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DISCOURS DU PAPE PAUL VI
AUX PARTICIPANTS AU COLLOQUE EUROPÉEN
DE PASTORALE DANS LE MONDE OUVRIER

Jeudi 12 octobre 1972

 

Chers Frères, chers Fils et Filles, chers amis,

Vous terminez aujourd’hui ce «Colloque européen de pastorale dans le monde ouvrier», qui fait suite à plusieurs rencontres à Paris et Fribourg, et qui marque une étape importante dans votre recherche apostolique. Vous avez choisi Rome pour partager avec l’Eglise universelle votre préoccupation de l’évangélisation des travailleurs d’Europe. Est-il besoin de vous dire que Nous sommes très sensible à cette intention? Soyez les bienvenus dans cette Maison où Nous nous efforçons de porter le souci de toutes les Eglises, et d’encourager plus particulièrement ceux qui ne craignent pas d’affronter une mission difficile et urgente comme la vôtre.

Oui, Nous sommes conscient, croyez-le, du profond amour que vous portez à vos frères et à nos frères ouvriers, de votre souci d’écouter, d’analyser leurs préoccupations et aspirations; de votre accueil bienveillant de leur histoire et de leur culture originales; de votre impatience de les voir à part entière dans l’Eglise; de votre regard de foi qui veut discerner et développer les valeurs évangéliques latentes ou déjà florissantes chez nombre d’entre eux; de votre espérance de les voir réaliser, à leur façon, leur vocation de fils de Dieu. Et ce qui Nous réjouit encore, c’est cette recherche commune et cette concertation, onéreuse sans doute, mais féconde, où les différents membres du Peuple de Dieu prennent leur place spécifique dans la Mission ouvrière: laits ouvriers, bien sûr - car rien ne remplacera l’apostolat du milieu par le milieu - mais aussi religieuses et prêtres, dans une collaboration loyale avec vos Evêques. Sans cette unité, et sans cet envoi authentifié par les Successeurs des Apôtres, vous le savez, il n’y aurait pas de mission véritable, pas d’apostolat fructueux, pas d’Eglise en un mot. Bref, vous nous semblez animés par cette passion de saint Paul qui le poussait à annoncer Jésus-Christ dans tous les milieux, particulièrement dans ceux qui étaient étrangers à la foi.

Ce vaste monde ouvrier s’est surtout développé comme tel en Europe depuis le phénomène massif de l’industrialisation. Et il a pris une conscience de plus en plus vive de sa misère commune, et aussi de la possibilité, d’une situation plus humaine dans une solidarité grandissante, internationale, qui n’empêche pas une certaine diversité. Encore maintenant, bien des conditions de vie laissent à désirer, surtout chez les migrants. Ce n’est pas seulement une question de pauvreté matérielle, mais aussi de participation, à tous les niveaux. De plus, le matérialisme pratique constitue un risque grave auquel n’échappent pas les travailleurs eux-mêmes. Quant à l’attitude religieuse proprement dite, sans doute beaucoup d’entre eux n’ont-ils pas cessé de côtoyer l’Eglise dans nos pays de vieille chrétienté, et la plupart du temps de lui demander le baptême; mais il faut bien le constater, dans son ensemble, le monde ouvrier en demeure assez loin. Comment l’Eglise pourrait-elle se résoudre à cet état de fait, quand le signe de sa mission est de voir la Bonne Nouvelle annoncée aux pauvres? Vous comprenez par là l’importance capitale que Nous accordons à votre apostolat, comme notre prédécesseur Pie XI l’a fait pour le vénéré abbé Cardjin.

Mais cet apostolat, vous le savez comme Nous, est difficile et exigeant. Il requiert des qualités et des conditions que Nous ne nous estimons pas le droit de passer sous silence, sans prétendre épuiser un sujet qui demeure immense.

Un tel apostolat exige d’abord, de la part des prêtres et des religieuses notamment, une formation pastorale spécialisée. La bonne volonté n’y suffit pas. Comme tout apôtre, celui qui veut faire œuvre d’évangélisation dans le monde ouvrier doit évidemment puiser son inspiration et sa force dans le dessein de Dieu, «comme s’il voyait l’invisible». Mais il doit aussi posséder une connaissance sérieuse des doctrines, des systèmes sociaux, économiques, philosophiques, qui marquent le monde et le mouvement ouvrier; tout ce qui caractérise ou influence l’âme ouvrière doit lui devenir familier. Il est bon qu’il ait quelque expérience de sa vie, qu’il la partage dans une certaine mesure, dans la fraternité, en s’efforçant de garder toujours le recul nécessaire pour porter un jugement avec compétence et discernement.

Faut-il parler, à ce propos, d’une assimilation nécessaire au monde ouvrier? Dans une certaine mesure, oui, sur le plan pastoral. On peut invoquer en ce sens la parole de saint Paul: «Libre à l’égard de tous, je me suis fait l’esclave de tous, afin d’en gagner le plus grand nombre. Je me suis fait juif avec les juifs . . . Je me suis fait tout à tous» (1 Cor. 9, 19-22). La première démarche est donc de chercher à bien comprendre du dedans, Nous le disions à l’instant, les réactions de l’âme ouvrière. Cette compréhension se fera dans la bienveillance, toujours dans l’amour. Et elle manifestera sa solidarité dans la recherche des conditions réalistes qui assureraient mieux la dignité humaine, la justice, la responsabilité, la fraternité, avec le souci d’une promotion collective qui semble caractériser le monde ouvrier.

Mais, il faut le préciser, la conformité à un milieu de vie pour un chrétien ne saurait être inconditionnelle, pas plus dans le milieu dit indépendant que dans le milieu ouvrier. Elle ne l’était pas aux débuts de l’Eglise, pas plus dans le monde des esclaves sollicités par la révolte que dans le monde des maîtres enclins à la dureté et au profit. Le Christ, il est vrai, a partagé totalement notre vie humaine, hormis le péché (Cfr. Prière eucharistique, 4). Son humanité, sa proximité, ne laissaient planer aucun doute sur la transcendance du Royaume de Dieu qu’il annonçait. «Il était impossible d’expulser le Christ de l’humanité et impossible de l’y réduire» (P. DE MONTCHEUIL, Problèmes de vie spirituelle, éd. de l’Epi, 1963, p. 12). De même son disciple, laïc ou prêtre, garde une originalité dans sa façon de rechercher la justice, de pratiquer l’amour, de vivre la solidarité, bref, de témoigner authentiquement des béatitudes. A plus forte raison le prêtre doit-il demeurer l’homme des exigences évangéliques, et le témoin de l’accueil universel, même si son ministère l’attache plus spécialement à tel milieu social.

En ce sens, la mentalité et les mœurs du monde ouvrier ne peuvent constituer, en soi, les modèles idéaux de notre ministère. Elles sont plutôt, comme pour saint Paul, l’objet de notre souci, de notre travail apostolique. Nous voulons servir et honorer ce prochain bien aimé; et ce respect, ce service nous poussent précisément à demeurer très fidèles à la ligne doctrinale qui est la nôtre, à chercher le moyen apostolique de transmettre ce message religieux et chrétien, d’en témoigner de façon convaincante, pour que les personnes, les milieux, les structures soient imprégnés par son esprit, et soulevés par son levain. Avons-nous suffisamment la conviction que notre foi, avec toute la doctrine théologale, morale et sociale qui s’y rattache, n’est pas une simple idéologie parmi d’autres? Vous le savez, elle est vie et source inépuisable de vie dans tous les domaines. Dans une véritable évangélisation, la foi demeure à la racine du dynamisme de la mission.

A ce sujet, vous êtes de plus en plus confrontés à un large espoir de «libération», qui fait souvent appel à la «révolution», parfois à la «violence», du moins aux «moyens forts», qui paraissent les seuls efficaces pour obtenir cette libération. Ici, le chrétien, surtout le prêtre et le militant, doivent faire œuvre de discernement; ils doivent demeurer des hommes libres, qui ne soient esclaves d’aucun mythe, fûtil marqué d’une grande charge affective. Ils doivent voir loin et profond. Nous ne nions pas la nécessité d’une libération, mais elle doit être celle de toutes les souffrances et de tous les maux, y compris le péché, la haine, l’égoïsme. Nous le disions dans notre allocution du 16 août dernier: «Et l’Eglise, que n’a-t-elle pas fait dans son domaine pour que cette théologie (de la libération) qui est celle de la charité, toujours nouvelle et toujours vivante, soit efficace» (Cfr. L’Osservatore Romano, édition hebdomadaire en langue française, 25 août 1972, p. 8). Il y a des changements, et parfois assez radicaux, à apporter aux structures; mais il est des moyens que les chrétiens ne sauraient faire leurs. La fin ne justifie pas les moyens; certains d’entre eux portent en eux-mêmes - nous en avons des exemples récents - une inhumanité qui ne peut que retarder l’avènement de la société juste que l’on voudrait construire; de tels moyens sont, en tout cas, contraires à l’apostolat et au ministère catholiques.

Ces précisions capitales étant faites, le problème pastoral demeure entier de rendre la vie religieuse possible, compréhensible, abordable pour le monde ouvrier. Et c’est là l’enjeu et le mérite de votre apostolat spécifique, pour lequel l’Eglise vous fait grande confiance. Il faut avant tout habituer les chrétiens à un regard de foi sur les événements qu’ils vivent, et à un témoignage évangélique de qualité. Laïcs, prêtres et religieuses au service du monde ouvrier, sans jamais perdre leur identité chrétienne, sauront alors, par leur amitié profonde et fidèle avec leurs frères et sœurs, frayer pour eux un chemin vers le Christ et vers l’Eglise, à travers les relations de leur vie quotidienne. Ils auront soin aussi de sensibiliser les autres membres de leur communauté chrétienne à leur souci apostolique concernant le monde ouvrier. Il est certain que celui-ci doit se trouver à l’aise dans l’Eglise de Jésus-Christ. Et même, selon votre expression, il faut que l’Eglise naisse authentiquement dans le monde ouvrier, que celui-ci puisse s’y exprimer avec sa culture propre, sans bien sûr former une Eglise à part: il y a un seul Peuple de Dieu en marche vers le salut dont l’accomplissement dépasse les perspectives terrestres.

Nous rendons hommage au travail patient déjà accompli, aux expériences nombreuses déjà tentées dans ce souci de fidélité à l’Eglise, et que Nous suivons avec intérêt. Nous vous encourageons à les poursuivre, à raviver les formes d’apostolat qui ont déjà fait leurs preuves, à en inventer de nouvelles. A tous, il est demandé de purifier sans cesse le témoignage d’amour et de foi que doit donner le disciple du Christ. Nous ne nous étonnerons pas de la lente croissance de la semence évangélique, ni du sacrifice qui marque tout apostolat. Mais que l’espérance pascale vous illumine et vous réconforte. C’est dans cet esprit que Nous vous bénissons de grand cœur.

                             



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