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CONSEIL PONTIFICAL « JUSTICE ET PAIX »

POUR UNE MEILLEURE
R
ÉPARTITION DE LA TERRE

Le défi de la réforme agraire

LIBRERIA EDITRICE VATICANA
00120 CITTÀ DEL VATICANO

PRÉSENTATION

Le présent document, « Pour une meilleure répartition de la terre. Le défi de la réforme agraire », entend solliciter, à tous les niveaux, une forte prise de conscience des graves problèmes humains, sociaux et éthiques, que soulève le phénomène de la concentration des terres et de leur appropriation indue.

Il s'agit de problèmes qui atteignent des millions d'êtres humains dans leur dignité et privent notre monde de la possibilité de la paix.

Face à tant de situations inacceptables d'injustice, le Conseil Pontifical Justice et Paix offre un document de réflexion susceptible d'orienter le chemin. Il répond ainsi à une double requête: celle des pauvres et celle des pasteurs qui réclament une parole évangélique forte devant des situations scandaleuses, présentes dans presque tous les continents, à propos de la propriété et l'usage de la terre.

Le Conseil Pontifical, puisant dans le riche patrimoine de sagesse accumulé par la doctrine sociale de l'Eglise, a estimé qu'il était de son devoir d'interpeller toutes les personnes concernées, en particulier les responsables politiques et économiques, pour qu'elles entreprennent des réformes appropriées dans le domaine agraire, en faveur de la croissance et du développement.

Il ne faut pas laisser passer le temps. Le Grand Jubilé de l'An 2000, convoqué par le Pape Jean-Paul II pour commémorer l'Unique Sauveur Jésus-Christ, est un appel fort à la conversion et à l'engagement, y compris sur le plan social et politique. Il est temps de rétablir le droit des pauvres et des marginalisés à jouir de la terre et de ses bienfaits, qui sont un don du Seigneur à tous et à chacun de ses enfants.

AVANT-PROPOS

1. Le modèle de développement des sociétés industrielles est capable de produire d'énormes quantités de richesse, mais il manifeste de graves insuffisances lorsqu'il s'agit d'en répartir équitablement les fruits et de favoriser la croissance des zones les plus en retard.

Les économies développées n'échappent pas à cette contradiction, mais c'est au sein des économies en voie de développement que la gravité de cette situation atteint des dimensions dramatiques.

Ce phénomène se manifeste par la persistance de l'appropriation indue et de la concentration de la terre, c'est-à-dire du bien qui, étant donné le caractère agricole prédominant dans l'économie des pays en voie de développement, constitue à la fois le travail, le facteur fondamental de production et la principale source de richesse nationale.

Cet état de choses est souvent une des causes les plus importantes des situations de faim et de misère et constitue une négation concrète du principe dérivant de l'origine et de la fraternité communes en Dieu (cf. Ep 4, 6), à savoir que tous les êtres humains sont nés égaux en dignité et en droits.

2. Au seuil du troisième millénaire de l'ère chrétienne, le Pape Jean-Paul II invite toute l'Eglise à « souligner plus nettement l'option préférentielle... pour les pauvres et les exclus » et indique que « l'engagement pour la justice et pour la paix en un monde comme le nôtre, marqué par tant de conflits et par d'intolérables inégalités sociales et économiques, est un aspect caractéristique de la préparation et de la célébration du Jubilé ».(1)

Dans cette perspective, le Conseil Pontifical Justice et Paix entend affronter dans ce document le problème dramatique de la concentration de la terre dans les latifundia(2) et de son appropriation indue, en suggérant de trouver une solution et en indiquant l'esprit et les objectifs qui doivent la guider.

Ce document propose sous forme synthétique:

– Une description du processus de concentration de la propriété de la terre dans les régions où sa répartition n'est pas équitable.

– Des principes qui doivent inspirer les solutions à apporter à une question aussi lourde de conséquences, en s'inspirant du message biblique et ecclésial.

– Une incitation à mettre en œuvre une réforme agraire efficace, condition indispensable pour un avenir plus juste.

Ce document entend également attirer l'attention de tous ceux qui ont à cœur les problèmes du monde de l'agriculture et du développement économique général, et surtout des responsables aux différents niveaux nationaux et internationaux, sur les problèmes liés à la propriété de la terre, en les incitant à une action nécessaire et toujours plus urgente. Toutefois, ce document ne constitue pas une proposition politique, ce qui ne relèverait pas de la compétence de l'Eglise.

3. Le Conseil Pontifical Justice et Paix se fait l'interprète des sollicitations parvenues de très nombreuses Eglises locales, qui sont amenées quotidiennement à faire face aux problèmes que nous traitons ici.

Pour se convaincre de l'attention et de la préoccupation que l'Eglise continue à manifester pour ces questions, dans l'intention explicite de bâtir une société sous le signe évangélique de la justice et de la paix, il suffit de se reporter aux très nombreuses interventions d'évêques ou de conférences épiscopales à propos de la terre et de sa juste répartition.(3)

Bien que n'étant pas explicitement mentionnées, ces interventions constituent une référence constante. Elles représentent une contribution d'une grande valeur et d'une grande signification et sont souvent l'expression de témoignages chrétiens vécus dans la souffrance, à travers des situations difficiles.

Nous entendons confirmer la valeur de ces témoignages et encourager cet engagement pour l'avenir.

CHAPITRE I

PROBLEMES LIES A LA CONCENTRATION
DE LA PROPRIETE DE LA TERRE

L'hypotheque du passe pour la situation actuelle

4. La structure agraire des pays en voie de développement se caractérise souvent par une répartition disparate des terres en deux catégories. Un très petit nombre de grands propriétaires terriens possède la majeure partie de la surface cultivable, tandis qu'une multitude de petits propriétaires, de métayers ou de fermiers cultivent la surface restante, qui est souvent de qualité inférieure. La grande propriété caractérise aujourd'hui encore le régime foncier d'une bonne partie de ces pays.(4)

Le processus de concentration de la propriété de la terre s'explique par différentes origines historiques, selon les régions. L'intérêt particulier qui conduit notre réflexion nous porte à signaler que dans les régions qui furent sujettes à la domination coloniale, la concentration de la terre en domaines de grandes dimensions s'est surtout développée à partir de la seconde moitié du siècle dernier, par le biais d'une progressive appropriation privée de la terre, favorisée par des lois introduisant de graves distorsions du marché foncier.(5)

L'appropriation privée de la terre n'a pas eu comme seule conséquence la formation et le renforcement de grandes propriétés terriennes, elle a aussi provoqué un effet diamétralement opposé, à savoir l'émiettement de la petite propriété.

Dans la meilleure des hypothèses, le petit cultivateur(6) pouvait acquérir une surface de terre exiguë qu'il pouvait travailler avec sa famille. Lorsque celle-ci grandissait, il n'était cependant plus en mesure d'accroître sa propriété, à moins qu'il ne fût disposé à se déplacer avec sa famille sur des terres moins fertiles et plus lointaines exigeant une plus grande quantité de travail par unité de production.

C'est ainsi que se déterminèrent les conditions d'une nouvelle fragmentation du petit terrain possédé et, en tout cas, de l'aggravation de la pauvreté du cultivateur et de sa famille.

5. Au cours des dernières décennies, cette situation ne s'est guère transformée et même, dans certains cas, elle est allée en se détériorant, en dépit de son impact négatif, démontrée par l'expérience quotidienne, sur la croissance de l'économie et sur le développement social.(7)

A la base de tout cela, nous trouvons l'interaction d'un ensemble de phénomènes particulièrement graves et qui, malgré certaines spécificités nationales, présentent des traits nettement similaires d'un pays à l'autre.

Les voies du développement économique suivies par les différents pays en voie de développement au cours des dernières décennies ont souvent encouragé le processus de concentration de la propriété de la terre. En général, ce processus semble être la conséquence de mesures de politique économique et de liens structurels non modifiables à court terme et la cause de coûts économiques, sociaux et environnementaux.

Un bilan critique des choix de politique economique

L'industrialisation au détriment de l'agriculture

6. Pour parvenir à moderniser rapidement leur économie nationale, de nombreux pays en voie de développement se sont principalement basés sur la conviction, souvent injustifiée, que l'industrialisation rapide peut conduire à une amélioration du bien-être économique général, même si elle se réalise au détriment de l'agriculture.

En conséquence, ils ont adopté des politiques de protection des productions industrielles intérieures et de manipulation des taux de change de leurs monnaies nationales au détriment de leur agriculture; des politiques de taxation des exportations de produits agricoles, des politiques de soutien du pouvoir d'achat des populations urbaines basées sur le « contrôle » des prix des produits alimentaires, ou d'autres formes d'intervention qui, en altérant le mécanisme de distribution des marchés, ont souvent entraîné une détérioration de la valeur d'échange de la production agricole par rapport à la production industrielle.

La chute des revenus agricoles qui s'en est suivi a durement frappé les petits producteurs, au point que beaucoup d'entre eux ont abandonné l'activité agricole. Ce qui a encore contribué à renforcer le processus de concentration de la propriété de la terre.

Les échecs d'expériences de réforme agraire

7. Bon nombre de pays en voie de développement ont vu la mise en œuvre, ces dernières décennies, de réformes agraires visant à garantir une répartition plus équitable de la propriété et de l'usage de la terre. Ces réformes n'ont atteint leurs objectifs qu'en de rares cas. Dans la plupart des pays, en revanche, leurs attentes ont été profondément déçues.

Une des principales erreurs a été de considérer que la réforme agraire consistait essentiellement en une simple répartition et assignation de la terre.

Ces échecs peuvent être imputés, en partie, à une interprétation inadéquate des exigences du secteur agricole en transition d'une phase de subsistance à une intégration aux marchés intérieurs et internationaux et, en partie, au manque de professionnalisme au niveau de la conception, de l'organisation et de la gestion de la réforme proprement dite.(8)

Bref, la mise en œuvre de réformes agraires a manqué ses objectifs consistant à: réduire la concentration de la terre dans les régions de latifundia, créer des entreprises capables de se développer de façon autonome, empêcher l'expulsion des grandes masses paysannes de leur terre et leur émigration vers les centres urbains ou vers les terres encore libres ou marginales, mais pauvres en infrastructures sociales.

8. Dans bien des cas, les gouvernements ne se sont pas suffisamment souciés de doter les zones sujettes à la réforme agraire d'infrastructures et de services sociaux nécessaires, de mettre en place une organisation efficace d'assistance technique, de garantir un accès équitable au crédit à des coûts abordables, de limiter les distorsions en faveur des grandes propriétés terriennes, de réclamer aux attributaires des prix et des formes de paiement des terres reçues compatibles avec les exigences de développement de leurs entrepriseset avec les exigences de leur vie de famille. Aussi les petits cultivateurs, contraints à l'endettement, doivent-ils souvent vendre leurs droits et abandonner l'activité agricole.

Une deuxième cause importante d'échec des réformes agraires vient de ce que l'histoire et les traditions culturelles des sociétés agricoles n'ont pas été suffisamment pris en compte, ce qui a souvent conduit à favoriser des structures foncières en contraste avec les formes traditionnelles de propriété de la terre.

Enfin, deux autres états de fait ont concouru à déstabiliser sensiblement le processus de réforme: d'une part, une série déplorable de formes de corruption, de servilité politique et de collusion, qui a conduit à concéder de vastes étendues aux membres des groupes dirigeants et, d'autre part, la présence d'importants intérêts étrangers, soucieux des conséquences d'une réforme pour leurs activités économiques.

La gestion des exportations agricoles

9. Dans de nombreux pays en voie de développement, les modalités mêmes selon lesquelles les politiques agraires ont géré l'exportation des produits agricoles ont souvent encouragé le processus de concentration de la propriété de la terre aux mains de quelques privilégiés.

Pour certains produits, des politiques de contrôle des prix ont été adoptées, favorables aux grandes entreprises agro-industrielles et aux cultivateurs de produits destinés à l'exportation, mais ont pénalisé les petits cultivateurs de produits agricoles traditionnels.(9) D'autres politiques ont principalement orienté l'ensemble du système des infrastructures et des services dans le sens des intérêts des grands agriculteurs. Dans d'autres cas encore, les politiques fiscales concernant l'agriculture ont facilité les profits de certains groupes de propriétaires (personnes physiques individuelles et sociétés à capital social) et ont permis d'amortir en temps relativement brefs les investissements fixes sans prévoir d'impôts progressifs ou, en tout cas, en permettant une évasion fiscale aisée. Enfin, certaines politiques mises en œuvre pour faciliter les crédits à l'agriculture ont faussé les rapports de prix entre le capital foncier et le travail.

On a encouragé de la sorte un processus d'accumulation basé sur l'investissement en terrain. Les petits cultivateurs se trouvant souvent en marge du marché de la terre ont ainsi été exclus de ce processus.

L'augmentation des prix de la terre et la diminution de la demande de travail, due à la mécanisation des travaux agricoles rendent difficiles l'accès au crédit et donc l'acquisition de la terre aux petits cultivateurs qui ne sont pas associés.

10. L'objectif consistant à poursuivre la réduction de la dette internationale par le biais des exportations peut conduire à une diminution du niveau de bien-être des petits agriculteurs qui, souvent, ne cultivent pas de produits destinés à l'exportation.

Les carences du service public de formation agricole ne permettent pas à ces cultivateurs qui, par nécessité, se consacrent principalement à une agriculture de subsistance en recourant à des pratiques traditionnelles, d'acquérir la préparation technique nécessaire pour accomplir correctement les techniques de culture requises pour les nouveaux produits. Les difficultés que rencontrentles petits agriculteurs faiblement intégrés au marché pour avoir accès au crédit limitent leurs possibilités d'acquisition de facteurs de production qu'exigent les nouvelles techniques. Le manque de connaissance du marché ne leur permet pas non plus d'être informés sur le cours des prix des produits et d'obtenir la qualité requise pour l'exportation.

Dans les petites propriétés, la culture des produits destinés à l'exportation, encouragée par le marché, advient souvent au détriment des productions destinées en grande partie à la consommation interne et expose donc la famille agricole à des risques importants. Si les cours saisonniers ou les conditions du marché sont défavorables, la famille du petit cultivateur peut entrer dans une spirale de la faim et accumuler des dettes qui finissent par la contraindre à perdre la propriété de sa terre.

L'expropriation des terres des populations indigènes

11. Ces dernières décennies ont connu une expansion intense et continuelle des diverses formes de l'activité économique basées sur l'utilisation des ressources naturelles en direction des terres traditionnellement occupées par les peuples indigènes.

Dans la majorité des cas, l'extension des grandes entreprises agricoles, la réalisation d'équipements hydroélectriques, l'exploitation des ressources minières, du pétrole et des étendues de bois des forêts dans les zones d'expansion de la frontière agricole, planifiées et mises en œuvre en ignorant les droits des habitants indigènes, ont été décisives.(10)

Tout ceci advient dans le respect de la légalité, mais le droit de propriété sanctionné par la loi est en conflit avec le droit à l'usage du sol dérivant d'une occupation et d'une appartenance dont les origines se perdent dans la nuit des temps.

Les populations indigènes qui, dans leur culture et leur spiritualité, considèrent la terre comme la base de toute valeur et comme le facteur qui les unit et nourrit leur identité, ont perdu le droit légal à la propriété des terres sur lesquelles ils vivent depuis des siècles dès la constitution des premiers grands latifundia. Par conséquent, elles peuvent être privées à l'improviste de ces terres dès lors que les détenteurs, plus ou moins récents, du titre légal de propriété veulent en prendre concrètement possession, même s'ils s'en sont désintéressé pendant des dizaines d'années.

Il se peut même que les indigènes courent le risque, aussi absurde que concret, d'être considérés comme les envahisseurs de leurs terres. Pour eux, les seules alternatives possibles contre l'expulsion de leurs propres terres sont la disponibilité à travailler pour le compte des grandes entreprises ou l'émigration. Quoi qu'il en soit, ces peuples sont spoliés de leur terre et de leur culture.

Violences et complicités

12. L'histoire de nombreuses zones rurales a été souvent caractérisée ces dernières années par des conflits, des injustices sociales et des formes de violence non contrôlées.

L'élite foncière et les grandes entreprises qui exploitent les ressources minières et forestières n'ont pas hésité, en maintes occasions, à instaurer un climat de terreur pour réprimer les protestations de travailleurs, soumis à des rythmes de travail inhumains et rémunérés avec des salaires ne suffisant même pas à couvrir leurs frais de déplacement, de nourriture et de logement. Un climat semblable a été instauré pour éliminer les conflits avec les petits agriculteurs cultivant depuis longtemps des terres domaniales ou d'autres terres ou pour s'approprier des terres occupées par les populations indigènes.

Ces luttes sont marquées par l'utilisation de méthodes d'intimidation, par des arrestations illégales et, dans les cas extrêmes, des groupes armés sont payés pour détruire les biens et les récoltes, ôter leur pouvoir aux chefs de communautés, se débarrasser de certaines personnes, y compris de celles qui prennent la défense des faibles, dont un certain nombre sont aussi des responsables d'Eglise.

Les représentants des pouvoirs publics sont souvent directement complices de ces violences. L'impunité dont jouissent les exécutants ou les mandataires de tels délits est assurée par les graves déficiences de l'administration de la justice et par l'indifférence de nombreux Etats à l'égard des instruments juridiques internationaux relatifs au respect des droits de l'homme.

Problemes institutionnels et structurels devant etre resolus

13. Les pays en voie de développement peuvent enrayer efficacement le processus actuel de concentration de la propriété de la terre en affrontant certaines situations qui apparaissent comme de véritables problèmes structurels. Car on ne compte plus les carences et les retards au niveau législatif en matière de reconnaissance du titre de propriété de la terre et en lien avec le marché du crédit, le désintéressement envers la recherche et la formation agricoles, ainsi que les négligences à propos de services sociaux et d'infrastructures dans les zones rurales.

La reconnaissance légale du droit de propriété

14. Le cadre normatif et l'assiette fragile dans de nombreux pays des institutions administratives, telles que le cadastre, aggravent souvent les difficultés que rencontrent les petits cultivateurs pour obtenir la reconnaissance légale du droit de propriété sur la terre qu'ils cultivent depuis longtemps et dont ils sont, de facto, propriétaires. Il arrive aussi fréquemment qu'ils en soient dépouillés parce que, de par la loi, cette terre tombe aux mains de ceux qui, grâce aux moyens financiers plus importants et aux informations dont ils disposent, peuvent obtenir la reconnaissance de ce droit de propriété.

Dans tous les cas, le petit cultivateur est donc pénalisé: l'incertitude quant au titre de propriété de la terre constitue en effet un frein important à l'investissement, elle augmente les risques pour le cultivateur lorsqu'il veut accroître l'étendue de son domaineet réduit la possibilité d'accéder au crédit en utilisant la terre comme garantie. En outre, cette incertitude constitue un encouragement à exploiter à l'excès les ressources naturelles du domaine sans se préoccuper des risques pour l'équilibre environnemental, ni de la continuité de la propriété familiale d'une génération à l'autre.

Le marché du crédit

15. La tradition normative concernant le marché du crédit contribue à produire les effets que nous venons de considérer. Le petit cultivateur rencontre de grosses difficultés d'accès au crédit nécessaire pour améliorer la technologie de production, pour accroître sa propriété, pour faire face aux adversités, à cause du rôle assigné à la terre comme instrument de garantie et à cause des coûts plus importants que comportent les financements d'un montant limité pour les instituts de crédit.(11)

Dans les zones rurales, le marché légal du crédit est souvent inexistant. Le petit cultivateur est conduit à recourir à l'usure pour les prêts dont il a besoin, s'exposant ainsi à des risques pouvant mener à la perte partielle ou même totale de sa terre. De fait, l'activité de l'usurier tend habituellement à la spéculation foncière. Il se produit de la sorte un ratissage de petites propriétés qui accroît à la fois le nombre des sans-terre et le patrimoine des grands propriétaires, des agriculteurs les plus riches ou des commerçants du cru.

Dans les économies pauvres, l'accès au crédit à long terme tend, en substance, à être directement proportionnel à la propriété des moyens de production, en particulier de la terre et, par conséquent, à devenir une prérogative exclusive des grands propriétaires terriens.

La recherche et la formation agricoles

16. D'autres carences importantes concernent la recherche et à la formation agricoles,(12) c'est-à-dire les activités d'étude et de développement de nouvelles techniques de production appropriées aux différentes situations, ainsi que le travail d'information des producteurs agricoles quant à l'existence de ces techniques et aux modalités d'utilisation visant à en tirer le meilleur profit.

Très souvent, dans les pays en voie de développement, les efforts financiers mis en œuvre pour créer des structures et des centres de recherche sont assez limités et la préparation de ceux qui sont au service de la formation apparaît inadaptée.

C'est ainsi que sont réunies les conditions entraînant deux phénomènes, étroitement liés, qui revêtent une importance économicosociale bien particulière:

– La diffusion de techniques qui sont le fruit de l'activité de recherche et de développement de particuliers qui, pour des raisons de marché, se tournent vers les entreprises de grandes dimensions.

– Une attention insuffisante accordée à la compatibilité de ces nouvelles techniques avec les caractéristiques de l'agriculture des diverses régions et, en particulier, avec les conditions socio-économiques locales. Dans ces cas-là, le risque de constater que la diffusion des nouvelles techniques entraîne des effets négatifs sur le bien-être des petits cultivateurs et sur la survie même de leurs entreprises est très élevé.

Le manque d'infrastructures et de services sociaux

17. Le manque d'intérêt pour ce qui a trait aux infrastructures et aux services sociaux indispensables dans les zones rurales est plus que manifeste.

Dans ces régions, à cause de profondes insuffisances quantitatives et qualitatives, le système scolaire ne fournit pas aux jeunes les moyens nécessaires de développer leurs potentialités personnelles et d'acquérir la conscience de leur dignité d'êtres humains et de leurs droits et devoirs.

De même, la rareté et la basse qualité des services de santé se traduisent fréquemment par une négation effective du droit à la santé pour les pauvres des zones rurales, avec toutes les conséquences que cela comporte sur la vie des personnes.

A leur tour, les carences des systèmes de transport, non seulement rendent l'accès difficile aux autres services sociaux, mais contribuent à réduire sensiblement la rentabilité de l'activité agricole des petits cultivateurs. Le manque de routes ou leur mauvais état et la rareté des moyens de transport publics augmentent les coûts des facteurs de production, réduisant donc les stimulants pour l'amélioration des techniques de production.

La conséquence la plus grave de ces carences d'infrastructures de communication est la dépendance obligatoire des petits cultivateurs vis-à-vis du marché local pour la commercialisation de leurs produits. Sur le marché local, les informations utiles se font rares et il devient donc difficile d'adapter la qualité des produits aux exigences de la demande. Par ailleurs, ce marché est dominé par des opérateurs qui disposent d'un pouvoir de monopole, de sorte que les agriculteurs sont contraints à accepter le prix qui leur est offert ou à ne pas vendre.

Consequences des politiques economiques relatives a la propriete fonciere

Conséquences économiques

18. Les déséquilibres dans la répartition de la propriété de la terre et les politiques qui les génèrent et les alimentent sont sources de graves obstacles pour le développement économiques.

Ces déséquilibres et ces politiques peuvent entraîner des conséquences économiques qui retombent sur la majorité de la population. Nous pouvons en signaler au moins cinq:

a) Les distorsions sur le marché de la terre. Les politiques d'intervention sur les marchés favorisent souvent les grandes propriétés terriennes, d'une manière implicite ou explicite, par le biais de subsides indirects et de mesures fiscales et de crédits privilégiés. Ces avantages entraînent de nouveaux investissements dans la valeur de la terre et, en conséquence, l'augmentation de son prix. Les petits cultivateurs voient ainsi se réduire leur capacité d'acquisition de la terre et donc leur possibilité d'accroître, à travers les opérations normales d'achat et de vente, l'efficacité et l'équité du marché foncier.

b) La réduction de la production agricole globale du pays. Dans les pays à l'économie agricole peut développée, il existe, normalement, une relation proportionnellement inverse entre la dimension de l'entreprise agricole et la productivité. La production par unité de surface obtenue par les petits cultivateurs est plus élevée que celle des grands propriétaires terriens. La production obtenue par ces grands propriétaires qui possèdent la majeure partie de la terre étant moindre, il s'ensuit une réduction de la production agricole globale du pays.

c) Le maintien des salaires agricoles à de bas niveaux. Ce maintien est dû à la fois à la croissance de l'offre, à la réduction de la demande de travail en milieu agricole et à l'absence de conditions permettant aux travailleurs de négocier leur travail, au niveau collectif et individuel.

d) La faible rentabilité des petites entreprises. Lorsque la rentabilité des petites entreprises diminue, les investissements nécessaires à leur développement deviennent difficiles. Il s'agit donc d'un cercle vicieux à caractère négatif.

e) Le drainage des bénéfices accumulés dans le secteur agricole. Ceux-ci ne sont pas mis à profit pour des investissements productifs en infrastructures et en technologies utiles à l'agriculture, mais ils sont drainés vers la consommation ou d'autres secteurs de l'économie.

Conséquences sociales et politiques

19. Les conséquences sociales sont lourdes et élevées. Le monde agricole est phagocyté dans un processus qui accroît et répand la pauvreté.(13) Dans les endroits où celle-ci est dominante et où il n'existe ni sécurité sociale, ni assurance-vieillesse, les enfants représentent pour les parents une garantie pour l'avenir. Les taux de croissance de la population atteignent donc de hauts niveaux, tandis que les problèmes d'éducation et de protection de la santé ne trouvent pas de réponses adéquates.

L'équilibre traditionnel de la densité de la population est rompu dans les communautés rurales par des processus de déstructuration qui sont à l'origine d'un mouvement migratoire vers la périphérie des grandes villes, toujours plus immenses, où les contrastes sociaux, la violence et la criminalité ne cessent de s'aggraver.

Les peuples indigènes, soumis à des pressions continuelles visant à les éloigner de leurs terres, doivent ainsi assister à la dissolution de leurs institutions économiques, sociales, politiques et culturelles, ainsi qu'à la destruction de l'équilibre environnemental de leurs territoires.

20. Pour beaucoup de pays, pourtant riches en terres cultivables et en ressources naturelles, le problème principal demeure la faim et la malnutrition.(14) La faim constitue aujourd'hui un phénomène croissant. Elle ne dépend d'ailleurs pas seulement des famines mais aussi de choix politiques qui n'améliorent en rien la capacité des familles d'accéder aux ressources. La défense des privilèges d'une minorité conduit souvent à freiner et à empêcher de fait, sinon légalement, le développement de la production agricole. La destination des terres aux produits d'exportation, tout en réduisant les coûts de l'alimentation dans les pays aux économies développées, peut avoir des effets tout à fait négatifs sur la majeure partie des familles qui vivent de l'agriculture. Ce paradoxe est intolérable à toute pensée intelligente et à toute conscience.

L'accumulation des problèmes économiques et sociaux accroît la complexité de ces politiques en provoquant une certaine instabilité et des conflits qui ralentissent le développement démocratique. Tout ceci pénalise l'agriculture et représente un obstacle très grave pour tout programme de croissance économique.

Conséquences environnementales

21. Enfin, les inégalités au niveau de la répartition de la propriété de la terre font naître un processus de dégradation de l'environnement difficilement réversible(15) auquel concourent la dégradation du sol, la réduction de sa fertilité, les risques élevés d'inondations, l'abaissement des couches phréatiques, la disparition sous terre des fleuves et des lacs, ainsi que d'autres problèmes écologiques.

D'autre part, le déboisement de vastes zones est souvent encouragé, par le biais d'aides fiscales et l'attribution de crédits, pour faire place à des formes d'élevage intensif, à des activités minières ou encore au travail du bois, mais aucun plan de redéfinition de l'environnement n'est prévu ou mis en œuvre concrètement lorsqu'il y en a.

Aussi la pauvreté est-elle également liée à la dégradation de l'environnement, formant alors un cercle vicieux lorsque les petits cultivateurs, expropriés de la grande propriété, et que les pauvres sans-terre sont contraints, dans leur quête de nouvelles terres, d'occuper celles qui sont structurellement fragiles, comme les terres en pente, ou de rogner le patrimoine forestier pour exercer l'agriculture.

CHAPITRE II

LE MESSAGE BIBLIQUE ET ECCLESIAL SUR
LA PROPRIETE DE LA TERRE
ET LE DEVELOPPEMENT AGRICOLE

Le message biblique

Prendre soin de la création

22. La première page de la Bible raconte la création du monde et de la personne humaine: « Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa » (Gn 1, 27). Des paroles solennelles expriment la tâche que Dieu leur confie: « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre » (Gn 1, 28).

Cette tâche première — qui est évidemment une tâche fondamentle — concerne l'attitude qu'ils doivent prendre vis-à-vis de la terre et de toutes les créatures. « Soumettre » et « dominer » sont deux verbes qui peuvent être sujets à des malentendus et même sembler justifier une domination despotique et effrénée qui n'aurait cure de la terre et de ses fruits et qui massacrerait tout à son profit. En réalité, « soumettre » et « dominer » sont des verbes qui, en langage biblique, servent à décrire le gouvernement du roi sage, qui se préoccupe du bien-être de tous ses sujets.

L'homme et la femme doivent prendre soin de la création, pour qu'elle soit à leur service et demeure à la disposition de tous, et non pas seulement de quelques-uns.

23. La nature profonde de la création est d'être un don de Dieu, un don pour tous, et Dieu veut qu'elle demeure ainsi. Voilà pourquoi le premier impératif adressé par Dieu est de conserver la terre dans sa nature de don et de bénédiction et de ne pas la transformer en instrument de pouvoir ou en motif de division.

Le droit-devoir de la personne humaine à dominer la terre vient de ce qu'elle est créée à l'image de Dieu: c'est pourquoi tous ont la responsabilité de la création, et non seulement quelques-uns. En Egypte et à Babylone, cette prérogative était attribuée à quelques-uns. En revanche, dans le texte biblique, cette domination appartient à la personne humaine en tant que telle et donc à tous. Bien plus, c'est l'humanité tout entière qui doit se sentir responsable de la création.

L'homme est établi dans le jardin pour le cultiver et le garder (cf. Gn 2, 15), afin de pouvoir se nourrir de ses fruits. En Egypte et à Babylone, le travail est une dure nécessité imposée aux hommes au profit des dieux: en fait, au profit du roi, des fonctionnaires, des prêtres et des grands propriétaires. Dans le récit biblique, par contre, le travail existe pour la réalisation de la personne humaine.

La terre est à Dieu qui la donne à tous ses enfants

24. L'Israélite a droit à la propriété de la terre, que la loi protège de diverses façons. Le Décalogue prescrit notamment: « Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni sa maison, ni son champ, ni son serviteur ou sa servante, ni son bœuf ou son âne; rien de ce qui est à ton prochain » (Dt 5, 21).

On peut dire que l'Israélite ne se sent vraiment libre, pleinement israélite, que lorsqu'il possède son lopin de terre. Mais l'Ancien Testament insiste sur le fait que la terre est à Dieu et que c'est Lui qui l'a donnée en héritage à tous les fils d'Israël. Elle doit donc être répartie entre toutes les tribus, tous les clans et toutes les familles. L'homme n'est pas le véritable maître de sa terre, il en est plutôt l'administrateur. Le véritable maître, c'est Dieu. Il est écrit au Livre du Lévitique: « La terre ne sera pas vendue avec perte de tout droit, car la terre m'appartient et vous n'êtes pour moi que des étrangers et des hôtes » (25, 23).

En Egypte, la terre appartenait au pharaon et les paysans étaient ses serviteurs et sa propriété. A Babylone, une structure féodale était en vigueur: le roi remettait la terre en échange de la fidélité ou de services rendus. Rien de tel en Israël. La terre est à Dieu qui la donne à tous ses fils.

25. Plusieurs conséquences précises en découlent. D'un côté, personne n'a le droit de priver de la propriété de la terre celui qui en a l'usage sans violer un droit divin; pas même le roi.(16) D'un autre côté, toute forme de possession absolue et arbitraire à son seul profit est niée: on ne peut pas faire ce que l'on veut des biens que Dieu a donnés à tous.

C'est sur cette base que la législation introduit petit à petit, et toujours sous l'impulsion de situations concrètes, de nombreuses limitations au droit de propriété. Citons quelques exemples: l'interdiction de recueillir les fruits d'un arbre pendant les quatre premières années (cf. Lv 19, 23-25), l'invitation à ne pas moissonner jusqu'à l'extrême bout du champ et l'interdiction de recueillir des fruits et des épis de blé oubliés ou tombés à terre (cf. Lv 19, 9-10; 23, 22; Dt 24, 19-22), parce qu'ils appartiennent aux pauvres.

A la lumière de cette vision de la propriété, nous comprenons la sévérité du jugement moral exprimé par la Bible sur les prévarications des riches qui contraignent les pauvres et les paysans à céder leurs domaines familiaux. Ce sont surtout les Prophètes qui condamnent le plus énergiquement les injustices. « Malheur à ceux qui ajoutent maison à maison, qui joignent champ à champ », crie Isaïe (5, 8). Et Michée, son contemporain, d'ajouter: « S'ils convoitent des champs, ils s'en emparent; des maisons, ils les prennent; ils saisissent le maître avec sa maison, l'homme avec son héritage » (2, 2).

La perpective de liberté du Jubilé

26. L'effort accompli pour lier d'une manière stable et perpétuelle la propriété de la terre à son possesseur et, en même temps, l'effort accompli pour répartir équitablement les terres entre toutes les familles d'Israël sont à l'origine d'une des institutions sociales les plus singulières de ce peuple: le Jubilé (cf. Lv 25).(17) Cette institution traduit directement sur le plan social et économique la domination de Dieu qui est Seigneur et entend affirmer, ou défendre, trois libertés.

La première concerne les champs et les maisons qui, au cours de l'année jubilaire, doivent revenir à leurs anciens propriétaires. Il est permis de vendre des champs et des maisons, mais cette vente est simplement un passage des droits d'utilisation, le droit du propriétaire (ou d'un parent) de racheter à tout moment son domaine demeurant intact. Et, quoi qu'il en soit, les propriétés aliénées reviendront à leurs anciennes familles tous les cinquante ans.

La deuxième liberté touche les personnes qui, au cours de l'année jubilaire, doivent revenir libres dans leurs familles et dans leurs propriétés.

La troisième liberté a trait à la terre qui, durant l'année jubilaire et l'année sabbatique, doit être laissée au repos pendant un an.

La motivation de ces trois libertés est particulièrement intéressante: « Car c'est moi le Seigneur votre Dieu » (Lv 25, 17); « La terre m'appartient... et vous n'êtes pour moi que des étrangers et des hôtes » (Lv 25, 23). La motivation de base est donc que le Seigneur est Dieu, ce qui se manifeste à travers le don fait aux hommes: « Je suis le Seigneur votre Dieu qui vous ai fait sortir du pays d'Egypte pour vous donner le pays de Canaan, pour être votre Dieu » (Lv 25, 38).

La propriété de la terre selon la doctrine sociale de l'Eglise

27. Suivant la perspective définie par les Saintes Ecritures, l'Eglise a élaboré au long des siècles sa doctrine sociale. Des documents significatifs et ayant autorité illustrent ses principes fondamentaux, ses critères de jugement et de discernement, ses indications et orientations en vue de choix opportuns.

Pour la doctrine sociale, le processus de concentration de la propriété de la terre est considéré comme un scandale car il s'oppose nettement à la volonté et au dessein salvifique de Dieu, dans la mesure où il nie à une très grande partie de l'humanité le bénéfice des fruits de la terre.

Les inégalités perverses dans la répartition des biens communs et des possibilités de développement de toute personne, ainsi que les déséquilibres déshumanisants dans les relations individuelles et collectives que provoque une telle concentration, sont la cause de conflits qui minent le fondement même de la cœxistence civile et entraînent la désintégration du tissu social et la dégradation du milieu naturel.

La destination universelle des biens et la propriété privée

28. Les conséquences du désordre actuel confirment que la société tout entière a continuellement besoin de se voir rappeler les principes de justice et, en particulier, le principe de la destination universelle des biens.

De fait, suivant la doctrine sociale de l'Eglise, l'éthique des relations de la propriété de l'homme sur les biens de la terre est fondée sur la perspective biblique selon laquelle la terre est un don de Dieu fait à tous les êtres humains. « Dieu a destiné la terre et tout ce qu'elle contient à l'usage de tous les hommes et de tous les peuples, en sorte que les biens de la création doivent équitablement affluer entre les mains de tous, selon la règle de la justice, inséparable de la charité... On doit toujours tenir compte de cette destination universelle des biens ».(18)

Le droit à l'usage des biens de la terre est un droit naturel, primordial, d'une valeur universelle, dans la mesure où il échoit à tout être humain: il ne peut être violé par aucun autre droit à contenu économique;(19) il faudra plutôt le protéger et le rendre effectif par des lois et des institutions.

29. Tout en affirmant l'exigence de garantir à tous les hommes, toujours et toute circonstance, la jouissance des biens de la terre, la doctrine sociale soutient également le droit naturel à l'appropriation individuelle de ces biens.(20)

L'homme, tout homme, fait fructifier, d'une manière effective et efficace, les biens de la terre qui ont été mis à sa disposition et s'affirme donc si les conditions sont réunies pour pouvoir faire librement usage de ces biens, en en ayant acquis la propriété.(21)

Celle-ci constitue la condition et l'instrument de la liberté; elle représente un présupposé et une garantie de la dignité de la personne. « La propriété privée ou un certain pouvoir sur les biens extérieurs assurent à chacun une zone indispensable d'autonomie personnelle et familiale; il faut les regarder comme un prolongement de la liberté humaine. Enfin, en stimulant l'exercice de la responsabilité, ils constituent l'une des conditions des libertés civiles.(22)

La non-reconnaissance du droit à la propriété privée sur les biens, notamment sur les biens de production, comme l'attestent l'histoire et l'expérience, aboutit à la concentration du pouvoir, à la bureaucratisation des différents milieux de vie de la société, au mécontentement social, à la compression et à l'étouffement des « expressions fondamentales de la liberté ».(23)

30. Cependant, selon le Magistère de l'Eglise, le droit à la propriété privée n'est pas inconditionnel mais, au contraire, caractérisé par des liens bien précis.

De fait, la propriété privée, quelles que soient les formes concrètes de ses institutions et de ses normes juridiques, est, par essence, un instrument portant à la réalisation du principe de la destination universelle des biens et, par conséquent, elle constitue un moyen et non pas une fin.(24)

Le droit à la propriété privée, en soi valable et nécessaire, doit donc être circonscrit à l'intérieur des limites d'une fonction sociale substantielle de la propriété. Aussi tout propriétaire doit-il constamment être conscient de l'hypothèque sociale qui pèse sur la propriété privée: « C'est pourquoi l'homme, dans l'usage qu'il en fait, ne doit jamais tenir les choses qu'il possède légitimement comme n'appartenant qu'à lui, mais les regarder aussi comme communes: en ce sens qu'elles puissent profiter non seulement à lui, mais aussi aux autres ».(25)

31. La fonction sociale directement et naturellement inhérente aux choses et à leur destin permet à l'Eglise d'affirmer à travers son enseignement social: « Quant à celui qui se trouve dans l'extrême nécessité, il a le droit de se procurer l'indispensable à partir des richesses d'autrui ».(26) La limite du droit de propriété privée est fixée par le droit de tout homme d'user des biens qui lui sont nécessaires pour vivre.

Cette doctrine, déjà élaborée par Saint Thomas d'Aquin,(27) est une aide pour évaluer certaines situations complexes de grande importance éthico-sociale, comme l'expulsion des paysans des terres qu'ils ont travaillées, sans que leur ait été garanti le droit de recevoir la part des biens nécessaires pour vivre, ou comme les cas d'occupation de terres incultes par des paysans qui n'en sont pas les propriétaires et qui vivent dans un état d'indigence extrême.

La condamnation des latifundia

32. Se basant sur le principe de la subordination de la propriété privée à la destination universelle des biens, la doctrine sociale de l'Eglise analyse les modalités d'exercice du droit de propriété de la terre comme espace cultivable et condamne le latifundium comme étant intrinsèquement illégitime.

Car la grande propriété terrienne est souvent mal cultivée ou, pire, tenue en réserve sans être cultivée pour des raisons dictées par la spéculation, alors qu'elle devrait augmenter la production agricole pour satisfaire la demande croissante de nourriture de la majeure partie de la population, dépourvue de terres cultivables ou disposant de terres trop limitées.

Pour la doctrine sociale de l'Eglise, le latifundium contraste nettement avec le principe selon lequel « la terre est donnée à tout le monde, et pas seulement aux riches », de sorte que « nul n'est fondé à réserver à son usage exclusif ce qui passe son besoin, quand les autres manquent du nécessaire ».(28)

De fait, le latifundium nie à une multitude de gens le droit de participer par leur travail au processus de production et de subvenir à leurs besoins, à ceux de leur famille et à ceux de la communauté et de la nation dont ils font partie.(29)

Les privilèges que procure le latifundium sont cause de contrastes scandaleux et de situations de dépendance et d'oppression, aussi bien à l'échelle nationale qu'internationale.

33. L'enseignement social de l'Eglise dénonce également les injustices insupportables provoquées par les formes d'appropriation indue de la terre de la part de propriétaires ou d'entreprises nationales et internationales, parfois même soutenues par des organismes de l'Etat, qui, foulant aux pieds tout droit acquis et bien souvent les droits légaux liés à la possession du sol, spolient les petits cultivateurs et les peuples indigènes de leurs terres.

Ce sont des formes d'appropriation particulièrement graves car non seulement elles accroissent l'inégalité au niveau de la répartition des biens de la terre, mais elles conduisent généralement à la destruction d'une partie de ces mêmes biens, appauvrissant ainsi l'humanité tout entière. Elles entraînent des modes d'exploitation de la terre qui brisent les équilibres entre l'homme et la nature édifiés au cours des siècles, ainsi qu'une forte dégradation de l'environnement.

Ceci doit apparaître comme le signe de la désobéissance de l'homme au commandement de Dieu de se comporter en gardien et en sage administrateur de la création (cf. Gn 2, 15; Sg 9, 2-3). Le prix de cette désobéissance coupable est très élevé. En effet, celle-ci est la cause d'une grave et vile forme de manque de solidarité entre les hommes car elle frappe les plus faibles et les générations à venir.(30)

34. A la condamnation du latifundium et de l'appropriation indue de la terre, contraires au principe de la destination universelle des biens, la doctrine sociale ajoute la condamnation des formes d'exploitation du travail, en particulièrement lorsque celui-ci est rémunéré par des salaires ou d'autres modalités qui sont indignes d'un homme.

Une rémunération injuste du travail accompli et d'autres formes d'exploitation nient aux travailleurs la possibilité de parcourir « la voie par laquelle la très grande majorité des hommes peut accéder concrètement aux biens qui sont destinés à l'usage commun, qu'il s'agisse des biens naturels ou des biens qui sont le fruit de la production ».(31)

Reforme agraire: indications d'une voie a suivre

Mettre en œuvre une réforme agraire effective, équitable et efficace

35. Il s'avère fréquemment que les politiques tendant à encourager un usage correct du droit de propriété privée de la terre se révèlent impuissantes à empêcher que celle-ci continue, dans de vastes régions, à être exercée comme un droit absolu, sans limites soumises à de relatives obligations sociales qui y seraient liées.

Sur ce point, la doctrine sociale de l'Eglise est très explicite et considère la réforme agraire comme une exigence des plus urgentes à mettre en œuvre sans tarder: « Dans de nombreuses situations, des changements radicaux et urgents sont donc nécessaires pour redonner à l'agriculture — et aux cultivateurs — leur juste valeur comme base d'une saine économie, dans l'ensemble du développement de la communauté sociale ».(32)

A ce propos, l'appel que Jean-Paul II a lancé à Oaxaca, au Mexique, aux gouvernants et aux grands propriétaires terriens, est particulièrement dramatique: « Pour votre part, responsables des peuples, classes possédantes qui laissez parfois improductives les terres d'où vient le pain qui manque à tant de familles, la conscience humaine, la conscience des peuples, le cri des pauvres et surtout la voix de Dieu, la voix de l'Eglise vous répètent avec moi: il n'est pas juste, il n'est pas humain, il n'est pas chrétien de maintenir certaines situations manifestement injustes. Il faut employer de vrais moyens, des moyens efficaces au plan local, national et international dans la vaste ligne indiquée par l'encyclique Mater et Magistra. Il est clair que ceux qui peuvent plus doivent y collaborer davantage ».(33)

36. La doctrine sociale affirme à plusieurs reprises qu'il faut garantir la meilleure mise en valeur des potentialités de la productivité agricole dans les régions où un important pourcentage de la population se consacre aux travaux des champs et en dépend. Dans le cas de domaines insuffisamment cultivés, elle justifie, après une indemnisation convenable des propriétaires,(34) l'expropriation de la terre pour la remettre à ceux qui en sont privés ou qui en possèdent d'une manière trop limitée.(35)

Il est toutefois bon de souligner que, selon la doctrine sociale, une réforme agraire ne doit pas se limiter à la seule répartition des titres de propriété entre les attributaires.

L'expropriation des terres et leur distribution ne constituent que l'un des aspects, et non le plus complexe, d'une politique équitable et efficace de réforme agraire.(36)

Favoriser l'accès à la propriété privée

37. La doctrine sociale de l'Eglise considère la réforme agraire comme un instrument capable de permettre l'accès d'un plus grand nombre à la propriété privée de la terre, pourvu que les pouvoirs publics s'orientent dans trois lignes d'action distinctes, mais complémentaires:

a) Au niveau juridique, afin d'adopter des lois adéquates au maintien et à la protection de l'accession effective de la propriété privée.(37)

b) Au niveau des politiques économiques, pour faciliter « une plus ample accession à la propriété privée des biens durables: une maison, une terre, un outillage artisanal, l'équipement d'une ferme familiale, quelques actions d'entreprises moyennes ou grandes ».(38)

c) Au niveau des politiques fiscales, pour garantir la continuité de la propriété des biens dans le cadre de la famille.(39)

Favoriser le développement de l'entreprise agricole familiale

38. En condamnant à la fois le latifundium, en tant qu'expression d'un usage socialement irresponsable du droit de propriété et grave obstacle à la mobilité sociale, et la propriété étatique de la terre, qui conduit à une dépersonnalisation de la société civile, la doctrine sociale de l'Eglise, tout en étant consciente qu'on « ne saurait déterminer a priori la structure la plus convenable pour l'entreprise agricole »,(40) suggère de mettre pleinement en valeur l'entreprise familiale propriétaire de la terre qu'elle cultive directement.(41)

L'entreprise agricole à laquelle il est fait référence repose principalement sur le travail familial et peut s'intégrer au marché du travail extérieur en faisant appel au travail salarié.

En raison de sa dimension d'entreprise, l'exploitation agricole devrait assurer des revenus familiaux adéquats, la continuité de la famille dans l'entreprise, l'accès au marché du crédit foncier et la conservation du milieu rural à travers une utilisation efficiente des différents facteurs.

Grâce à l'efficacité de sa gestion et à la richesse sociale ainsi produite, une telle entreprise crée de nouvelles occasions de travail et de croissance humaine pour tous.

En effet, elle peut offrir une contribution hautement positive, non seulement au développement d'une structure agraire efficace, mais aussi à la réalisation du principe même de la destination universelle des biens.

Respecter la propriété communautaire des peuples indigènes

39. Le Magistère social de l'Eglise ne considère pas la propriété individuelle comme la seule forme légitime de possession de la terre. Il tient aussi en particulière considération la propriété communautaire qui caractérise la structure sociale de nombreux peuples indigènes.

Cette forme de propriété exerce une influence si profonde sur la vie économique, culturelle et politique de ces peuples qu'elle constitue un élément fondamental de leur survie et de leur bien-être, offrant en outre une contribution non moins fondamentale à la protection des ressources naturelles.(42)

La défense et la mise en valeur de la propriété communautaire ne doivent cependant pas faire oublier que ce type de propriété est destiné à évoluer. Agir comme s'il ne s'agissait que de garantir son maintien pur et simple équivaudrait à prendre le risque de la lier au passé et, par là même, de la détruire.(43)

Mener une juste politique du travail

40. La tutelle des droits de l'homme qui découlent du travail est une autre ligne directrice d'action fondamentale que la doctrine sociale offre pour garantir un exerce correct du droit à la propriété privée de la terre. Etant donné les relations qui le lie à la propriété, le travail représente un moyen d'une importance cruciale pour assurer la destination universelle des biens.

Les pouvoirs publics(44) ont donc le devoir d'intervenir afin que ces droits soient respectés et réalisés selon trois lignes directrices essentielles:

a) Promouvoir les conditions qui assurent le droit au travail.(45)

b) Garantir le droit à la juste rémunération du travail.(46)

c) Protéger et encourager le droit des travailleurs à constituer des associations ayant pour objet la défense de leurs droits.(47) Le droit d'association représente, en effet, la condition nécessaire pour atteindre un équilibre au sein des rapports de pouvoir contractuel entre les travailleurs et leurs employeurs et, par conséquent, pour garantir le développement d'une dialectique correcte entre les partenaires sociaux.

Organiser un système d'instruction capable de produire une croissance culturelle et professionnelle effective de la population

41. Le facteur toujours plus décisif en vue de l'accès aux biens de la terre n'est plus, comme par le passé, la possession de la terre, mais le patrimoine de connaissances que l'homme sait et peut accumuler. Jean-Paul II affirme: « Il existe une autre forme de propriété et elle a une importance qui n'est pas inférieure à celle de la terre: c'est la propriété de la connaissance, de la technique et du savoir ».(48)

Plus l'agriculteur connaîtra les capacités de production de la terre et des autres facteurs de production et les multiples modalités permettant de satisfaire les besoins de ceux à qui sont destinés les fruits de son travail, plus ce dernier deviendra fécond, surtout comme instrument de réalisation personnel pour lequel il exerce son intelligence et sa liberté.

Il est donc nécessaire et urgent d'accorder la priorité à la mise en place d'un système d'instruction capable d'offrir, aux différents niveaux scolaires, le plus vaste bagage de connaissances et de capacités techniques et scientifiques.

CHAPITRE III

LA REFORME AGRAIRE: UN INSTRUMENT
DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET SOCIAL

La reforme agraire: un instrument necessaire...

42. Un système agricole caractérisé par l'appropriation indue et par la concentration de la terre en latifundia représente un grave obstacle au développement économique et social d'un pays. Le manque de croissance de la production agricole et de l'emploi est un effet à court terme. En revanche, à long terme, il entraîne la pauvreté et le gaspillage qui tendent à se perpétuer et à s'aggraver.

Face à cette réalité, une réforme de l'agriculture garantissant une répartition différente de la terre, constitue un important objectif sur lequel concentrer une grande attention, car il s'agit d'une intervention nécessaire pour le développement harmonieux de l'économie et de la société.

La qualité et le succès des programmes de développement retirent, en effet, des bénéfices substantiels de la mobilité des ressources intérieures d'un pays et de leur répartition entre les différents secteurs et groupes sociaux. Tel est l'objectif d'une réforme agraire qui assurerait l'accès à la terre, son utilisation efficiente et la croissance de l'emploi.

43. Une réforme agraire de ce type apparaît toujours plus comme une mesure politique de développement juste, nécessaire et qui ne peut plus attendre.

Une agriculture en développement conduit à un accroissement du revenu des agriculteurs, elle fait augmenter la demande des biens et des services produits par l'industrie et par le tertiaire et renforce aussi le pouvoir d'achat de ceux qui, tout en vivant dans les zones rurales, ne travaillent pas dans le secteur agricole.

Un effet important de ce développement est de limiter la poussée migratrice vers les villes et le transfert de la main-d'œuvre vers d'autres secteurs, avec leurs effets l'urbanisation et le niveau des salaires.

L'augmentation de la productivité agricole permettrait de garantir la sécurité alimentaire de la population et de promouvoir la croissance qualitative et quantitative de produits alimentaires grâce à des prix accessibles.

L'expérience concrète démontre en outre que la croissance de l'agriculture signifie expansion de l'industrie et des services et, par conséquent, développement global de l'économie.

Enfin, il faut souligner qu'une réforme agraire qui engendre des entreprises familiales contribue sensiblement au renforcement de la famille, en mettant en valeur les capacités et les responsabilités de ses membres.

44. Dans les régions où subsistent des conditions d'iniquité et de pauvreté, la réforme agraire représente non seulement un instrument de justice distributive et de croissance économique, mais également un acte d'une grande sagesse politique.

Elle constitue la seule réponse concrètement efficace et possible, la réponse de la loi au problème de l'occupation des terres. Cette dernière, dans toute la variété et complexité de ses formes, y compris lorsqu'elle est provoquée par des situations de besoin extrême,(49) demeure toujours un acte non conforme aux valeurs et aux règles d'une cœxistence vraiment civile. Le climat d'émotivité collective qu'elle génère peut facilement conduire à une succession d'actions et de réactions pouvant échapper à tout contrôle. L'exploitation qui peut facilement découler d'une telle situation a alors bien peu de choses à voir avec le problème de la terre.

Souvent révélatrice de situations intolérables et préjudiciables sur le plan moral, l'occupation des terres est un signal d'alarme qui requiert la mise en œuvre, au niveau social et politique, de solutions efficaces et équitables. Ce sont les gouvernements surtout qui sont ici mis en cause, dans leur volonté et leur détermination à trouver des solutions urgentes. Les délais et retards apportés à la réforme agraire enlèvent toute crédibilité à leurs actions de dénonciation et de répression de l'occupation des terres.

... mais aussi particulierement complexe et delicat

45. Les bienfaits d'une telle réforme ne peuvent toutefois se faire sentir que si ses programmes sont correctement définis. Il est essentiel pour leur succès d'éviter l'erreur consistant à estimer que les interventions de réforme agraire se réduisent à l'expropriation des grandes propriétés terriennes, puis à leur subdivision en unités de production compatibles avec la capacité de travail d'une famille et, enfin, à la répartition de la terre entre les attributaires des titres de propriété.

Tout programme de réforme agraire doit certainement se fixer des objectifs à court terme pour obtenir des résultats immédiats face à la gravité des problèmes sociaux, en s'assurant que l'accès à la terre satisfasse pleinement à cette exigence. Cependant, à moyen et à long terme, si la réforme agraire se limite à une simple distribution des terres, le problème de la lutte contre la misère et celui du développement demeurent inchangés.

Pour qu'une réforme agraire fournisse une réponse concrète et durable aux graves problèmes économiques et sociaux du monde agricole des pays en voie de développement, les efforts pour assurer l'accès à la terre ne constituent que la première étape du programme. Celui-ci doit se poursuivre dans le temps, prévoyant des interventions opportunes pour garantir l'accès aux facteurs et aux infrastructures qui rendront possible une amélioration continue de la productivité agricole et de la commercialisation de ses produits, tout en assurant aussi les services sociaux favorisant la qualité de la vie et la capacité d'auto-réalisation des personnes et, par conséquent, le respect des populations indigènes. Enfin, une cohérence globale de la réforme agraire avec les politiques nationales et avec celles des organismes internationaux sera une garantie de son succès.

Une offre adéquate de technologies appropriées et d'infrastructures rurales

46. La recherche est un élément déterminant d'une réforme agraire véritablement effective et efficace, car elle permet de poursuivre trois objectifs essentiels: l'offre de technologies appropriées, la croissance de la production et la protection de l'environnement. Aujourd'hui, il est possible d'éliminer le contraste existant entre l'utilisation de technologies adaptées aux entreprises, l'exigence de ces dernières d'intensifier la production agricole et la nécessité de préserver les ressources naturelles. De nombreux cas concrets démontrent désormais que les augmentations de productivité de la terre et du travail réalisées en ayant recours à des technologies relativement simples, mais innovatrices, sont en général plus efficientes et plus efficaces, même sur le plan de leur compatibilité avec l'environnement.

Ces mêmes expériences attestent du lien assez étroit qui existe entre, d'une part, cette efficacité et cette compatibilité et, d'autre part, les innovations au niveau du travail et de l'usage du sol, en général fortement conditionnées par les caractéristiques du milieu physique et économique local.

Les activités de recherche et d'expérimentation permettent de définir les innovations à introduire, cas par cas.

47. La prestation d'un service d'assistance technique n'est pas moins essentielle à une réforme agraire effective. Cette assistance constitue un complément nécessaire à la recherche et à l'expérimentation, car leurs résultats ne peuvent concrètement être mis en pratique que si les producteurs agricoles sont informés de leur existence et convaincus de leur efficacité.

L'information et l'éducation deviennent donc nécessaires et doivent être constantes pour adapter le niveau des connaissances professionnelles des cultivateurs aux exigences de la réforme agraire.

Le service d'assistance technique est surtout indispensable pour apprendre aux agriculteurs à affronter le marché sous une forme associative, la seule capable de leur conférer un pouvoir effectif de marché et d'orienter de manière opportune leurs choix de production.

48. En outre, il est nécessaire que les programmes de réforme agraire prévoient des fonds pour le développement des infrastructures rurales qui représentent un troisième secteur d'intervention, décisif pour le succès de la réforme.

Une agriculture en développement entraîne une augmentation continuelle de la demande d'énergie, de routes, de télécommunications et d'eau pour l'irrigation. L'offre de ces services doit être adaptée à la demande.

A cette fin, il conviendra non seulement de doter les zones rurales d'infrastructures, mais il faudra également s'occuper de leur bonne gestion. En particulier dans le cas de l'eau pour l'irrigation, le problème qui se pose fréquemment concerne la réorganisation des usagers et l'adoption de mécanismes garantissant une allocation appropriée de cette ressource afin d'éviter les usages erronés.

Eliminer les obstacles pour l'accès au crédit

49. L'accès concret au crédit légal est un autre problème que les programmes de réforme agraire doivent affronter et résoudre. Ceux qui ont reçu la terre doivent être assurés de pouvoir disposer des moyens modernes de production à des prix raisonnables.

Habituellement, les bénéficiaires de la réforme ne possèdent pas d'économies suffisantes pour acquérir de tels moyens et, par conséquent, ils sont contraints de recourir au crédit; mais les coûts élevés des prêts aux petits clients rendent les Instituts de crédit réticents à les concéder. La seule alternative qui se présente aux attributaires est de recourir au marché informel du crédit, avec tous les coûts et les risques que cela comporte. Pour parer à ces risques, les initiatives tendant à favoriser la création de banques locales coopératives doivent être encouragées.

Les programmes de réforme agraire efficace doivent prévoir de soutenir la demande de crédit des nouvelles entreprises nées de la réforme. Ils doivent être prêts à intervenir afin de favoriser l'offre de formes complémentaires de garantie et de réduire les coûts des procédures des opérations de crédit.

Le crédit doit être encouragé et facilité pour les diverses formes d'association des entreprises nées de la réforme, dont l'objectif est de gérer en commun les services de production, d'acquérir collectivement les moyens de production et de commercialiser leurs produits de manière unitaire.

Les investissements en infrastructures et en services publics

50. En même temps que la réalisation de services et d'infrastructures intéressant directement la production agricole, les programmes de réforme agraire doivent prévoir des investissements substantiels dans les domaines de la santé, de l'école, des transports publics et dans l'approvisionnement en eau potable.

Dans les zones rurales des pays pauvres, ces infrastructures et ces services sociaux présentent de profondes carences, en termes quantitatifs et qualitatifs. Leurs possibilités de développement sont assez limitées car la population n'est guère capable d'influencer les choix politiques et parce qu'une part importante des coûts devrait échoir, directement ou indirectement, c'est-à-dire par le biais de la fiscalité, à la grande propriété terrienne.

Par ailleurs, ces services, fondamentaux dans un système de vie moderne, représentent un élément indispensable et un facteur de développement du bien-être. Ils constituent donc un facteur clé de l'aide au développement durable.

Leur utilité n'est pas limitée aux agriculteurs et à leurs familles, mais elle profite à l'ensemble de la population, en créant les conditions nécessaires pour une différenciation des activités de production, en vue d'une croissance du revenu global produit localement et d'une limitation du phénomène de dépeuplement qui en résulte.

La prestation adéquate de ces services est donc une condition nécessaire à la lutte contre la pauvreté dans les zones rurales et pour limiter les coûts économiques et sociaux de l'urbanisation. A travers la réforme agraire, tous les efforts doivent être accomplis dans les campagnes pour accroître les possibilités d'accès, la disponibilité, l'acceptabilité et la commodité des services publics et des infrastructures d'utilité publique.

Cela vaut en particulier dans le domaine de la santé: l'accès aux diverses structures de base, notamment hospitalières, une éducation diffuse en matière de santé et la disponibilité de remèdes simples et économiques revêtent une importance cruciale pour réduire la mortalité et les maladies.

51. En terme de services, la priorité des priorités doit être accordée aux interventions visant à garantir, dans une égale mesure pour les hommes et pour les femmes, l'accès à l'école élémentaire et l'extension de la scolarisation jusqu'aux niveaux secondaire et supérieur.

De fait, dans ces conditions, l'instruction et la formation professionnelle offrent non seulement à chaque individu les moyens de développer le plus largement possible ses potentialités, mais elles deviennent aussi des facteurs déterminants du changement d'attitudes et de comportements nécessaire pour affronter, sans coûts excessifs, la complexité du monde d'aujourd'hui. On pourrait ainsi dépasser l'idée qui conduit à considérer l'instruction comme une dépense de pure consommation et non comme un investissement social.

Une attention particulière au rôle de la femme

52. Les politiques tendant à favoriser l'accès aux technologies modernes et aux services publics doivent prêter une attention toute spéciale à la position cruciale qu'occupe la femme dans la production agricole et dans l'économie alimentaire des pays en voie de développement.

Dans ces pays, bien qu'avec des différences sensibles d'un endroit à un autre, les femmes fournissent plus de la moitié du travail fourni dans l'agriculture. En outre, c'est sur elles que retombe généralement l'entière responsabilité de la production des aliments servant à la subsistance de la famille.(50)

Malgré cela, elles se trouvent être largement marginalisées par de graves formes d'injustice économique et sociale. Les programmes de réforme agraire eux-mêmes considèrent les femmes sous l'angle des travaux domestiques qu'elles accomplissent et non pas comme des sujets d'activité productrice. Les lois privilégient les hommes dans l'attribution du droit de propriété de la terre. Le système éducatif tend à privilégier la formation des garçons par rapport à celle des filles.

Au vu de cette réalité, il est essentiel pour le succès des programmes de réforme agraire de garantir à la femme un droit effectif à la terre, une attention concrète à ses exigences au niveau des services d'assistance technique, une meilleure et plus longue éducation scolaire, un accès plus facile au crédit, afin d'améliorer la qualité de son travail, de réduire sa vulnérabilité face aux changements dans le secteur technologique, dans l'économie et dans la société, et d'accroître les alternatives d'emploi.(51)

Un soutien effectif apporté à la coopération

53. Les programmes de réforme agraire doivent accorder une grande attention à la fonction décisive que joue la coopération pour soutenir le démarrage et le développement des entreprises agricoles générées par la redistribution de la terre.

Ces entreprises doivent affronter des problèmes complexes, en particulier par rapport au marché. A cause de la multitude de gens qui remplissent les conditions pour pouvoir aspirer à l'attribution de terres, dans l'immense majorité des cas la dimension des entreprises ne permet pas une exploitation profitable de certaines technologies comme, par exemple, celles qui sont nécessaires pour rendre les travaux des champs moins pénibles. Il est difficile pour ces entreprises de pouvoir disposer des principaux facteurs de production, notamment parce que, souvent, il n'existe pas de marché local. Ou, dans les cas où ils leur sont offerts, les coûts sont particulièrement élevés. Mais surtout ces entreprises rencontrent de graves difficultés pour la commercialisation de leurs produits. Dans la majeure partie des cas, la commercialisation est contrôlée par quelques commerçants locaux ou bien n'est tout simplement pas possible car, comme cela arrive pour les nouveaux produits, particulièrement s'ils sont destinés à être transformés, la demande sur place est inexistante.

54. Dans un tel contexte, la coopération représente un instrument de solidarité capable d'offrir des solutions efficaces. Avec ses diverses formes — coopératives de service, d'approvisionnement, de transformation, de commercialisation — la coopération permet de réaliser, selon les besoins, une utilisation plus complète des machines, une concentration efficace de la demande de facteurs de production et de l'offre des produits. Elle devient donc source d'économies d'échelle et de formes de pouvoir de marché qui confèrent un important avantage compétitif aux entreprises associées et peuvent conduire à l'ouverture de nouveaux marchés pour leurs productions.

La coopération constitue un instrument précieux pour permettre aux entreprises privées ou aux coopératives, nées de la réforme, de modifier leurs productions et, en particulier, la production des produits destinés à l'exportation sans dommages pour l'économie locale.

En outre, il est on ne peut plus nécessaire, dans le cadre d'une réforme agraire, d'encourager et de soutenir la constitution de banques locales coopératives dans le but d'accorder des prêts aux ménages à bas revenus et aux femmes, pour favoriser l'activité agricole ou artisanale, et l'accès aux biens de consommation. Une riche expérience démontre que ces micro-banques peuvent représenter un instrument efficace pour consolider les nouvelles entreprises et pour lutter contre la pauvreté.

Le respect des droits des peuples indigènes

55. La réforme agraire ne contribue pas seulement à résoudre le problème des latifundia. Elle revêt aussi une grande valeur pour les politiques visant à reconnaître et à faire respecter les droits des peuples indigènes.

En raison des liens très étroits existant entre la terre et les modèles de culture, de développement et de spiritualité de ces peuples, la réforme agraire représente une composante déterminante de l'ensemble d'actions que les gouvernants doivent mettre en œuvre, de manière systématique et coordonnée, pour protéger les droits de ces peuples et pour garantir le respect de leur intégrité.

La réforme agraire doit aider à trouver les moyens d'affronter, sous une forme équitable et rationnelle, le problème de la restitution aux peuples indigènes des terres qu'ils occupaient traditionnellement, surtout de celles qui leur ont été soustraites, même à des époques récentes, par différentes formes de violence et de discrimination. Dans ce cas, la réforme agraire doit définir les critères servant à reconnaître quelles étaient les terres qu'ils occupaient, et comment les réintégrer dans l'usage de ces terres en garantissant une protection effective de leurs droits de propriété et de possession.

La réforme doit leur fournir, en plus de la possibilité d'accéder aux services de production et aux services sociaux, les moyens nécessaires pour favoriser le développement de leurs terres et pour bénéficier d'un traitement équivalent à celui qui est accordé aux autres secteurs de la population.

En résumé, la réforme agraire doit aider les communautés indigènes à protéger et à reconstituer leurs ressources naturelles, ainsi que les écosystèmes dont dépendent leur survie et leur bienêtre, à conserver et à développer leur identité, leur culture et leurs intérêts, à soutenir leurs aspirations à la justice sociale et à garantir un environnement permettant une participation active à la vie sociale, économique et politique du pays.

56. Pour atteindre l'ensemble de ces objectifs, les programmes de réforme agraire doivent remplir deux conditions:

a) Il faudra créer, d'une manière adéquate, l'équilibre nécessaire et délicat entre l'exigence de conserver la propriété commune et celle de privatiser la terre. Les systèmes traditionnels de possession de la terre, fondés sur la propriété commune, ou sur une forme de propriété qui se prête peu à l'utilisation des facteurs modernes de production et à l'innovation technologique, ont tendance à se transformer en propriété privée au fur et à mesure que l'agriculture se développe. Des raisons tout à fait fondées conduisent à prévoir, notamment dans le cas des peuples indigènes, le développement d'une politique d'attribution individuelle de la propriété de la terre.(52)

b) Les programmes de réforme doivent être définis et adoptés avec la participation et la coopération des communautés intéressées. D'un côté, la réforme agraire doit garantir aux communautés indigènes la jouissance des services de production et des services sociaux qu'elles estiment conformes à leur organisation sociale et à leur vision des problèmes environnementaux et, de l'autre, orienter vers d'autres directions les facteurs à caractère économique et social qui peuvent être cause de désavantages.

L'engagement institutionnel de l'Etat

57. L'engagement requis de l'Etat revêt une grande importance car il implique la modification d'organismes, d'instituts et de normes qui souvent sont à la base de l'organisation politique, économique et sociale. Dans la majeure partie des cas, cet engagement coïncide avec le développement de quatre principales lignes d'action au niveau institutionnel:

a) Compléter et moderniser le cadre juridique qui régit le droit à la propriété, la possession et l'usage de la terre, veillant particulièrement au soutien et à la stabilité de la famille en tant que sujet de droits et de devoirs.

b) Elaborer des politiques et des lois protégeant les droits fondamentaux des personnes et, en conséquence, garantissant les droits des travailleurs de pouvoir négocier librement leurs conditions de travail, aussi bien au niveau individuel qu'au niveau collectif.

c) Mettre en œuvre un processus de décentralisation administrative afin de permettre et d'encourager la participation active des communautés locales à la conception, à la réalisation, à la gestion financière, au contrôle et à l'évaluation des programmes ayant trait à la population, au développement et au territoire qui les concernent.

d) Adopter des politiques macro-économiques respectueuses du principe selon lequel les droits des agriculteurs à jouir de leur travail ne sont pas moindres que ceux des consommateurs, en particulier en ce qui concerne les problèmes de nature fiscale, monétaire et ceux qui sont liés aux échanges commerciaux avec l'étranger. Le non-respect des droits économiques des agriculteurs entraîne inévitablement des effets pervers sur les mécanismes de marché et sur l'économie tout entière.

La responsabilité des organisations internationales

58. En tant qu'instrument d'une agriculture en développement, la réforme agraire touche directement aux compétences et aux responsabilités de nombreuses organisations internationales. Lorsqu'elles déterminent les modèles de développement qu'elles entendent encourager, ces organisations doivent faire en sorte que ces modèles s'adaptent aux nécessités et aux problèmes des différents pays.

En ce sens, il est important d'éviter que le souci de réduire la dette internationale, qui se traduit souvent par des incitations à une agriculture principalement orientée vers les produits destinés à l'exportation, conduise les pays en voie de développement à mettre en œuvre des politiques entraînant de graves détériorations des services publics, en particulier de l'instruction, et une accumulation de problèmes sociaux.

59. La réforme agraire exige que les organisations appelées à donner une impulsion au commerce international accordent une attention particulière aux relations existant entre les politiques commerciales, la répartition du revenu et la satisfaction des besoins élémentaires des familles.

Le développement des échanges commerciaux se répercute positivement, d'ordinaire, sur la croissance économique d'un pays: il accroît la dimension du marché, stimule à davantage d'efficience et produit de nouvelles connaissances.

Toutefois, dans certaines conditions spécifiques, ce développement peut entraîner une détérioration des conditions de vie de ceux qui sont économiquement désavantagés. C'est le cas, par exemple, lorsque l'augmentation de la production de denrées agricoles pour l'exportation conduit à la réduction de l'offre d'aliments destinés à la consommation intérieure et donc à en augmenter les prix. On assiste à une dégradation de la situation si, du fait que les produits exportés requièrent moins de travail que ceux qui sont consommés localement, l'emploi en est pénalisé.

Il se peut encore que les petits cultivateurs soient doublement pénalisés. En premier lieu, parce que, à cause des obstacles qu'ils rencontrent pour accéder aux moyens nécessaires à la culture des produits destinés à l'exportation, ils ne peuvent pas bénéficier des avantages qui en découlent. En second lieu, parce que le développement des exportations entraîne une augmentation de certains coûts de la production agricole et du prix de la terre, augmentation qui fait que la production des biens traditionnels devient moins rentable.

Toutefois, ces effets en cascade ne sont pas seulement dus à la logique des échanges commerciaux, dont ils ne sont qu'une conséquence indirecte. En réalité, ils sont aussi la résultante directe de la concentration du capital foncier aux mains de quelques-uns, de l'inégalité sociale diffuse et de l'nadéquation des services d'assistance technicoadministrative en faveur des petits producteurs. Il est évident que ce contexte, en raison de ses conséquences négatives sur le plan de la lutte contre la pauvreté et contre la faim, exige que les organisations internationales y accordent beaucoup d'attention au moment où elles définissent leurs stratégies d'intervention.

CONCLUSION

60. L'Eglise se prépare actuellement au nouveau millénaire à travers une expérience de conversion spirituelle inspirée par le Grand Jubilé de l'an 2000. Cet événement ecclésial extraordinaire doit inciter tous les chrétiens à un examen de conscience sérieux sur leur témoignage aujourd'hui, ainsi qu'à une conscience plus vive des péchés du passé, de ce « spectacle de façons de penser et d'agir qui étaient de véritables formes de contre-témoignage et de scandale ».(53)

Affrontant le thème de la redistribution équitable de la terre, qui est au cœur de la tradition biblique du Jubilé, le Conseil Pontifical Justice et Paix se propose d'attirer les regards de tous vers l'une des situations les plus sombres et les plus douloureuses de la coresponsabilité, notamment de nombreux chrétiens, au sujet de graves formes d'injustice et d'exclusion sociale et du consentement de trop d'entre eux face à la violation des droits fondamentaux de l'homme.(54)

61. L'approbation du mal, qui est un signe préoccupant de dégénérescence spirituelle et morale non seulement pour les chrétiens, entraîne dans biens des situations une vacuité culturelle et politique déconcertante, qui rend incapable de modifier et de rénover. Alors que les rapports sociaux ne changent pas et que la justice et la solidarité demeurent absentes et invisibles, les portes du futur se ferment et le sort de beaucoup de gens reste ancré à un présent toujours plus incertain et précaire.

L'esprit du Jubilé nous pousse à dire: « Cela suffit! » aux nombreux péchés individuels et sociaux qui provoquent des situations de pauvreté et d'injustice dramatiques et intolérables! En attirant l'attention sur la signification particulière et essentielle que revêt la justice dans le message biblique, en matière de protection des faibles et de leurs droits, en tant que fils de Dieu, à avoir accès aux richesses de la création, nous souhaitons vivement que l'année jubilaire, tout comme dans l'expérience biblique, serve aujourd'hui encore à rétablir la justice sociale, grâce à une répartition de la propriété de la terre effectuée dans un esprit de solidarité dans les rapports sociaux.

62. La lumière du Christ, image du Dieu invisible à la recherche de l'homme, qui lui appartient d'une manière particulière, mû par son cœur de Père, nous donne la force et éclaire notre difficile cheminement.(55)

La connaissance approfondie et la pratique cohérente des directives de l'Eglise aideront concrètement l'humanité tout entière à créer les conditions pour jouir du salut auquel elle est appelée par la grâce de Dieu et à lui adresser une grande prière d'action de grâces et de louange.

Invoquons l'intercession de Marie, Mère du Rédempteur, Etoile qui, en toute sécurité, conduit nos pas à la rencontre du Seigneur de tous les chrétiens qui abandonnent les sentiers erronés, les voies du mal et qui se montrent dociles à l'action de l'Esprit, pour participer à la vie intime de Dieu et pour l'appeler: « Abba, Père » (Ga 4, 6).

Rome, 23 novembre 1997
Solennité du Christ, Roi de l'Univers

Roger Card. Etchegaray
Président du Conseil Pontifical Justice et Paix

S.E. Mons. François-Xavier Nguyen Van Thuan
Vice-Président du Conseil Pontifical Justice et Paix

Diarmuid Martin
Secrétaire du Conseil Pontifical Justice et Paix


(1) Jean-Paul II, Lettre Apostolique Tertio millennio adveniente, 1994, n. 51.

(2) Nous entendons par « latifundium » une grande propriété foncière, aux ressources habituellement sous-utilisées, appartenant souvent à un propriétaire qui n'y réside pas, qui emploie des salariés et utilise des technologies agricoles dépassées.

(3) Un cadre très clair de cette préoccupation ressort nettement des nombreux documents que l'épiscopat catholique, surtout celui de l'Amérique latine, a consacrés ces dernières années aux problèmes de l'agriculture. Signalons, par exemple, en plus des documents publiés par les Conférences générales de l'épiscopat latino-américain qui se sont déroulées successivement à Rio de Janeiro (1955), à Medellin, La Iglesia en la actual transformación de América Latina a la luz del Concilio (1968), à Puebla, La Evangelización en el presente y en el futuro de América Latina (1979), et à Saint-Domingue, Nuova evangelización, promoción humana, cultura cristiana (1992), les textes suivants: Conferencia episcopal de Paraguay, La tierra, don de Dios para todos, Asunción 12 juin 1983; Evêques du Sud-Andin, La terre, don de Dieu, droit du peuple, Diffusion de l'information sur l'Amérique latine, n. 1162, janvier 1987; Conferencia episcopal de Guatemala, El clamor por la tierra, Guatemala de la Asunción, 29 février 1988; Vicariato Apostólico de Darien, Panama, Tierra de todos, tierra de paz, 8 décembre 1988; Conferencia episcopal de Costa Rica, Madre Tierra. Carta pastoral sobre la situación de los campesinos y indígenas, San José, 2 août 1994; Conferencia episcopal de Honduras, Mensaje sobre algunos temas de interés nacional, Tegucigalpa, 28 août 1995. La Conférence Nationale des Evêques du Brésil, et en particulier la Commission pastorale de la terre, se sont prononcées plusieurs fois sur le thème de la réforme agraire: Manifesto pela terra e pela vita a CPT e a reforma agrária hoje, Goiânia, 1er août 1995; Pro-Memória da Presidência e Comissão Episcopal de Pastoral da CNBB sobre as consequências do Decreto n. 1.775 de 8 de Janeiro de 1996, Brasília, 29 février 1996; Exigências Cristãs para a paz social, Itaici, 24 avril 1996.

(4) Cette forme d'organisation de l'agriculture n'apparaît en déclin que là où des réformes agraires ont été réalisées.

(5) Parmi ces distorsions, il est important de mentionner:

a) Une répartition des terres souvent opérée avec des méthodes arbitraires et en faveur des seuls membres des groupes dominants et des classes aisées.

b) La constitution de réserves pour les populations indigènes, souvent dans des zones peu fertiles ou éloignées du marché ou pauvres en infrastructures, en dehors desquelles il n'était permis à aucun membre de ces populations d'acquérir ou, du moins, d'occuper une terre.

c) L'adoption de systèmes fiscaux différenciés au profit des grands propriétaires fonciers et l'imposition de taxes discriminatoires sur les produits des paysans indigènes.

d) La constitution d'organisations de marché et l'adoption de systèmes de prix visant à privilégier les produits des grandes propriétés, entraînant même, dans certains cas, l'impossibilité d'acquérir les produits des petits cultivateurs.

e) L'imposition de barrières à l'importation, pour protéger les productions des grands domaines fonciers contre la concurrence internationale.

f) L'adoption de mesures permettant de jouir de crédits, d'aides et de services publics dont, concrètement, seule la grande propriété foncière pouvait bénéficier.

(6) Par « petit cultivateur », on entend le sujet économique qui travaille en marge de la production agricole et qui est impliqué dans le processus d'émiettement de la terre. Il s'agit d'un phénomène spéculaire dérivant du processus de concentration et d'appropriation indue de ce bien.

(7) Cf. FAO, Landlessness: A Growing Problem, « Economic and Social Development Series », Rome 1984.

(8) Sur les différents facteurs d'échec, voir: FAO, Lessons from the Green Revolution - Towards a New Green Revolution, Rome 1995, p. 8.

(9) Pour une analyse de ces politiques de soutien des exportations agricoles et des grandes entreprises et de leurs conséquences sur la pauvreté, voir: Banque Mondiale, Rapport sur le développement dans le monde 1990, Washington D.C., p. 58-60; Banque Mondiale, Rapport sur le développement dans le monde 1991, Washington D.C., p. 57.

(10) Sur ce problème, voir: Conseil Pontifical Justice et Paix, Les peuples autochtones dans l'enseignement de Jean-Paul II, Cité du Vatican 1993, p. 22.

(11) Sur l'étroite corrélation qui existe dans la majeure partie des économies agraires traditionnelles entre propriété de la terre, accès au crédit et répartition des richesses, voir: Banque Mondiale, Rapport sur le développement dans le monde 1991, op. cit., pp. 73-75.

(12) Il existe une unanimité de consensus quant à l'impact fortement négatif des carences des services de formation professionnelle de beaucoup de pays en voie de développement sur la pauvreté du monde agricole. Voir notamment: Banque Mondiale, Rapport sur le développement dans le monde 1991, op. cit., pp. 73-75.

(13) Cf. PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 1990, New York.

(14) Cf. Jean-Paul II, Discours au Sommet mondial sur l'alimentation, organisé par la FAO, 13-17 novembre 1996, L'Osservatore Romano, 14 novembre 1996; FAO, Rome Declaration on World Food Security and World Food Summit Plan of Action, Rome 1996; Pont. Cons. Cor Unum, La faim dans le monde. Un défi pour tous: le développement solidaire, Cité du Vatican 1996; FAO, Dimensions of Need: An Atlas of Food and Agriculture, Rome 1995, p. 16; World Bank, Poverty and Hunger, Washington D.C. 1986.

(15) Sur les rapports entre la concentration de la propriété foncière, la pauvreté des campagnes et la dégradation de l'environnement: cf. Banque Mondiale, Rapport sur le développement dans le monde 1990, op. cit., pp. 71-73; Banque Mondiale, Rapport sur le développement dans le monde 1992, Washington D.C., pp. 134-138, 149-153; FAO, Sustainable Development and the Environment, FAO Policies and Actions, Rome 1992.

(16) Le récit de la vigne de Nabot (cf. 1 R 21) est à cet égard très significatif.

(17) Cf. Jean-Paul II, Tertio millennio adveniente, op. cit., nn. 12-13.

(18) Concile _cumenique Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et spes, 1965, n. 69.

(19) Cf. Jean XXIII, Lettre Encyclique Mater et Magistra, 1961, n. 69. Dans son Message radiodiffusé de la Pentecôte de l'année 1941, Pie XII, traitant du droit des biens matériels, affirmait que « Tout homme, en tant qu'être vivant doté de raison, reçoit en effet de la nature le droit fondamental de faire usage des biens matériels de la terre, tout en laissant à la volonté humaine et aux formes juridiques des peuples d'en régler plus en détail la réalisation pratique. Ce droit individuel ne peut être supprimé en aucune façon, pas même par d'autres droits certains et pacifiques sur les biens matériels » (n. 13).

(20) Droit naturel parce que, selon le Magistère de l'Eglise, il dérive de la nature particulière du travail humain et de la « priorité, ontologique et téléologique, des individus sur la société », Jean XXIII, Mater et Magistra, op. cit., n. 96.

(21) « Afin de pouvoir faire fructifier ces ressources par son travail, l'homme s'approprie des petites parties des diverses richesses de la nature: du sous-sol, de la mer, de la terre, de l'espace. L'homme s'approprie tout cela en en faisant le chantier de son travail. Il se l'approprie par le travail et pour avoir encore du travail », Jean-Paul II, Laborem exercens, 1991, n. 12a.

(22) Concile _cumenique Vatican II, Gaudium et spes, op. cit., n. 71b.

(23) Jean XXIII, Mater et Magistra, op. cit., n. 96.

(24) « La tradition chrétienne n'a jamais soutenu ce droit comme un droit absolu et intangible. Au contraire, elle l'a toujours entendu dans le contexte plus vaste du droit commun de tous à utiliser les biens de la création entière: le droit à la propriété privée est subordonné à celui de l'usage commun, à la destination universelle des biens », Jean-Paul II, Laborem exercens, op. cit., n. 14.

(25) Concile _cumenique Vatican II, Gaudium et spes, op. cit., n. 69a.

(26) Ibid.

(27) Cf. Summa Theologiae, II-II, q. 66 art. 7.

(28) Paul VI, Lettre Encyclique Populorum progressio, 1967, n. 23.

(29) « La propriété des moyens de production, tant dans le domaine industriel qu'agricole, est juste et légitime, si elle permet un travail utile; au contraire, elle devient illégitime quand elle n'est pas valorisée ou quand elle sert à empêcher le travail des autres pour obtenir un gain qui ne provient pas du développement d'ensemble du travail et de la richesse sociale, mais plutôt de leur limitation, de l'exploitation illicite, de la spéculation et de la rupture de la solidarité dans le monde du travail. Ce type de propriété n'a aucune justification et constitue un abus devant Dieu et devant les hommes », Jean-Paul II, Lettre Encyclique Centesimus annus, 1991, n. 43.

(30) La dégradation de l'environnement matériel conduit en substance à la dégradation du « cadre humain que l'homme ne maîtrise plus, créant ainsi pour le futur un environnement qui pourra lui être intolérable: problème social aux vastes dimensions qui concerne la famille humaine tout entière », Paul VI, Lettre Apostolique Octogesima adveniens, 1971, n. 21. A l'opposé, l'homme doit travailler en ayant conscience d'être « héritier du travail des générations qui l'ont précédé et en même temps co-artisan de l'avenir de ceux qui viendront après lui dans la suite de l'histoire », Jean-Paul II, Laborem exercens, op. cit., n. 1.

(31) Jean-Paul II, Laborem exercens, op. cit., n. 19b.

(32) Ibid., n. 21.

(33) Jean-Paul II, Discours aux Indiens du Mexique, Cuilapan - Oaxaca, 29 janvier 1979. Sur le thème de la réforme agraire, le Saint-Père est intervenu à diverses occasions: à Recife, au Brésil, le 7 juillet 1980; à Cuzco, au Pérou, le 3 février 1985; à Iquitos, au Pérou, le 5 février 1985; à Lucutanga, en Equateur, le 31 janvier 1985; à Quito, en Equateur, le 30 janvier 1985; dans son Discours à des évêques brésiliens en visite « ad limina », le 24 mars 1990; à Aterro do Bacanga - São Luis, au Brésil, le 14 octobre 1991; dans son Discours à des évêques brésiliens en visite « ad limina », le 21 mars 1995.

(34) Cf. Pie XII, Message radiodiffusé, 1er septembre 1944, n. 13; Concile _cumenique Vatican II, Gaudium et spes, op. cit., n. 71f.

(35) « Le bien commun exige donc parfois l'expropriation si, du fait de leur étendue, de leur exploitation faible ou nulle, de la misère qui en résulte pour les populations, du dommage considérable porté aux intérêts du pays, certains domaines font obstacle à la prospérité collective », Paul VI, Populorum progressio, op. cit., n. 24. « Des réformes s'imposent donc visant... même à répartir les propriétés insuffisamment cultivées au bénéfice d'hommes capables de les faire valoir », Concile _cumenique Vatican II, Gaudium et spes, op. cit., n. 71f.

(36) Cf. Jean XXIII, Mater et Magistra, op. cit., nn. 110-157.

(37) « Le plus important réside en ceci: les gouvernants doivent assurer la propriété privée par des lois sages », Leon XIII, Lettre Encyclique Rerum novarum, 1891, n. 30.

(38) Jean XXIII, Mater et Magistra, op. cit., n. 102.

(39) L'autorité publique ne peut utiliser arbitrairement de son droit à déterminer les devoirs de la propriété en violant le droit naturel à la propriété privée et de transmission héréditaire des biens, ni « grever la propriété privée, par des impôts et des taxes exorbitantes, au point d'arriver pratiquement à l'épuiser », Pie XI, Lettre Encyclique Quadragesimo anno, 1931, n. 49.

(40) Jean XXIII, Mater et Magistra, op. cit., n. 128.

(41) « ...dans une conception humaine et chrétienne de l'homme et de la famille, on considère naturellement comme idéale l'entreprise qui se présente comme une communauté de personnes: alors que les relations entre ses membres et ses structures répondent aux normes de la justice et à l'esprit que Nous avons exposé, plus spécialement s'il s'agit d'entreprises à dimensions familiales. On ne saurait trop s'employer à ce que cet idéal devienne réalité, compte tenu du milieu donné », ibid., n. 128.

(42) « Dans des sociétés économiquement moins développées, la destination commune des biens est particulièrement réalisée par des coutumes et des traditions communautaires, garantissant à chaque membre les biens les plus nécessaires », Concile _cumenique Vatican II, Gaudium et spes, op. cit., n. 69.

(43) Cf. ibid., n. 69.

(44) « C'est l'Etat, en effet, qui doit mener une juste politique du travail », Jean-Paul II, Laborem exercens, op. cit., n. 17.

(45) Il est du devoir de l'Etat d'agir contre le chômage, qui est toujours un mal et, lorsqu'il en arrive à certaines dimensions, peut devenir une véritable calamité sociale », ibid., n. 18. Pour faire en sorte que tous aient du travail, l'Etat doit mettre en œuvre une organisation correcte du travail grâce à « une coordination juste et rationnelle dans le cadre de laquelle doit être garantie l'initiative des personnes, des groupes libres, des centres et des ensembles de travail locaux, en tenant compte de ce qui a déjà été dit ci-dessus du caractère subjectif du travail humain », ibid., n. 18.

(46) La rémunération du travail est juste si, en plus du salaire, le travailleur peut bénéficier des « diverses prestations sociales qui ont pour but d'assurer la vie et la santé des travailleurs et de leurs familles », ibid., n. 19.

(47) « L'expérience historique apprend que... l'union des hommes pour défendre les droits qui leur reviennent, née des exigences du travail, demeure un élément créateur d'ordre social et de solidarité, élément dont on ne saurait faire abstraction », ibid., n. 20.

(48) Jean-Paul II, Centesimus annus, op. cit., n. 32.

(49) Cf. Concile _cumenique Vatican II, Gaudium et spes, op. cit., n. 69a.

(50) Sur l'importance de la position qu'occupe la femme dans les processus de production et de transformation des produits agricoles dans les pays en voie de développement: FAO, Overall Socio-Political and Economic Environment for Food Security, Rome 1996, par. 4.3.

(51) Cf. Jean-Paul II, Lettre aux femmes, 29 juin 1995.

(52) Il ne faut cependant pas sous-estimer les avantages de la propriété commune, en particulier dans le cas de la présence d'une population relativement nombreuse par rapport à la ressource « terre ». Dans ce cas, la propriété commune assure à tous les membres de la communauté, même aux plus pauvres, l'accession à la terre, elle motive les habitants à conserver la capacité de production du sol qu'ils cultivent, elle ne permet pas, comme cela arrive fréquemment dans le cas de la propriété privée, que les petits cultivateurs soient contraints de vendre leurs minuscules propriétés. En d'autres termes, la propriété commune permet d'éviter la pauvreté extrême et la constitution de masses de personnes sans-terre qui caractérisent souvent les zones dominées par les latifundia.

(53) Jean-Paul II, Tertio millenio adveniente, op. cit., n. 33.

(54) Cf. ibid., n. 36.

(55) Cf. ibid., n. 7.

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