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ART SACRÉ ET CHRISTIANISME

Conférence au Centre Universitaire Méditerranéen

Nice, 19 avril 2001

Paul Card. POUPARD
Président du Conseil Pontifical de la Culture

 

 

1. CÂ’est une joie pour moi de répondre à lÂ’invitation du Cercle BREA et de vous parler dÂ’un thème qui mÂ’est cher, Art sacré et Christianisme. Je me réjouis de vous rencontrer et de vous féliciter dÂ’avoir créé lÂ’Association du Cercle Brea pour sauvegarder et promouvoir le patrimoine sacré du Comté de Nice. Vous avez choisi de vous placer sous le patronage dÂ’un artiste chrétien incomparable, Louis Brea, dont je viens de découvrir quelques Âœuvres majeures sous la conduite éclairée de Monsieur Luc Thévenon, Conservateur en chef du Musée Masséna à Nice, et de Madame Germaine Leclerc, spécialiste des Brea, dont lÂ’ouvrage admirable illustré par les photographies lumineuses quÂ’avec son mari Pierre Leclerc elle a publié chez Mame, mÂ’a permis de découvrir un peintre hors du commun, remarquable par lÂ’intériorité lumineuse de ses visages rayonnants de clarté spirituelle.

Son Âœuvre foisonnante de beaux polyptyques dans les régions de Nice et de Genova illustre éloquemment la titulature de votre association Nice–Terre Sainte. Foi. Culture. Art Sacré.

Le 4 avril 1999, le Saint-Père me faisait lÂ’honneur de présenter dans la Salle de Presse du Saint-Siège sa magnifique Lettre aux artistes, dans laquelle il écrit : « Je fais spécialement appel à vous, artistes chrétiens : à chacun, je voudrais rappeler que lÂ’alliance établie depuis toujours entre lÂ’Évangile et lÂ’art implique, au-delà des nécessités fonctionnelles, lÂ’invitation à pénétrer avec une intuition créatrice dans le mystère du Dieu incarné, et en même temps dans le mystère de lÂ’homme. »[1] Nous sommes donc invités, à la suite des artistes chrétiens, à porter notre regard sur le mystère du Christ, révélation de Dieu le Père et de lÂ’homme tout à la fois, par la grâce de lumière de lÂ’Esprit-Saint.

2. Avec lÂ’Incarnation, Dieu prend un visage dÂ’homme. Dans lÂ’Ancien Testament, il était interdit par la loi de représenter Dieu à lÂ’aide dÂ’une « image taillée ou fondue » (Dt 27,15), car Dieu est immatériel, incorporel, donc invisible et inexprimable. Toutefois, « quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils, né dÂ’une femme » (Gal 4,4). Se faisant homme en Jésus-Christ, Dieu introduit dans lÂ’histoire de lÂ’humanité toute la richesse évangélique de la vérité et du bien, et, en elle, révèle aussi une nouvelle dimension de la beauté.[2]

Le message de lÂ’Incarnation trouve non seulement son expression dans la théologie écrite des Pères de lÂ’Église et des Maîtres du moyen-âge, mais il se poursuit aussi, au cours des siècles, à travers les Âœuvres dont des générations dÂ’artistes chrétiens ont parsemé lÂ’Europe de beauté. En tout chef dÂ’Âœuvre de lÂ’art sacré, la théologie du Verbe fait chair trouve une forme de langage qui dit la même vérité. Le beau parle de Dieu autant que le vrai. Les métaphysiciens disent que lÂ’un et lÂ’autre sont convertibles avec lÂ’être. Ainsi, le Christ qui se présente dans son Évangile comme « la Voie, la Vérité et la Vie », apparaît à qui le contemple comme la Révélation de la Beauté elle-même. En effet, la plénitude du mystère qui lÂ’habite, exprimée à la Crèche comme au Thabor, au Jardin des Oliviers ou sur la Croix, au matin de Pâques et à lÂ’Ascension, est dÂ’une richesse tellement inépuisable que les siècles dÂ’histoire de lÂ’art ne peuvent en épuiser le sens. LÂ’art chrétien nÂ’est pas seulement un style : il est évocation du mystère où le langage de la beauté se fait chemin de foi pour le croyant qui contemple les retables de Louis Brea et en découvre les thèmes, ceux-là mêmes de lÂ’histoire du salut, Dieu sur la terre des hommes, des anges et des hommes, la Mère et le Fils, et des saints au milieu des images de la terre.

3. CÂ’est à la Sainte Écriture longuement méditée que lÂ’artiste chrétien puise son inspiration. Il y découvre, comme aimait à le dire Claudel, « un immense vocabulaire ». A la lumière de lÂ’Évangile, lÂ’Ancien Testament lui-même devient un « atlas iconographique » où les récits de la Création, du déluge, de la traversée de la Mer rouge, de Moïse au Buisson ardent, de tous ces héros bibliques, Job ou Judith, Daniel ou le prophète Élie, ont provoqué lÂ’imagination de peintres, de musiciens, de poètes, dÂ’auteurs de théâtre ou, plus récemment, de cinéma. CÂ’est que tous ces personnages parlent de lÂ’homme, portent en eux quelque chose de lÂ’humanité, et expriment aussi, selon lÂ’expression des modernes, lÂ’angoisse de la condition humaine. Devant la tentation de la révolte face à la souffrance, la figure de Job continue dÂ’apporter force et espérance, non seulement à la lecture de son Livre, mais aussi dans les Âœuvres dÂ’art qui sÂ’en font lÂ’écho, tel, par exemple, lÂ’Oratorio de Giacomo Carissimi.

Ainsi, par et dans lÂ’art sacré la Parole biblique se fait icône, musique, poésie, pour dire la même vérité aux hommes, mais selon une autre forme dÂ’expression. Il y a un langage de la beauté. Celle-ci dit plus que le vrai ou le bien. Dire dÂ’un être quÂ’il est beau, nÂ’est pas seulement lui reconnaître une intelligibilité qui le rend connaissable. CÂ’est en même temps dire quÂ’en spécifiant notre connaissance, il nous attire, voire nous captive. Une réalité belle possède en elle-même un rayonnement capable de susciter lÂ’émerveillement, et le désir dÂ’une vision et dÂ’un ravissement permanent dans la contemplation de la réalité. SÂ’il exprime un certain pouvoir dÂ’attraction, plus encore, peut-être, le beau dit la réalité elle-même dans la perfection de sa forme. Il en est comme lÂ’épiphanie. Il la manifeste en exprimant sa clarté interne comme le visage transfiguré de Marie Madeleine en lÂ’église de Lucéram où le génie de Brea nous lÂ’a peinte rayonnante dÂ’une clarté antérieure à toute faute. Si le bien dit le désirable, le beau dit plus encore la splendeur et la lumière dÂ’une perfection qui se manifeste, comme la Vierge de tendresse du même retable de sainte Marguerite.

Voici pourquoi la beauté est une voie royale pour conduire à Dieu. En nous suggérant qui il est, elle suscite en nous le désir de le posséder dans le repos de la contemplation, non seulement parce que Lui seul peut combler nos intelligences et nos cÂœurs, mais parce quÂ’il contient en lui-même la perfection de lÂ’être, source harmonieuse et intarissable de clarté et de lumière. « Tu nous a faits pour Toi, Seigneur, et notre cÂœur est inquiet tant quÂ’il ne repose en Toi » (St. Augustin, Confessions, 1,1).

4. Certes, il existe un abîme entre la beauté ineffable de Dieu et ses vestiges dans la création. LÂ’artiste chrétien porte toujours en lui-même ce vertige de lÂ’inadéquation de son Âœuvre par rapport au mystère indicible quÂ’elle exprime, comme la Pietà de Cimiez où tout éclat sÂ’éteint, devant lÂ’or du Ciel, barré par la traverse de la Croix. Ce qui lÂ’introduit dans lÂ’humilité. Mais il persévère dans son art, car la Bible lui enseigne que le Dieu de Beauté se dit à travers les Âœuvres dont il est la source : « La grandeur et la beauté des créatures font, par analogie, contempler leur Auteur » (Sg 13,5). La création est invitation constante à la contemplation du Dieu de beauté. Dieu lui-même sÂ’émerveilla dÂ’avoir créé le monde : après avoir créé le ciel et la terre, les astres et toute lÂ’Âœuvre de ses mains, il « vit que tout cela était beau » (Kalos en grec). St Augustin nous invite à partager cet émerveillement : « Interroge la beauté de la terre, interroge la beauté de la mer, interroge la beauté de l'air qui se dilate et se diffuse, interroge la beauté du ciel... interroge toutes ces réalités. Toutes te répondent : Vois, nous sommes belles. Leur beauté est une profession (confessio). Ces beautés sujettes au changement, qui les a faites sinon le Beau (Pulcher), non sujet au changement ? » (Serm. 241,2).

Ainsi, toutes les créatures portent une certaine similitude de Dieu, et spécialement, parmi elles, lÂ’homme créé à son image et à sa ressemblance, qui par son âme spirituelle porte en lui un « germe dÂ’éternité irréductible à la seule matière » (Vatican II, Gaudium et spes 18). Certes, lÂ’image a été altérée par le premier péché, mais elle a été restaurée dans sa beauté originelle par le mystère de lÂ’Incarnation et de la Rédemption (cf. GS 22). à la beauté de lÂ’Âœuvre de la création ternie par la faute originelle, Dieu ajoute celle de la Grâce, mystère de Recréation et de Gloire. Sans cesse dans lÂ’action de grâce, les chrétiens que nous sommes louent le Christ qui nous a redonné vie et se laissent illuminer de lÂ’intérieur par le don glorieux qui nous est fait. Nos yeux avides de beauté sont attirés par le Nouvel Adam, le Verbe de Dieu, véritable icône du Père éternel, « resplendissement de Sa gloire » et « effigie de Sa substance » (He 1,3). Aux « cÂœurs purs » à qui il est promis de voir Dieu face à face, le Christ donne déjà dÂ’entrevoir la lumière de la gloire au cÂœur même de la nuit de la foi.

5. Mais quÂ’est-ce que la beauté ? Face au soupçon contemporain sur la pertinence du concept de beauté, il est bon de nous reposer la question. QuÂ’est-ce que la beauté ? LÂ’interrogation remonte à lÂ’origine des temps, comme si lÂ’homme recherchait désespérément, depuis la chute originelle, ce monde de beauté dans lequel Dieu avait pris un peu de glaise pour lui façonner un corps. LÂ’interrogation traverse lÂ’histoire sous de multiples formes, et la profusion dÂ’une multitude dÂ’Âœuvres en toutes les civilisations, ne parvient pas en épuiser le sens.

Si la beauté est, nous lÂ’avons dit, la splendeur de la vérité, alors notre interrogation sur la beauté rejoint celle de Pilate sur la vérité : « QuÂ’est-ce que la vérité ? ». Ainsi, la réponse se fait identique : Jésus lui-même est Beauté. Le sommet, lÂ’archétype de la beauté se manifeste dans le visage du Fils de lÂ’homme. Jésus est le chemin qui conduit à la vérité qui donne vie, et se manifeste du Thabor à la Croix pour éclairer lÂ’homme sur le mystère du Dieu dÂ’amour et de la condition humaine. La beauté du Christ dévoile la beauté de Dieu, mais aussi la beauté de lÂ’homme. Et cÂ’est pourquoi St Augustin sÂ’écrie : « Trop tard je tÂ’ai aimée, Beauté si ancienne et si nouvelle, trop tard je tÂ’ai aimée ! ».

Jésus nÂ’est pas un chemin parmi dÂ’autres, une vérité parmi dÂ’autres. Il ne propose pas une vie parmi dÂ’autres, il est Le Chemin, La Vérité, La Vie. De même, il est La Beauté, splendeur de La Vérité. Il est à la source de toute beauté, parce quÂ’il est le Verbe de Dieu, la manifestation du Père. À travers lui, la Beauté éternelle se fait chair pour prendre les traits de lÂ’homme. Si le Verbe est lÂ’expression du Père, il est lui-même la Beauté du Père, et de ce face à face éternel naît la louange incréée de lÂ’Esprit-Saint. CÂ’est de cette louange divine et éternelle que participe la nôtre, en attendant de sÂ’épanouir dans le ciel des anges et des saints, avec la Vierge de lÂ’Adoration de lÂ’enfant de Louis Brea, avec son doux visage recueilli, sa tête inclinée et les mains délicatement jointes devant cet enfant quÂ’elle a porté en son sein et qui est le Fils de Dieu.

6. Si la beauté du visage du Christ conduit à sa Source divine, elle invite lÂ’homme à lÂ’exprimer par la beauté de ses Âœuvres. « LÂ’art, au-delà de la recherche des nécessités vitales communes à toutes les créatures vivantes, est une surabondance gratuite de la richesse intérieure de lÂ’être humain » (Catéchisme de lÂ’Église Catholique, n. 2501). Cet art devient sacré lorsquÂ’il « évoque et glorifie, dans la foi et lÂ’adoration, le mystère transcendant de Dieu, Beauté suréminente Invisible de Vérité et dÂ’Amour, apparue dans le Christ » (n. 2502). LÂ’artiste chrétien devient ainsi le témoin, et son Âœuvre, le vecteur de cette beauté spirituelle. En faisant Âœuvre de beauté, il fait Âœuvre de vérité, et son art peut porter à lÂ’adoration, à la prière et à lÂ’amour du Dieu créateur et sauveur, saint et sanctificateur, comme les chefs dÂ’Âœuvre de Louis Brea, tout pénétrés dÂ’une lumière intérieure émanant dÂ’une foi très profonde.

Mais lÂ’artiste nÂ’a pas de droits sur la beauté, qui est splendeur et rayonnement. Seule sa source la contient en totalité. La beauté ne sÂ’emprisonne pas ni ne se retient comme un capital. Elle nÂ’est la propriété de personne et se donne à tous. LÂ’artiste sÂ’en fait humblement le serviteur, comme le diamant qui diffuse le rayonnement de la lumière, sans retenir à lui, mais en révélant ses diverses facettes comme les multiples couleurs de lÂ’unique lumière. Ainsi, lÂ’art sacré conduit le chrétien à la source même de sa foi.

Ce serait se fourvoyer que de prétendre conquérir la beauté, lui imposer ses propres canons. Affaire de culture, certes, qui ne se dénude pas effrontément à tous les regards, elle est respectueuse de lÂ’homme et de son histoire et se traduit en harmonie avec sa vie dans ce quÂ’elle a de grand et de beau. LÂ’artiste ne peut faire nÂ’importe quoi avec la Beauté qui se révèle. Il se sait serviteur du mystère, et par la médiation de son Âœuvre, il laisse la liberté du Christ rencontrer la liberté de cet autre que nous sommes. Cet autre nÂ’est pas toujours capable de donner le nom du Christ à la beauté quÂ’il contemple à travers une mélodie grégorienne, le Portail de Notre-Dame ou les retables de Louis Brea. Parce que la beauté du Christ se donne dans lÂ’amour et se reflète par amour, cÂ’est librement quÂ’elle déploie ses rayons vers celui qui ouvre les yeux de lÂ’âme avec un regard purifié. La béatitude des cÂœurs purs est la béatitude de lÂ’artiste chrétien. Sa vertu est lÂ’humilité. Le plus beau chant des hommes nÂ’a-t-il pas jailli du cÂœur de lÂ’humble Fille de Nazareth, la Vierge Immaculée, la Mer de Cristal de lÂ’Apocalypse ?

7. LÂ’artiste chrétien est donc dÂ’abord homme de prière. Il sÂ’abandonne au souffle de lÂ’Esprit pour que celui-ci lÂ’inspire à donner forme à une icône qui soit image de Dieu, à donner sens à un geste qui soit signe de lÂ’action divine, à créer une harmonie de sons ou de couleurs qui invitent à élever lÂ’esprit pour lÂ’introduire dans un monde de douceur et de paix. Que ce soit le chant, la célébration des mystères, une icône ou une peinture, lÂ’Âœuvre quÂ’il réalise est toujours relative à Celui quÂ’elle signifie. Elle perd de sa beauté si elle devient une fin en elle-même et pour elle-même. Car elle perd alors de sa substance ; elle se vide de la présence de Dieu ; elle nÂ’est plus quÂ’Âœuvre humaine, peut-être très belle, mais vidée de son sens plénier.

Homme de prière, lÂ’artiste chrétien demeure, à travers les siècles, témoin par son Âœuvre : je songe aux cathédrales de notre France, aux merveilleuses petites églises de pierre du Liban, à tous ces monastères qui ont tissé lÂ’Europe, aux calvaires de lÂ’Auvergne ou de Bretagne, aux fresques de Giotto, Cimabue ou Michel-Ange, aux icônes dÂ’Alep ou de Russie ! Autant dÂ’Âœuvres si variées et si belles, vecteurs opérants de la beauté de Dieu et de son mystère qui, dans les siècles et les cultures, parlent de Dieu et de lÂ’homme et nous grandit. LÂ’art sacré fait Âœuvre de beauté, et, par là, fait Âœuvre de vérité. Il indique, à celui qui veut bien lÂ’accueillir dans la foi, le mystère du Christ dans sa plénitude du temps et de lÂ’espace.

8. Les lieux de lÂ’art sont multiples car la beauté se dit de bien des manières. Si la beauté est splendeur de la vérité, elle lÂ’exprime dans un certain dévoilement, autre que celui des discours et des livres. Face à lÂ’immense soupçon qui envahit nos contemporains devant lÂ’enseignement de la vérité, il est, nous lÂ’avons dit, un autre langage qui y conduit : celui de la beauté. Si jÂ’éprouve comme vous la difficulté quÂ’a lÂ’Église à témoigner aujourdÂ’hui par la vérité, je fais souvent, à Rome comme partout dans le vaste monde que je parcours pour mon ministère, lÂ’expérience concrète que le langage de la beauté parle à nos contemporains. Dans les merveilleuses architectures des sanctuaires, doivent se déployer de belles liturgies : belle par les hymnes et les chants ; belle par les vêtures et les gestes ; belle par la Parole entendue parce que bien proclamée ; belle parce que signifiante du monde de beauté quÂ’elle célèbre et quÂ’elle anticipe. Parce que le sacré sÂ’exprime dans la beauté, lÂ’Église fait le choix de la beauté.

Mais ce qui fait la beauté de la liturgie, ce nÂ’est pas tant la parfaite coordination des gestes et des attitudes, le parfait agencement des voix ou lÂ’harmonie du chÂœur, cÂ’est lÂ’inspiration de la vision intérieure partagée par tous les acteurs de lÂ’action sacrée. Cette source commune peut jaillir dans la mesure où le chantre, le liturge, se fond, sÂ’efface en quelque sorte pour devenir transparent de la lumière quÂ’il veut refléter. La beauté de la liturgie nÂ’est autre que le discret et humble reflet de la Beauté de Dieu. Elle a ses exigences, et la première est lÂ’humilité du croyant. « Me voici, Seigneur, pour faire ta volonté. » La liturgie nÂ’est jamais la liturgie dÂ’un homme, ou dÂ’une communauté : elle est liturgie de lÂ’Église, Corps du Christ tout entier, et par là même, elle est la liturgie du Christ Grand Prêtre qui, sans cesse tourné vers le Père, lui présente le visage orant de ses frères.

La beauté de la liturgie, comme celle de lÂ’art chrétien, tire sa substance de sa finalité : la louange du Créateur à lÂ’image duquel nous sommes façonnés. Suivant les époques et les cultures, cet art peut évoquer davantage la toute-puissance que la tendresse, la Gloire que lÂ’humilité dÂ’un Dieu qui se fait homme, mais cÂ’est toujours le même Dieu invisible, rendu visible à nos yeux à travers le visage de son Christ. Or, cÂ’est lÂ’évangile qui nous présente le visage, le regard, lÂ’attitude du « plus beau des enfants des hommes » (Ps 45,3). Il ne sÂ’agit pas dÂ’inventer ni même dÂ’imaginer quelque chose à représenter, mais de reproduire lÂ’extraordinaire richesse de lÂ’unique visage du Christ. CÂ’est le même « Verbe fait chair » qui se présente à nous à la Crèche, au Thabor et sur le Golgotha. CÂ’est lui toujours qui manifeste tant de joie à voir les enfants venir à lui et, en même temps, verse des larmes à la nouvelle de la mort de son ami Lazare. CÂ’est lui qui, encore enfant, parle avec autorité aux Docteurs du Temple et, en même temps, sÂ’adresse à la pécheresse en lui disant : « Moi aussi, je tÂ’ai pardonné. » Tous ces visages du Christ que nous montre lÂ’Évangile, sont lÂ’unique visage du « Verbe fait chair », la même expression de la Présence de Dieu au milieu des hommes. CÂ’est le même mystère qui sÂ’exprime différemment, non parce que Dieu serait complexe, mais parce que lÂ’homme, lui, est complexe ! Je reviens du Liban où, jour après jour, jÂ’ai participé à une liturgie catholique chaque matin différente, maronite, syriaque, arménienne, chaldéenne, grecque, toutes empreintes de beauté grave et recueillie, porteuse de prière.

9. Nous le savons : des incroyants et des agnostiques, comme les croyants, peuvent communier à la beauté des Âœuvres inspirées de lÂ’évangile du Christ. Combien de critiques dÂ’art, qui ne se donnent pas pour des hommes de foi, se sont nourris, inconsciemment peut-être, des mystères de lÂ’Incarnation ou de la Résurrection exprimés dans une Visitation de Fra Angelico, un Christ de Vélasquez, un retable de Louis Brea ? à travers la beauté du Christ se réalise un authentique et mystérieux partage entre croyants et incroyants. Certes, la contemplation seule du Christ-Beauté ne suffit pas car cÂ’est sa personne quÂ’il sÂ’agit de rejoindre dans la plénitude de la révélation, mais elle est un chemin qui y dispose. Laissons à la grâce le mystère dÂ’accomplir cette rencontre. Ce qui nous est demandé, cÂ’est de vivre du mystère de la beauté du Christ, selon la lumière qui en émane, et pour ce faire, emprunter le même chemin que le sien, lui qui est Le Chemin, le chemin de la vérité, qui conduit à la vie.

10. CÂ’est dire que cette Beauté, bien loin de lÂ’esthétisme, en écarte le piège. Nous le savons, Faust nous le rappelle, il y a aussi la beauté du Diable, du repliement sur soi, de lÂ’orgueil qui se fait séduction pour retenir à soi, de lÂ’exaltation du moi dans le mépris de lÂ’autre qui nÂ’est là que pour affermir ma volonté de puissance. CÂ’est la tentation nietzschéenne de lÂ’esthétisme. CÂ’est la séduction de Gide ou de Camus. CÂ’est le drame de lÂ’homme exprimé par Dostoïevski dans les frères Karamazov. CÂ’est la prière agnostique de Renan devant lÂ’Acropole, ou dÂ’Aragon dans le livre dÂ’or de Baalbek.

Nous professons un Évangile de la beauté, mais quelle beauté ? Comme toute lÂ’Âœuvre de Dieu sortie belle et bonne de lÂ’amour créateur, la beauté gémit elle aussi depuis le premier péché dans les douleurs de lÂ’enfantement. CÂ’est désormais dans la nouvelle Alliance de Jésus, Fils de Dieu et Fils de Marie, quÂ’elle resplendit. Le Christ, élevé sur la Croix, attire tous les hommes et les purifie par le sang de son côté blessé, source de grâces des sacrements de lÂ’Église, alors que les fleurs captieuses du mal nous fascinent. « Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de lÂ’abîme, ô Beauté ? », sÂ’interroge Baudelaire. Et Dimitri Karamazov confie à son frère Aliocha : « La Beauté est une chose terrible. Elle est la lutte de Dieu et de Satan, et le champ de bataille, cÂ’est mon cÂœur ». Si la beauté est lÂ’image du Dieu créateur, elle est aussi fille dÂ’Adam et Ève et à leur suite pécheresse. LÂ’homme orgueilleux risque de se prendre pour Dieu en se laissant prendre au piège de la beauté prise pour elle-même, lÂ’icône devenue idole, le moyen qui engloutit la fin.

Nous avons sans cesse à revenir à la Beauté du Christ crucifié ressuscité pour évacuer le piège de lÂ’esthétisme dans lÂ’art. Les mosaïques bucoliques de Pompéi, ou lÂ’embarquement de Watteau pour Cythère ne sont que scènes charmantes. La beauté des liturgies chrétiennes, les vêtures, le parfum de lÂ’encens, le charme des officiants, lÂ’éclat du culte peuvent engluer le regard si le cÂœur nÂ’est pas blessé par la Beauté du Serviteur souffrant dont le chemin de Croix sera toujours la voie royale de lÂ’humanisme chrétien, du dénuement de la crèche, par la détresse de la passion, vers la gloire de la Résurrection.

Dans sa réflexion chrétienne sur « LÂ’ère de la Communication » (Le Centurion, 1987), Pierre Babin consacre tout un chapitre à la voie de la beauté (pp. 111-148). Pour lui, lÂ’appel de la beauté retentit sourdement dans la génération de lÂ’audiovisuel. LÂ’éducation de la sensibilité religieuse à la beauté constituera une des tâches les plus importantes de la formation. Car la Beauté nÂ’est pas lÂ’esthétisme des formes les plus harmonieuses, mais une certaine plénitude de lÂ’humain, reflet du divin. Bien plus, le Dieu caché se révèle à nous à travers une beauté cachée, la Sainte face du Crucifié, comme vient de le montrer lÂ’admirable exposition Le Dieu caché, à la Villa Médicis, à Rome.

11. Il nous faut au seuil du nouveau millénaire, redécouvrir le cÂœur du message chrétien et, pour cela, le langage de la foi. A nous de mettre tout en Âœuvre pour que sÂ’instaure dans la culture des hommes de notre temps, un nouvel humanisme. Certes, celui-ci revêtira de multiples formes, mais lÂ’espace de la beauté y est en son centre. Pour retrouver le langage de lÂ’art sacré, nous avons à redécouvrir le message chrétien. Si le langage de la vérité est difficile à recevoir, celui de la beauté sÂ’offre comme une voie apaisante et pacifiante.

Dans le silence de la contemplation de lÂ’Âœuvre dÂ’art, le chrétien nourri de lÂ’Évangile peut percevoir, comme lÂ’a fait lÂ’artiste dans son acte créateur, la perfection fulgurante de la beauté de lÂ’Indicible. LÂ’Âœuvre, quelque réussie quÂ’elle soit, nÂ’est quÂ’une lueur de la splendeur qui a illuminé lÂ’artiste pendant quelques instants, mais elle y conduit, laissant à chacun la liberté dÂ’emprunter ce chemin, dÂ’écouter le langage des métaphores. La clé de ce langage est donnée dans lÂ’évangile, reçue avec la foi du baptême, et cÂ’est dans la rencontre personnelle avec Dieu en Jésus-Christ que sÂ’apprend quotidiennement lÂ’alphabet de lÂ’art sacré, ce qui donne sens aux Âœuvres dÂ’art, le mystère du Dieu incarné qui sÂ’est fait homme dans le sein de la Vierge Marie, comme nous le montre le panneau central du retable de la Vierge du Rosaire de Brea à Taggia qui nous offre, par delà le tableau classique de dévotion mariale, une vision mystique de lÂ’histoire sacrée.

St François dÂ’Assise, après avoir reçu sur le mont de lÂ’Alverne les stigmates du Christ, sÂ’écriait : « Tu es beautéÂ… tu es beauté ! ». Saint Bonaventure commente : « Il contemplait dans les belles choses le Très Beau et, en suivant les traces imprimées dans les créatures, il poursuivait le Bien-aimé ».

Tel est, chers amis, le lien intrinsèque entre lÂ’art sacré et le christianisme que vous mÂ’avez donné le privilège dÂ’évoquer dans le sillage de Louis Brea, à lÂ’aube du IIIè Millénaire.

 

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[English]
What is beauty? – asks Cardinal Paul Poupard in his conference on Sacred Art and Christianity
. With the incarnation, God has taken on the form of man. Certainly, there is an abyss between the ineffable beauty of God and its vestiges in creation. As the beauty of Christ leads to the divine source of this beauty, at the same time it invites man to express himself through the beauty of the works of his hands. Thus, the Christian artist becomes a witness, through his works, of divine beauty.

[Italiano]
CosÂ’è la bellezza? – si domanda il Cardinale Paul
Poupard nel suo intervento su Arte sacra e Cristianesimo. Con lÂ’incarnazione, Dio prende forma di uomo. Certamente, esiste un abisso tra la bellezza ineffabile di Dio e i suoi vestigi nella creazione. Giacché la bellezza di Cristo conduce alla fonte divina di questa, nello stesso tempo invita lÂ’uomo ad esprimersi attraverso la bellezza delle opere delle sue mani. Pertanto, lÂ’artista cristiano diventa testimone, attraverso le sue opere, della bellezza divina.

[Español]
Qué es la belleza? – se pregunta el Cardenal Paul
Poupard en su intervención al abordar el tema Arte Sagrado y Cristianismo. Con la Encarnación, Dios asume la forma de hombre. Ciertamente existe un abismo entre la belleza inefable de Dios y sus huellas en la creación. Ya que la belleza de Cristo conduce a la fuente divina de esta, al mismo tiempo invita al hombre a expresarse por medio de las bellezas surgidas por la obra de sus manos. Por tanto, el artista cristiano se convierte en testigo a través de sus obras, de la belleza divina.

 

 

 


[1]  Jean-Paul II, Lettre aux artistes, 4 avril 1999, n. 14.

[2]  Cf. ibid, n. 5


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