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Pontifical Council for the Pastoral Care of Migrants and Itinerant People People on the Move - N° 91-92, April - August 2003, p. 147-156 La fête dans le monde du voyageMr. Claude DUMAS, Directeur National de la Pastoral des Tsiganes en France
Les Tsiganes font la fête pour les GadgéAussi loin qu'on puisse remonter dans leur histoire, l'image de la fête a toujours collé à la réputation des Tsiganes. Déjà, une des hypothèses du départ des Tsiganes de l'Inde vers l'an 900, évoque leur sens inné de la musique, de la danse, de la fête. Selon la légende du poète persan Firdousi, le roi de Perse Bahram Gur fit venir «dix mille Luris experts à jouer le luth ... le roi leur donna à chacun un boeuf et un âne car il voulait faire d'eux des agriculteurs ... ils devaient cultiver la terre, produire des récoltes, faire de la musique pour les pauvres et leur rendre gratuitement ce service. Les Luris partirent, mangèrent les boeufs et le blé puis ils se présentèrent au bout d'un an avec les joues jaunies. Le roi leur dit: 'Vous n'auriez pas dû dissiper les semences de blé en herbe et la récolte. Maintenant vos ânes vous restent. Chargez-les de vos bagages, préparez vos instruments de musique et mettez-y des cordes de soie.' Encore aujourd'hui les Luris suivant ces paroles justes du roi, errent dans le monde cherchant leur vie, compagnons de gîte des chiens et des loups ». Cette image de musiciens, de danseurs, de chanteuses et non pas d'agriculteurs va les poursuivre tout au long de leurs migrations avec tout d'abord des conséquences bénéfiques pour eux. Au XVe siècle, leur arrivée en Europe avait plutôt suscité la sympathie. Auréolés du mystère de leurs origines et de leurs étranges coutumes, ils étaient parés de tous les prestiges; grâce à eux soufflait un vent d'exotisme qui ouvrait la porte au rêve et à l'évasion. Et ils séduisaient par leur sens communicatif de la fête car ils exprimaient dans la musique et la danse ce qu'ils ne pouvaient dire avec les mots d'un langage différent (puisqu'ils ne parlaient pas encore la langue du pays !). Aussi les seigneurs avaient-ils recours à eux pour animer leurs fêtes. Leur renommée une fois acquise, ils étaient appelés partout pour agrémenter de leurs instruments, de leurs chants et de leurs pas de danse, les événements heureux de la vie des grands. L'historienne Henriette Asséo cite à ce propos le témoignage d'un italien du début du XIXe siècle: « Il n'est pas de fête villageoise à laquelle ils n'accourent, qu'on les ait ou non appelés; comme il n'est pas d'auberge ou de cabaret où ils n'interviennent spontanément De même aux repas importants et aux bals familiaux que l'on donne aux anniversaires, aux noces, etc... Leur instrument favori est le violon touché par l'archet avec quoi ils exécutent avec précision n'importe quel air après avoir préludé en changeant de ton ; c'est là que je découvris leur intelligence créatrice de mélodies. Je n'ai jamais entendu le violon traité avec une telle grâce ... Ils sont très demandés sur les marchés et les foires, invitant ceux qui le souhaitent à danser à leurs joyeux accents, à boire à la santé du souverain, à mettre de l'argent dans un plat, ce que les assistants sont obligés de faire » (Caronni in Dacia, 18 12). De nos jours encore, on voit des restaurants avec musique tsigane. Le siècle dernier, après la révolution soviétique et une vague d'immigration de Rom de Russie, fut marqué à Paris par la prolifération de cabarets russes dont les orchestres étaient composés de musiciens tsiganes. En Espagne, les spectacles flamenco sont encore très prisés. « La fiesta gitana » attire beaucoup de gens avides de chant, de danse et d'ambiance gitane ; à Grasse, en France, les « Nuits tsiganes » ont encore un immense succès ; et les concerts des « 1000 violons tsiganes » continuent à faire salle comble. Il y a aussi tous les métiers qui vivent de la fête où il y a de nombreux Tsiganes : fêtes foraines (où ils exploitaient plutôt des manèges ou des petits métiers artisanaux, pêche à la ligne, pêche aux canards, à l'opposé des grandes attractions tenues par des Gadgé). Il y a, par exemple, le petit cirque Romanès : un Bouglione s'est uni avec Délia, une Romni de Roumanie: il n'y a pas de Monsieur Loyal, mais c'est une famille qui fait la fête, avec de la musique tout le temps. Il y a encore les nombreux films dont certains ont déçu par l'image qu'ils offrent des Tsiganes. D'autres sont fidèles et peuvent être recommandés ; la fête y est toujours présente: par exemple «Chat noir - chat blanc» de Kusturica montre un mariage; la fête se déroule avec frénésie, il n'y a pas de retenue, c'est beau ! Il y a le film de Tony Gatlif, metteur en scène tsigane : «Latcho Drom» raconte toute l'histoire des migrations uniquement à travers la musique et la danse. Mais le rapprochement entre la musique et la fête peut aussi touner au tragique, à l'absurde. Le comble a été atteint à Auschwitz: à l'entrée du camp de concentration où beaucoup de Tsiganes furent exterminés, les nazis avaient installé un orchestre tsigane qui devait jouer dès qu'arrivait un convoi de prisonniers. On montre encore la place où il se tenait, avec une plaque où il est écrit: «Ici jouait un orchestre tsigane pour accueillir dans la joie et la paix ceux qui arrivaient» ... Les Tsiganes font la fête pour eux-mêmes On peut se demander si le Tsigane est seulement fait pour animer la fête des Gadgé. La fête n'est-elle pour lui quun métier? Ne la fait-il pas pour lui-même au sein de sa famille? Pourquoi ? Je crois que si le Tsigane sait faire la fête pour les autres, c'est parce que lui-même aime la fête. Elle lui colle à la peau parce que grâce à elle il peut s'évader, rêver, oublier dans quelles conditions il vit et grâce à elle il peut rencontrer les autres. Le fait de festoyer fait rêver et oublier tout ce qui nous entoure. On ne voit plus, la dure réalité dans laquelle on vit. Je me souviens en 1962, il y avait encore le bidonville de Toulon fait de cartons et de tôles. Un Gitan espagnol avait acheté une télévision en couleur. Dès qu'elle est arrivée, on est allé tous chez lui. Les tôles et les baraques ont été oubliées et on ne voyait plus que la télévision en couleur. En fait, le Tsigane ne connait pas la solitude, seul il ne peut plus vivre, il s'enfonce dans le malheur, la déchéance. Un Tsigane seul est foutu. Il vit avec le désir fondamental «d'être avec»: dans son foyer, sa famille, son ethnie et d'autres. Il va profiter de toutes les occasions pour se réunir avec dautres. Il n'est pas individualiste mais convivial. Il faut quil parle, même en regardant la télévision ... Quand, quelles occasions, quels prétextes? Pour sévader, pour rencontrer les autres, tout est prétexte à la fête. Un membre de la famille arrive? On arrête tout travail pour être entièrement au plaisir de la rencontre et ce plaisir s'exprime tout naturellement dans la fête. On va chercher de quoi boire, on vous amène au bar car la caravane, où les femmes préparent le repas, est trop petite ... Puis on mange, on boit, on est bien ensemble, alors ... on reste. D'autres viennent voir qui est arrivé et restent aussi. Guitares et violons se mettent à jouer et tous participent à la joie dêtre réunis ... et ça peut durer longtemps! Il suffit parfois de peu de chose, une rencontre autour du feu, pour que la joie éclate à travers les chants, la musique, la danse. Et à travers l'intensité de la fête, on devine combien le Tsigane est attaché à celui qui vient d'arriver, combien il se sent concerné par tout ce qui se passe dans sa famille. Tous les événements heureux de la vie de la famille sont ainsi des occasions de festoyer. Ca commence à la naissance, surtout s'il s'agit d'un garçon - excusez-moi, Mesdames! -, le mari invite ses cousins, toute sa famille et même les étrangers à partager sa joie. Ce sera de même pour le baptême. Yoshka raconte dans son livre «Routes de Gitanie» : La plus belle des fêtes, c'est peut-être celle qui entoure le baptême dun enfant ... » parce quavec la naissance on fête non seulement lenfant, mais aussi lavenir. Ça se passe aussi pour les mariages. Déjà lors de la demande, chez les Rom et les Andalous, on se réunit «on se met à table» ou «on met la table». On se réjouit devant l'union de deux familles et pas seulement l'union de deux êtres. Puis ce sera le mariage: on remet ça, mais en mieux (chez les Rom, les festivités peuvent durer jusqu'à trois jours). Chez les Gitans andalous, la mariée est quasiment noyée sous une pluie de dragées! Les vêtements sont somptueux, la mariée a une belle robe blanche qui traîne partout, sur les cailloux ou la boue: cest beau! Tout est classe! Il faut que tout le monde soit heureux de lévénement. On boit, on mange ... il y a des litres de boissons, des montagnes de gâteaux ... de la musique et l'on chante et l'on danse ... Plus étonnant aux yeux des Gadgé : la sortie de prison est aussi une occasion de fête parce que la famille est de nouveau réunie. Déjà on a dépensé gros pour l'avocat, mais jusque là, il manquait quelquun. On ne regarde pas ce quil a fait, on regarde seulement quil est de nouveau là, parmi les siens, avec les siens. Il ne va plus manger de la nourriture de Gadgé. De même les pèlerinages sont lieux de retrouvailles. On est heureux de se retrouver, alors on fait la fête. C'est ce que les Gadgé, les rachails, les catéchistes n'arrivent pas à comprendre. Ils disent: «Ils ne viennent pas à l'église ... », ... mais on a vu Sara aux Saintes-Maries-de-la-Mer, on a touché le rocher à Lourdes, on a mis des cierges ... donc on peut se réjouir dêtre ensemble. Tout est prétexte à la fête, et pas seulement aux dates fixes comme les anniversaires, Noël, Pâques qui reviennent chaque année. Tous les jours sont bons, les jours de la semaine comme les dimanches. Il n'y a pas de calendrier des fêtes. Nimporte quel jour est bon car la fête ne se présente pas comme une rupture, comme quelque chose dinhabituel : elle prend sa place dans le cours normal de la vie. Les Gadgé, eux, pour faire la fête, arrêtent tout. Ils attendant le dimanche, ou les vacances. Chez les Tsiganes, la fête fait partie du cours normal de la vie : «la fête n'est pas une pause». Dans le voyage, on attend loccasion de faire la fête et il faudra quelle soit grande. Bien sûr, il y aura du gaspillage, mais ce nest pas important même si cest ce qui heurte le plus les Gadgé. A linverse de ces derniers, les Tsiganes vivent au jour le jour: demain sera un autre jour. Il faut vivre linstant présent, demain, on verra ... Comment Pour la fête, il ny a pas de carton dinvitation, donc il ny a pas dexclus. On a «entendu dire», alors on sera là. Personne nest de trop. Il ny en aura jamais de trop. On dépensera sans compter. De plus, comme les règles de la convivialité et de lhospitalité obligent à inviter tous ceux qui passent, on prévoit largement : les tables regorgent de nourriture et les verres débordent. Ensuite, on jettera tout ce qui reste. Ce que les Gadgé appellent du gaspillage est secondaire. Au sujet du baptême, Yoskha continue: «Après la célébration du baptême, on sest retrouvé autour de la table où sentassaient les énormes morceaux de porc rôti, les volailles bouillies, les sarmi, ces poivrons farcis et épicés en diable, les lourdes pâtisseries et surtout larmée impressionnante des bouteilles rangées en ordre de bataille». La plus grande honte cest quil vienne à manquer de nourriture et de boisson. Ce serait un affront à celui en lhonneur de qui on fait la fête, et pour celui qui lorganise cest une question dhonneur. Là, on touche un paradoxe: les Gadgé vont chercher les Tsiganes pour animer leurs fêtes, mais ils napprécient pas quils fassent la fête à leur manière, pour eux, entre eux. Leur regard devient critique, parfois moralisant : «Ils ne travaillent pas, ils dansent, ils boivent ... Ils chinent de l'argent et voilà à quoi ça sert ... ils devraient penser à demain quand même! ... Ils en font trop, ça va rester, et toute cette boisson! ... Ils vont être saouls, ça va sûrement tourner à la bagarre. ». Il y a parfois de la violence, cest bien vrai. Les coups partent plus vite quon les a pensés. Cest quon a, comme on dit, le «sang chaud». Et puis la boisson donnant du courage, parait‑il, on ranime les vieilles querelles, on règle les comptes. Jen connais qui parlent beaucoup quand ils ont bu et qui disent même des choses vraies. Parfois les Gadgé s'en vont dès quils entendent un petit bruit ... Mais à la vérité, le lendemain c'est terminé. C'est là que les Gadgé ont du mal à suivre. Sils sont attirés par les fêtes des Tsiganes, sils apprécient leur musique, ils ne tolèrent pas leur manière de vivre, sans doute parce quils ne la comprennent pas. Par exemple, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, les touristes viennent en grand nombre écouter la musique des Gitans, voir comment ils prient, mais, rentrés chez eux, ils nacceptent pas de les voir stationner auprès de leur maison. Le Père Hermil répétait aux Stes Maries: «Vous allez prendre les Gitans avec vous dans votre petite boîte, vous allez les prendre en photo, vous faites rentrer leurs photos dans votre salon, mais est-ce que vous y faites entrer aussi leurs personnes? Avant de faire entrer les photos, il faudrait faire entrer les personnes!». C'est comme si les Gadgé sarrêtaient à la forme sans chercher à voir le fond. Pour comprendre ce quest la fête chez les Tsiganes, peut-être faut-il regarder lenvers du décor, faire un tour par la «non-fête». Cela peut surprendre, mais on y découvre tout autant de gaspillage:
Et pourtant, cest vraiment la fête à lenvers : dans ces circonstances par exemple, le silence remplace la musique. Si le terrain est trop calme, cest quil y a quelque chose danormal : le vide, le silence, cest inquiétant. «Quest-ce qui se passe ici?», sous-entendu: «quel malheur est arrivé?». Sil ny a plus de vie, cest quil y a un malheur. Quand il y a un mort, cest le noir qui habille les proches, au lieu des couleurs, et des bijoux quon a plaisir à porter le reste du temps. C'est vraiment la fête à lenvers. Donc, on le voit : il ne faut pas réduire là fête à des dépenses démesurées ni regarder les dépenses comme des manifestations dinsouciance. Il faut considérer cela autrement. Alors, quel est le «véritable sens», la véritable fonction de la fête chez les Tsiganes? La fête, c'est le temps de la communion, de «l'être ensemble». Elle abolit les frontières. Elle ne fait pas de différence entre les personnes : tous peuvent se réjouir d'être ensemble des hommes qui ont besoin de fête pour vivre. La fête, cest du domaine de la gratuité, de labondance. On ne regarde, jamais ce quon a dépensé du moment que cétait pour la joie et le bonheur de tous. La personne passe avant largent. On nattend pas dinvitation en retour. On voit que la fête touche à quelque chose d'essentiel dans la vie des gens, dans la vie de tous, pas seulement des Tsiganes. Dans le livre Ce que mes yeux ont vu (Cefal, éd. Ouvrières), un prêtre dAmérique Latine écrivait sur son peuple: «Un peuple toujours festif... Ils ont le rythme dans le sang. Tout commence et se termine par la fête. Tout est prétexte à la fête, même les réunions politiques! La fête est un peu comme la projection dans le présent d'un rêve collectif où toutes les différences seront abolies, couleur, sexe, religion, classe sociale, où l'injustice, l'esclavage, la discrimination, la souffrance et même la mort seront enfin définitivement vaincus : voilà le sens profond et le grand message que nous donne périodiquement le carnaval. Par la f ête, les pauvres donnent une réponse constante à cette lancinante question de la misère, de l'oppression, de la marginalité : à quoi sert ma vie au milieu de tout cela? ... La fête ... cest une forme de résistance active, cest un cri, un grand cri de vitalité, de foi en la vie (malgré tout), c'est un rêve éveillé». D'ailleurs, on trouve déjà ça dans la Bible : la fête est un avant‑goût du paradis. On a besoin de ce temps et on voudrait quil ne s'arrête pas. On est bien ensemble.
La pratique du gaspillage et surtout le goût de la fête viennent den haut, de très haut. Et on peut se demander quelles questions posent ces fêtes aux Gadgé mais aussi aux voyageurs. Toutes tournent autour de nos valeurs, de ce qui est important pour nous.
Si oui : alors la fête sera faite, alors la vie sera fête et notre Dieu sera le Dieu de la fête et de la vie. |
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