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ÉCHÈSE DU CARDINAL JAIME ORTEGA Y ALAMINO,
ARCHEVÊQUE DE LA HAVANE

Jeudi 17 août 2000

 


Chers jeunes,
l'année jubilaire nous a tous placés devant le mystère trinitaire en adorateurs émerveillés et reconnaissants. Peut-être n'est-il pas juste de dire que nous sommes devant le mystère du Dieu unique, Père, Fils et Esprit Saint, mais plutôt plongés dans le courant incessant d'amour qui va du Père au Fils et retourne du Fils au Père dans l'Esprit.

Car  la  révélation  de  Dieu n'a pas consisté à enlever le voile pour que nous puissions découvrir la richesse insondable de la vie trinitaire; elle fut plutôt ceci:  le Père a envoyé son Fils pour nous rendre participants de cette même vie. C'est ce que nous célébrons en cette année jubilaire:  le Fils est venu à nous, a assumé la condition humaine en Jésus de Nazareth.

Saint Jean l'évangéliste exprime d'une manière admirable la cause essentielle de l'Incarnation du Verbe:  "Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils" (Jn 3, 16). Dans l'ordre du salut, l'Incarnation du Fils n'est pas une condition exigée par notre ignorance ou nos péchés. Certains ont dit dans le passé:  la dureté du coeur de l'homme pécheur et nonchalant l'ayant rendu incapable d'accéder au salut, obligea Dieu à se faire Homme pour que, prenant la place de l'homme, il puisse sauver l'humanité. Mais Dieu n'agit pas avec des conditionnements humains, aucune nécessité humaine ne peut contraindre l'action de Dieu. L'incarnation est le don sublime et gratuit de l'amour de Dieu aux hommes. Jésus est le Fils livré au monde, à nous, par le Père qui nous aime et qui, selon saint Paul, "n'a pas épargné son propre Fils" (Rm 8, 32). Le don de soi configure la vie de Jésus; une remise de soi que Jésus réalisera aussi par amour dans la fidélité absolue à la volonté du Père. C'est cette option de remise de soi qui le fait être ce qu'il est. Jésus va mener une vie "pour les autres". Ceci est son sacerdoce, son offrande, et il ne faut pas attendre l'heure de la Croix pour qu'il opère ce don de soi au Père pour tous les hommes. La Lettre aux Hébreux nous présente le Christ disant au Père dès son entrée dans le monde:  "Me voici pour faire ta volonté" (He 10, 9). Cette disponibilité se déploie tout au long de sa vie. Sa vie sera un "exister pour", autrement dit Jésus, vit pour et en faveur des autres. Il se livre aux multitudes qui le suivent; au pauvre lépreux, à l'aveugle à qui il demande:  "Que veux-tu que je fasse pour toi?". Jésus réclame la même attitude à ses disciples:  "Si quelqu'un te demande de marcher un mille avec lui, fais-en deux; à qui te demande ta tunique, donne aussi le manteau" (Mt 5, 40).

Le  don de soi est un élément indispensable et fondamental de notre vie chrétienne. Il est à l'opposé absolu de l'exaltation de l'ego et de toute forme d'égoïsme. Dans la nature humaine même, le don de soi fait partie, comme un facteur psychologique important, du développement harmonieux de toute personne. L'homme et la femme se donnent l'un à l'autre par amour, le père et la mère doivent se donner à leurs enfants; c'est dans le don de soi que se trouvent les raisons les plus élevées pour vivre et être heureux.

Vous, les jeunes, faites cette expérience:  donnez votre vie très tôt pour des tâches bonnes, positives, dans le service des autres et vous vérifierez vous-mêmes la vérité de la belle prière de saint François d'Assise:  "car c'est en donnant qu'on reçoit, en s'oubliant qu'on se retrouve soi-même".

Avec  quelle  joie et gratitude nous voyons aujourd'hui tant de jeunes des pays avancés, au terme de leurs études universitaires et techniques, donner une ou deux années, ou davantage, au travail dans les pays plus pauvres. ll y a une grande générosité dans le coeur des jeunes. La disponibilité pour servir durant un temps déterminé grandit, mais dans le même temps, nous voyons avec une certaine préoccupation une peur chez les jeunes, celle d'un don de soi qui engagerait toute la vie. Beaucoup craignent de se marier, de fonder un foyer, ils vivent des relations transitoires, comme si la confiance dans la force de l'amour s'était perdue. Cette hésitation devant un engagement total est aussi la raison du peu de réponse à l'appel de Jésus à le suivre dans la vie sacerdotale ou religieuse.

Il y a aussi un grand nombre de jeunes des pays pauvres qui ont accédé à une profession et qui abandonnent leur pays d'origine, cherchant ailleurs de meilleures conditions de vie. Se donner n'est pas toujours partir, c'est parfois rester.

Nous avons tous besoin d'entendre l'appel de Jésus au jeune homme riche qui n'était pas seulement fortuné; on peut être riche de savoir, de possibilités personnelles, de soucis apostoliques:  "Si tu veux être parfait, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres, viens et suis-moi" (Mt 19, 21). Mais il y a en nous une tendance mauvaise, de l'ordre du péché, qui nous pousse à vivre pour nous-mêmes et à fuir tout type d'engagement. Jésus avertit les siens que ce chemin conduit à la ruine:  "Qui garde sa vie pour lui-même, la perd; qui la perd, la gagne pour toujours" (Jn 12, 25). Ainsi, bien qu'inscrit dans notre nature comme le vrai chemin de réalisation personnelle et exigé par Jésus comme le mode propre du disciple, l'engagement peut être mis en question ou fui par notre égoïsme et le péché. A cause de cela, Jésus était persuadé de ce que sa vie donnée allait rencontrer une résistance parmi ses contemporains, surtout lorsqu'il la propose comme  unique modèle de vie pour tous. Beaucoup de pharisiens et de prêtres, qui avaient enfermé la religion dans l'accomplissement des lois écrites, le mettent à l'épreuve:  "Pourquoi guéris-tu le jour du sabbat? Par quel pouvoir celui-ci rend-t-il la vue à l'aveugle? Pourquoi tes disciples mangent-ils sans se laver les mains?"

Amour, don de soi, miséricorde ne sont pas vécus par ceux qui ferment leur coeur à l'autre et demeurent agrippés à leurs point de vue et préceptes.

Jésus voit bien que ses propres disciples ne comprennent pas que le suivre, c'est assumer son style de vie "pour les autres"... Dans sa route vers Jérusalem, Jésus constate la résistance ouverte ou cachée de beaucoup. Il dit aux Apôtres:  "Le Fils de l'Homme doit souffrir beaucoup, il doit être rejeté des anciens, des grands prêtres et des pharisiens; être exécuté et ressusciter le troisième jour" (Mt 16, 19-22). Pierre conteste:  "Seigneur, non, cela ne t'arrivera pas"; Jésus lui reproche:  "Tes pensées sont celles des hommes, pas celles de Dieu". Pierre n'avait pas encore compris que le don de soi doit aller jusqu'au bout, qu'on ne peut pas faire de calcul lorsque l'on se donne. Dans la montée vers Jérusalem, d'autres disciples discutent sur la place qu'ils occuperaient à la droite et à la gauche de Jésus dans le Royaume. Jésus déployait devant ses disciples sa propre remise de soi, et eux continuaient à penser en eux-mêmes, ne parvenaient pas à comprendre les propos du Maître, ils cherchaient le succès et les avantages. En eux, il n'y avait pas la disponibilité totale pour un don de leur propre vie.

Et le peuple? Le peuple rassemblé autour de Jésus le cherchait et le suivait; mais il ne répondit pas davantage lorsque Jésus alla plus avant que la satisfaction de leur nécessité individuelle ou collective. Devant une exigence plus grande, les jeunes reculent ou agissent d'une manière grégaire, selon leurs intérêts. C'est seulement de l'engagement personnel de chacun que l'on peut espérer un changement de la famille, de la société et dans les relations entre les peuples.

Souvenons-nous du discours sur le Pain de Vie. Après avoir distribué le pain à la multitude, le Maître dit qu'Il devait être mangé; que sa personne, sa vie données étaient un pain de vie descendu du ciel, meilleur que celui qu'Il avait donné au peuple. A ces paroles, tous s'en vont. Jésus fait au peuple un reproche justifié et de dimension universelle:  "Vous m'avez suivi parce que je vous ai rassasiés de pain" (Jn 6, 26), c'est-à-dire par intérêt.

Mais ni les entraves, ni les menaces, ni l'apathie de ses disciples, ni l'incompréhension du peuple ne modifient l'attitude de Jésus, son style. Ils ne le retiendront pas davantage sur le chemin de la Cité Sainte, où il ira jusqu'au bout du don de lui-même à son Père.

Ainsi se présente le drame de Jésus à Jérusalem; il le vivra comme une triple remise de soi: 

1. L'un de ses disciples, par la trahison, le livre aux notables du peuple.

2. Les notables du peuple, bien que divisés, se mettent d'accord et le livrent à l'autorité romaine qui le condamne à mort.

3. Mais surtout le Père le livre entre les mains du traître et des coeurs pervers.

Comment Jésus répond-il à cette mystérieuse et triple remise ou livraison? Il le fait par son propre don personnel et libre. Des circonstances écrasantes qui l'entourent, de cette solitude terrible dans laquelle le Père semble l'abandonner entre les mains des ennemis, Jésus fait le lieu de sa libre participation à son drame. Il l'avait déjà exprimé:  "Ma vie, nul ne la prend, je la donne" (Jn 10, 18). Son projet de vie fut accompli jusqu'au bout. Il était entré dans notre histoire, donné par le Père qui aimait tant le monde qu'il ne se réservera pas à lui-même son fils; ce dernier sortirait maintenant du monde, se livrant au Père par amour pour nous:  "Père, entre tes mains je remets mon esprit" (Lc 23, 46). Ainsi culminait la remise ininterrompue de la vie de Jésus.

Chaque dimanche dans le Credo, proclamant notre foi en Jésus-Christ, notre Seigneur, nous disons que "pour nous", les hommes et pour notre salut, il descendit du ciel, prit chair de la Vierge Marie, souffrit, fut crucifié, mort ressusscité, le troisième jour. Dans le don de Jésus sur la Croix prend corps le "pour nous" du Credo, qui explique l'Incarnation et la mort de Jésus comme un acte d'amour infini, "jusqu'à l'extrême". Pendant presque tout le second millénaire chrétien, la pensée de l'Incarnation et de la mort du Fils de Dieu a été marquée par le raisonnement théologique selon lequel le don du Christ sur la Croix se réalise pour des raisons nécessaires:  il dut le vivre jusqu'au bout de cette manière parce que l'homme, par le péché, provoque envers Dieu une offense infinie qui crée une séparation abyssale entre lui et nous, et que nous sommes incapables de réparer cette offense. Dieu décide donc de réparer la faute, prenant la nature humaine en la personne du Fils; de cette façon, c'est un homme qui offre la réparation à Dieu, par des souffrances cruelles et la mort, mais c'est en même temps Dieu même; le Père pardonne ainsi l'offense, car l'offrande du Fils sur la Croix a une valeur infinie que jamais l'homme n'avait pu lui donner. Cette manière de penser mène à la considération du Sacrifice du Christ sur la Croix comme sacrifice d'un Rédempteur puni par le Père, qui charge sur le Fils toutes nos misères et nos péchés, afin qu'il paye pour nous. Combien cette spriritualité s'est  répandue jusqu'à ces jours! En pensant ainsi, nous serions accusés de la mort de Jésus. Cependant, la vie de Jésus ne fut pas une vie accusatrice. Jésus ne vécut contre personne:  "Je ne suis pas venu condamner, mais sauver" (Jn 12, 47) et sa mort, qui achève la trajectoire de sa vie, ne fut pas une mort contre quelqu'un. Les martyrs des grandes causes politiques accusent très souvent, par leur sang, ceux-là même qui les mènent à la mort. Cependant, devant la Croix de Jésus, nous nous sentons tous responsables, mais tous, nous nous savons sauvés. Pilate, Hérode, Pierre, Nicodème, le Centurion Romain, nous sommes successivement chacun d'eux. La Croix nous révèle notre réalité personnelle avec toutes ses facettes obscures, elle nous rend capables, en même temps, d'entendre des lèvres de Jésus, le "pardonne-leur, Père, ils ne savent pas ce qu'ils font" (Lc 23, 34), qui est aussi pour chacun de nous, qui jaillit de l'amour infini que le Père nous a manifesté jusqu'à l'extrême en son Fils.

Ce que Dieu a fait pour nous, les hommes et pour notre salut - descendre vers notre misère, s'anéantir, mourir sur une Croix - est quelque chose d'incompréhensible pour l'homme à la pensée fragile l'homme light, qui croit qu'il vaut si peu, que rien n'a d'importance, ni nous-mêmes, ni donc nos actes. Ceci est la caractéristique de l'homme post-moderne, elle engendre un mode de penser et de sentir devant lequel les jeunes qui veulent suivre le Christ doivent être attentifs.

Dans la modernité, l'homme se considérait si important qu'il avait l'impression que Dieu le gênait, lui volait sa liberté, qu'Il était l'ennemi de ses désirs de grandeur.

Aujourd'hui, l'homme se considère si peu éminent qu'il n'ose justifier les grands "efforts" que Dieu fait envers lui pour le sauver.

Quelque peu semblable fut le monde romain décadent auquel parvint, par la voix des apôtres, le message du Dieu fait homme, mort sur une Croix et ressuscité.

Les résistances que l'homme oppose au salut offert par Dieu importent peu, car l'amour du Christ qui le conduisit à se livrer pour nous, peut vaincre en tout homme la froideur, la dureté de coeur et le péché.

Si Jésus nous appelle à annoncer son amour et sa miséricorde à nos frères, c'est afin qu'ils participent au même bonheur que nous, "nous qui avons vu l'amour et y avons cru".

Une fois en contact avec le Christ, qui guérit et pardonne, tous peuvent sortir des ténèbres, accéder à la lumière, abandonner le péché et commencer une vie nouvelle, parce que le Christ "a porté lui-même nos fautes dans son corps afin que, morts à nos fautes, nous vivions pour la justice, lui dont la meurtrissure vous a guéris. Car vous étiez égarés comme des brebis mais à présent, vous êtes retournés vers le pasteur et le gardien de vos âmes" (1 P 24, 25). Ceci, qui vaut pour nous, vaut ausi pour tous les hommes et toutes les femmes du monde qui acceptent le don du salut en Christ, car le don que Jésus fait de lui-même "pour nous" a la valeur de son amour sans limite.

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