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DISCOURS DE MGR DOMINIQUE MAMBERTI,
SECRÉTAIRE POUR LES RAPPORTS AVEC LES ÉTATS,
AUX AMBASSADEURS DES PAYS DE L'UNION EUROPÉNNE

Roma, 11 juin 2012

Excellences,

Mesdames et Messieurs,

Je voudrais consacrer l’intervention d’aujourd’hui à plusieurs réflexions concernant l’avenir de l’Europe, en relation au grave moment de crise, en particulier économique, qu’elle traverse actuellement. Je le fais en partant d’une constatation qui, je le crois, est visible aux yeux de tous. Après la deuxième guerre mondiale, l’Europe a connu des niveaux de vie élevés, toujours plus considérés comme acquis, sans précédents dans son histoire plurimillénaire. De façon sans doute un peu simpliste, nous pourrions dire qu'au début, l’augmentation de la qualité de la vie a été garantie par la forte reprise industrielle de l’après-guerre, le développement technologique et la croissance de la population. Dans le temps, l’influence de ces facteurs a diminué, et ainsi, pour assurer les niveaux atteints, on a eu recours à diverses formes d’endettement qui ont caractérisé, de façons différentes selon les pays, tant le secteur public que privé. L’Europe souffre à présent des conséquences de cet endettement, uni à un marché du travail souvent rigide et à de fortes pressions issues de la concurrence extérieure, qui ont poussé à une délocalisation toujours plus marquée des activités de production. Au cours des dernières années, nous avons constaté que le continent vieillit et produit toujours moins. À côté de ces facteurs, il existe une perte progressive d’identité culturelle et sociale des peuples européens, à laquelle s’unit souvent un éloignement de la société civile de la politique, qui a des difficultés à accomplir le devoir qui lui revient, c’est-à-dire la poursuite du bien commun. À cela s’ajoute une méfiance généralisée, qui concerne avant tout les marchés en raison de la crainte due à l’insolvabilité des débiteurs, mais également les citoyens à l’égard des institutions, ainsi que, de façon peut-être même encore plus dramatique, les personnes face à leur avenir. Dans ce contexte, il est facile de se laisser aller à la conviction qu’il est plus utile de revenir au passé, lorsque chaque État jouissait d’une autonomie souveraine de décision, sans devoir répondre aux autres de ses politiques. Cette réflexion risque de se concrétiser si l’Europe perd cette poussée idéale, qui l’a animée dès ses origines et qui n’est pas constituée par la simple recherche d’un bien-être matériel.

Récemment, un important discours que prononça Alcide de Gasperi, quelques mois avant de mourir, à la Conférence parlementaire européenne, le 21 avril 1954, a été porté à mon attention. Il s’intitulait : Notre patrie l’Europe (cf. A. De Gasperi, Alcide de Gasperi et la politique internationale, Cinque Lune, Rome 1990, vol. III, 437-440). À cette occasion, le grand homme d’État affirma que « la garantie véritable et solide de notre union consiste en une architecture sachant dominer de la base au sommet, en harmonisant les tendances dans une perspective de communauté de vie pacifique et en mesure d’évoluer ». Naturellement, les problèmes et les défis que De Gasperi avait à l’esprit étaient bien différents des nôtres aujourd'hui. Il s’agissait de renforcer un contexte de stabilité et de paix, miné par les blessures de la guerre mondiale et par le danger représenté par l’aggravation de l’opposition entre les blocs. Il s’agissait également de conjuguer les diverses instances économiques et sociales dominantes à l’époque : le libéralisme capitaliste d’un côté, les revendications de la classe ouvrière de l’autre.

Dans un contexte différent, l’intuition de De Gasperi demeure vraie et actuelle aujourd’hui encore. En effet, bien que le chemin de l’unification européenne ait accompli d’importants progrès depuis l’époque lointaine de 1954, l’actuelle crise économique qui frappe si gravement notre continent semble reproposer avec une actualité dramatique le thème de l’architecture que l’on veut donner à l’Europe pour lui garantir « une perspective de communauté de vie pacifique et en mesure d’évoluer ».

Au cours des cinquante dernières années, l’Europe a recherché une unification progressive et une cohésion interne. Cet objectif a été d’abord poursuivi  en Europe occidentale puis, à partir de la fin du communisme, a déterminé assez rapidement l'Europe orientale. L’objectif déclaré de cette entreprise était d’éviter que ne se répètent les violents conflits qui ont ensanglanté le continent dans la première moitité du XXe siècle. Les principaux moyens pour atteindre cet objectif ont été le marché commun, la libre circulation des personnes et la création d’une monnaie unique. L’intégration économique a été, pourrions-nous dire, la « voie privilégiée » choisie pour éviter que les divers nationalismes et particularismes ne l’emportent au détriment du développement et de la paix. À côté de l’unification économique assez rapide, l'unification politique a été moins rapide. Certes, il existe des structures et des mécanismes communs, dont le pouvoir et l’efficacité sont toutefois plus limités. En d’autres termes, le pivot de cette architecture a été d’« induire » un processus politique, à partir des instruments économiques.

Toutefois, le contexte actuel révèle que dans ce processus d’unification, un fondement éthique est tout aussi important. La voie pour sortir de la crise ne peut simplement se fonder sur la recherche de solutions techniques, bien qu’innovatrices, mais elle doit partir du contexte européen commun, qui voit dans la figure et dans la responsabilité de la personne humaine une ressource irremplaçable. Le caractère central de la personne doit être au cœur du développement de l’Europe. Il ne s’agit pas d’introduire un principe religieux, mais de reconnaître, comme le dit De Gasperi, qu’« à l’origine de cette civilisation européenne se trouve le christianisme » (ibid.) et que les valeurs que la civilisation européenne considère comme incontournables et que nous appelons communément « droits de l'homme », trouvent dans le droit naturel leur origine et dans la tradition chrétienne leur expression historique concrète. Pour reprendre son chemin avec décision, l’Europe doit partir avant tout de l’homme, plus que des marchés ou des institutions. Repartir de l’homme signifie avant tout favoriser la vie et la famille. Des politiques en faveur de la famille sont plus que jamais indispensables pour garantir un avenir au continent. Malheureusement, des attitudes hostiles à la famille traditionnelle semblent parfois prévaloir, que ce soit sous forme de défense de nouvelles formes d’unions ou à travers l’absence de formes adéquates de soutien aux familles, en particulier les plus nombreuses.

Il serait important de garder à l’esprit ce que le Saint-Père a récemment rappelé à Milan, c’est-à-dire que « le vécu familial est la première et irremplaçable école des vertus sociales telles que le respect des personnes, la gratuité, la confiance, la responsabilité, la solidarité, la coopération » (Benoît XVI, Homélie de la Messe célébrée à l’occasion de la VIIe rencontre mondiale des familles, Milan, 3 juin 2012). Il s’agit de termes dont il est plus que jamais important de redécouvrir le sens, car la crise actuelle en a remis en cause la signification. Il s’agit de valeurs qui trouvent leur développement dans le contexte familial, mais qui à partir de celui-ci, rayonnent et illuminent la vie civile et sociale tout entière. Le Saint-Père les explique avec une profonde clarté et une actualité prophétique dans son encyclique Caritas in veritate, lorsqu’il rappelle que « sans formes internes de solidarité et de confiance réciproque, le marché ne peut pleinement remplir sa fonction économique » (n. 35) Aujourd’hui plus que jamais, l’Europe est appelée à retrouver une confiance, en particulier en elle-même et dans ses institutions, ainsi que dans la volonté de mener un projet commun. Cela permettra également de retrouver la confiance perdue dans les marchés, dont l’absence pèse si lourdement sur la population du continent. Il s’agit avant tout de reprendre un dialogue bénéfique entre les États-membres afin que, tout en écoutant les instances nationales, ils sachent poursuivre également le bien et le développement de toute l’Union. La confiance est la voie pour poursuivre la « communauté de vie pacifique en mesure d’évoluer » définit par De Gasperi.

Naturellement, pour être efficace, cette communauté ne peut manquer de viser également à un accroissement de la solidarité. Son exercice est fondamental non seulement au sein de chaque société, mais également dans les relations entre les États qui se révèlent ainsi disposés à s’aider et à se soutenir réciproquement. La solidarité exige la gratuité et le sacrifice de ceux qui, étant dans une position de force supérieure, renoncent à une partie de leurs prérogatives pour soutenir ceux qui sont le plus défavorisés. D’autre part, ceux qui sont plus faibles ne peuvent adopter « une attitude purement passive ou destructrice » (Jean- Paul II, Sollicitudo rei socialis, n. 39), mais sont appelés à faire preuve d’un sens profond de responsabilité, en s’engageant, avec tout autant de sacrifice, à remédier aux causes qui ont déterminé leur condition de faiblesse.

L’un des défis les plus importants du moment présent est celui de favoriser une reprise de l’emploi et de la production. C’est de cela que dépend la possibilité de retrouver la croissance. Le problème semble ne pas avoir de solutions faciles, étant donné les contraintes au sein desquelles on est appelé à agir et les ressources limitées dont on dispose. Toutefois, ce n’est pas une mission impossible. Son issue positive dépendra en grande partie de la disponibilité de chacun à offrir quelque chose de soi. En particulier, cela exige de repenser toute l’architecture européenne à partir des objectifs qui la sous-tendent. Une Union européenne qui trouve dans les marchés son unique facteur d’adhésion est vouée à l’échec ; une Union qui replace en son centre l’homme et ses instances qui proviennent de sa riche et bénéfique tradition est destinée à réussir. En effet, personne ne sera disposé à faire des sacrifices sans un horizon idéal qui donne à ces sacrifices une raison et un but.

La confiance, la solidarité et la responsabilité constituent ainsi les paroles clés à travers lesquelles l’Europe est appelée, aujourd’hui plus que jamais, à se regarder elle-même. Celles-ci doivent informer non seulement les relations internes de l’Union européenne, mais également les relations qu’elle entretient avec les autres acteurs de la scène mondiale, ainsi qu’à l’égard des pays limitrophes qui désirent faire partie de l’Union elle-même. Pour « être encore un phare de civilisation et un moteur de progrès pour le monde » (Jean-Paul II, Acte européen à Saint-Jacques-de-Compostelle, 9 novembre 1982), l’Europe doit une fois de plus « vivre des valeurs authentiques qui ont fait la gloire de son histoire et rendu bénéfique sa présence sur les autres continents » (ibid.). De cette façon, elle saura également affronter avec sérénité les autres nombreux défis qui l’attendent, dont le premier est le phénomène important des migrations, qui change toujours plus le visage du continent. L’intégration des migrants pourra constituer une immense richesse dans la mesure où l’Europe saura se fonder sur « les racines communes à partir desquelles a mûri la civilisation du vieux continent, sa culture, son dynamisme, son ardeur au travail, sa capacité d’expansion constructrice » (ibid.).

Excellences, Mesdames et Messieurs,

Il y a trente ans, au terme de son pèlerinage à Compostelle, le bienheureux Jean-Paul II avait lancé un avertissement qui semble plus que jamais actuel et opportun : « Europe : retrouves-toi toi-même, sois toi-même » (ibid.). Je suis certain que même dans les difficultés actuelles, notre continent saura se retrouver. La réussite de cette entreprise dépendra de la mesure dans laquelle l’Europe saura se tourner avec gratitude et reconnaissance vers ses origines, en particulier de la capacité de reproposer de façon constructive et créative les valeurs chrétiennes et humaines telles que la dignité de la personne humaine, le sentiment profond de justice et de liberté, l’application au travail, l’esprit d’initiative, l’amour de la famille, le respect de la vie et le désir de coopération et de paix, qui sont les traits qui la caractérisent (cf. ibid.).

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