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RÉFLEXION DU CARDINAL MOUSSA DAOUD Ier 
À PROPOS DU VOYAGE DU PAPE JEAN PAUL II EN ARMÉNIE

L'histoire de l'Eglise d'Arménie
s'entrelace avec l'histoire de l'Eglise syriaque

Bien des "premières" dans les annales du Saint-Siège ont désormais été signées par Sa Sainteté le Pape Jean-Paul II. Ses multiples voyages apostoliques l'ont amené partout dans le monde. Le quatre-vingt-quinzième voyage du Saint-Père le conduit au Kazakhstan et en Arménie. Et il s'agit encore une fois d'une "première"..., après les "premières" de la Roumanie, de la Géorgie, de la Grèce, de la Syrie et de l'Ukraine. Le voyage en Arménie cependant a un caractère unique, puisque le Pape prend part à Etchmiadzine, capitale religieuse de la nation arménienne et dont le nom signifie "ici est descendu le Fils unique", et à Erevan aux célébrations religieuses et culturelles qui marquent le dix-septième centenaire de la conversion officielle de la nation arménienne à la foi chrétienne. L'Arménie a été le premier peuple dans l'histoire à adhérer en tant que tel au christianisme. Toute son histoire ultérieure, souvent tragique, a été façonnée par cette adhésion au scandale de la Croix, porteuse du fruit de la vie. En témoignent les innombrables "khatchkars", croix-arbres de vie, ciselés avec d'infinies variations dans la pierre, qui parsèment les paysages et les lieux sanctifiés par les martyrs et les moines de l'Arménie.

La tradition, unanimement acceptée, attribue la conversion de la nation arménienne à saint Grégoire dit l'Illuminateur. Il reçut la vision céleste du Fils de l'Homme sous la forme d'une lumière. La tradition arménienne raconte que lors de la fête de la déesse Anahid, Grégoire, refusant de sacrifier aux idoles et déclarant sa foi chrétienne, le roi Tiridate est pris d'une telle colère qu'il le condamne aux plus dures tortures. Ne pouvant faire fléchir sa foi, il le jette dans un puits profond où il reste pendant 14 ans. Ce puits est aujourd'hui encore vénéré à Khor-Virap en Arménie comme un lieu saint par des milliers de pélerins qui y descendent par des escaliers métalliques. Au-dessus de ce puits fut construit un petit sanctuaire et, tout à côté, une église au nom de Saint-Grégoire.

La même tradition ancienne rapporte toujours que le roi ayant fait subir le martyre à des jeunes religieuses romaines, parmi lesquelles Hripsimé et Gayaneh, fut atteint d'une grave maladie. Il reconnut son péché, ordonna de libérer saint Grégoire, et se convertit. Avec lui, il fit baptiser toute sa cour dans les eaux de l'Euphrate. C'est ainsi que l'Arménie devint la première nation à embrasser la foi chrétienne.

A part la célébration de la commémoration du 17 centenaire de la conversion de l'Arménie, et le rappel de l'indicible Epreuve que connut le peuple arménien lors des massacres de 1915, Sa Sainteté se rend dans ce pays pour rencontrer l'Eglise arménienne d'aujourd'hui. La visite avait déjà été décidée il y a deux ans. Le décès du regretté Catholicos Karékine I a retardé le projet. Le programme prévoit la participation du Pape à des célébrations avec l'Eglise orthodoxe, et la présence du Catholicos, Sa Sainteté Karékine II, à la Messe célébrée par le Pape. Tout ceci témoigne des bonnes relations fraternelles entre nos Eglises.

L'Eglise de Rome et l'Eglise apostolique arménienne partagent une même succession apostolique, célèbrent les mêmes sacrements valides, en particulier ceux de l'initiation chrétienne, Baptême, Confirmation et Eucharistie. Depuis Vatican II, où des observateurs de l'Eglise arménienne étaient présents, les liens se sont resserrés par les visites aux papes des Catholicos d'Etch-miadzine et de Cilicie et celles des Patriarches arméniens de Jérusalem et d'Istanbul. Des déclarations communes doctrinales sur le mystère de la personne de Notre Seigneur Jésus-Christ ont été signées. L'Eglise arménienne poursuit de la sorte sa glorieuse tradition d'ouverture oecuménique, dont elle a fait preuve par le passé, en ouvrant entre le XIIème et XIVème siècle avec les byzantins, les latins et les syriens, des dialogues destinés à dépasser les antagonismes entre Eglises et à réconcilier les chrétiens.

Le Pape Jean-Paul II est donc le premier Pape à se rendre en Arménie. Moi aussi, qui ai le privilège de l'accompagner, j'y vais pour la première fois. J'ai pourtant la sensation que je ne visiterai pas un pays inconnu. S'il est vrai que je ne connais pas directement l'Arménie, il est tout aussi  vrai  que  j'ai  connu beaucoup d'Arméniens en Syrie, au Liban, en Egypte, à Rome, et partout où j'ai été dans le monde.

Qui connaît les fils, connaît déjà un peu la mère. De plus, entre chrétiens arméniens et syriaques, il existe un petit air de famille. L'histoire de l'Arménie ne m'est pas tout à fait inconnue, puisque l'histoire de l'Eglise d'Arménie et l'histoire de l'Eglise syrienne s'entrelacent dans plusieurs domaines, linguistique, liturgique, canonique et social.

Edesse, roi et peuple, avant l'Arménie, ont accueilli le christianisme. Edesse cependant n'était pas un Etat, mais une province. De plus, il est bien probable que la foi chrétienne a pénétré en Arménie par Edesse et Antioche. Nous savons très peu de choses sur la période qui a précédé le baptême de l'Arménie. Les Arméniens eux-mêmes attribuent leur première évangélisation aux apôtres Barthélémy et Thaddée. Ce dernier serait mort martyr en Arménie. Cette tradition atteste la conscience d'une pénétration progressive, avant même 301, de la foi chrétienne. Elle se fit à partir de la Cappadoce de culture grecque et d'Edesse de culture syriaque.

Les Arméniens n'ayant pas encore un alphabet propre, ont donc utilisé pendant au moins un siècle les formulaires et les prières liturgiques écrits en syriaque et en grec. Ce n'est que cent ans après la conversion à la foi chrétienne que le moine Saint Mesrob a créé un alphabet arménien (405-406).
En relation continue avec le monde syriaque qui s'étendait de la Cilicie au nord jusqu'au Yemen au sud, et du littoral de la méditerranée à l'ouest jusqu'au pays des Perses à l'est, la liturgie arménienne subit l'influence de la liturgie syriaque. Ce qui fait que les Arméniens, à côté du grec, utilisaient la langue des prières, des lectures évangéliques et des rites syriaques. Une fois qu'ils ont eu leur alphabet propre et qu'une littérature directement écrite en arménien prit son essor, l'Eglise arménienne a traduit les rites et les liturgies, les écrits des Pères grecs et orientaux en général, syriaques en particulier. On peut dire que la naissance de la culture arménienne s'explique par le génie propre de la nation et par son ouverture aux grandes cultures chrétiennes de l'époque patristique.

Les Syriens se vantent donc que leur langue et leur liturgie aient contribué au développement de l'Arménie chrétienne. Mais ils reconnaissent aussi avec gratitude que c'est le peuple arménien si dynamique et sa grande Eglise qui ont conservé et transmis, en les traduisant en arménien, certains écrits des Pères de l'Eglise et des philosophes grecs. L'original syriaque par exemple de certains écrits de Saint Ephrem de Nisible, est perdu, mais la traduction arménienne nous est parvenue. Il en va de même, à titre d'exemple, pour une partie des oeuvres de Philon d'Alexandrie et de saint Irénée de Lyon. Le Diatessaron, évangile concordant de l'ancienne liturgie syriaque, est quasiment perdu dans la langue originale. Mais le commentaire qu'en a fait saint Ephrem subsiste en arménien.
Durant les controverses christologiques des Vème et VIème siècles, Arméniens et Syriens ont opté majoritairement pour le "miaphysisme", peut-être pour affirmer leur identité culturelle face à l'Empire byzantin.

Mais un lien plus récent unit les Eglises arménienne et syriaque. L'Empire ottoman s'est vu confronté à la question de la situation légale des chrétiens en son sein. A la suite de quoi, pour toutes les affaires du statut personnel des chrétiens, il a d'abord reconnu, en 1453, le Patriarche grec orthodoxe de Constantinople comme leur répondant. Après l'annexion de l'Arménie, l'Empire a reconnu officiellement (1461) le Patriarche arménien orthodoxe. Lorsque Salim I à partir de 1516 a conquis la Syrie, la Palestine, l'Egypte et l'Iraq, il y trouve des chrétiens d'autres nations:  Melkites, Syriens, Assyriens, Maronites, Coptes. Il fallait par conséquent un patriarche pour administrer leurs affaires et les représenter devant la Sublime Porte. Comme les Arméniens étaient les plus influents auprès du gouvernement ottoman, le Sultan a décidé de donner ces compétences au Patriarche arménien orthodoxe.

Plus tard, quand plusieurs communautés chrétiennes au sein de l'Empire ottoman décidèrent de restaurer la communion avec Rome, la Sublime Porte, après bien des pressions, leur a concédé la désignation d'un Patriarche catholique, qui fut toujours un arménien (1742). Ainsi la fraction des Syriens devenue catholique, n'ayant pas un Patriarche syrien catholique, était soumise à l'autorité du Patriarche arménien catholique. Ce n'est que beaucoup plus tard que les Syriens, d'abord les orthodoxes, les catholiques ensuite en 1845, obtinrent de la Sublime Porte, des firmans reconnaissant leurs Patriarches respectifs.

Pour clôturer ce grand survol des liens entre les Eglises arménienne et syriaque, il faut ajouter que lors de l'indicible épreuve de 1915, les Arméniens visés par cette campagne homicide, se sont réfugiés chez les Syriaques. Ainsi, lorsque le grand Evêque Maloyan, dont on attend bientôt la béatification, comprit qu'il allait être mis à mort, il confia son éparchie, par une lettre officielle, à l'Evêque syrien catholique de Mardin, Mgr Gabriel Tappouni, devenu plus tard Patriarche de l'Eglise syrienne catholique (1929) et créé Cardinal en 1935.

Hélas, les Syriens et les autres communautés chrétiennes n'ont pas été épargnés non plus par cette terrible épreuve. Accusés de traîtrise et de connivence avec les étrangers, ils ont été conduits en groupes organisés, avec leurs prêtres vers l'autel du martyre. Le sang des Syriens et des Arméniens fut alors mélangé et témoigna de la même foi chrétienne. De leur mort, nous pouvons dire ce que l'Epître aux Hébreux dit du sang du juste Abel:  "Par ce sacrifice, bien que mort, il parle encore" (He. 11,4).

Cardinal Ignace Moussa Ier Daoud
Patriarche émérite d'Antioche des Syriens 
Préfet de la Congrégation pour les Eglises orientales

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