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MÉDITATIONS DE PAUL VI

 

Dans le numéro daté du 5 août, "L'Osservatore Romano" quotidien a publié un texte inédit de Paul VI intitulé "Pensée sur la mort", précédé d'une note introductive de Don Pasquale Macchi, qui a été le secrétaire particulier du Pape Montini pendant les quinze ans de son Pontificat.

Voici le document en traduction:

Tempus resolutionis meae instat... Voici venu le moment de carguer les voiles (2 Tm 4, 6).

"Certus quod velox est depositio tabernaculi mei" Je suis certain que je devrai bientôt abandonner ma tente (2 P 1, 14). "Finis venit, venit finis" La fin ! La fin arrive.

Ces considérations évidentes sur le caractère précaire de la vie temporelle et sur la venue inévitable et toujours plus proche de sa fin s'imposent. Il ne serait pas sage de s'aveugler devant ce destin inéluctable devant la ruine désastreuse qu'il entraîne avec lui, devant la mystérieuse métamorphose qui ne va pas tarder à s'accomplir dans mon être, devant ce qui se prépare.

Je vois que la considération qui prévaut devient extrêmement personnelle : moi, qui suis-je ? que reste-t-il de moi ? où vais-je? et, de ce fait, extrêmement morale : que dois-je faire ? quelles sont mes responsabilités ? et je vois aussi que par rapport à la vie présente, il est absolument vain d'avoir des espérances ; par rapport à elle, on a des devoirs et des expectatives fonctionnelles et momentanées ; les espérances sont pour l'au-delà.

Et je vois que cette considération suprême ne saurait être développée dans un monologue subjectif, dans l'habituel drame humain qui, au fur et à mesure qu'augmente la lumière, accroît la nuit de la destinée humaine ; elle doit se développer en dialogue avec la Réalité divine, d'où je viens et où, certainement, je vais ; selon la lampe que le Christ nous met dans la main pour le grand passage. Je crois, ô Seigneur.

L'heure est proche. Depuis quelque temps j'en ai le pressentiment. Plus encore que ma lassitude physique, prête à céder à tout moment, le drame de mes responsabilités semble suggérer comme solution providentielle mon exode de ce monde, afin que la Providence puisse se manifester et donner de meilleures chances à l'Église. La Providence a vraiment tant de façons d'intervenir dans le jeu formidable des circonstances qu'elles resserrent ma petitesse ; mais celle de mon appel à l'autre vie semble évidente pour laisser ma place à un autre plus valide et non entravé par les présentes difficultés. "Servus inutilis sum". Je suis un serviteur inutile.

"Ambulate dum lucem habetis" Marchez tant que vous avez la lumière (Jn 12, 35).

Voici : il me plairait, sur la fin, d'être dans la lumière. D'habitude lorsqu'elle n'est pas assombrie par des infirmités, la fin de la vie possède sa propre clarté un peu voilée, celle des souvenirs, si beaux, si attirants, si nostalgiques et si clairs désormais pour révéler leur passé irrécupérable et pour railler leur rappel désespéré. Il y a la lumière qui dévoile la désillusion d'une vie fondée sur des biens éphémères et sur de trompeuses espérances. Il y a celle d'obscurs et désormais inefficaces remords. Il y a celle de la sagesse qui finalement entrevoit la vanité des choses et la valeur des vertus qui doivent caractériser le cours de la vie : "vanitas vanitantum". Vanité de la vanité. Quant à moi, j'aimerais avoir finalement une notion récapitulative et sage du monde et de la vie : je pense qu'une telle notion devrait s'exprimer en reconnaissance : tout était don, tout était grâce ; et comme il était beau le panorama par lequel on a passé ; trop beau, tellement qu'on s'en est laissé attirer et charmer, alors qu'il devait paraître comme un signe et une invitation.

Mais de toute façon, il semble que l'adieu doive être exprimé par un grand et simple acte de reconnaissance, mieux, de gratitude : malgré ses tourments, ses obscurs mystères, ses souffrances, ses faiblesses, la vie terrestre est un fait merveilleux, un prodige toujours original et émouvant un événement digne d'être chanté, un hymne de joie et de gloire : la vie, la vie de l'homme ! N'est pas moins digne d'exaltation et d'heureux étonnement le cadre qui environne la vie de l'homme : ce monde immense, mystérieux, magnifique, cet univers aux mille forces, aux mille lois, aux mille beautés, aux mille profondeurs. C'est un panorama enchanteur. On dirait de la prodigalité sans mesure. Et ce regard quasi rétrospectif fait naître le regret de ne pas l'avoir assez admiré ce tableau, de ne pas avoir admiré, comme elles le méritaient, les merveilles de la nature, les surprenantes richesses du macrocosme et du microcosme. Pourquoi ne pas avoir suffisamment étudié exploré, admiré le cadre dans lequel la vie s'est déroulée ? Quelle impardonnable distraction, quelle regrettable superficialité ! On doit toutefois reconnaître, au moins in extremis, que ce monde "qui per lpsum factum est", qui a été fait par Lui, est merveilleux. Je te salue et te célèbre au moment ultime, oui, avec une immense admiration ; et comme je le disais, avec gratitude : tout est don ; derrière la vie, derrière la nature, l'univers, se trouve la Sagesse ; et puis, je le dirai dans ce lumineux adieu (Tu nous l'a révélé, ô Christ Seigneur) il y a l'Amour ! La scène du monde est un dessein — encore incompréhensible aujourd'hui dans sa plus grande partie — d'un Dieu Créateur, qui s'appelle notre Père qui est dans les cieux ! Merci, ô Dieu, merci et gloire à Toi, ô Père ! Je me rends compte, sous ce dernier regard, que cette scène fascinante et mystérieuse est une réverbération, un reflet de la première et unique Lumière ; elle est une révélation naturelle d'une richesse, d'une beauté extraordinaires qui devraient être une initiation, un prélude, une participation préalable à la vision de l'invisible soleil "quem nemo vidit unquam" que personne n'a jamais vu (cf Jn 1, 18) : "unigenitus Filius, qui est in sinu Patris, Ipse enarravit", le Fils unique qui est dans le sein du Père, Lui l'a révélé. Ainsi soit-il, ainsi soit-il.

Mais maintenant en ce couchant révélateur, en plus de celle de la dernière lumière du soir, présage de l'éternelle aurore, une autre pensée occupe mon esprit : et c'est l'anxiété de profiter de la onzième heure, la hâte de faire quelque chose d'important avant qu'il ne soit trop tard. Comment réparer les actions mai faites, comment récupérer le temps perdu, comment saisir dans cette dernière possibilité de choisir "l'unum necessarium" ?, la seule chose nécessaire ?

À la gratitude fait suite le repentir. Au cri de gloire vers Dieu Créateur et Père succède le cri qui invoque miséricorde et pardon. Qu'au moins ceci, je sache le faire : invoquer Ta bonté et confesser avec ma faute Ton infinie capacité de sauver. "Kyrie eleison ; Christ eleison ; Kyrie eleison". Seigneur, pitié ; Christ, pitié ; Seigneur, pitié.

Maintenant, affleure à la mémoire la pauvre histoire de ma vie, brochée d'une part de nombreux bienfaits extraordinaires, découlant d'une ineffable bonté (c'est elle que j'espère voir un jour et "in eterno cantare") ; et d'autre part traversée d'une trame d'actions malheureuses qu'il vaudrait mieux ne pas se rappeler tant elles sont défectueuses, imparfaites, erronées, ignorantes et sottes. "Tu scis insipientiam meam". Dieu, tu connais' ma folie" (Ps 68, 6). Pauvre vie laborieuse, mesquine, étroite, qui a tant besoin de patience, de réparation, d'infinie miséricorde. Je considère toujours comme synthèse suprême celle de saint Augustin : misère et miséricorde. Ma misère, la miséricorde de Dieu. Que je puisse au moins maintenant honorer celui que Tu es, le Dieu de bonté infinie, en invoquant, acceptant, célébrant Ta très douce miséricorde.

Et puis, finalement, un geste de bonne volonté : ne plus regarder en arrière, mais faire volontiers, simplement humblement, fortement le devoir résultant des circonstances en lesquelles je me trouve, comme étant Ta volonté.

Faire vite. Faire tout. Faire bien. Faire joyeusement : ce que maintenant Tu veux de moi, même si cela dépasse de très loin mes forces et me demande la vie. Finalement, à cette dernière heure.

Je baisse la tête et j'élève l'esprit. Je m'humilie moi et je t'exalte Toi, ô Dieu, "dont la nature est bonté" (Saint Léon). Permets-moi, en cette dernière veillée, de te rendre hommage, à Toi, Dieu vivant et vrai, qui demain seras mon juge, et de te donner le titre que tu désires le plus, le nom que tu préfères : tu es Père.

Puis je pense, ici devant la mort qui enseigne la philosophie de la vie, que l'événement qui parmi tous fut le plus grand pour moi comme il l'est pour tous ceux qui ont le même bonheur, a été la rencontre avec le Christ, la Vie. Ici, il faudrait tout méditer à nouveau à la clarté révélatrice que la lampe de la mort donne à une telle rencontre. "Nihil enim nobis nasci profuit, misi redimi profuisset". Cela ne nous aurait, en fait, rien valu de naître, si cela n'avait pas servi à être sauvés. C'est cela la découverte de l'éloge pascal et le critère d'évaluation de toute chose concernant l'existence humaine et son véritable et unique destin qui ne saurait être déterminé qu'en se référant au Christ : "o mira circa nos tuae pietatis dignatio !", ô merveilleuse pitié de ton amour pour nous ! Merveille des merveilles, le mystère de notre vie dans le Christ. Ici la foi, ici l'espérance, ici l'amour chantent la naissance et célèbrent les funérailles de l'homme. Je crois, j'espére, j'aime, en Ton nom, ô Seigneur.

Et puis, je me demande encore : pourquoi m'as tu appelé, moi, pourquoi m'as tu choisi ? Si inepte, si réfractaire, si pauvre d'esprit et de cœur ? Je le sais : "quae stulta sunt mundi eligit Deus... ut non glorietur omnis caro in conspectu ejus". Dieu a Choisi ce qu'il y a de faible dans le monde... afin qu'aucune chair n'aille se glorifier devant lui" (1 Co 1, 27-28).

Mon élection indique deux choses : ma petitesse ; Ta liberté, miséricordieuse et puissante. Et celle-ci ne s'est pas arrêtée, même devant mes infidélités, devant ma misère, devant ma capacité de Te trahir : "Deus meus, Deus meus, audebo dicere... in quodam aestasis tripudio de Te praesumendo dicam : nisi quia Deus es, injustus esser, quia peccavimus graviter... et Tu placatus es. Nos Te provocamus ad iram. Tu autem conducis nos ad misericordiam !" Mon Dieu, mon Dieu, j'oserai dire... dans une allégresse extatique je dirai de Toi avec présomption : si tu n'étais pas Dieu, tu serais injuste, parce que nous avons péché gravement... et Tu t'apaises. Nous te poussons à la colère, et Toi, par contre, tu nous conduis à la miséricorde ! (PL 40, 1150).

Et me voici à ton service, me voici à ton amour. Me voici dans un état de sublimation qui ne me permet plus de retomber dans ma psychologie instinctive de pauvre homme, sinon pour me rappeler la réalité de mon être et pour réagir dans la confiance la plus illimitée avec la réponse exigée de moi : "amen, fiat ; Tu scis quia amo te". Amen, qu'il en soit ainsi ; Tu le sais que je t'aime. Un état de tension s'empare de moi et fixe dans un acte permanent d'absolue fidélité ma volonté de servir par amour: "in finem dilexit", il aima jusqu'à la fin. "Ne permittas me separari a Te". Ne permets pas que je me sépare de Toi. Le crépuscule de la vie présente, qu'on rêverait reposant et serein, doit être au contraire un effort croissant de vigilance, de dévouement, d'attente.

C'est difficile ; mais c'est ainsi que la mort scelle le but du pèlerinage terrestre et sert de pont pour la grande rencontre avec le Christ dans la vie éternelle. Je recueille mes dernières forces et je ne recule pas devant le don total accompli, en pensant à ton "consummatum est", tout est accompli.

Je me rappelle l'annonce que le Seigneur fit à Pierre sur la mort de l'Apôtre : "amen, amen dico tibi... cum... senueris, extendes manus tuas, et alius et cinget, et ducet quo tu non vis". Hoc autem (Jesus) dixit significans qua morte (Petrus) clarificaturus esset Deum. Et cum hoc dixisset, dicit ei : "sequere me". En vérité, en vérité, je te le dis... quand tu seras devenu vieux, tu étendras les mains, un autre te nouera ta ceinture et te mènera où tu ne voudrais pas. li indiquait par là le genre de mort par lequel Pierre devait glorifier Dieu. Ayant ainsi parlé, il lui dit : "Suis-moi" (Jn 21, 18-19).  -

Je te suis ; et je me rends compte que je ne puis sortir en cachette de la scène de ce monde ; mille attaches me lient à la famille humaine, mille à la communauté qu'est l'Église. Ces fils se rompront d'eux-mêmes ; mais je ne puis oublier qu'ils attendent de moi quelque suprême devoir. "Discessus pius", une mort pieuse. Je me rappellerai comment Jésus a pris congé de la scène temporelle de ce monde. Me rappeler comment il a prévu sans cesse et fréquemment annoncé sa passion, comment il a mesuré le temps dans l'attente de "son heure" ; comment la conscience des destinées eschatologiques remplirent son âme et son enseignement et comment dans les discours de la Dernière Cène il parla à ses disciples de sa mort imminente ; et finalement, comment il voulut que sa mort soit éternellement commémorée grâce à l'institution du sacrement eucharistique : "mortem Domini annuntiabitis, donec veniat" Vous annoncerez la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne".

Un aspect qui prime tous les autres : "tradidit semetipsum", il s'est donné lui-même pour moi ; sa mort fut un sacrifice ; il mourut pour les autres ; il mourut pour nous. La solitude de sa mort fut comblée par notre présence, fut pénétrée d'amour : "Dilexit Ecclesiam". Il aima l'Église (se rappeler "Le mystère de Jésus" de Pascal). Sa mort fut une révélation de son amour pour les siens : "in finem dilexit", il aima jusqu'à la fin. Jusqu'au terme de sa vie temporelle il donna un exemple impressionnant de l'amour humble et sans limite (cf. le lavement des pieds) et fit de son amour un terme de comparaison et un précepte final. Sa mort fut un testament d'amour. Il faut s'en souvenir.

C'est pourquoi je prie le Seigneur qu'il "m'accorde la grâce de faire de ma mort prochaine un don d'amour à l'Église. Je peux dire que je l'ai toujours aimée ; "ce fut cet amour pour elle qui m'arracha à mon étroit et sauvage égoïsme et me conduisit à son service ; c'est pour elle, et pour nul autre qu'il me semble avoir vécu. Mais je voudrais que l'Église le sache ; et que j'aie la force de le lui dire, comme une confidence du cœur qu'on n'a le courage de faire qu'aux derniers moments de la vie. Je voudrais, enfin, la comprendre tout entière, dans son histoire, dans son dessein divin, dans son destin final, dans sa composition complexe, totale et unitaire, dans sa consistance humaine et imparfaite, dans ses malheurs et ses souffrances, dans les faiblesses et les misères d'un si grand nombre de ses fils, dans ses aspects moins sympathiques et dans son effort permanent de fidélité, d'amour, de perfection et de charité.

Corps mystique du Christ. Je voudrais l'embrasser, la saluer, l'aimer en chaque être qui la compose, en chaque évêque et prêtre qui l'assiste et la guide, dans toute âme qui la vit et la glorifie ; la bénir. Mais aussi parce que je ne la quitte pas, que je n'en sors pas, mais que je m'unis et me confonds plus et mieux avec elle : la mort est un progrès dans la communion des Saints.

Il faut rappeler ici la prière finale de Jésus (Jn 17). Le Père et les miens, tous ceux-ci sont un ; dans la confrontation avec le mal qui existe sur la terre et dans la possibilité de leur salut ; dans la conscience suprême que ma mission était de les appeler, de leur révéler la vérité, d'en faire des fils de Dieu, et de les rendre frères entre eux ; de les aimer avec l'Amour, qui est de Dieu, et qui de Dieu, par le Christ, est venu dans l'humanité et communiqué à celle-ci par le ministère de l'Église qui m'a été confié.

Hommes, comprenez-moi ; je vous aime tous dans l'effusion de l'Esprit-Saint auquel moi, ministre, je devais vous faire participer. C'est ainsi que je vous considère, c'est ainsi que je vous salue, ainsi que je vous bénis Tous. Et vous qui m'êtes plus proches, plus cordialement. La paix soit avec vous ! Et à l'Église, à laquelle je dois tout et qui fut mienne, que dirai-je ? Que les bénédictions de Dieu soient sur toi ; aie conscience de ta nature et de ta mission ; aie le sens des véritables et profonds besoins de l'humanité ; et marche, pauvre, c'est-à-dire libre, forte et amoureuse vers le Christ.           .

Amen. Le Seigneur vient. Amen.



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