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S.E. le Cardinal Agostino CASAROLI

INTERVENTION AU SOMMET DE LA CSCE*

Paris
Lundi 19 novembre 1990

 

Bien volontiers, je m’associe aux orateurs qui m’ont précédé pour exprimer aux Autorités de la France la vive gratitude de la Délégation du Saint-Siège pour l’accueil si cordial qui nous est réservé dans la capitale d’un pays que sa longue histoire a placé souvent au carrefour de la solidarité et de la coopération entre les peuples.

Notre reconnaissance s’adresse aussi à l’ambassadeur Pierre Dessaux et à l’équipe du Secrétariat exécutif qui ont tout mis en œuvre pour que notre rencontre fasse de Paris, pour quelques jours, la capitale de l’Europe nouvelle !

1. Il est des moments dans l’histoire de l’humanité où celle-ci se trouve à la croisée des chemins. Il peut apparaître banal d’observer que nous vivons un de ces moments, historique pour l’humanité toute entière, et non seulement pour l’Europe, réunie ici dans la personne des plus hauts représentants des États qui la composent. Avec eux, ceux des Etats-Unis et du Canada qui ont partagé intimement l’histoire de ce «vieux continent» durant les dernières décennies et qui continuent à former avec lui une communauté singulière d’intérêts politiques et d’idéaux, de responsabilité et de destin.

La division de l’Europe, en effet, a signifié jusqu’à peu de temps encore la division du monde en deux blocs opposés. La disparition de cette fracture au plan du vieux continent, dont la chute du mur de Berlin en novembre 1989 a été le symbole, ouvre le cœur à l’espérance de voir aussi se cicatriser les lacérations idéologiques du monde, qui persistent encore.

2. Cette dimension mondiale du sort de l’Europe et de ses partenaires d’Outre-Atlantique, dans le moment historique que nous sommes en train de vivre, rend encore plus compréhensible la participation au processus de la CSCE du Saint-Siège que j’ai l’honneur de représenter, une fois encore comme déjà en 1975, à la signature de l’Acte final d’Helsinki. Le Saint-Siège est, en effet, une puissance (qu’il me soit permis d’employer ce terme par commodité, bien qu’il soit impropre pour désigner le Siège apostolique) qui n’est pas seulement européenne, même si elle a en Europe une très modeste assise territoriale, l’État de la Cité du Vatican, qui lui permet d’exercer librement sa mission universelle. Il est aussi une «puissance» engagée dans chaque partie du monde, au plan spirituel et moral qui lui est propre, et par conséquent aussi dans les questions regardant la paix, le développement des peuples et des droits humains. A cause de cela le Saint-Siège a jugé avoir un double titre pour accueillir l’invitation qui lui fut adressée.

3. En son nom, je suis heureux de pouvoir dire ici combien nous nous réjouissons de l’évolution advenue au cœur de l’Europe: des peuples trop longtemps humiliés se sont redressés dans l’espérance, en vue d’une existence plus digne, plus heureuse, plus humaine. Les événements de 1989 en Europe sont certainement redevables, dans une mesure non négligeable, au processus d’Helsinki comme celui-ci, d’autre part, est redevable à l’évolution déclenchée bien avant par la force objective des choses et par l’action, nécessairement souterraine, d’hommes et de femmes, jeunes et moins jeunes, dont les noms resteront en grande partie inconnus: ils ont pourtant efficacement agi, un peu comme des ferments de liberté et d’affirmation des droits de la conscience, préparant les conclusions approuvées par le consensus des États participants à la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe.

4. Un hommage particulier doit être rendu à la persévérance et à la sagesse de tous ceux qui ont travaillé, de longues années durant, aux difficiles négociations multilatérales qui ont porté à la rédaction de l’Acte final d’Helsinki. Leur patience a réussi à faire coïncider des positions au départ si éloignées, surtout en raison des philosophies politique et sociale opposées qui les sous-tendaient. On doit aussi mentionner les efforts constants qui ont permis, par la suite, de gravir le chemin parfois tortueux des développements et consenti une application plus effective des principes convenus, jusqu’à la Réunion de Vienne en janvier 1989, à l’aube des bouleversements qui ont fait entrer cette année là dans l’histoire.

5. Les signataires de l’Acte final d’Helsinki s’étaient engagés à honorer les principes adoptés, «indépendamment de leur système politique, économique ou social». Ces principes constituent ainsi un terrain de rencontre entre des systèmes qui demeuraient profondément divers. Le Ministre des Affaires Étrangères soviétique d’alors, l’avait rappelé en parlant d’«une Europe traversée du Nord au Sud par la ligne bien visible séparant deux mondes sociaux». Le Secrétaire d’État américain sembla lui faire écho quand il évoquait «les barrières qui divisent encore l’Europe». Mais, continuait-il, «nous nous sommes engagés à les abattre». Le vœu est devenu réalité. Que de barrières sont tombées!

6. Alors que nous nous en réjouissons vivement, nous devons être conscients des nouveaux enjeux que la situation nouvelle crée pour l’Europe et ses partenaires d’Outre-Atlantique: c’est une responsabilité historique face à ce continent et face au monde entier, afin que le fruit de tant d’efforts et de sacrifices ne soit pas perdu et que l’Europe et l’humanité puissent en tirer toutes les conséquences positives sur le plan de la paix et du progrès commun.

7. Nous sommes conscients, tout d’abord, que de nouvelles conditions de la sécurité doivent voir le jour. C’est une aspiration que partagent tous les Européens; tous attendent la paix dans ce «vieux continent», d’où sont parties les plus terribles guerres qui ont ensanglanté l’humanité.

La préoccupation majeure aux temps de la Conférence d’Helsinki était de dépasser le sentiment d’insécurité et de méfiance provenant de la période de la «guerre froide» et d’éviter le péril de nouveaux conflits entre deux mondes qui s’affrontaient, même dans un climat d’une coexistence pacifique proclamée ou désirée. Les causes de tension demeuraient en grande partie: les problèmes concrets relatifs aux frontières établies après le grand conflit (celui de la frontière germano-polonaise sur l’Oder-Neisse en était le symbole); les suspicions à l’égard de tentatives de déstabilisation; les protestations pour des ingérences dans les affaires intérieures des États; et enfin la cause maîtresse: la peur que chacun des deux mondes puisse nourrir l’ultime désir de détruire l’autre. Ainsi le peu de sécurité que l’on pouvait espérer se trouvait, au fond, dans la «dissuasion» armée (étouffante, politiquement et économiquement, et à la fin elle-ême peu sure). L’Acte final d’Helsinki, ne pouvant supprimer les causes profondes, s’est efforcé d’en éliminer au moins en partie les effets. Aujourd’hui, la situation est changée.

L’unification de l’Allemagne et, maintenant, le Traité entre cette dernière et la Pologne quant à leurs frontières, le renforcement des mesures de confiance et de sécurité et, enfin, le nouveau Traité que vingt-deux d’entre nous ont signé ce matin au Palais de l’Élysée sur la réduction des forces classiques en Europe sont à n’en pas douter des pierres miliaires sur le nouveau chemin de la sécurité européenne.

Mais, toutes ces étapes sont, en réalité, le signe et le fruit d’un événement fondamental, consistant en la disparition de la fracture idéologique antérieure. Aujourd’hui la base commune d’organisation et de vie des États européens, reconnue et voulue par tous les gouvernements, et surtout par tous les peuples, est la démocratie. Une démocratie fondée sur la reconnaissance et sur l’engagement dans le respect des droits humains et des libertés fondamentales des citoyens. C’est dans cette nouveauté que le Saint-Siège voit la base la plus solide pour pouvoir espérer en un avenir de paix et de sécurité en Europe.

8. Une Europe des droits de l’homme et des peuples: voilà bien ce qui doit être réalisé de plus en plus. Désormais, il est une conviction qui traverse le continent: le respect de la dignité humaine est le plus grand bien à poursuivre: dans l’ordre moral mais aussi en termes d’obligations juridiques. La CSCE a peu à peu cherché à offrir aux États participants des moyens et mécanismes permettant de vérifier la mise en œuvre des engagements pris en faveur du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Le Saint-Siège ne pourra que se féliciter d’un développement des mécanismes déjà à la disposition de tous en vue de créer les conditions d’une véritable confiance mutuelle.

9. Nous nous réjouissons aussi que de cette conviction découle aussi un respect plus effectif pour la liberté de religion dont le processus d’Helsinki a permis des progrès substantiels. Je pense, en particulier, à ce qui a vu le jour lors des échanges de Vienne durant deux ans. L’exercice de la liberté de religion est significatif du niveau qualitatif d’une société. Comme l’a prouvé l’histoire récente, là où la liberté de religion n’existe pas, la Liberté n’existe pas non plus.

10. En parlant des droits des hommes et des peuples, il n’est pas possible de ne pas parler du droit à une vie, non seulement libre mais également digne. Le développement économique, pas moins que celui des libertés politiques et sociales ou que celui du développement culturel, est essentiel à la tranquillité et à la sécurité intérieure des États, et donc aussi à la tranquillité et à la sécurité collective de l’Europe.

Une constatation s’impose aujourd’hui: l’Europe n’est prospère que pour quelques-uns, tandis que le sort de beaucoup dans ce Continent est plus que précaire et que l’avenir de plus d’un pays européen apparaît bien sombre. Une telle situation, en se prolongeant, pourrait entraîner des peuples entiers au désespoir en les poussant vers le chaos ou à des choix totalitaires.

11. Nous connaissons les causes complexes d’une telle conjoncture. C’est pourquoi il est nécessaire qu’un changement radical d’attitude, avec l’adoption d’une économie qui reconnaisse et respecte l’initiative libre et responsable, protégée et réglementée par des lois justes, permette de remédier aux désastres d’un système non moins contraire aux exigences de la réalité qu’à la juste liberté des individus et des groupes sociaux. Mais, je m’en voudrais de ne pas souligner ici avec clarté que la liberté d’initiative économique, ressort du progrès et protectrice de la dignité de l’homme, sujet et non seulement objet de décision, ne peut jamais être séparée du plein respect des exigences de la justice sociale, spécialement vis-à-vis des classes les plus faibles et les plus nécessiteuses.

12. De telles exigences valent également dans les relations entre les Nations. Elles valent, en ce qui nous concerne ici plus directement, pour les relations des peuples européens entre eux.

Si nous voulons une véritable unité du Continent, et si nous voulons que règne ici, en même temps que des relations tranquilles, une collaboration bénéfique à tous, il est nécessaire d’en tenir compte, non seulement en paroles mais aussi dans la réalité des faits. Ce n’est dans l’intérêt de personne, et ce n’est certainement pas dans celui de la paix, qu’une partie de l’Europe se sente comme abandonnée par l’autre.

Une Europe prospère pourra encore mieux accomplir aussi son devoir de solidarité envers les autres parties du monde qui en ont, elles aussi, un besoin urgent.

13. La sécurité et la paix des peuples européens, leur prospérité, leur unité avec leurs partenaires d’Outre-atlantique dans une grande communauté, non refermée sur elle-même mais ouverte à la collaboration fructueuse et pacifique avec le reste du monde, supposent la réalisation de nombreuses autres conditions qui se reflètent dans la Charte que nous allons signer.

Je voudrais me limiter à en évoquer seulement quelques-unes, que le Saint-Siège considère particulièrement importantes.

1) La liberté de la culture et la promotion d’échanges culturels libres et intenses dans le respect des diversités et dans la reconnaissance des valeurs communes qui font de l’Europe une unité, non seulement géographique, mais également spirituelle.

2) Le respect du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, conformément aux normes du droit et de la convivialité internationale pacifique, spécialement lorsque des raisons historiques de justice (je pense ici en particulier aux États Baltes) fondent leurs aspirations à retrouver leur individualité nationale et étatique.

3) Le respect des droits des minorités. Comme le disait le Pape Jean-Paul II (Message pour la Journée mondiale de la Paix, 1989, n. 12), ce respect doit être considéré, en quelque sorte, «comme la pierre de touche d’une convivialité harmonieuse et comme l’indice de la maturité civile atteinte par un pays et ses institutions».

4) C’est à de nouveaux défis que la CSCE doit aujourd’hui répondre en se donnant des structures permanentes. Le Saint-Siège, pour sa part, a toujours cherché à favoriser l’instauration de relations entre les États qui permettent une primauté du droit par le respect des engagements pris et par des formes institutionnelles qui dépassent les égoïsmes nationaux. Pour y parvenir, des institutions légères devraient permettre à l’Europe nouvelle de mieux s’organiser afin de pouvoir éviter de retomber dans les erreurs passées. C’est pourquoi le Saint-Siège se réjouit des développements futurs de la CSCE; il ne manquera pas de choisir la forme et les moyens les plus conformes à sa nature spécifique pour participer à ce qui va naître de notre rencontre pour l’Europe de demain.

5) Le Saint-Siège souhaite enfin que l’on progresse sur la voie de la réduction de tous les armements et de l’élimination des armes les plus meurtrières, en particulier les armes chimiques, ainsi que du contrôle du commerce des armes. Nous regardons également avec intérêt toute tentative au sein de la CSCE qui pourrait faire naître des mécanismes de conciliation et de règlement pacifique des différends, sans aucun préjudice pour les instances internationales existantes, lesquelles devraient être davantage utilisées.

14. Le Saint-Siège est d’autant plus heureux de manifester son adhésion aux principes et aux engagements de l’Acte final d’Helsinki et de la Charte que nous allons signer, qu’il reconnaît en eux comme un écho du Message évangélique avec ses valeurs morales et de haute spiritualité qui ont façonné l’âme de l’Europe et des régions où elle a porté son antique culture. Des valeurs qui ont tant à dire également aux autres cultures.

15. Hier, l’Acte final d’Helsinki, aujourd’hui la Charte de Paris ! Je ne peux me soustraire au désir d’exprimer un vœu: que se réalise ce qu’un illustre poète de la Nation qui nous accueille si chaleureusement affirmait il y a plus d’un siècle: «Ce que Paris conseille, l’Europe le médite; ce que Paris commence, l’Europe le continue».


*L'Osservatore Romano, 21.11.1990 p.2.

L'Osservatore Romano. Edition hebdomadaire en langue française, n. 48 pp. 1, 2.

La Documentation catholique 1991 n.2019 p.9-11.

 

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