuser et d’affiner sa compréhension philosophique et théologique de la loi naturelle, de manière à la proposer à tous les hommes comme une référence valable pour dépasser les apories de « la dictature du relativisme » et déjouer ses pièges mortels. Ainsi la Congrégation pour la doctrine de la foi a-t-elle sollicité le concours des Universités catholiques en leur demandant d’engager une réflexion de fond sur le sujet. Des colloques aux contenus très riches en ont résulté. Signalons, entre bien d’autres, le Congrès international sur la loi morale naturelle organisé par l’Université Pontificale du Latran en février 2007, qui a été l’occasion d’un important discours de Benoît XVI sur la question[4].

C’est dans cette perspective que le septième ‘quinquennium’ de la Commission théologique internationale [= CTI] , inauguré en février 2004, alors que Joseph Ratzinger en était encore le président au titre de préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, a été chargé de rédiger un document sur la question. La CTI est une instance qui a été mise en place en 1969 par le pape Paul VI, et dont les statuts définitifs ont été promulgués en 1982 par le pape Jean-Paul II dans le Motu proprio Tredecim anni. « La mission principale de la Commission Théologique Internationale, précisent ces statuts, est d’étudier les problèmes doctrinaux de grande importance, spécialement ceux qui présentent des aspects nouveaux, et d’offrir de cette manière son aide au Magistère de l’Eglise, particulièrement à la Congrégation pour la Doctrine de la foi ». La CTI compte trente théologiens, clercs et laïcs, provenant de l’ensemble du monde catholique, nommés par le Saint-Siège pour un mandat de cinq ans. La rédaction du document sur la loi naturelle a été confiée à une sous-commission de dix membres qui a régulièrement soumis le document en préparation à la discussion de l’ensemble de la Commission. Le document, rédigé originellement en langue française, a été approuvé par un vote de la CTI le 1er décembre 2008 et sa publication a été approuvée par le Préfet de la Congrégation de la doctrine de la foi en 2009.

Enjeux du document

Le document de la CTI vise un double lectorat, qui correspond aux deux niveaux de cohérence de la doctrine de la loi naturelle. D’une part, parce que l’expression de la loi naturelle est œuvre de la raison commune à tous les hommes, cette doctrine s’adresse en dernière analyse à tous les hommes de bonne volonté, quelle que soit la sagesse ou la religion dont ils se réclament. Comme l’indique son titre, le document se présente alors comme une contribution à la « recherche d’une éthique universelle ». La conclusion du document s’inscrit clairement dans cette optique puisqu’elle prend la forme d’une invitation au dialogue adressée à tous. D’autre part, en tant qu’œuvre théologique d’intelligence de la foi, le document s’adresse plus directement aux pasteurs et à tous ceux qui ont mission d’enseigner dans l’Eglise. Il veut mettre à leur disposition des éléments de réflexion en vue d’une meilleure compréhension de la doctrine de la loi naturelle, de ses fondements philosophiques et de sa dimension proprement théologique, afin qu’ils puissent y recourir de façon pertinente dans leur enseignement et dans le débat public.

Un bref commentaire du n° 35 du document va nous permettre de repérer et d’expliciter quelques enjeux actuels de la doctrine de la loi naturelle. Ce n° 35 présente en effet les contextes principaux dans lesquels l’Eglise invoque aujourd’hui la loi naturelle :

« En premier lieu, face à la montée d’une culture qui limite la rationalité aux sciences dures et abandonne au relativisme la vie morale, elle insiste sur la capacité naturelle qu’ont les hommes à saisir par leur raison ‘le message éthique contenu dans l’être’ [Benoît XVI] et à connaître dans leurs grandes lignes les normes fondamentales d’un agir juste conforme à leur nature et à leur dignité. La loi naturelle répond ainsi à l’exigence de fonder en raison les droits de l’homme et elle rend possible un dialogue interculturel et interreligieux capable de favoriser la paix universelle et d’éviter le ‘choc des civilisations’. »

Nos contemporains ressentent fortement la nécessité d’une éthique universelle, susceptible de fonder un ordre juste et pacifique dans les relations entre les personnes et les communautés. Plusieurs facteurs l’expliquent, comme, par exemple, la dimension désormais planétaire de la responsabilité écologique (le réchauffement climatique), le phénomène économique de la mondialisation, dont la récente crise financière a rappelé la face obscure, ou encore l’explosion des biotechnologies, qui touchent aux sources mêmes de l’humain. Tout cela rend plus urgente que jamais la mise en place d’un cadre juridique et surtout moral susceptible d’orienter ces évolutions dans le sens du service de la personne humaine et de la cohésion de la Cité des hommes. Dans le contexte actuel, les droits de l’homme jouent tant bien que mal ce rôle de référence éthique pour la communauté internationale. Mais la crise actuelle de la vérité, qui résulte d’une dérive au long cours de certains aspects de la pensée occidentale, la montée d’un nihilisme pratique ou théorisé, la désaffection pour les institutions de sagesse qu’entraîne l’individualisme, les soupçons post-modernes jetés sur l’idée même d’universalité, tout cela fragilise l’éthique des droits de l’homme. Non seulement les droits de l’homme sont souvent bafoués de façon cynique ou détournés de leur sens, mais on peine à leur reconnaître le fondement absolu que pourtant ils exigent. Aussi sont-ils interprétés de manière diverse, voire contradictoire, au risque de perdre leur force. La doctrine de la loi naturelle vise donc à procurer, au-delà d’un positivisme inconsistant et inefficace, le fondement nécessaire aux droits de l’homme et à en garantir une juste compréhension. Benoît XVI a souvent insisté sur ce point. Une note du n° 35 du document de la CTI renvoie au discours du 18 avril 2008 devant l’Assemblée générale de l’ONU à New York. Le Saint-Père y expliquait que « ces droits [les droits de l’homme] trouvent leur fondement dans la loi naturelle inscrite au cœur de l’homme et présente dans les diverses cultures et civilisations. Détacher les droits humains de ce contexte signifierait restreindre leur portée et céder à une conception relativiste ». On peut aussi faire référence au récent discours du 10 décembre 2008 à l’occasion de l’anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « [La Déclaration universelle des droits de l’homme] constitue encore aujourd’hui le point le plus élevé de référence pour le dialogue entre les cultures sur la liberté et sur les droits de l’homme. […] Depuis toujours, l’Église répète que les droits fondamentaux, au-delà des différentes formulations et du poids divers qu’ils peuvent revêtir en fonction de l’environnement des cultures, constituent une donnée universelle, parce qu’ils sont inhérents à la nature même de l’homme. La Loi naturelle, inscrite par Dieu dans la conscience humaine, est un dénominateur commun à tous les hommes et à tous les peuples ; c’est un guide universel que tous peuvent connaître, et sur la base duquel tous peuvent s’entendre. Les droits de l’homme sont cependant, en dernier lieu, fondés en Dieu créateur, qui a donné à chacun l’intelligence et la liberté. Si l’on ne tient pas compte de cette solide base éthique, les droits humains resteront fragiles, car privés de fondements solides. »

En procurant une base morale solide aux droits de l’homme, la doctrine de la loi naturelle contribue à rendre possible un dialogue entre les cultures et entre les religions – car le dialogue vrai suppose une vérité de référence qu’aucun relativisme ne peut offrir. Elle prévient donc le « choc des civilisations », censé découler de l’irréductibilité des cultures et des religions.

« En deuxième lieu, face à l’individualisme relativiste qui considère que chaque individu est source de ses propres valeurs et que la société résulte d’un pur contrat passé entre des individus qui choisissent d’en constituer par eux-mêmes toutes les normes, elle rappelle le caractère non-conventionnel mais naturel et objectif des normes fondamentales qui régissent la vie sociale et politique. En particulier, la forme démocratique de gouvernement est intrinsèquement liée à des valeurs éthiques stables qui ont leur source dans les exigences de la loi naturelle et qui ne dépendent donc pas des fluctuations du consensus d’une majorité arithmétique. »

La référence au caractère « naturel et objectif des normes fondamentales qui régissent la vie sociale et politique » est un garde-fou contre la menace, qui n’a rien d’utopique, d’une perversion de la démocratie en dictature. Le document de la CTI rejoint ici la préoccupation très vive qu’ont les derniers papes de sauver la démocratie en l’arrachant à l’orbite du relativisme pour la fonder sur des bases plus fermes. Dans l’encyclique Centesimus annus (1991), Jean-Paul II, tout en disant l’estime de l’Eglise pour la forme démocratique de gouvernement, dénonçait la tendance « à affirmer aujourd’hui que l’agnosticisme et le relativisme sceptique représentent la philosophie et l’attitude fondamentale accordées aux formes démocratiques de la vie politique, et que ceux qui sont convaincus de connaître la vérité et qui lui donnent une ferme adhésion ne sont pas dignes de confiance du point de vue démocratique, parce qu’ils n’acceptent pas que la vérité soit déterminée par la majorité, ou bien qu’elle diffère selon les divers équilibres politiques. A ce propos, il faut observer que, s’il n’existe aucune vérité dernière qui guide et oriente l’action politique, les idées et les convictions peuvent être facilement exploitées au profit du pouvoir. Une démocratie sans valeurs se transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois, comme le montre l’histoire[5]. » La démocratie n’est aucunement réductible à un fonctionnement formel (la loi de la majorité arithmétique, par exemple), mais elle suppose chez les citoyens un sens très vif des valeurs fondamentales, non-négociables, qui découlent des exigences de la loi naturelle. Maintenir éveillé ce sens des valeurs fondamentales, sans lesquelles la démocratie se pervertirait, est d’ailleurs une des contributions essentielles de l’Eglise à la vie de la Cité.

« En troisième lieu, face à un laïcisme agressif qui veut exclure les croyants du débat public, l’Eglise fait valoir que les interventions des chrétiens dans la vie publique, sur des sujets qui touchent la loi naturelle (défense des droits des opprimés, justice dans les relations internationales, défense de la vie et de la famille, liberté religieuse et liberté d’éducation…), ne sont pas de soi de nature confessionnelle mais relèvent du souci que chaque citoyen doit avoir pour le bien commun de la société. »

La loi naturelle est comme l’interface entre l’Eglise et la société, le point de contact entre la prédication de l’Eglise et la vie socio-politique, la clé des relations entre l’Eglise et l’Etat. Benoît XVI l’a exprimé avec toute la clarté souhaitable dans un récent discours à l’occasion d’une visite, le 13 décembre 2008, à l’ambassade d’Italie auprès du Saint-Siège : « L’Eglise est bien consciente que ‘la distinction entre ce qui est à César et ce qui est à Dieu (cf. Mt 22, 21), à savoir la distinction entre État et Église appartient à la structure fondamentale du christianisme’ (Deus caritas est, n° 28). L’Eglise non seulement reconnaît et respecte cette distinction, mais elle s’en réjouit comme d’un grand progrès pour l’humanité et d’une condition fondamentale pour sa propre liberté et l’accomplissement de sa mission universelle de salut pour tous les peuples. En même temps, cependant, l’Eglise se sent le devoir, suivant les préceptes de sa doctrine sociale, qui argumente ‘à partir de ce qui est conforme à la nature de tout être humain’ (ibid.), de réveiller dans la société les forces morales et spirituelles en contribuant à ouvrir les volontés aux exigences authentiques du bien. Voilà pourquoi, en rappelant la valeur que certains principes éthiques fondamentaux ont non seulement pour la vie privée mais aussi et surtout pour la vie publique, l’Eglise contribue de fait à garantir et à promouvoir la dignité de la personne et le bien commun de la société et c’est ainsi que se réalise la véritable et juste coopération entre l’Etat et l’Eglise que nous souhaitons. » La promotion de la loi naturelle et la vigilance à l’endroit de ses exigences définit donc le mode de présence de l’Eglise dans la vie d’une société pluraliste.

« En quatrième lieu, face aux menaces d’abus de pouvoir, voire de totalitarisme, que recèle le positivisme juridique et que véhiculent certaines idéologies, l’Eglise rappelle que les lois civiles n’obligent pas en conscience lorsqu’elles sont en contradiction avec la loi naturelle et elle prône la reconnaissance du droit à l’objection de conscience ainsi que le devoir de désobéissance au nom de l’obéissance à une loi plus haute (Cf. Jean-Paul II, Encyclique Evangelium vitae, n° 73-74). La référence à la loi naturelle, loin d’engendrer le conformisme, garantit la liberté personnelle et plaide en faveur des délaissés et de ceux qu’oppriment des structures sociales oublieuses du bien commun. »

Où l’on retrouve la haute figure d’Antigone. La référence à une loi naturelle, supérieure aux lois positives édictées par l’Etat, est la garantie essentielle de la liberté et de la dignité de la personne humaine. En l’absence d’une référence morale objective et universelle et sans la reconnaissance de son ouverture « verticale » à la transcendance, qui relativise sans les abolir les liens « horizontaux », la personne se trouve livrée pieds et poings liés à toutes les dérives totalitaires, spécialement celles qui subordonnent la personne à l’Etat (« pensée unique » ; propagande insidieuse de l’Etat qui impose une « religion séculière » à travers les systèmes d’éducation, y compris dans les Etats dits libéraux ; « lois » liberticides sous couvert de défense des intérêts privés ou sectoriels). C’est donc le bien très précieux de la liberté – une liberté fondée sur la vérité – que l’Eglise défend en plaçant la loi naturelle au fondement de la vie morale, sociale et politique. « La ‘dictature du relativisme’, en dernière instance, n’est rien d’autre qu’une menace pour la liberté humaine, qui ne se développe que dans la générosité et dans la fidélité à la vérité[6]. »

Analyse du document

Introduction

L’introduction (n° 1-11) pose le problème d’une éthique universelle. Elle souligne l’urgence dans le contexte actuel de « la recherche de valeurs éthiques communes » (n° 1) et signale que cette éthique existe déjà, de façon implicite, dans le comportement de beaucoup d’hommes et de femmes de bonne volonté (n° 2). Les chrétiens ne peuvent se désintéresser de cette recherche (n° 3), qui ne peut s’effectuer que dans certaines conditions spirituelles (n° 4). Le document signale alors à la fois l’intérêt et les limites de différentes tentatives contemporaines pour fonder une éthique de ce type : la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, malheureusement fragilisée par les interprétations positivistes (n° 5) ou le projet d’un « éthique mondiale », théorisée, entre autres, par Hans Küng (n° 6). Le pur positivisme juridique constitue une impasse dangereuse car « la politique ne peut s’abstraire de l’éthique ni les lois civiles et l’ordre juridique d’une loi morale supérieure » (n° 7). L’éthique dite « de la discussion », éthique purement formelle, ne permet pas, malgré tout son intérêt, de sortir de l’impasse (n° 8). Dans ce contexte, le document invite « à considérer les ressources que recèle une présentation renouvelée de la doctrine de la loi naturelle », dont il offre une première définition (n° 9). Certes, le concept de loi naturelle rencontre des préjugés défavorables dus à de sérieux malentendus, auxquels le document essayera de répondre (n° 10). Le n° 11 annonce le plan du document.

Chapitre 1

Avant d’être une doctrine pleinement formulée et justifiée au plan philosophique ou théologique, la loi naturelle renvoie à une réalité vécue dans les diverses cultures et déjà réfléchie en elles par des « sages ». « L’idée de la loi morale naturelle assume de nombreux éléments qui sont communs aux grandes sagesses religieuses et philosophiques de l’humanité » (n° 11). Le ch. 1 (« Convergences ») manifeste cette universalité des préceptes de la loi naturelle dans le patrimoine moral de l’humanité. En prenant comme fil conducteur la présence de la règle d’or (« Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse »), le document interroge quelques-unes des traditions de sagesse et des religions du monde afin d’y mettre en lumière l’existence d’un patrimoine moral commun, que certaines sagesses font même découler des exigences inscrites dans la nature en général et la nature humaine en particulier (n° 12). Ainsi sont envisagés l’hindouisme (n° 13), le bouddhisme (n° 14), les sagesses de la Chine (n° 15), les traditions africaines (n° 16) et enfin l’islam (n° 17).

C’est toutefois à la pensée gréco-romaine qu’il revient d’avoir théorisé de façon exemplaire la doctrine de la loi naturelle en mettant en valeur l’existence d’une loi morale fondamentale, antérieure et supérieure aux déterminations des lois positives. Cette loi est inscrite dans une nature humaine appelée à s’insérer harmonieusement dans un cosmos qui est l’œuvre d’une Raison. La raison humaine peut découvrir cette loi et doit s’efforcer d’y conformer les lois civiles (n° 18-20).

Les Pères de l’Eglise (n° 26) ont intégré avec discernement l’enseignement de cette « préparation évangélique » majeure qu’a été la pensée classique gréco-romaine dans la grande tradition biblique qui rend, elle aussi, témoignage à cette loi inscrite par Dieu dans tous les cœurs (n° 22-25). Avec la scolastique médiévale et spécialement saint Thomas d’Aquin la doctrine chrétienne de la loi naturelle, désormais située dans un cadre métaphysique et théologique qui la justifie pleinement, trouve son expression « canonique » (n° 27).

Les « évolutions ultérieures » de la réflexion sur la loi naturelle présentent des aspects positifs (n° 28), mais certaines inflexions doctrinales ou culturelles, comme le développement du volontarisme (n° 29-30) ou la sécularisation (n° 31-32), ont gravement déformé et obscurci la signification de la loi naturelle. Un modèle rationaliste sécularisé de la loi naturelle s’est alors mis en place qui a largement contaminé la théologie morale moderne et qui s’avère être en grande partie responsable de la crise moderne de la notion de loi naturelle (n° 33). Il importe donc grandement aujourd’hui de désolidariser la présentation de la loi naturelle de ce modèle rationaliste. Le ch. 1 se termine par une présentation de l’usage que le Magistère de l’Eglise a fait de la loi naturelle (n° 34) et des enjeux qu’il y discerne aujourd’hui (n° 35).

Chapitre 2

Afin de manifester la pertinence universelle de la loi naturelle, le document adopte une démarche en quelque sorte génétique. Il part de l’expérience morale concrète, commune à tous les hommes, pour en dégager peu à peu le contenu et les exigences implicites. Le ch. 2 (« La perception des valeurs morales communes ») « décrit comment, à partir des données les plus simples de l’expérience morale, la personne humaine saisit de façon immédiate certains biens moraux fondamentaux et formule en conséquence les préceptes de la loi naturelle » (n° 11). Un développement préliminaire souligne le rôle majeur de la société et de la culture dans l’accès des personnes à la reconnaissance des exigences de la loi naturelle (n° 38). Contre le mirage de l’individualisme rationaliste, selon lequel la raison individuelle aurait un accès quasi-immédiat aux normes éthiques, le document rappelle que l’humanisation intégrale de la personne et, en particulier son éducation aux valeurs morales, passe concrètement par son insertion dans une tradition. L’appel intérieur à poursuivre le bien comme tel – exigence biblique s’il en est : « Evite le mal, fais le bien, recherche la paix et poursuis-la » (Ps 34, 14) – est l’expérience fondatrice de la vie morale. A partir d’elle, s’éclairent les concepts fondamentaux du bonheur, du bien et du mal, de l’obligation morale… (n° 39-43). Cette expérience fondatrice se prolonge par un processus au cours duquel le sujet moral prend progressivement conscience des commandements de la loi naturelle. Pour cela, il se met à l’écoute de son être et, par le travail de sa raison, dégage les exigences morales inhérentes aux inclinations fondamentales de sa nature, indissociablement charnelle et spirituelle (n° 44-47). Le document reprend ici, en l’explicitant, la doctrine thomiste des trois grandes inclinations ontologiques qui, convenablement hiérarchisées, structurent la nature humaine : l’inclination à conserver et à développer son existence ; l’inclination à se reproduire pour perpétuer l’espèce ; l’inclination, qui est propre aux êtres spirituels, à connaître la vérité sur Dieu et à vivre en société (n° 46 et n° 48-52). Mais, comme les principes premiers universels qui traduisent ces orientations fondamentales restent à un niveau de généralité très élevé et que l’action morale, elle, prend toujours place dans le concret d’une situation contingente, il appartient à la raison de déterminer les principes plus particuliers qui vont gouverner les choix concrets à faire. La marge d’indétermination entre les principes immuables et leurs applications concrètes rend raison de l’historicité de toute éthique fondée sur la loi naturelle (n° 53-54). En outre, l’élaboration d’une norme d’action adéquate fait entrer en ligne de compte les dispositions morales du sujet et tout spécialement sa vertu de prudence – l’art de prendre les bonnes décisions - qui joue un rôle déterminant dans la rectitude du choix moral (n° 55-59). La loi naturelle n’est donc d’aucune manière un code tout fait de prescriptions intangibles qui s’imposeraient comme de l’extérieur à la personne humaine. Elle est plutôt un principe intérieur permanent et normatif d’inspiration au service de la vie morale concrète de la personne.

Chapitre 3

Si le ch. 2 entendait rester au plus près de l’expérience morale, le ch. 3, par une démarche réflexive, met au jour « les fondements théoriques de la loi naturelle » et tente de justifier rationnellement sa valeur de fondement ultime de l’éthique. Cette théorisation est essentiellement d’ordre philosophique. Cette « justification philosophique de la loi naturelle présente deux niveaux de cohérence et de profondeur » (n° 61) qui, loin de se contredire, se complètent. « L’idée d’une loi naturelle se justifie tout d’abord au plan de l’observation réfléchie des constantes anthropologiques qui caractérisent une humanisation réussie de la personne et une vie sociale harmonieuse » (n° 61). Cela dit, « seule la prise en compte de la dimension métaphysique du réel peut donner à la loi naturelle sa pleine et entière justification philosophique » (n° 62). Elle lui procure le fondement ontologique dont l’éthique ne saurait se passer. En effet, la doctrine de la loi naturelle est intrinsèquement liée à la doctrine de la création. La référence au Logos créateur fonde tout à la fois la présence d’une rationalité immanente à la physis, sa valeur normative pour le sujet moral et la capacité du logos humain participé à en comprendre la signification. Après avoir présenté quelques éléments de réflexion philosophique sur l’articulation complexe mais non conflictuelle entre la personne humaine, sa liberté et sa nature, de manière à écarter le spectre d’un pure hétéronomie de la loi naturelle (n° 64-68), le document explique en quel sens la nature peut et doit « faire loi » en éthique. Pour ce faire, il critique le dualisme foncier d’une certaine pensée moderne qui oppose indûment, comme s’il s’agissait de deux ordres irréductibles, le règne de la nature, moralement insignifiant, et le règne du sujet libre (n° 71-75). En contraste, le document invite à redécouvrir la valeur intégratrice d’une métaphysique de la participation et de la création qui fait droit à la rationalité immanente à la nature et à son actualisation par la raison humaine (n° 69-71 et n° 76-78). Toutefois, la réhabilitation de la valeur éthique de la « nature » ne saurait équivaloir à un quelconque « physicisme » qui méconnaîtrait « la nécessaire intégration des inclinations naturelles dans l’unité de la personne » (n° 79-80), ni à une sacralisation de la nature aux dépends de l’homme, telle que la pratique parfois l’écologie dite radicale (n° 81-82). La doctrine de la loi naturelle suit donc une ligne de crête entre un physicisme qui assujettit la personne à la pure biologie et un rationalisme abstrait qui néglige la signification morale de l’enracinement corporel de la personne humaine.

Chapitre 4

La nécessité de rappeler la dimension éthique de la politique est une des raisons majeures de l’insistance actuelle sur la doctrine de la loi naturelle. Le légitime mouvement d’autonomisation de la sphère politique par rapport à la religion s’est en effet prolongé indûment par une séparation mortifère du politique d’avec la morale. Comment, dans ce cas, soustraire l’ordre politique aux tentations de l’irrationnel, c’est-à-dire la violence et l’arbitraire ? « La loi naturelle apparaît alors comme l’horizon normatif dans lequel est appelé à se mouvoir l’ordre politique. Elle définit l’ensemble des valeurs qui apparaissent comme humanisantes pour une société » (n° 86). Le ch. 4 (« La Loi naturelle et la Cité ») énonce quelques exigences essentielles pour un ordre politique et juridique qui soit juste et conforme à la nature de l’homme. Parmi celles-ci s’imposent la reconnaissance du primat de la personne et celle du rôle structurant du bien commun pour la société (n° 83-85). Le document rappelle alors que la loi naturelle doit être la mesure de l’ordre politique (n° 86-87). Plus précisément, dès que l’on considère les relations de justice entre les hommes, la loi naturelle s’énonce en droit naturel (n° 88-90), dont le droit positif doit s’efforcer de mettre en œuvre les exigences normatives de justice (n° 91-92). Le document propose alors quelques réflexions de fond sur les grandeurs et les limites de l’ordre politique : il ne saurait se constituer en « ordre eschatologique » et prétendre maîtriser « le sens ultime » sans verser dans le totalitarisme, mais il donne le meilleur quand il est compris comme « un ordre temporel et rationnel », fruit du dialogue entre des hommes responsables dont l’intelligence et le cœur restent ouverts à l’appel des biens fondamentaux (n° 93-100).

Chapitre 5

Le ch. 5 témoigne d’un très heureux changement de perspective dans la présentation catholique de la loi naturelle. Il est certes nécessaire d’insister, comme le fait d’ailleurs le document de la CTI, sur la consistance rationnelle de la loi naturelle. Dans la perspective d’un dialogue à l’intérieur d’une société pluraliste, seule cette référence à la lumière naturelle de la raison rend la loi naturelle susceptible de servir de base à un accord sur les valeurs éthiques universelles. Mais la distinction de l’ordre naturel de la raison et de l’ordre surnaturel de la foi n’est pas une séparation. L’Eglise ne saurait dissimuler que la loi naturelle reçoit de Jésus-Christ la plénitude de son sens. A la lumière de la foi, le chrétien reconnaît en Jésus-Christ le Logos éternel qui a présidé avec sagesse à la création, puis au don de la Loi ancienne, et qui, s’étant fait homme, s’est présenté aux hommes comme la Loi vivante (n° 103-109). « En sa personne, Jésus-Christ donne donc à voir une vie humaine exemplaire, pleinement conforme à la loi naturelle. » (n° 105). Par l’Esprit saint, qu’il a répandu sur le monde, Jésus-Christ donne à tous ceux qui le reçoivent d’intérioriser et de mettre en œuvre les exigences de la loi naturelle, qui ne sont pas abolies mais accomplies et transfigurées par la Loi nouvelle de la charité (n° 110-112).

Nova et vetera

En refermant ce document, une question surgit : Quid novi ? En quoi le regard qu’il pose sur la loi naturelle est-il « nouveau », ainsi que le fait miroiter le titre ? En fait, la CTI a pris modèle sur ce « scribe devenu disciple du Royaume des Cieux » qui « est semblable à un propriétaire qui tire de son trésor du neuf et du vieux » (Mt 13, 52). Le vieux, c’est en l’occurrence la doctrine traditionnelle de la loi naturelle, qui plonge ses racines dans la pensée gréco-romaine et a été intégré à l’enseignement commun de l’Eglise. Le neuf, c’est cette même doctrine de la loi naturelle, mais « revisitée », c’est-à-dire actualisée et développée en fonction, d’une part, des questions et des défis que le contexte contemporain adresse à la réflexion éthique et, d’autre part, des acquis du renouveau de la théologie morale après Vatican II. Signalons cinq aspects, parmi d’autres, de cette « nouveauté »

1/ On relèvera sans peine l’attention que la CTI porte à la question écologique. Si elle met en garde contre les dangers qu’une certaine l’écologie radicale fait courir à l’humanisme (n° 81), elle prend acte des heureux changements de perspectives liés au mouvement écologique. D’une part, celui-ci attire l’attention sur la dimension universelle des problèmes liés au respect de l’environnement et constitue par le fait même un appel pressant à une responsabilité et à une éthique universelles (n° 1). D’autre part, il contribue à développer face à la nature une attitude d’écoute, de respect, d’accueil qui tend à remplacer dans les mentalités l’approche technique et dominatrice antérieure. Il est alors tout indiqué de formuler les exigences éthiques de la loi naturelle en termes « d’écologie des valeurs » (no 11) ou « d’écologie intégrale » (no 82).

2/ Le document a voulu intégrer certains acquis essentiels du renouveau que la théologie morale (spécialement d’inspiration thomiste) a connu durant ces dernières décennies. Abandonnant la perspective légaliste et casuistique qui a longtemps prévalu, la morale catholique se présente davantage aujourd’hui comme une réflexion qui préside à la construction du sujet moral en marche vers le bonheur. Dans ce cadre, les vertus, chères aux éthiques d’inspiration aristotélicienne, jouent un rôle déterminant : elles sont comme l’actualisation responsable des dynamismes naturels de la personne tendue vers son accomplissement (n° 55-57). Parmi elles, une place de choix revient à la prudence. Véritable sagesse pratique, cette vertu complexe façonne des hommes capables de prendre les bonnes décisions dans le concret (n° 56 et 58). Cette morale des vertus entraîne aussi une réhabilitation du rôle que les traditions morales jouent dans l’éducation et la formation concrète des personnes.

3/ La CTI a voulu présenter la doctrine de la loi naturelle non pas comme un ensemble a priori de normes toutes faites qui devraient s’imposer uniformément à tous, mais comme un point de référence stable en vue du dialogue éthique que doivent entretenir les personnes qui vivent dans le contexte d’une société pluraliste. En effet, la reconnaissance du caractère progressif de la prise de conscience subjective des exigences de la loi naturelle rend raison de la nécessité d’un dialogue où les interlocuteurs, tout marqués qu’ils soient par leur contexte culturel propre, s’efforcent de rejoindre des consensus éthiques qui ne soient pas de simples compromis mais qui soient fondés sur une certaine vérité morale objective. L’universalité de la loi naturelle rend possible ce dialogue ordonné à la recherche de la vérité de la personne humaine et de son accomplissement éthique. La réhabilitation d’une morale des vertus, qui privilégie l’éducation intégrale de la personne libre et responsable, favorise par ailleurs cette culture du dialogue.

4/ La CTI insiste fortement sur la nécessité de donner à la loi naturelle un fondement métaphysique, qui apparaît intrinsèquement lié à la doctrine de la création. Jean-Paul II avait déjà souligné l’affinité entre loi naturelle et théologie de la création : « Pour de nombreux penseurs contemporains, expliquait-il, les concepts de ‘nature’ et de ‘loi naturelle’ n’apparaissent applicables qu’au seul monde physique et biologique, ou, comme expression des lois de l’univers, à la recherche scientifique et à l’écologie. Malheureusement, dans une telle perspective, il s’avère difficile de saisir la signification de la nature humaine au sens métaphysique, comme celle de loi naturelle dans l’ordre moral. Ce passage à la profondeur de la réalité a certainement été rendu plus difficile, par la perte presque totale du concept de création, un concept qui fait référence à toute la réalité cosmique, mais qui revêt une signification particulière à propos de l’homme[7]. » Le « passage à la profondeur », c’est-à-dire le passage du phénomène à l’être, est caractéristique de la métaphysique telle que l’a envisagée l’encyclique Fides et ratio[8]. Il est indispensable pour qui entend mettre en valeur le « fondement ontologique des valeurs essentielles de la vie humaine[9] ». La justification ultime de la doctrine de la loi naturelle se trouve donc dans une métaphysique, une philosophie de l’être, qui se refuse à opposer la nature à l’esprit mais les fait converger dans l’unité analogique de l’être qui a sa source dernière en Dieu[10].

5/ Enfin, tout en affirmant, dans le respect des distinctions épistémologiques, la valeur proprement rationnelle de la doctrine de la loi naturelle, le document de la CTI est très attentif à l’insérer dans un cadre théologique plus large, christologique et trinitaire, comme en témoigne surtout le ch. 5. Il évite soigneusement les approches séparatistes des rapports entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel, qui ont été parmi les causes de la sécularisation de la loi naturelle et de son déclin culturel. « Je suis convaincu, déclarait Benoît XVI, que ce qui est nécessaire est un sens plus profond de la relation intrinsèque entre l’Evangile et la loi naturelle[11] ». De fait, la loi naturelle et l’Evangile, loin de s’opposer, s’impliquent mutuellement : l’Evangile ne peut être vécu sans que soit honorées les exigences de la loi naturelle et la loi naturelle ne trouve sa vraie mesure qu’intégrée dans la Loi nouvelle de Jésus-Christ.

Fr. Serge-Thomas Bonino, O.P.


ANNEXES

 

Annexe 1 : Extraits des discours des papes aux membres de la Commission théologique internationale

A l’occasion des audiences qu’ils ont accordées chaque année à la CTI lors de ses sessions plénières, les souverains pontifes, Jean-Paul II puis Benoît XVI, ont délivré un enseignement éclairant sur la question de la loi naturelle.

Jean-Paul II (7 octobre 2004) : « Le deuxième thème n’est pas de moindre importance, il s’agit du thème de la loi morale naturelle. Comme vous le savez, j’ai déjà traité de cet argument dans les Lettres encycliques Veritatis splendor et Fides et ratio. La conviction de l’Eglise a toujours été que Dieu a donné à l’homme la capacité de parvenir par la lumière de sa raison à la connaissance de vérités fondamentales sur sa vie et sur son destin, et de manière concrète, sur les normes d’une façon juste d’agir. Souligner devant nos contemporains cette possibilité est d’une grande importance pour le dialogue avec tous les hommes de bonne volonté et pour la coexistence aux niveaux les plus divers sur une base éthique commune. La révélation chrétienne ne rend pas cette recherche inutile, elle engage au contraire à celle-ci en éclairant son chemin par la lumière du Christ, dans lequel tout subsiste (cf. Col 1, 17). »

Benoît XVI (1er décembre 2005) : « [Le thème de la loi morale naturelle] est d’une importance particulière pour comprendre le fondement des droits enracinés dans la nature de la personne et, en tant que tels, découlant de la volonté même de Dieu Créateur. Antérieurs à toute loi positive des Etats, ceux-ci sont universels, inviolables et inaliénables, et doivent donc être reconnus par tous comme tels, en particulier par les Autorités civiles, appelées à en promouvoir et à en garantir le respect. Bien que dans la culture actuelle, le concept de ‘nature humaine’ semble avoir disparu, il demeure le fait que les droits de l’homme ne peuvent être compris sans présupposer que l’homme, dans son être même, est porteur de valeurs et de normes qu’il faut redécouvrir et réaffirmer, et non pas inventer ou imposer de façon subjective et arbitraire. Sur ce point, le dialogue avec le monde laïc est d’une grande importance : il doit apparaître avec évidence que la négation d’un fondement ontologique des valeurs essentielles de la vie humaine tombe inévitablement dans le positivisme et soumet le droit aux courants de pensée dominants dans une société, pervertissant ainsi le droit en un instrument de pouvoir au lieu de subordonner le pouvoir au droit. »

Benoît XVI (5 octobre 2007) : « A l’initiative de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi se sont déroulés, ou sont en train d’être organisés par divers centres universitaires et associations, des symposiums ou des journées d’études dans le but de déterminer des lignes de convergence utiles pour un approfondissement constructif et efficace de la doctrine sur la loi morale naturelle. Cette invitation a jusqu’à présent trouvé un accueil positif et un écho important. C’est donc avec un grand intérêt que l’on attend la contribution de la Commission théologique internationale, qui vise surtout à justifier et à illustrer les fondements d’une éthique universelle, appartenant au grand patrimoine de la sagesse humaine, qui constitue d’une certaine manière une participation de la créature rationnelle à la loi éternelle de Dieu. Il ne s’agit donc pas d’un thème de type exclusivement ou principalement confessionnel, même si la doctrine sur la loi morale naturelle est illuminée et développée en plénitude à la lumière de la Révélation chrétienne et de l’accomplissement de l’homme dans le mystère du Christ.

Le Catéchisme de l’Eglise catholique résume bien le contenu central de la doctrine sur la loi naturelle, en soulignant que celle-ci ‘énonce les préceptes premiers et essentiels qui régissent la vie morale. Elle a pour pivot l’aspiration et la soumission à Dieu, source et juge de tout bien, ainsi que le sens d’autrui comme égal à soi-même. Elle est exposée en ses principaux préceptes dans le Décalogue. Cette loi est dite naturelle non pas en référence à la nature même des êtres irrationnels, mais parce que la raison qui l’édicte appartient en propre à la nature humaine’ (n° 1995). Avec cette doctrine, l’on parvient à deux finalités essentielles : d’une part, on comprend que le contenu éthique de la foi chrétienne ne constitue pas une imposition dictée de l’extérieur à la conscience de l’homme, mais qu’il s’agit d’une norme qui a son fondement dans la nature humaine elle-même ; d’autre part, en partant de la loi naturelle accessible en soi à toute créature rationnelle, on établit avec celle-ci la base pour entrer en dialogue avec tous les hommes de bonne volonté et, de manière plus générale, avec la société civile et séculière.

Mais c’est précisément en raison de l’influence de facteurs d’ordre culturel et idéologique, que la société civile et séculière d’aujourd’hui se trouve dans une situation d’égarement et de confusion : on a perdu l’évidence originelle des fondements de l’être humain et de son action éthique, et la doctrine de la loi morale naturelle s’oppose aux autres conceptions qui en sont la négation directe. Tout cela a des conséquences immenses et graves dans l’ordre civil et social. Chez de nombreux penseurs, semble aujourd’hui dominer une conception positiviste du droit. Selon eux, l’humanité ou la société, ou de fait la majorité des citoyens, devient la source ultime de la loi civile. Le problème qui se pose n’est donc pas la recherche du bien, mais celle du pouvoir, ou plutôt de l’équilibre des pouvoirs. A la racine de cette tendance se trouve le relativisme éthique, dans lequel certains voient même l’une des conditions principales de la démocratie, car le relativisme garantirait la tolérance et le respect réciproque des personnes. Mais s’il en était ainsi, la majorité d’un moment deviendrait la source ultime du droit. L’histoire démontre avec une grande clarté que les majorités peuvent se tromper. La véritable rationalité n’est pas garantie par le consensus d’un grand nombre, mais seulement par la compréhension qu’a la raison humaine de la Raison créatrice et par l’écoute commune de cette Source de notre rationalité.

Lorsque les exigences fondamentales de la dignité de la personne humaine, de sa vie, de l’institution familiale, de la justice, de l’organisation sociale, c’est-à-dire les droits fondamentaux de l’homme, sont en jeu, aucune loi faite par les hommes ne peut renverser la règle écrite par le Créateur dans le cœur de l’homme, sans que la société elle-même ne soit dramatiquement frappée dans ce qui constitue sa base incontournable. La loi naturelle devient ainsi la véritable garantie offerte à chacun pour vivre libre et respecté dans sa dignité et à l’abri de toute manipulation idéologique et de toute décision arbitraire ou d’abus du plus fort. Personne ne peut se soustraite à cet appel. Si, en raison d’un obscurcissement tragique de la conscience collective, le scepticisme et le relativisme éthique parvenaient à effacer les principes fondamentaux de la loi morale naturelle, l’ordre démocratique lui-même serait radicalement blessé dans ses fondements. Contre cet obscurcissement, qui est à la base de la crise de la civilisation humaine, avant même que chrétienne, il faut mobiliser toutes les consciences des hommes de bonne volonté, laïcs ou appartenant à des religions différentes du christianisme, pour qu’ensemble et de manière concrète, ils s’engagent à créer, dans la culture et dans la société civile et politique, les conditions nécessaires pour une pleine conscience de la valeur inaliénable de la loi morale naturelle. C’est en effet du respect de celle-ci que dépend le développement des individus et de la société sur la voie de l’authentique progrès, conformément à la juste raison, qui est une participation à la Raison éternelle de Dieu. »

Benoît XVI (5 décembre 2008) : « Je redis la nécessité et l’urgence, dans le contexte actuel, de créer dans la culture et dans la société civile et politique les conditions indispensables pour une pleine conscience de la valeur inaliénable de la loi morale naturelle. Grâce à l’étude que vous avez entrepris sur ce thème fondamental, il deviendra clair que la loi naturelle constitue la vraie garantie offerte à chacun pour qu’il vive libre et respecté dans sa dignité de personne, et se sente protégé de toute manipulation idéologique et de tout abus de pouvoir perpétré sur la base de la loi du plus fort. Nous savons tous bien que, dans un monde formé par les sciences de la nature, le concept métaphysique de loi naturelle est presque absent, incompréhensible. Il est d’autant plus nécessaire, au regard de son importance fondamentale pour nos sociétés, que soit de nouveau proposé et rendu compréhensible dans le contexte de notre pensée ce concept, à savoir le fait que l’être lui-même porte en soi un message moral et une indication pour les chemins du droit. »

 

Annexe 2 : Extrait de la conférence donnée par le Cal T. Bertone à l’Université de La Havane le 25 février 2008

« Pour certains, la diversité culturelle et celle des normes de comportement conduit inévitablement à nier l’existence d’une norme morale commune et objective. A partir de l’expérience de la diversité, on déduit l’impossibilité de normes morales universellement valables. Le relativisme moral soutient qu’une affirmation éthique serait vraie uniquement dans le contexte d’une culture déterminée. Il n’y aurait donc pas de convictions ni de principes éthiques meilleurs que d’autres, et personne n’aurait le droit de dire ce qui est bien et ce qui est mal.

Les thèses du relativisme culturel et du relativisme éthique ont été renforcée par le développement de la raison moderne, un processus décrit magistralement par le Pape Benoît XVI dans sa leçon à l’Université de Ratisbonne. Pour synthétiser à l’extrême, ce processus a consisté dans la réduction de la raison à une science expérimentale, qui associe la vérification empirique à la formulation mathématique. Ne serait alors rationnel que ce qui est susceptible d’expérimentation et formulable mathématiquement. Toutefois, les grandes questions de l’existence de l’homme, les problèmes de l’éthique et de l’esthétique, la métaphysique, et surtout la question de Dieu, demeurent hors de toute considération, en tant que pré-scientifiques ou a-scientifiques (cf. Discours à l’Université de Ratisbonne, 12 septembre 2006).

Or cette restriction de la raison contemporaine conduit inévitablement sur le plan éthique au subjectivisme de la conscience. Malgré les tentatives de Kant de conserver une morale universelle, après avoir écarté la métaphysique, en affirmant que l’unique connaissance rationnelle possible est celle de la science, il faut confiner la morale à la sphère purement subjective: il ne serait pas possible de parler de normes morales universellement connaissables. Mais alors ‘le sujet décide ce qui lui semble acceptable d’un point de vue religieux, et la ‘conscience’ subjective devient, en définitive, l’unique instance éthique’ (ibid.). La conséquence est claire : de cette manière l’ethos et la religion perdent leur capacité de donner vie à une communauté et deviennent une question totalement personnelle.

Le subjectivisme éthique porté à l’extrême conduit à la situation paradoxale de devoir admettre l’immoralité comme moralement bonne. Etant donné qu’il n’y a pas moyen de déterminer ce qui est bien et ce qui est mal, il faudrait conclure que tous les comportements sont également valables. Le sens commun s’élève contre cette conclusion, à laquelle toutefois l’on parvient nécessairement à partir de ces prémisses.

La logique de ce dynamisme conduit à ce que Benoît XVI a appelé la dictature du relativisme. Cela signifie que, face à l’impossibilité d’établir des normes communes, ayant une valeur universelle pour tous, l’unique critère qui demeure pour déterminer ce qui est bien et ce qui est mal est l’usage de la force, que ce soit celle du vote, celle de la propagande, des armes ou encore de la contrainte. ‘L’on est en train de mettre sur pied une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien comme définitif et qui donne comme mesure ultime uniquement son propre ego et ses désirs’ (Homélie lors de la Missa pro Eligendo Romano Pontifice, 18 avril 2005). A partir de ces présupposés, il résulterait impossible de construire ou de maintenir la vie sociale.

Il existe par conséquent une distinction fondamentale, et c’est de sa reconnaissance que dépend la subsistance même de la communauté humaine. Cette distinction est la ligne de démarcation entre le bien et le mal. Sans cette distinction il ne reste pas d’alternative face au règne de l’arbitraire.

Il est donc nécessaire de renverser l’axiome du relativisme éthique et de postuler avec force l’existence d’un ordre de vérité qui transcende les conditionnements personnels, culturels et historiques et qui possède une validité permanente. Cet ordre est celui que la philosophie appelle ‘loi naturelle’. »


[1] Le lien entre la critique du relativisme éthique et la promotion de la loi naturelle dans la pensée de Benoît XVI a été clairement mis en lumière par le Cal T. Bertone dans sa conférence à l’Université de La Havane le 25 février 2008, dont on trouvera un extrait, infra, en Annexe 2.

[2] Benoît XVI, Discours du 5 octobre 2007 à la Commission théologique internationale, cf. infra.

[3] Commission théologique internationale, « A la recherche d’une éthique universelle : nouveau regard sur la loi naturelle », n° 9.

[4] Cf. La legge morale naturale : problemi e prospettive, Renzo Gerardi. (ed.), Rome, Lateran University Press, 2007.

[5] Jean-Paul II, Encyclique Centesimus annus, n° 46. On trouve une synthèse de l’enseignement du Magistère sur la démocratie, sa nature, sa haute valeur et les dangers qui la menacent, dans le Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, n° 406-416, Paris, 2005, p. 228-234.

[6] Benoît XVI, Réponses aux questions posées par les évêques américains (16 avril 2008), La Documentation catholique 105 (2008), p. 516.

[7] Jean-Paul II, Discours du 27 février 2002 aux participants à la VIIIe assemblée générale de l’Académie pontificale pour la vie, La Documentation catholique 99 (2002), p. 603.

[8] Cf. par exemple, Jean-Paul II, Encyclique Fides et ratio, n° 83 : « Un grand défi qui se présente à nous au terme de ce millénaire est celui de savoir accomplir le passage, aussi nécessaire qu’urgent, du phénomène au fondement. Il n’est pas possible de s’arrêter à la seule expérience ; même quand celle-ci exprime et rend manifeste l’intériorité de l’homme et sa spiritualité, il faut que la réflexion spéculative atteigne la substance spirituelle et le fondement sur lesquels elle repose. Une pensée philosophique qui refuserait toute ouverture métaphysique serait donc radicalement inadéquate pour remplir une fonction de médiation dans l’intelligence de la Révélation. »

[9] Benoît XVI, Discours du 1er décembre 2005 à la Commission théologique internationale, cf. infra.

[10] L’influence de la pensée de saint Thomas d’Aquin (1225-1274) sur le document de la CTI est évidente, comme en témoignent les nombreuses citations et références à l’œuvre du théologien dominicain. Le document actualise de façon homogène l’essentiel de la doctrine thomasienne de la loi naturelle. Il reprend à saint Thomas la fondation proprement métaphysique de la doctrine de la loi naturelle, la définition de la loi naturelle comme participation à la loi éternelle, la doctrine anthropologique des inclinations naturelles, le rôle normatif de la loi naturelle par rapport aux lois positives… Mais le document est attentif à dissocier saint Thomas d’Aquin de la néo-scolastique et il intègre les perspectives du renouveau contemporain de la morale d’inspiration thomiste : l’ouverture à un certain personnalisme, l’attention aux vertus, la réhabilitation de la dimension proprement scripturaire et théologique de la morale... A cet égard, il est intéressant de noter que la référence à saint Thomas d’Aquin ne se limite pas à la partie philosophique mais s’étend au ch. 5, de nature proprement théologique, qui reprend certains aspects de l’enseignement de l’Aquinate sur la Loi nouvelle.

[11] Benoît XVI, Réponses aux questions posées par les évêques américains (16 avril 2008), La Documentation catholique 105 (2008), p. 516.

 

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