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 Pontifical Council for the Pastoral Care of Migrants and Itinerant People

People on the Move

N° 107, August 2008

 

 

La famille dans le Magistère

de Jean-Paul II et de Benoît XVI

 

 

Rev. Mgr Jean LAFFITTE

Vice-Président

de l’Académie Pontificale pour la Vie

 

L'intention de cette relation affronte une difficulté paradoxale: d'un côté, l'amour humain et la famille qu'il génère sont porteurs d'une véritable beauté, que l'on peut montrer de différentes manières, tant dans le dynamisme amoureux qui unit un homme et une femme (aspect subjectif) que dans les valeurs qui structurent cet amour (aspect objectif); d'un autre côté, cependant, cet amour est de moins en moins reconnu et honoré dans de nombreuses cultures, et très spécialement dans la culture occidentale. Jamais autant que depuis quelques dizaines d'années, la pensée chrétienne, notamment par les enseignements des Papes Jean Paul II et Benoît XVI, n'a autant approfondi la dimension théologique, spirituelle mais aussi anthropologique de l'amour humain. Il faut bien admettre que, si l'Eglise a développé ainsi sa réflexion sur la dimension naturelle de l'amour humain, c'est en raison d'une lacune profonde qui caractérise les deux dernières générations, qui se trouvent souvent dans l'impossibilité de donner naturellement une réponse claire aux questions fondamentales de l'existence, comme la question de l’amour. L'Eglise fait aujourd'hui, dans ce domaine, ce qu'aucune autre institution n'est en mesure de faire.

Par questions fondamentales, nous entendons les interrogations présentes au cœur de chacun des hommes et des femmes, ainsi que les aspirations profondes qui les habitent. Jean-Paul II avait l'habitude de parler des expériences fondamentales de l'homme, parfois aussi des expériences élémentaires. Et parmi ces dernières, il citait l’aspiration la plus profonde au cœur de l’homme : le désir d'aimer et le désir d'être aimé.

Pour comprendre la présence de la famille dans l'enseignement magistériel récent, il convient d'analyser avec lucidité ce qui spécifie un tel conditionnement culturel de la vie sociale et, en particulier, de la vie affective et familiale. Le contexte actuel, où prévaut une certaine vision réductrice du mariage et de la famille, rend d'autant plus indispensable la mise en évidence de la beauté du dessein de Dieu sur l'amour humain. Nous examinerons le contexte culturel actuel qui favorise une vision faussée de la vie familiale, avant de donner quelques éléments spécifiques sur les apports magistériels des deux derniers pontificats.

I-  Conceptions actuelles de l'amour conjugal et de la famille

C'est un lieu commun de qualifier la société actuelle occidentale de permissive. Effectivement, en matière de mœurs, de sexualité, de mariage, nous sommes bien dans une société permissive, où sont exaltées des valeurs subjectives ou partielles, non éprouvées au plan éthique. Parmi elles, la liberté individuelle absolutisée, le bien-être sous sa forme hédoniste (la recherche du plus grand plaisir possible), ou encore l'affranchissement de contraintes morales; dans le domaine de la vie affective, seuls l'émotion immédiate, le bien-être affectif et le désir physique sont alors considérés comme constitutifs de la nature de l'amour. Une séparation stricte est opérée entre liberté et nature. Avant d'examiner ce qui caractérise l'amour humain dans une telle perspective, il est utile d'observer, dans le monde des idées philosophiques et politiques, l'origine de cette conception.

a) Bref rappel historique:

L'amour humain a toujours été au cœur des préoccupations non seulement des artistes et des poètes, mais aussi des philosophes. Au temps de la Grèce antique, puis de la Rome antique, les philosophes s'intéressaient surtout à la nature de la relation interpersonnelle traduite en des termes d'amitié (philia). Ce qui intéressait Aristote, c'est ce qui était objectivement produit par la relation, c'est-à-dire la koinonia, un bien commun qui appelait, dans un double mouvement de l'amant vers l'aimé et de l'aimé vers l'amant, la prise de position des deux termes : aujourd'hui, nous dirions leur responsabilité. L'approfondissement chrétien des analyses du Stagyrite, dans la pensée médiévale, faisait parfaitement la part, en les intégrant, entre les dimensions spirituelles et physiques de l'amour (amor benevolentiae et amor concupiscentiae).

La dimension physique n'était en aucun cas occultée, mais on reconnaissait le primat du spirituel, pour des motifs ontologiques clairs : le corps et l'esprit sont bien substantiellement unis, mais selon un dynamisme formel que seul l'esprit est capable de donner, puisqu'il transcende la matière corporelle. Evidemment, la sexualité ne pouvait être vue que comme un dynamisme naturel, lié à la nature animale de l'homme. La faible connaissance biologique de l'époque qui attribuait par exemple à la semence masculine la totalité de la force générative, le rôle subordonné laissé à la femme dans la vie sociale et à la conception du mariage comme orienté vers la génération, et le don de nouveaux membres à la société des hommes, tous ces facteurs expliquent que certaines problématiques qui nous sont familières aujourd'hui restaient totalement ignorées de la société de l'époque: la distinction homme et femme était une évidence sociale et juridique, les rôles entre eux parfaitement établis. L'étude spécifique du masculin et du féminin n'intéressera la réflexion philosophique qu'au seuil du XXème siècle, d'abord par la naissance des sciences du comportement et de la psychologie, ensuite par les courants de pensée phénoménologique et personnaliste.

La pensée médiévale, d'essence chrétienne, s'intéressait à la nature des choses; l'individu en tant que tel n'était pas encore objet d'études, mais, dans les faits, il était pris en charge par la nature et les exigences de la vie chrétienne. Le prouve la richesse des traités de théologie spirituelle et de direction des âmes aux XVIème, XVIIème et XVIIIème siècles. Dans la pensée, on le sait, la philosophie moderne introduit à la suite de Descartes une véritable révolution caractérisée par deux traits essentiels: l'individu comme tel devient le cœur de la pensée philosophique; deuxième trait, la res cogitans, la pensée, attribut essentiel de l'homme, devient objet exclusif de l'intérêt des philosophes. 

b) le mépris des valeurs corporelles

Cette évolution génère un désintérêt envers le corps humain, une sorte de dualisme pratique dont nous connaissons les avatars au plan philosophique, en particulier, l'idéalisme sous toutes ses formes. Parallèlement, le développement de courants rigoristes, à la suite du mouvement de la Réforme protestante, Calvinisme en particulier, mais aussi à la suite de la crise janséniste en milieu catholique, aboutit à une dépréciation moralisante de la vie corporelle (le corps obstacle à la vie spirituelle). Ces tendances sont à l'origine du puritanisme bourgeois au XIXème siècle, tant en milieu anglo-saxon que latin.

Quelle est donc la relation entre le rigorisme moral du XIXème siècle et le permissivisme introduit dans le monde des idées et des mœurs par l’actuelle Révolution sexuelle ? Un égal mépris du corps. Dès lors que le corps est objet de désintérêt, plus rien ensuite n’empêche de considérer son usage comme secondaire et moralement sans grande importance. Au plan anthropologique, derrière tout relativisme en matière d’éthique sexuelle, se trouve une vision dépréciative du corps et des valeurs corporelles.

c) le fonctionnement de l’intolérance idéologique et l'obscurcissement des valeurs familiales

Ce qui caractérise la vision relativiste aujourd’hui, c’est qu’elle est portée par l’ensemble de la société, au moins en Occident. Tout se passe comme si la société avait renoncé à l’ensemble des critères éthiques qui lui faisaient autrefois juger une attitude moralement bonne ou mauvaise. Le respect de son propre corps et du corps d’autrui a toujours été jusqu’à récemment considéré comme une attitude vertueuse, digne d’éloges.

Il est important de saisir comment cette vision va conditionner toutes les questions éthiques et sociales en matière de relations interpersonnelles.

 Comment est posée, dans la société idéologiquement tolérante[1], la question de l’amour humain? Les valeurs familiales y ont vocation à être relativisées. Quelques exemples :

- le lien entre famille et mariage : jusqu'à récemment, la reconnaissance du fait que la famille est fondée sur un engagement contractuel entre un homme et une femme, appelé mariage, exprimé publiquement, a toujours été admis, historiquement, par l’ensemble des législations. L’extension du terme famille et du terme mariage à toutes sortes de réalités sociales : familles recomposées, unions libres (sans autre acte fondateur que la seule volonté des partenaires), et dans certaines législations, mariages homosexuels (relativisation du sexe des partenaires), a rompu le lien structurel et fondateur entre mariage et famille. Une réalité de fait : vivre ensemble, conduit à la revendication de droits inédits, fondés non plus sur un bien objectif de portée commune (un bien objectif de la société), mais sur les désirs individuels des personnes. Au nom de quoi de tels droits sont-ils invoqués ? Au nom du principe d’égalité, entendu non au sens classique du terme, mais dans un sens idéologique. Il existe, bien sûr une égalité fondamentale entre les hommes, mais il s'agit d'une égalité de dignité qui, lorsqu’elle est reconnue par la loi, en fait des citoyens égaux en droit.

Pourtant, les droits reconnus à une famille fondée sur le mariage sont, normalement, une reconnaissance que la cellule familiale est un bien pour la société, que cette cellule favorise une socialisation progressive des futurs citoyens adultes par l’éducation des enfants, qu’elle participe enfin à la stabilité du lien social. L’article 16 de la Déclaration universelle des Droits de l’homme, approuvée par l’Assemblée Générale des Nations Unies le 10 Décembre 1948 affirme que la famille est le noyau fondamental de la société et de l’Etat et, comme telle, qu’elle doit être reconnue et protégée. Personne ne peut prétendre qu’un tel texte ait été inspiré par une confession religieuse. Il s’agit d’un texte d’essence laïque. Il permet d’affirmer que, si la famille a une importance aussi grande pour la société et pour l’Etat, c’est parce qu’elle répond à un intérêt public, général.

Relativiser l’institution familiale revient à relativiser le bien public et à fragiliser un fondement essentiel de la vie en société. Comment, dans les faits, se réalise une telle relativisation ? Par la privatisation absolue de la famille. Celle-ci devient le lieu de la privacy, où l’individu trouve une gratification pour ses aspirations affectives. L’Etat ne saurait s’en mêler. La revendication juridique se déplace : à l’autorité civile est reconnu le seul droit (et devoir) de garantir la liberté des choix privés. La famille en tant que cellule sociale fondamentale et structurante, n’est plus considérée. L’individu peut construire une famille selon les modèles les plus variés et les plus fantaisistes, puisque sa liberté de choix est un absolu. On comprend qu’une semblable évolution porte en germe la décomposition du lien social et, à terme, de la société libre. Dans une telle vision, le mariage au sens propre du terme ne peut plus voir son rôle reconnu, ni ses droits garantis.

- l’engagement mutuel des époux est lui aussi relativisé; il n’engage plus le futur de manière absolue. Absolutiser l’engagement équivaudrait à priver les époux de la liberté de se déterminer diversement dans le futur, s’il leur venait plus tard le désir de changer d’idée. L’engagement devient à responsabilité limitée. Le don est dénaturé et se transforme en prêt, à durée provisoire, s’il inclut intentionnellement l’hypothèse d’un changement ultérieur.

- L’exercice de la faculté sexuelle elle-même perd de sa richesse de sens, à partir du moment où elle n’exprime plus un don irrévocable, unique, et exclusif des époux. Si l’union physique des époux n’est pas fondée sur une absolue fidélité, excluant absolument toute atteinte à l’unité du mariage, elle cesse d’exprimer symboliquement (symbolisme nuptial) l’amour conjugal ; même gratifiante, elle se limite alors à n’être qu’une expression affective. La vie humaine, enfin, cesse d’être ontologiquement liée à l’être familial. Les enfants ne sont plus nécessairement le fruit de l’amour des époux. Dans les familles dites recomposées, ils peuvent provenir d’une première union de l’un ou l’autre des époux, ou même de chacun des deux. Ils peuvent être, bien sûr, bien accueillis et entourés d’affection; mais ils ne représentent plus le fruit d’un amour exclusif qui cimente et consolide la famille. Le sens symbolique de la génération, de la filiation et de l’identité familiale s’en trouve considérablement altéré. Le rôle socialisant de la fratrie se trouve lui aussi affaibli.

- Enfin, le fait que le désir d’un enfant puisse être réalisé aussi en dehors d’une union stable, exclusive et hétérosexuelle, relativise la conception de la vie humaine comme un don. Elle est davantage objet d’une revendication individuelle et devient souvent la satisfaction du désir personnel d’un enfant. L’identité familiale de l’enfant n’est plus centrale comme l’illustre la suppression dans de nombreuses législations de toute distinction entre enfants légitimes et enfants naturels ; même si une telle nouveauté contribue à éviter parfois que des injustices graves ne soient commises à l’égard des enfants naturels (au regard par exemple des droits de succession), elle affaiblit en même temps un élément structurant de l’identité personnelle : tout homme, en effet, se pense naturellement comme fils de tel père précis, ou appartenant à telle famille précise. 

II- La beauté de l’amour humain et l'apport du Magistère récent

L’amour humain ne souffre pas que soit mis en question son caractère absolu. Il ne souffre pas d’être réduit, diminué. L'insistance des Papes sur le caractère naturel de l'amour humain et de l'institution familiale a entendu répondre à l'urgente nécessité de sauvegarder les bases structurelles de la société.

A) Jean-Paul II: pas de famille sans fondement dans la vérité de l'amour conjugal

1. Pour Jean Paul II une question essentielle est de savoir si l’amour humain est véritablement une bonne nouvelle. Dans le cas de l’amour humain, nous avons bien une révélation, illustrée par ce dialogue étonnant entre Jésus et les Pharisiens au Chapitre 19 de l’Evangile de saint Matthieu, souvent médité par lui. Les Pharisiens posent une question piège à Jésus sur la liberté qu’accordait la Loi de Moise de répudier sa femme en rédigeant un libelle de répudiation. Leur question se situe uniquement au plan du permis/défendu, de l’obligation de la Loi ; en ce sens, elle est superficielle et montre bien qu’ils n’ont aucune idée que l’amour ait un sens, qu’il existe une beauté de l’amour. La réponse de Jésus : A l’origine, il n’en était pas ainsi, n’avez-vous pas lu que le Créateur, au principe, les créa homme et femme..pour cela, l’homme s’unira à sa femme et ils formeront tous deux une seule chair, les renvoie à une plénitude de sens, une délibération divine du Créateur, qui a créé le monde et formé l’homme comme homme et femme.

Nous avons là un dessein originel de Dieu, dessein auquel se référait si souvent Jean-Paul II : consilium Dei matrimonii ac familiae. En ce qui concerne l’amour humain, nous avons bien une révélation dans la mesure où c’est le Christ lui-même qui nous la dévoile dans les Ecritures ; mais le contenu de cette révélation est une invitation à contempler la beauté présente dans la nature même de l’amour, beauté inscrite dans la Création, et où se révèle, par le symbolisme nuptial, l’amour indéfectible qui unit le Christ à son Eglise. Les deux mystères, amour humain et amour divin ne se confondent pas mais ils arrivent à se rejoindre et à se pénétrer l’un l’autre. L’amour humain vécu dans son exigeante vérité fait comprendre aux hommes quelque chose du don irrévocable de sa vie que le Christ fait aux hommes ; et le don du Christ transmis aux époux sanctifie leur union en en faisant un sacrement.

2. Il est devenu un lieu commun de désigner le Pape Jean-Paul II comme le Pape du mariage et de la famille. Il me semble nécessaire de dissiper un malentendu qui réduirait le Magistère du pape polonais en matière de mariage et de famille à un enseignement moral. Il est vrai que Jean-Paul II connaissait parfaitement (et pour cause!) la problématique de l'encyclique Humanae Vitae et qu'il en a toujours revendiqué l'héritage. L'instruction de la CDF Donum Vitae, puis l'encyclique Evangelium Vitae semblent constituer avec l'encyclique de Paul VI un véritable triptyque. A ses yeux, cependant, l'ensemble devait être compris dans la stricte continuité des numéros 47 à 52 de la Constitution Pastorale Gaudium et Spes du Concile Vatican II. Le texte conciliaire avait en effet donné une synthèse très complète du sacrement de mariage : il partait de la sainteté du mariage doté de lois divines par son Auteur et structuré sur le modèle de l'union du Christ et de l'Eglise. C'est à cette lumière surnaturelle de la charité divine qu'étaient ensuite examinées les dimensions naturelles et morales de l'amour conjugal. Les interventions du début du pontificat[2] exprimeront souvent le souci du Pape d'insister sur la nécessité pour les époux de renouveler leur foi dans la grâce du sacrement. Tous les approfondissements anthropologiques qui suivront seront faits au sein d'une perspective qui remontait toujours vers l'Auteur du mariage et le mystère des origines (le célèbre arché du dialogue de Jésus avec les Pharisiens).

3. L’ensemble des Catéchèses du Mercredi sur l’amour humain est sans doute l'apport le plus original et aussi le plus substantiel du Magistère de Jean-Paul II. Cet enseignement durera cinq ans au cours desquels seront prononcées 129 allocutions. Ces interventions sont très structurées, la plupart formant de véritables petits traités. Le Pape n'hésite pas à approfondir un certain nombre de thèmes liés à la nature de la relation interpersonnelle, au rapport spécifique homme-femme, à la solitude originelle du premier homme créé, à la pudeur, en somme des thèmes auxquels s'était déjà intéressé le philosophe Wojtyła, préoccupé de comprendre les aspirations les plus profondes du cœur de l'homme. Impossible de développer ici la richesse extraordinaire contenue dans les Catéchèses qui forment l'ensemble le plus complet jamais réalisé sur le mystère de l'amour humain.

Je me contenterai simplement d’attirer votre attention sur quatre traits spécifiques de ces enseignements qui demeureront récurrents dans l'ensemble des textes magistériels de Jean-Paul II:

- le lien que fait Jean-Paul II entre l’amour de l’homme et de la femme et la création de tout homme à l’image de Dieu. A ses yeux, la plénitude de l’homme créé est manifestée par une communion des personnes, exprimée par une complémentarité sexuelle. Le Pape fait une lecture conjointe des deux premiers chapitres de la Genèse. Le récit biblique parle du désir profond d’Adam, d’une aide semblable à lui. L’événement de la présence d’Eve à ses cotes le remplit de joie et d’admiration : celle-ci est bien chair de ma chair et os de mes os. Ainsi, dans la création de l’homme à l’image de Dieu, la corporéité de l’homme et de la femme est inscrite comme un appel originel à la communion. Jean-Paul II voyait justement dans cette dimension de communion le signe réel de la création de l’homme à l’image de Dieu. Il écrivait : L’homme parvient à être image de Dieu non tant dans le moment de la solitude que dans le moment de la communion. Depuis l’origine, en effet, il n’est pas seulement une image dans laquelle se reflète la solitude d’une Personne qui gouverne le monde, mais aussi, et essentiellement, l’image d’une inscrutable communion divine de Personnes.[3] On sait que cette analyse, déjà extraordinairement éclairante pour une vision théologique de l’amour humain, a ouvert de grandes perspectives pour l’anthropologie elle-même. Pensons aux premiers numéros de Mulieris Dignitatem (MD 6-8) et aux nombreux développements qui ont enrichi par la suite l’anthropologie théologique. Le mystère de la famille est vu comme une extension de cette communion.

Pour l’exprimer brièvement : qui veut contempler la beauté de l’amour humain ne doit pas craindre de contempler l’aveuglante clarté de l’amour trinitaire, dont Benoit XVI nous rappelait récemment qu’il définit l’être même de Dieu : Deus caritas est.

- la compréhension de l'acte conjugal contemplé dans sa structure ontologique faite de deux dimensions indissociables, union et procréation. L'affirmation déjà présente dans Gaudium et Spes[4] et Humanae Vitae[5] servira au Pape à la fois pour fonder l'argumentation de l'Instruction Donum Vitae jugeant moralement illicite le recours au procédé de fécondation artificielle (fécondation sans union) et à la fois pour reprendre L'enseignement d'Humanae Vitae sur l'acte contraceptif (union sans ouverture à la procréation). Ce qui est original dans la formulation de Jean Paul II, c'est de présenter l'acte des époux qui s'unissent comme l'appropriation du bien inscrit dans l'acte qu'ils s'apprêtent à accomplir. L'union conjugale exige la  présence des valeurs objectives et subjectives de la sexualité.

- le respect de la vérité ontologique de l'acte conjugal suppose un cœur pur et engage ainsi l'intériorité de l'homme et de la femme. La chasteté est la vertu qui permet une intégration de l'amour, elle est une forme de l'amour vrai. On comprend alors qu'elle revête deux formes différentes du don de soi dans l'amour: la chasteté conjugale et la chasteté virginale. Le Pape consacre huit catéchèses à la virginité consacrée. Sa vision permet d'une part de ne pas confondre chasteté avec abstinence, d'autre part de comprendre la virginité consacrée comme un authentique don de soi. Les deux vocations s'éclairent l'une l'autre[6].

-  le lien entre corps et sacrement: à partir de l'amour nuptial entre le Christ et l'Eglise, Jean Paul II peut reprendre à nouveaux frais l'analogie de saint Paul entre le rapport homme-femme et la relation Christ-Eglise. Il éclaire ainsi la sacramentalité du mariage chrétien. L'analogie paulinienne, dit le Pape, nous enseigne quelque chose sur l'amour réciproque qui unit le Christ et l'Eglise; mais en même temps elle nous enseigne la vérité essentielle du mariage, dont la vocation est de refléter le don du Christ à l'Eglise et l'amour de l'Eglise pour le Christ.

Je ne peux malheureusement développer ces thèmes d'une extrême richesse et désire me concentrer maintenant sur l'apport magistériel de Jean-Paul II sur la famille, en particulier sur deux textes majeurs: Familiaris Consortio et Gratissimam sane.

Familiaris Consortio:

L'exhortation post-synodale Familiaris Consortio est sans doute le document sur la famille qui a eu le plus grand retentissement. La structure du texte souligne une nouvelle fois la nécessité d'aider la société des hommes à redécouvrir les vraies valeurs de la famille en un temps de crise morale. La Ière Partie met en évidence les lumières et les ombres de la famille aujourd'hui (nous sommes en 1981): en face d' une conscience plus vive de la liberté personnelle et une attention plus grande à la qualité des relations interpersonnelles dans le mariage, à la promotion de la dignité de la femme, signes parfois ambigus mais en eux-mêmes positifs, les ombres représentent une véritable menace pour la famille: le Pape cite, entre autres signes préoccupants: les difficultés concrètes à transmettre les valeurs, le nombre croissant des divorces, la plaie de l'avortement, l'installation d'une mentalité vraiment et proprement contraceptive. Sont aussi mentionnées les difficultés propres aux pays pauvres où les familles manquent des moyens fondamentaux pour survivre et exercer les plus élémentaires libertés.

La deuxième Partie est consacrée au dessein de Dieu sur le mariage et la famille, thème que nous avons déjà illustré et qui, dans l'exhortation, sert de fondement aux devoirs de la famille chrétienne, objet de la IIème Partie. Il est intéressant de noter que le plan adopté pour montrer la nature et les tâches de la famille est le même que celui utilisé par Jean-Paul II toutes les fois qu'il a voulu montrer la nature de la communion conjugale et des actes propres qui l'expriment: d'abord, il contemple dans la famille une communion de personnes, puis il met en relief ses finalités: le service de la vie, c'est-à-dire la transmission de la vie et l'éducation des enfants. Par là est manifestée l'impossibilité pour le Pape Jean-Paul II à penser la famille de façon disjointe de l'amour conjugal. Cela semble aller de soi, mais dans les faits, les législations rendent aujourd’hui juridiquement légitimes des modèles alternatifs de famille qui la coupent de sa racine la plus profonde, l'amour d'un homme et d'une femme liés par une union indissoluble.

Dans Familiaris Consortio, c'est très logiquement en accomplissant ses missions propres que la famille exerce son rôle de ciment de la société, au développement de laquelle elle participe. C'est le contenu du troisième paragraphe de cette Partie centrale du texte. On voit bien que le concept au coeur de la pensée du Pape est celui de communion des personnes, expression certainement de nature philosophique, qui sera reprise ensuite théologiquement dans le Quatrième paragraphe. Jusque là, le Pape a montré que le fruit de la communion des époux est une communion nouvelle, étendue aux membres de la famille. L'amour permet aux membres de la communauté familiale de former une communion vivante. 

Toutefois, une telle communion n'atteint sa plénitude que si elle s'ouvre à une communion d'un autre ordre: La famille chrétienne est appelée à faire l'expérience d'une communion nouvelle et originale qui confirme l'expérience nouvelle et humaine. En réalité la grâce de Jésus Christ "l'aîné d'une multitude de frères" est par sa nature et son dynamisme interne une grâce de fraternité, redit Jean-Paul II après saint Thomas.[7] Ce sera toute la Partie spirituelle de l'exhortation qui détaillera le rôle de la famille dans le mystère de l’Eglise. L’idée d’une Eglise domestique est reprise de la Tradition (le Concile Vatican II avait déjà utilisé l’expression de saint Jean Chrysostome) et amplifiée : outre la fonction cultuelle du foyer familial, lieu de prière et de sanctification son rapport avec le baptême et l’Eucharistie est mis en valeur. La formule extrêmement ramassée du numéro 57 l’Eucharistie est la source du mariage chrétien a ouvert la voie à d’innombrables recherches théologiques, aux plans ecclésiologique et sacramentaire[8] et préparé d’ultérieurs approfondissements magistériels. Ainsi, dans l’exhortation post-synodale Ecclesia in Africa, l’Eglise est qualifiée de Famille de Dieu.

Une des originalités de Familaris Consortio est d’avoir fait de l’institution familiale le lieu d’une réflexion fondamentale sur la société. La famille participe à son développement, et c’est la raison pour laquelle elle ne peut être dénaturée : elle a vocation à enrichir la société de son expérience des liens de communion et de solidarité qui la rendent apte à la formation d’un nouvel ordre mondial : Face à la dimension mondiale qui de nos jours caractérise les différents problèmes sociaux, la famille voit s’élargir de façon tout à fait nouvelle son rôle en ce qui concerne le développement de la société : il s’agit aussi de coopérer à la réalisation d’un nouvel ordre international...La communion spirituelle des familles chrétiennes, enracinées dans la foi et l’espérance communes et vivifiées par la charité, constitue une énergie intérieure d’où jaillissent, se répandent et croissent justice, réconciliation, fraternité et paix entre les hommes.. En tant que « petite » Eglise, la famille chrétienne est appelée, à l’image de la « grande » Eglise, à être un signe d’unité pour le monde et à exercer dans ce sens son rôle prophétique, en témoignant du Royaume et de la paix du Christ, vers lesquels le monde entier est en marche (n. 48).

Pour être à même de rendre ce service à la société, il importe que la famille se voit reconnaitre des droits et que soit promulguée une charte des droits de la famille qui les garantisse.

Enfin dans la dernière partie, le texte donne les fondements d’une vraie pastorale familiale, avant d’examiner un certain nombres de questions particulières : mariages civils, séparations, divorces, divorcés remariés. Nous ne pouvons ici que citer ces différents points.

Gratissimam sane :

Plus connu sous le nom de Lettre aux familles, ce texte a voulu accompagner la célébration de l’Année Internationale de la Famille promue en 1994 par les Nations Unies. Le ton est familier, le Pape s’adresse directement aux familles sur le mode d’une méditation. Il est risqué de prétendre faire une synthèse d’un texte méditatif sans le trahir. Je voudrais seulement dire les deux éléments qui, à mes yeux, ont fait l’originalité du contenu de cette Lettre :

  • le fait que Jean-Paul II unisse un thème récurrent au cours de son pontificat, celui de la civilisation de l’amour, au mystère de la paternité et maternité. Des expressions de cette Lettre sont restées célèbres, comme celle de généalogie de la personne, qui a permis de lier l’aspiration naturelle de tout homme à fonder une famille à la dimension la plus originelle de l’homme : chaque être humain se perçoit comme le fruit d’un amour mystérieux. Ici, on peut reconnaitre l’influence de la profonde réflexion que fit le philosophe Gabriel Marcel dans Homo Viator, sur le mystère familial et sur la paternité. Pour Jean-Paul II, la famille dépend de la civilisation de l’amour dans laquelle elle trouve les raisons d’être de son existence comme famille. En même temps, la famille est le centre et le coeur de la civilisation de l’amour. Une société sans familles est une société sans amour. Observons au passage que les législations qui ont prétendu détruire les liens familiaux en les soumettant au contrôle violent de l’Etat (stalinisme), ou bien en les supprimant littéralement (Cambodge) se sont transformées en enfers, c’est-à-dire en sociétés sans amour. Sans citer d’exemples, le Pape parle de la possibilité d’une contre-civilisation destructrice (Gratissimam sane, n. 13). Plus tard, le Pape emploiera une nouvelle expression : culture de la famille, au cours d’une rencontre avec tous les professeurs de l’Institut Pontifical Jean-Paul II d’études sur le mariage et la famille (aout 1999).
  • le deuxième élément est de voir dans les paroles du consentement des époux au jour de leur mariage le bien qui leur est commun ; elles les orientent vers le même bien, puisqu’ils s’engagent à se rendre disponibles pour que la communion qui les unit devienne une communion de personnes. Les enfants sont ainsi le bien commun dont nul ne peut disposer pour soi seul, et auquel nul ne peut renoncer sans léser le droit de l’autre. L’usage de l’expression bien commun permet de s’adresser ainsi au delà des frontières chrétiennes aux hommes de bonne volonté, en formulant en termes directement accessibles les biens et les finalités du mariage.

En résumé, il y a dans l’ensemble de ces textes, d’une part la conviction que l’amour humain nous met en présence du mystère insondable de l’amour et de la vie de Dieu, et d’autre part la préoccupation que les sociétés peuvent faire des choix contre l’amour véritable qui les conduisent à la mort. 

B) Benoit XVI 

En un peu moins de trois années, le Pape Benoît XVI a dédié de nombreuses interventions publiques à la question de l'amour humain et de l'institution familiale. Bien sûr, l'ensemble de ces textes s'inscrit dans une parfaite continuité avec le Magistère de Jean-Paul II et ce serait une démarche artificielle de vouloir à tout prix souligner d'hypothétiques différences entre les deux approches. Toutefois, existent des points d'insistance particuliers à l'une et l'autre démarches. A grands traits, on remarque chez le Pape Jean-Paul II, philosophe et moraliste, une ample réflexion sur la nature de l'homme, de ses aspirations personnelles à l'amour, sur la différentiation sexuelle, sur le désir humain et la structure de la sexualité, sur le mystère de la femme et de sa dignité, sur la paternité et maternité. Le tout est étudié dans une perspective qui met en valeur, comme nous l'avons déjà signalé, le dessein du Créateur. La grandeur du consilium Dei, pour reprendre son expression, est contemplée dans les dynamismes les plus profonds et les finalités les plus cachées de la nature humaine. La démarche anthropologie est le moyen de percer la volonté divine pour l'homme. La morale est la mise en ordre des moyens que l'homme est appelé à utiliser pour répondre à sa vocation à la communion. Il existe une vérité de l'amour à laquelle l'homme et la femme se soumettent, trouvant dans cette soumission la clé du bonheur qu'ils recherchent.

Chez Benoît XVI, le mystère de l'amour humain nous fait connaître quelque chose de l'amour de Dieu. La démarche est plus immédiatement théologique en ce sens, et même contemplative. Nous choisirons trois textes qui nous semblent illustrer cette observation et revêtir une importance plus grande.

Deus Caritas est

La première encyclique du pontificat n'a pas l'intention de pénétrer l'amour humain, mais la charité divine. Cependant, tous les observateurs n'ont pas manqué de souligner l'ampleur de la réflexion sur la classique dialectique entre eros et agapé dans les premiers numéros du texte. Le but de ce développement n'est pas d'approfondir l'amour conjugal et familial mais de mieux éclairer la nature de l'amour de Dieu, aux deux sens du terme: l'amour que Dieu a pour l'homme et l'amour que l'homme a pour Dieu. L'amour entre homme et femme apparaît comme l'archétype de l'amour par excellence.[9] La reprise du terme classique d'eros semble se ressembler à l'expression expérience amoureuse, si souvent analysée dans les Catéchèses de Jean-Paul II. Sans être parfaitement identiques, eros et expérience de l'amour se recoupent, en ce sens qu'on trouve bien une expérience concrète à l'origine de tout amour: A l'amour entre homme et femme, qui ne naît pas de la pensée mais qui, pour ainsi dire, s'impose à l'être humain, la Grèce antique avait donné le nom d'eros.[10] Dans la vision de Benoît XVI, l'eros ne se comprend que lorsqu'est pleinement accomplie l'union entre corps et esprit. Il y a, à ses yeux une véritable maturation de l'eros, qu'il appelle purification. Jean-Paul II utilisait le terme plus technique d'intégration des dynamismes corporels aux dynamismes spirituels. Quand cette unification est réussie, harmonieuse, l'esprit et la matière en reçoivent, selon ses termes, une nouvelle noblesse. L'affirmation est très finement révolutionnaire, si l'on ose dire: loin de diminuer la qualité de l'amour, l'eros veut nous élever en extase vers le Divin.[11]

Dans la réalité, eros et agapé ne peuvent jamais être dissociés. Cela est vrai pour l'homme, parce que cela est vrai aussi pour Dieu. L'amour de Yahvé pour le Peuple élu est tout à la fois eros et agapé, comme l'est aussi l'amour du Christ pour les hommes. Il y a ainsi une double implication: Le mariage fondé sur un amour exclusif et définitif devient l'icône de la relation de Dieu avec son peuple et réciproquement: la façon dont Dieu aime devient la mesure de l'amour humain. Pour conclure sur ce point on peut dire que l'encyclique Deus Caritas Est offre une clé de lecture importante pour déchiffrer le dessein de Dieu sur l'amour humain, même si cela n'est pas l'intention du texte. Quand il reçut les participants au congrès sur l'héritage de Jean Paul II sur le mariage et la famille à l'occasion du XXVème anniversaire de la fondation de l'Institut Jean Paul II, Benoît XVI reprit ce passage de l'encyclique en ajoutant qu'il s'agissait là d'une piste en grande partie à explorer.[12]

L' homélie prononcée à Valence le 9 juillet 2006

Le second texte que nous pourrions relire est l'homélie prononcée à l'occasion des Journées mondiales des Familles à Valence en juillet 2006. Outre divers éléments repris de Jean-Paul II, le Pape insiste de façon très particulière sur la famille comme lieu de transmission  de la foi; d'autre part du fait qu'elle est aussi un brassage de différentes générations, la famille s'avère garante d'un patrimoine de traditions. Depuis le début du pontificat, le pape a développé plusieurs fois le thème des traditions et des racines chrétiennes que des sociétés entières semblent abandonner ou renier. La famille est le lieu d'une éducation primordiale à la communion. Les sociétés chrétiennes ne peuvent, sans s'exposer à la déréliction, supprimer en elles ce qui a contribué à les former. Dans l'homélie de Valence le Pape ne décline pas l'ensemble de ces thèmes, mais il en donne les fondements. Par exemple, il écrit: quand naît un enfant, au travers de la relation avec ses parents, il commence à faire partie d'une tradition familiale qui a des racines encore plus anciennes. Avec le don de la vie, il reçoit tout un patrimoine d'expérience.[13] Il existe un devoir des parents à aider l'enfant à découvrir sa véritable identité de chrétien; lui est liée l'éducation à la liberté morale.

Les discours prononcés en Janvier 2006 et janvier 2007 à l'occasion de l'inauguration de l'année judiciaire devant les membres du Tribunal de la Rote

Ces discours montrent que le souci de la vérité théologique de l'amour humain s'exprime aussi en matière juridique. Par exemple, le Pape dit que le procès canonique de nullité du mariage constitue essentiellement un instrument pour accepter la vérité sur le lien conjugal. Son but constitutif n'est donc pas de compliquer inutilement la vie des fidèles, mais de rendre service à la vérité: le procès dans sa structure essentielle est un institut de justice et de paix. En effet le but du procès est la déclaration de la vérité[14].

Dans le discours de Janvier 2007, Benoît XVI fait un lien entre la vérité juridique et la vérité pastorale. Il n'y a pas d'opposition entre deux vérités différentes. De façon originale, il relie aussi le positivisme juridique et le relativisme culturel en observant que l'expression vérité du mariage perd son sens dans l'une et l'autre perspectives qui contribuent à une formalisation sociale des liens affectifs.

L'exhortation post-synodale Sacramentum Caritatis

Enfin, le dernier texte que nous désirons citer ici est sans doute le plus important. Il s'agit de l'exhortation post-synodale Sacramentum caritatis qui comporte trois paragraphes successivement consacrés d'abord à l'Eucharistie comme sacrement sponsal, puis au lien qui unit Eucharistie et unicité d'une part, Eucharistie et indissolubilité du mariage d'autre part. Le premier paragraphe (n. 27) sert de fondement aux deux autres: l'Eucharistie renforce de façon inépuisable l'unité et l'amour indissolubles de tout mariage chrétien. En ce dernier, en vertu du sacrement, le lien conjugal est intrinsèquement lié à l'unité eucharistique entre le Christ époux et l'Eglise épouse. La référence paulinienne à Ephésiens 5, 31-32 est parfaitement classique. Ce qui est plus original, c'est d'en avoir tiré immédiatement deux implications, décisives au plan pastoral, sur les deux questions que le Synode n'avait pu éviter: la question de la polygamie et celle des divorcés remariés. Le paragraphe 28 fonde ainsi, avec beaucoup de finesse dans l'expression, l'incompatibilité de la pratique polygamique en se référant à la qualité exclusive du rapport Christ-Eglise: le lien fidèle, indissoluble et exclusif qui unit le Christ et l'Eglise, et qui trouve son expression sacramentelle dans l'Eucharistie, rencontre cette donnée anthropologique originelle par laquelle l'homme doit être uni de façon définitive à une seule femme et vice-versa.

Le sujet des divorcés remariés est abordé avec autant de délicatesse: si l'Eucharistie exprime l'irréversibilité de l'amour de Dieu dans le Christ pour son Eglise, on comprend pourquoi celle-ci implique, relativement au sacrement du Mariage, cette indissolubilité à laquelle tout amour vrai ne peut qu'aspirer. La norme du non accès à l'eucharistie de Familiaris consortio est redite, mais en soulignant que les dispositions juridiques ne sauraient être comprises comme étant en contradiction avec les préoccupations pastorales, pour le motif que droit et pastorale se rencontrent dans l'amour pour la vérité. Comme on l'a montré plus haut, le même argument sera repris quelques mois plus tard dans le discours prononcé devant le Tribunal de la Rote. Il est intéressant de noter cette approche augustinienne de rechercher jusque dans les profondeurs de l'intériorité (amour de la vérité) les sources de l'ordonnancement juridique.

En résumé, s'il est encore trop tôt pour tracer avec précision les contours de l'actuel pontificat en matière d'enseignement sur le mariage et la famille, on peut dire avec la prudence qui s'impose que l'ensemble des interventions se situe dans la suite naturelle du magistère de Jean-Paul II, avec sans doute une moindre accentuation de l'argumentation d'essence morale et deux points d'insistance sur l'origine sacramentelle et la portée surnaturelle des liens de communion conjugale et familiale, et sur le bien commun que représentent pour la société des hommes les institutions du mariage et de la famille. En raison de l'urgence d'affronter les évolutions législatives qui vont toutes dans le sens d'une privatisation des liens familiaux, l'importance sociale et politique de ces derniers devrait sans doute être l'objet de nouveaux approfondissements dans les mois et les années à venir.

 

[1] Nous nous permettons, sur ce point, de renvoyer le lecteur à notre contribution à la XIIIème Assemblée Générale de l'Académie Pontificale pour la Vie : J. Laffitte, A history of conscientious objection and different meanings of the concept of tolerance, in Christian Conscience in Support of the Right to Life, Edited by E.Sgreccia and J.Laffitte, Libreria Editrice Vaticana, Città del Vaticano 2008, pp 112-139.

[2] Jean Paul II, Homélie à Limerick (1er octobre 1979).

[3] Jean Paul II, Catéchèse XIX, in Uomo e Donna lo creò, Città Nuova, Roma 1986, p 91.

[4] Conc. Oecum. Vat. II, Cost Past. Gaudium et Spes, 51.

[5] Paul VI, Lettre encycl. Humanae Vitae, 12.

[6] Vives l., La renovación teológica y su incidencia sobre la relación Matrimonio-Virginidad, in "Anthropotes" 2003, XIX (2), p 343.

[7] Familiaris Consortio, 21.

[8] Cfr. Scola A., Ouellet M. : Il sacramento del Matrimonio e il Mistero nuziale di Cristo in Bonetti R. Eucaristia e Matrimonio. Unico mistero nuziale, Città Nuova, Roma 2000, pp 97-124, Rocchetta, Il sacramento della coppia. Saggio di teologia del matrimonio, EDB, Bologna 1997; Pilloni, F., Danza nuziale, Effatà Editrice, Cantalupa (To) 2002, voir aussi Laffitte J., Vocation à la communion et théologie du corps, in Jean-Paul II face à la question de l’homme, Guilé Foundation Press- Thesis Verlag, Zürich 2004, 215-232.

[9] Benoit XVI, Lettre encycl. Deus Caritas Est (25 décembre 2005), 2.

[10] ID., Deus Caritas Est, 3.

[11] Ibid., 5.

[12] Discorso in occasione del XXV Anniversario dalla Fondazione del Pontificio Istituto Giovanni Paolo II per Studi su Matrimonio e Famiglia (11 maggio 2006), in Il Vangelo della Famiglia e della Vita. Interventi del Santo Padre Benedetto XVI nei primi due anni del Suo pontificato, Libreria Vaticana, Città del Vaticano 2007, pp 14-16.

[13] Benoit XVI, Homélie du 9 Juillet 2006, in Il Vangelo della Famiglia…, p 28.

[14] Ibid. 58.

 

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