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IUCUNDA SANE

LETTRE ENCYCLIQUE
DE SA SAINTETÉ PIE X

 

Aux Patriarches, Primats, Archevêques, Evêques et autres ordinaires en paix et en communion avec le Siège Apostolique

Vénérables Frères,
Salut et Bénédiction Apostolique

C'est vraiment pour Nous, Vénérables Frères, un heureux anniversaire que celui de cet homme illustre et incomparable (Martyrol. Rom. 3 sept.), le Pontife Grégoire premier du nom, dont Nous allons célébrer pour la treizième fois depuis sa mort les fêtes séculaires. Ce n'est pas d'ailleurs, pensons-Nous, sans un dessein tout particulier de la divine Providence, qui tue et vivifie ... abaisse et élève (I Reg. II, 6-7), que, au milieu des soucis sans nombre de Notre ministère apostolique, au milieu de tant d'angoisses qu'apportent à Notre âme les nombreuses et accablantes préoccupations du gouvernement de l'Eglise universelle, parmi les pressantes sollicitudes que Nous impose le désir de Nous acquitter au mieux de nos devoirs envers vous, Vénérables Frères, qui partagez Notre apostolat, et envers tous les fidèles confiés à Nos soins, Nous ayons, dès l'aurore de Notre souverain pontificat, à tourner Nos regards vers ce saint et illustre prédécesseur, la gloire et l'honneur de l'Eglise. Notre âme, en effet, s'élève à une immense confiance dans le patronage puissant qu'il exerce auprès de Dieu, et se réconforte au souvenir des enseignements de son sublime magistère, et des œuvres saintes qu'il réalisa. Si, par la force de ses doctrines et la fécondité de ses vertus, il laissa dans l'Église une empreinte si vaste, si profonde et si durable que, à bon droit, ses contemporains, et la postérité après eux, lui décernèrent le titre de Grand, après tant de siècles, il mérite encore de nos jours l'éloge gravé sur son tombeau: Ses bienfaits sans nombre le font vivre toujours et partout (Apud. Joann. Diac., Vita Greg., IV, 68), il ne se peut point qu'avec le secours de la grâce divine, et autant que le permet l'humaine faiblesse, les imitateurs de ces admirables vertus ne parviennent à s'acquitter dignement des devoirs de leur charge.

A peine est-il besoin de rappeler ce que les monuments de l'histoire ont rendu de notoriété générale. Lorsque Grégoire fut investi du souverain pontificat, la perturbation des affaires publiques était à son comble. L'antique civilisation était anéantie, et, de tous côtés, les barbares envahissaient les provinces de l'empire romain en ruines. L'Italie, en particulier, délaissée par les empereurs de Byzance, était devenue, en quelque sorte, la proie des Lombards qui, n'ayant pas encore d'établissement définitif, rôdaient partout, dévastaient les pays par le fer et le feu, et semaient sur leurs pas le carnage et la désolation. Rome elle-même, menacée au dehors par les ennemis, au dedans par la peste, les inondations et la famine, en était venue à une telle extrémité qu'elle n'avait même plus le moyen de pourvoir au salut de ses citoyens et des multitudes accourues dans son enceinte. On y voyait des gens de tout sexe, de toute condition, des évêques, des prêtres, chargés des vases sacrés soustraits au pillage, des moines et d'innocentes épouses du Christ, que la fuite avait dérobés au glaive de l'ennemi et aux violences infâmes de gens sans aveu.

L'église de Rome, Grégoire lui-même l'appelle un vieux vaisseau désemparé ... qui fait eau de toutes parts, et dont la coque vermoulue, battue par les fureurs de tempêtes quotidiennes, annonce le naufrage (Registrum I, 4 ad Joann. Episcop. Constantinop.). Mais le pilote que la main de Dieu avait suscité était habile. Placé au gouvernail, il réussit, en dépit des ouragans furieux, non seulement à aborder au port, mais encore à mettre son navire à l'abri des tempêtes à venir.

Il est merveilleux de constater ce qu'il réalisa durant un gouvernement d'un peu plus de treize ans. Il fut le restaurateur de toute la vie chrétienne, ranimant la piété parmi les fidèles, la règle dans les monastères, la discipline dans le clergé, la sollicitude pastorale des Pontifes sacrés. C'était bien le chef plein de sagesse de la famille du Christ (Joann. Diac., Vita. Greg., II, 51). Il défendit et augmenta le patrimoine de l'Eglise et, selon les besoins de chacun, pourvut libéralement et sans compter aux nécessités du peuple appauvri, de la société chrétienne et des églises particulières. Vrai consul de Dieu (Inscr. sepulcr.), il étendit bien au delà des murs de Rome la féconde activité de sa volonté, et la consacra tout entière au bien de la société civile. Il résista courageusement aux injustes prétentions des empereurs de Byzance, brisa l'audace des exarques et des officiers impériaux, et sut imposer un frein à leur sordide cupidité, car il s'était fait le champion public de la justice sociale. Il adoucit les instincts farouches des Lombards, et ne craignit pas d'aller jusqu'aux portes de Rome à la rencontre d'Agilulfe pour le dissuader d'assiéger la ville, comme avait fait le pape saint Léon le Grand avec Attila. Il ne cessa ni ses prières, ni ses douces persuasions, ni l'habileté de son action, jusqu'à ce qu'il vit cette terrible nation s'apaiser enfin et s'organiser sous une forme de gouvernement plus équitable, et même se soumettre à la foi catholique, grâce surtout à la pieuse reine Théodelinde, sa fille en Jésus-Christ.

Voilà pourquoi Grégoire s'est acquis à bon droit le titre de sauveur et de libérateur de l'Italie, c'est-à-dire de cette terre qu'il appelle lui-même si suavement sienne (Registr. V, 36 (40) ad Mauricium Aug.). Grâce à son zèle pastoral jamais en relâche, l'Italie et l'Afrique se purgent des restes de l'erreur; les affaires de l'Eglise des Gaules se rétablissent; la conversion commencée des Wisigoths d'Espagne se développe, et l'illustre nation des Bretons, perdue dans un coin du monde et rivée jusque-là au culte perfide du bois et de la pierre (Ibid. VIII, 29 (30) ad Eulog. Episcop. Alexandr.), embrasse, elle aussi, la vraie foi du Christ. A la nouvelle d'une acquisition si précieuse, Grégoire se sent l'âme déborder de joie, tel un père qui étreint sur son cœur un fils bien-aimé ... Mais ces bienfaits reçus, il les rapporte tous au Sauveur Jésus. C'est pour l'amour de lui, dit-il lui-même, que nous sommes allés chercher en Bretagne des frères ignorés. C'est par sa grâce que nous avons trouvé ceux que nous cherchions sans les connaître (Ibid. XI, 36 (28) ad Augustin. Anglorum episcop.). Et ce peuple s'est montré reconnaissant envers le saint Pontife, jusqu'à l'appeler : notre Maître, notre Apôtre, notre Pape, notre Grégoire, et se considérer comme le sceau de son apostolat. Telle enfin fut son action si féconde et si salutaire que le souvenir de ses travaux s'est gravé profondément dans le cœur de la postérité, de ces générations du moyen âge surtout, tout imprégnées de son esprit, qui, pour ainsi dire, se nourrissaient de sa parole et conformaient leur vie et leurs mœurs à ses exemples. C'était l'époque heureuse où la civilisation chrétienne succédait dans l'univers à la civilisation romaine, épuisée par le cours des siècles et tombée sans retour.

Ce changement, c'est l'œuvre de la droite du Très-Haut! Et, il est permis de l'affirmer, Grégoire lui-même était persuadé que seule la main de Dieu avait accompli de tels prodiges. Voici en quels termes il parle au saint moine Augustin de la conversion de l'Angleterre, paroles, certes, qui s'appliquent également à tous les autres actes de son ministère apostolique. "De qui est cette œuvre, dit-il, sinon de celui qui a dit: Mon Père agit toujours, et moi j'agis aussi (Joann. V, 17) ... de Celui qui, pour montrer que la conversion du monde n'est pas l'œuvre de la sagesse humaine, mais celle de sa seule puissance, a choisi des prédicateurs illettrés?... Et il n'a pas autrement agi quand il a daigné se servir d'intermédiaires si faibles pour opérer des œuvres si puissantes parmi les Anglais." (Registr. XI, 36 (28)) Sans doute, Nous n'ignorons pas ce que l'humilité du Pontife lui cachait sur ses mérites : et son expérience dans les affaires, et son habileté à conduire à terme ses entreprises, et l'admirable prudence avec laquelle il ordonnait toute chose, sa vigilance empressée, son zèle toujours en éveil. Mais il est notoire aussi qu'il n'a pas agi, à la manière des grands de ce monde, par la force et la puissance, lui qui, élevé à ce faîte sublime de la dignité pontificale, a voulu le premier être appelé le serviteur des serviteurs de Dieu. Il ne s'est pas frayé la route avec la seule science profane ou les paroles persuasives d'une sagesse tout humaine (I Cor. II, 4), ni avec les calculs de la politique civile, ni avec les savantes combinaisons de réforme sociale longuement élaborées, ni enfin, ce qui est une merveille, avec un vaste programme d'action apostolique bien conçu et arrêté d'avance dans toutes ses phases. Nous savons, au contraire, que, absorbé dans la pensée de la fin imminente du monde, il croyait qu'il ne lui restait que peu de temps pour réaliser de longs travaux. D'une constitution frêle et délicate, affligé de longues maladies, souvent dangereuses pour sa vie, il jouissait pourtant d'une incroyable force d'âme à laquelle sa foi vive dans la parole infaillible et les divines promesses du Christ fournissait toujours un aliment nouveau. Inébranlable aussi était sa foi dans la vertu communiquée par Dieu à l'Eglise, et qui devait l'aider à remplir dignement sa sainte mission sur la terre.

Aussi le but unique de toute sa vie, tel que nous le révèlent ses paroles et ses actes, ce fut d'entretenir dans son propre cœur, et de susciter dans les autres, cette foi et cette confiance, et, jusqu'à son dernier jour, de faire tout le bien que les circonstances lui permettaient.

De là, chez cet homme de Dieu, la volonté résolue de faire servir au salut commun les surabondantes ressources des dons divins dont le Seigneur avait enrichi son Eglise, tels sont: la vérité certaine entre toutes de la doctrine révélée; sa prédication efficace à travers le monde entier; les sacrements qui ont la vertu de produire ou d'accroître en nous la vie de l'âme; enfin la grâce de la prière au nom du Christ, gage assuré de la protection céleste.

Le souvenir de toutes ces choses, Vénérables Frères, Nous réconforte merveilleusement. Car, lorsque du haut des murs du Vatican Nos regards parcourent le monde, Nous ne pouvons Nous défendre d'une crainte semblable à celle de Grégoire, et peut-être est-elle plus grande, tant s'accumulent les tempêtes qui nous assaillent, tant sont nombreuses les phalanges aguerries des ennemis qui Nous pressent, tant aussi Nous sommes dépourvu de tout secours humain, de façon que Nous n'avons ni le moyen de les réprimer, ni celui de résister à leurs attaques. Pourtant, en songeant au sol que Nous foulons et sur lequel est établi ce Siège pontifical, Nous Nous sentons en pleine sécurité dans la citadelle de la sainte Eglise. Qui ne sait, en effet, écrivait Grégoire à Euloge, évêque d'Alexandrie, que la sainte Eglise est fermement établie sur le fondement solide du Prince des Apôtres, qui porte dans son nom même la fermeté de son âme, car c'est de sa comparaison avec la pierre qu'il reçut le nom de Pierre (Registr. VII, 37 (40)). Jamais, dans la suite des âges, la force divine n'a fait défaut à l'Eglise! Jamais les promesses du Christ ne trompèrent son attente ; elles demeurent ce qu'elles étaient quand elles stimulèrent le courage de Grégoire, elles Nous semblent même consolidées davantage encore par l'épreuve de tant de siècles et les vicissitudes de tant d'événements.

Les royaumes et les empires se sont écroulés; des peuples, que la gloire de leur nom autant que leur civilisation avait rendus célèbres, ont disparu. On voit des nations comme accablées de vétusté se désagréger elles-mêmes. L'Eglise, elle, est immortelle de sa nature; jamais le lien qui l'unit à son céleste Epoux ne doit se rompre, et dès lors la caducité ne peut l'atteindre; elle demeure florissante de jeunesse, toujours débordante de cette force avec laquelle elle s'élança du cœur transpercé du Christ mort sur la croix. Les puissants de la terre se sont levés contre elle, ils se sont évanouis, elle demeure! Les maîtres de la sagesse ont, dans leur orgueil, imaginé une variété infinie de systèmes qui devaient, pensaient-ils, battre en brèche l'enseignement de l'Eglise, ruiner les dogmes de sa foi, démontrer l'absurdité de son magistère... Mais l'histoire nous montre ces systèmes abandonnés à l'oubli, ruinés de fond en comble. Et, pendant ce temps, du haut de la citadelle de Pierre, la vraie lumière resplendit de tout l'éclat que lui communiqua le Christ dès l'origine et qu'il alimente par cette divine sentence: Ciel et terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas (Matth. XXIV, 35).

Fort de cette foi, inébranlablement établi sur cette pierre, Nous embrassons du regard de Notre âme, et les lourdes obligations de cette sainte primauté et tout à la fois les forces divinement répandues dans Nos cœurs, et paisiblement Nous attendons que se taisent les voix de ceux qui proclament à grand bruit que l'Eglise catholique a fait son temps, que ses doctrines se sont écroulées sans retour, qu'elle en sera réduite bientôt ou à se conformer aux données d'une science et d'une civilisation sans Dieu, ou bien à se retirer de la société des hommes. En attendant, est-il de Notre devoir de rappeler à tous, grands et petits, comme autrefois le fit le saint Pontife Grégoire, la nécessité absolue où nous sommes de recourir à cette Eglise pour faire notre salut éternel, pour obtenir la paix et même la prospérité dans cette vie terrestre.

C'est pourquoi, pour Nous servir des paroles du saint Pontife, dirigez les pas de votre âme, ainsi que vous avez commencé, sur la fermeté de cette pierre: sur elle, vous le savez, notre Rédempteur a fondé l'Eglise à travers le monde entier, de sorte que les cœurs sincères réglant sur elle leur marche ne trébuchent pas dans les chemins détournés (Registr., VIII, 24 ad Sabinian. episcop.).

Seule, la charité de l'Eglise et l'union avec elle rapproche les choses divisées, met de l'ordre dans ce qui est confus, associe ce qui est inégal, achève ce qui est imparfait (Ibid., V, 58 (53) ad Virgil. episcop.). Qu'on s'en souvienne bien: Nul ne peut régir comme il faut les choses de la terre, s'il n'a appris à s'exercer dans celles de Dieu: et la paix de l'Etat dépend de la paix de l'Eglise universelle (Ibid., V, 37 (20) ad Mauric. Aug.). De là, l'extrême nécessité d'une concorde parfaite entre l'Eglise et le pouvoir séculier qui, selon la volonté de la divine Providence, doivent se prêter un mutuel concours. C'est pour cela, en effet, que la puissance... sur tous les hommes est donnée d'en haut, afin que ceux qui recherchent le bien y soient aidés, que la voie des cieux s'ouvre plus large, et que le royaume de la terre serve le royaume du ciel (Ibid., III, 61 (65) ad Mauric. Aug.).

De ces principes découlait pour Grégoire cette force invincible que, Dieu aidant, Nous tâcherons d'imiter, Nous proposant de veiller de toutes manières au maintien et à la défense des droits ainsi que des privilèges dont le Pontificat romain est le gardien et le vengeur devant Dieu et devant les hommes. Aussi le même Grégoire écrit-il aux patriarches d'Alexandrie et d'Antioche au sujet des droits de l'Eglise universelle : Nous devons montrer même par notre mort qu'au milieu du désastre général nous n'avons à cœur aucun intérêt personnel (Registr., V, 41 (43)).

Et à l'empereur Maurice: Celui qui, par l'enflure d'une vaine gloire, lève la tête contre le Seigneur tout-puissant et contre les décrets des Pères - le Seigneur tout-puissant m'en donne la confiance, - celui-là ne fera pas courber la mienne devant lui, même par le glaive

(Ibid., V, 37 (20)). Et au diacre Savinien : Je suis prêt à mourir plutôt que de voir dégénérer en mes jours l'Eglise du bienheureux apôtre, Pierre. Mes habitudes vous sont bien connues : je patiente longtemps; mais, quand une bonne fois j'ai résolu de ne plus patienter, je m'en vais avec joie à l'encontre de tous les périls (Ibid., V, 6 (IV, 47)).

Tels étaient les principaux avis que donnait le pontife Grégoire, et qu'écoutaient avec attention ceux à qui ils étaient transmis. Aussi les princes comme les peuples y prêtaient une oreille attentive: le monde regagnait le chemin du vrai salut et marchait à grands pas vers une civilisation, d'autant plus noble et plus féconde pour le bon usage de la raison et la conduite des mœurs, qu'elle était appuyée sur des fondements plus fermes, tirant toute sa force de la doctrine révélée par Dieu, et des préceptes de l'évangile.

Mais, à cette époque, les peuples, bien que rudes et incultes, sans aucune teinture de lettres, avaient soif de la vie: mais nul ne pouvait la leur donner sinon le Christ par l'Eglise: Je suis venu pour qu'ils aient la vie, et qu'ils l'aient en abondance (Joan., X, 10). A la vérité, ils ont eu la vie, et débordante. Car si nulle autre vie ne peut venir de l'Église que la vie surnaturelle, celle-ci contient en elle et développe les énergies vitales même de l'ordre naturel. Si sainte est la racine, saints sont les rameaux ; ainsi parlait Paul à une nation païenne,... pour toi, qui étais un olivier sauvage, tu as été enté sur eux, et fait l'associé de la racine et de la fécondité de l'olivier (Ad. Rom. XI, 16-17).

Notre siècle jouit de la lumière de la civilisation chrétienne à un degré tel qu'on ne saurait lui comparer l'époque de Grégoire ; il semble pourtant prendre en dégoût cette vie, où il faut puiser en grande partie, souvent même uniquement, comme à leur source, tant de biens non plus seulement passés, mais encore présents. Et non seulement il se détache du tronc ainsi qu'un rameau inutile - comme il arriva jadis quand des erreurs et des discordes se firent jour, - mais encore il s'attaque à la racine la plus profonde de l'arbre, c'est-à-dire à l'Eglise, et s'efforce d'en dessécher le suc vital afin que l'arbre tombe plus sûrement pour ne pousser désormais aucun germe.

Cette erreur moderne, la plus grande de toutes, et d'où découlent les autres, est cause que nous avons à déplorer la perte éternelle du salut de tant d'hommes et de si nombreux dommages apportés à la religion; nous en connaissons même beaucoup d'autres qui sont imminents si le médecin n'y porte la main.

On nie en effet qu'il y ait rien au-dessus de la nature; l'existence d'un Dieu créateur de tout, et dont la Providence régit l'univers ; la possibilité des miracles. Ces principes une fois supprimés, les fondements de la religion en sont forcément ébranlés. On attaque même les arguments qui démontrent l'existence de Dieu, et, avec une témérité incroyable, à l'encontre des premiers jugements de la raison, on rejette cette force invincible de raisonnement qui des effets conclut à leur cause, c'est-à-dire à Dieu et à ses attributs, que ne restreint aucune limite, car depuis la création du monde, l'intelligence contemple à travers les œuvres de Dieu ses perfections invisibles. On y voit aussi sa puissance éternelle et sa divinité (Ad Rom. I, 20). De là, il s'ouvre une voie facile à d'autres erreurs monstrueuses, aussi contraires à la droite raison que pernicieuses aux bonnes mœurs.

En effet, la négation gratuite du principe surnaturel qui se pare du faux nom de science devient le postulat d'une critique également fausse (Tim. VI, 20). Toutes les vérités qui ont quelque rapport avec l'ordre surnaturel, qu'elles le constituent ou qu'elles lui soient annexes, qu'elles le supposent ou qu'enfin elles ne puissent être expliquées en grande partie que par lui, tout cela est, rayé des pages de l'histoire, sans le moindre examen préalable. Telles sont la Divinité de Jésus-Christ, son Incarnation par l'œuvre du Saint-Esprit, sa Résurrection d'entre les morts opérée par sa propre vertu, enfin tous les autres points de notre foi. Une fois engagée dans cette fausse direction, la science critique ne se laisse plus arrêter par aucune loi; tout ce qui ne sourit pas à ses desseins, ou qu'elle estime être contraire à ses démonstrations, tout cela est biffé des Livres Saints. L'ordre surnaturel enlevé, il est en effet nécessaire de refaire sur une base bien différente l'histoire des origines de l'Eglise. Dans ce but, les fauteurs de nouveautés retournent les textes anciens au gré de leur caprice, et les tiraillent, moins pour avoir le sens des auteurs que pour les ranger à leur dessein.

Ce grand appareil scientifique, et cette force spécieuse d'argumentation en séduit beaucoup; si bien que la foi se perd ou s'affaiblit gravement. Il en est d'autres qui, restant fermes dans leur foi, s'emportent contre la méthode critique comme si elle devait tout ruiner: mais celle-ci, à la vérité, n'est pas elle-même en faute, et, légitimement employée, elle facilite très heureusement les recherches. Cependant, ni les uns ni les autres ne font attention à ce qu'ils présument et posent en principe, c'est-à-dire cette science faussement appelée, qui est leur point de départ, et qui les conduit nécessairement à de fausses conclusions. Il est de rigueur qu'un faux principe en philosophie corrompe tout le reste. Ces erreurs ne pourront donc jamais être suffisamment écartées si l'on ne change de tactique, c'est-à-dire si les égarés ne sortent des retranchements où ils se croient à l'abri pour revenir au champ légitime de la philosophie, dont l'abandon fut le principe de leurs erreurs.

Il Nous coûte de retourner contre ces hommes à l'esprit délié, et qui passent pour habiles, les mots de Paul reprenant ceux qui ne savent pas s'élever des choses de la terre à celles qui échappent à la portée du regard: Ils se sont évanouis dans leurs pensées; leur cœur insensé s'est obscurci, car, en se disant sages, ils sont devenus fous (Ad Rom., I, 21-22). Fou, en effet, doit être appelé quiconque gaspille les forces de son esprit à bâtir sur le sable.

Non moins déplorables sont les ruines qui résultent de cette négation pour les mœurs des hommes et la vie de la société civile: car, si l'on supprime la croyance qu'au-dessus de la nature visible il soit quelque chose de divin, il ne reste plus rien pour réprimer l'ardeur des convoitises même les plus honteuses, et les âmes qui s'y livrent sont emportées à tous les désordres. C'est pourquoi Dieu les a livrés aux désirs de leur cœur et à l'impureté, de sorte qu'ils accablent eux-mêmes d'outrages leur propre corps (Ibid. I, 24).

Pour vous, Vénérables Frères, vous ne l'ignorez pas, de toutes parts déborde le flot des mauvaises mœurs, et le pouvoir civil sera impuissant à le contenir, s'il ne cherche un refuge dans les secours de l'ordre élevé dont nous avons parlé.

Quant à guérir les autres maladies, l'autorité humaine ne le pourra pas davantage si l'on oublie ou met en doute que tout pouvoir vient de Dieu. Car alors il n'y aura plus qu'un frein, la force, pour gouverner toutes choses. Mais cette force ne saurait être constamment en exercice et n'est pas toujours dans la main: ce qui fait que le peuple est travaillé par un malaise secret, prend tout en dégoût, proclame son bon plaisir comme le seul droit dans ses actions, ourdit des séditions, prépare à l'Etat des révolutions très agitées, et confond tous les droits: ceux de Dieu et ceux des hommes. Dieu étant retranché, plus de respect aux lois de la cité ni même aux institutions les plus nécessaires : la justice est méprisée, la liberté naturelle qui est de droit est elle-même opprimée; on en vient à dissoudre le lien de la famille, le premier et le plus solide fondement de la société civile. Il arrive ainsi qu'en ces temps hostiles au Christ on ne puisse appliquer que difficilement les remèdes efficaces que lui-même a procurés à son Eglise, pour maintenir les peuples dans le devoir.

Le salut, cependant, n'est pas ailleurs que dans le Christ: Car il n'est pas sous le ciel d'autre nom qui ait été donné aux hommes, dans lequel nous devions être sauvés (Act. IV, 12). Il est donc nécessaire de revenir à lui, de se prosterner à ses pieds, de recueillir de sa bouche divine les paroles de la vie éternelle: car seul il peut indiquer le chemin capable de nous ramener au salut, seul il peut enseigner le vrai, seul rappeler à la vie, lui qui a dit de lui-même : Je suis la Voie et la Vérité et la Vie (Joan. XIV, 6). On a tenté à nouveau de traiter les affaires du monde en dehors du Christ; on a commencé à bâtir en rejetant la pierre angulaire. Pierre le reprochait à ceux qui crucifièrent Jésus. Et voici qu'une seconde fois la masse de l'édifice s'écroule en brisant la tête des constructeurs. Jésus reste malgré tout la pierre angulaire de la société humaine, et de nouveau se justifie la maxime: Il n'est de salut qu'en lui.

Celui-ci est la pierre que vous avez rejetée, ô constructeurs; elle est devenue la tête de l'angle, et en ancien autre il n'est de salut (Act. IV, 11-12).

Vous comprenez facilement par là, Vénérables Frères, quelle nécessité presse chacun de nous d'employer la plus grande force d'âme possible, et toutes les ressources dont nous disposons, à ranimer cette vie surnaturelle dans tous les rangs de la société humaine, depuis l'humble classe de l'artisan, qui gagne chaque jour son pain à la sueur de son front, jusqu'aux puissants arbitres de la terre.

Et d'abord, Nous devons, dans Nos prières privées et publiques, implorer la miséricorde de Dieu, solliciter la toute-puissance de ses secours, et lancer au ciel le cri des apôtres ballottés par la tempête: "Sauvez-nous, Seigneur, nous allons périr." (Matth. VIII, 25.)

Mais la prière ne suffit point. Grégoire incrimine l'évêque qui, par amour de la retraite et de l'oraison, n'entre point dans la mêlée pour combattre vaillamment les combats du Seigneur: "De l'évêque cet homme ne porte que le nom." (Registr. VI, 63 (30). - Cf. Regul. past. I, 5.) Ainsi parle le saint Pape, et il a raison; car l'évêque est chargé de porter la lumière aux intelligences par la prédication continuelle de la vérité, par une réfutation vigoureuse des opinions erronées et doit, pour cela, s'armer d'une théologie sûre et solide, et de toutes les connaissances subsidiaires dont les légitimes investigations de l'histoire out enrichi la science.

Le pasteur des peuples doit, de plus, leur inculquer comme il convient les leçons morales enseignées par le Christ, leur apprendre à tenir les rênes de leur raison, à maîtriser les mouvements passionnés du cœur, à endiguer les débordements de l'orgueil, à respecter l'autorité, à pratiquer la justice, à embrasser tous les hommes dans un même amour, à adoucir par la charité chrétienne les aigreurs qui naissent des inégalités de fortune dans la vie sociale, à élever les âmes au-dessus des biens terrestres, à se contenter de la condition accordée par la Providence, à modérer la fougue des revendications, à tendre enfin vers la vie future dans l'attente confiante de la récompense éternelle. Surtout il importe de travailler à ce que ces principes pénètrent dans les âmes et s'y gravent intimement, afin qu'une vraie et solide piété y pousse de profondes racines, que chacun non seulement professe, mais aussi pratique ses devoirs d'homme et de chrétien, se réfugie avec une confiance filiale dans les bras de l'Eglise et de ses ministres, obtienne par eux le pardon des péchés et les grâces de force contenues dans les Sacrements et conforme sa vie aux préceptes de la loi chrétienne.

Toutes ces grandes fonctions du ministère sacré réclament pour compagne la charité. Animés par elle, relevons celui qui gît, consolons celui qui pleure, subvenons à toutes les nécessités de nos frères. A ce devoir de la charité consacrons-nous tout entiers, qu'il prime toutes nos occupations, que nos intérêts et nos commodités lui cèdent le pas. "Faisons-nous tout à tous," (I Cor. IX, 22) travaillons au salut de tous, même au prix de notre vie, à l'exemple du Christ qui adresse aux pasteurs de l'Eglise cette recommandation: "Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis." (Joann. X, 11) Ces remarquables enseignements abondent dans les écrits de saint Grégoire et les multiples exemples de sa vie admirable en sont un commentaire plus éloquent que toute parole.

Ces règles découlent nécessairement, et de la nature des principes de la révélation chrétienne, et des caractères intimes de notre apostolat. D'où vous voyez, Vénérables Frères, combien est grave l'erreur de ceux qui, pensant ainsi bien mériter de l'Eglise et travailler fructueusement au salut éternel des hommes, se permettent, par une prudence toute mondaine, de larges concessions à une prétendue science, cela dans le vain espoir de gagner plus facilement la bienveillance des amis de l'erreur; en fait, ils s'exposent eux-mêmes au danger de perdre leur âme. La vérité est une et indivisible; éternellement la même, elle n'est pas soumise aux caprices des temps: "Ce que Jésus était hier, il l'est aujourd'hui, il le sera dans tous les siècles." (Ad Hebr., XIII, 8)

Ils se trompent aussi, et grandement, ceux qui, dans les distributions publiques de secours, principalement en faveur des classes populaires, se préoccupent au plus haut point des nécessités matérielles et négligent le salut des âmes et les devoirs souverainement graves de la vie chrétienne. Parfois même, ils ne rougissent pas de couvrir comme d'un voile les préceptes les plus importants de l'Evangile ; ils craindraient de se voir moins bien écoutés, peut-être même abandonnés. Sans doute, quand il s'agira d'éclairer des hommes hostiles à nos institutions et complètement éloignés de Dieu, la prudence pourra autoriser à ne proposer la vérité que par degrés. "S'il vous faut trancher des plaies, dit saint Grégoire, palpez-les d'abord d'une main légère." (Registr. V, 44 (18) ad Joannem episcop.) Mais ce serait transformer une habileté légitime en une sorte de prudence charnelle que de l'ériger en règle de conduite constante et commune, et ce serait aussi tenir peu de compte de la grâce divine, qui n'est pas accordée au seul sacerdoce et à ses ministres, mais favorise tous les fidèles du Christ, afin que nos actes et nos paroles touchent leurs âmes. Une telle prudence, saint Grégoire la méconnut et dans la prédication de l'Evangile, et dans les autres œuvres admirables qu'il accomplit pour le soulagement des misères humaines. Il s'attacha à l'exemple des apôtres, qui disaient, au jour où ils entreprirent de parcourir l'univers et d'y annoncer le Christ: "Nous prêchons Jésus crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les gentils." (I Cor. I, 23) Mais, s'il fut jamais un temps où les secours de la prudence humaine ont pu paraître opportuns, c'est bien celui-là: car les esprits n'étaient nullement préparés à accueillir cette nouvelle doctrine, qui répugnait si vivement aux passions partout maîtresses, et heurtait de front la brillante civilisation des Grecs et des Romains.

Et pourtant, les apôtres jugèrent cette sorte de prudence incompatible avec leur mission, car ils connaissaient le décret divin: "C'est par la folie de la .prédication qu'il a plu à Dieu de sauver ceux qui croiront en lui." (Ibid., I, 21) Cette folie fut toujours, et elle est encore, "pour ceux qui se sauvent, c'est-à-dire pour nous, la force de Dieu" (Ibid., I, 18); le scandale de la croix a fourni et fournira à l'avenir les armes les plus invincibles; il fut jadis et il sera pour nous encore un "signe de victoire".

Mais ces armes, Vénérables Frères, perdront toute leur force et toute leur utilité si elles sont maniées par des hommes qui ne vivent pas intérieurement avec le Christ, qui ne sont pas imprégnés d'une vraie et robuste piété, que n'embrase pas le zèle de la gloire de Dieu, l'ardent désir d'étendre son royaume.

Saint Grégoire comprenait si bien la nécessité de ces forces intimes, qu'il déployait la plus grande sollicitude pour n'élever à l'épiscopat et au sacerdoce que des sujets fermement résolus à soutenir l'honneur de Dieu et à procurer le vrai salut des âmes. Tel est l'objet du livre intitulé Regula Pastoralis; il y établit, pour l'éducation fructueuse du clergé et le gouvernement des saints Pontifes, des règles qui, merveilleusement adaptées aux besoins de son siècle, n'ont rien perdu de leur prix dans le nôtre.

Ce saint Pape, ainsi que le raconte son historien, "pareil à un Argus aux yeux multiples, promenait dans l'étendue du monde entier les regards de sa sollicitude pastorale," (Joan. Diac. lib. II, c. 55) et, découvrait-il dans le clergé quelque vice ou quelque négligence, aussitôt il s'appliquait à parer au mal. La seule idée d'un danger, la seule pensée que la corruption répandue dans le monde romain menaçait de s'infiltrer dans les mœurs du clergé lui inspirait crainte et tremblement. Arrivait-il à apprendre une infraction à la discipline ecclésiastique, l'angoisse le saisissait, et rien ne pouvait plus lui rendre le repos. On le voyait avertir, corriger, menacer les transgresseurs de peines canoniques, en infliger lui-même parfois, et sans délai, sans considération pour les hommes ni les circonstances, suspendre de leurs fonctions les clercs indignes.

Fréquemment, Nous trouvons dans ses écrits des avertissements dans le genre de ceux-ci:"De quel front ose-t-il s'arroger la mission d'intercéder pour le peuple, celui qui ne peut se rendre le témoignage que sa vie mérite la grâce et l'intimité de Dieu?". (Reg. Past., I, 10) "S'il traîne ses passions dans ses œuvres, quelle est sa présomption de s'empresser à panser les blessures des autres, tandis qu'il porte une plaie au visage?" (Ibid., I, 9) Quels fruits doivent espérer des fidèles du Christ les prédicateurs de la vérité" dont la conduite dément ce qu'enseigne leur bouche?" (Ibid., I, 2) "Evidemment il n'est pas en mesure de purifier ses frères, celui qui gît sous les ruines de ses propres fautes." (Ibid., I, 11.)

Veut-on connaître quel est pour lui l'idéal du vrai prêtre ? voici comment il le dépeint: "C'est celui qui, mort aux passions de la chair, mène une vie spirituelle; qui méprise la fortune et ne redoute point l'adversité, qui n'aspire qu'aux biens de l'âme; qui, loin de convoiter les richesses des autres, distribue les siennes; dont le cœur miséricordieux incline toujours vers le pardon, mais qui pourtant jamais, par une pitié inopportune, ne déséquilibre la balance de l'équité, qui non seulement ne se laisse aller à aucun acte illicite, mais déplore les fautes des autres comme les siennes propres, qui compatit d'un cœur affectueux aux faiblesses du prochain, qui se réjouit du bonheur de ses frères comme d'une bonne fortune personnelle; qui en tous ses actes pourrait se proposer à l'imitation, et ne trouve dans son passé aucune tache dont il doive rougir; qui s'applique à vivre de manière à pouvoir arroser des flots de sa doctrine les cœurs desséchés des chrétiens, qui, par l'usage et la pratique de l'oraison, se sait capable d'obtenir du Seigneur tout ce qu'il lui demandera." (Ibid., I, 10)

Comme il importe donc, Vénérables Frères, que l'évêque, avant d'imposer les mains à de nouveaux lévites, se livre en lui-même et sous le regard de Dieu à un examen approfondi ! "Que jamais (c'est Grégoire qui parle), en considération de quelqu'un ou pour céder à des sollicitations, on ne consente à élever aux saints Ordres des sujets qui, par leur vie et leur conduite, s'en montrent indignes." (Registr. V, 63 (58) ad universos episcopos per Hellad.) Combien aussi il est indispensable que l'évêque pèse mûrement la décision qui confiera aux nouveaux prêtres le ministère apostolique! Car, faute de les avoir soumis à une sérieuse épreuve sous la garde vigilante de prêtres plus expérimentés, faute de s'être assurés parfaitement de la pureté de leur vie, de leur inclination à la piété, de la docilité de leur esprit et de leur promptitude à se conformer à tout ce qui a été introduit par la pratique de l'Eglise et confirmé par l'expérience des siècles, ou prescrit par ceux " que l'Esprit Saint a établis évêques pour régir l'Eglise de Dieu, " (Act. XX, 28) faute de ces précautions, ces prêtres rempliront les fonctions de leur ministère non pour le salut du peuple chrétien, mais pour sa ruine. Ils sèmeront des divisions, ils fomenteront des rebellions plus ou moins latentes, et le peuple fidèle, étonné de ce spectacle bien triste certes, pourra croire à un discord des volontés dans la société chrétienne ; et toute la faute de ce malheur retombe sur l'orgueilleuse opiniâtreté de quelques-uns.

Oh ! écartons, écartons de toute fonction sacrée les fauteurs de discordes: l'Eglise n'a pas besoin de tels apôtres; et d'ailleurs ils ne sont pas les apôtres du Christ crucifié: ils ne prêchent qu'eux-mêmes.

Il nous semble voir encore se mouvant devant nos yeux, dans ce Concile pontifical du Latran, l'image de Grégoire entouré de la couronne des évêques assemblés de tous côtés, en présence de tout le clergé de la ville.

Quelle féconde exhortation coule de sa bouche touchant les devoirs des clercs: quelle intensité d'ardeur le consume; sa prière comme la foudre terrasse les hommes pervers: ses paroles sont comme autant de coups de fouet qui réveillent les indolents: ce sont des flammes de l'amour divin qui stimulent suavement les âmes même les plus ferventes. Lisez en entier, Vénérables Frères, et proposez à votre clergé, pour qu'il la lise et la médite, surtout au saint temps de la retraite annuelle, cette admirable homélie du saint Pontife (Hom. in Evang. I, 17).

Il y exhale entre autres, non sans une grande douleur d'âme, les plaintes suivantes: Voici que le monde est plein de prêtres et cependant dans la moisson de Dieu fort rares sont les ouvriers; car nous embrassons bien la charge sacerdotale, mais les œuvres de notre charge nous ne les remplissons pas (Ibid., n. 3). Et vraiment, que de forces l'Eglise recueillerait aujourd'hui si elle comptait autant d'ouvriers que de prêtres! Quelle abondance de fruits la vie divine de l'Eglise ne produirait-elle pas pour les hommes si chacun s'appliquait à la développer! C'est une activité de cette sorte que le zèle de Grégoire excita tant qu'il vécut et qu'il fit encore fleurir par son élan jusque dans les temps postérieurs. Aussi le moyen âge porte-t-il l'empreinte caractéristique de Grégoire. Il faudrait presque attribuer à ce Pontife tout ce qu'il a de bon ; les règles de direction pour le clergé, l'exercice de la charité et de la bienfaisance publique sous ses formes multiples, l'enseignement d'une sainteté plus parfaite, les pratiques de la vie religieuse, enfin l'ordonnance des cérémonies et des mélodies sacrées.

Puis des temps, à l'esprit bien différent, ont succédé. Mais, Nous l'avons dit souvent, la vie de l'Eglise n'a changé en rien. Car depuis qu'elle possède cette force reçue par héritage de son divin Fondateur, elle peut non seulement pourvoir, en ce qui est ce sa charge, aux besoins des âmes et des époques les plus diverses, mais encore contribuer puissamment à accroître la véritable civilisation. C'est une conséquence de la nature même de son ministère.

Et certes il ne peut se faire que les vérités révélées par Dieu et confiées à la garde de l'Eglise n'impriment un grand essor à tout ce qu'elle peut voir de vrai, de bon et de beau dans l'ordre naturel, et cela avec d'autant plus d'efficacité qu'on les rapporte davantage à Dieu, le principe souverain de toute vérité, de tout bien et de toute beauté.

Grand est le profit que la doctrine divine procure à la science humaine, soit qu'elle lui ouvre plus vaste le champ des nouvelles découvertes, soit qu'elle fraye un droit chemin à ses investigations, en écartant les erreurs de méthode, autour de la science et de la voie qui mène à son acquisition.

Ainsi brillent dans le port les feux d'un phare. Tout en découvrant aux navigateurs qui voguent dans la nuit beaucoup d'objets que le voile des ténèbres enveloppe, il les avertit d'éviter les écueils sur lesquels le navire risque de se briser et de faire naufrage.

Pour ce qui touche à la discipline des mœurs, notre Sauveur et Seigneur nous propose pour suprême exemplaire de perfection la bonté même de Dieu son Père (Matth. V, 48). Et qui ne voit combien elles y gagnent d'encouragements ? car ainsi la loi naturelle imprimée dans tous les cœurs s'y grave d'une façon plus profonde et plus parfaite, au point que les individus, comme la famille et la société humaine tout entière, jouissent d'une vie plus heureuse.

Ce fut sans doute cette force qui fit passer les hommes grossiers de la barbarie à la civilisation, qui revendiqua pour la femme sa dignité déchue, secoua le joug de l'esclavage, restaura l'ordre en débridant avec équité les liens qui accordent entre elles les différentes classes des citoyens, qui rétablit la justice, promulgua la vraie liberté de l'âme, pourvut sûrement à la tranquillité de la famille et à celle de l'Etat.

Les arts enfin, en s'élevant jusqu'à Dieu, le modèle éternel de toute beauté, d'où découle chacune des beautés et des formes qui sont dans la nature, s'éloignent plus aisément du sens vulgaire et expriment d'une façon beaucoup plus puissante les conceptions de l'esprit, où la vie de l'art a son siège. On ne saurait assez dire quel appoint a apporté, aux arts l'usage de les employer au service de la religion, et d'offrir ainsi à Dieu tout ce qu'ils comportent de plus digne de lui dans leur richesse et leur variété, leur beauté et leur élégance de formes. Telle est l'origine de l'art sacré, qui servit et sert encore de fondement à n'importe quel art profane. Nous avons touché naguère dans un Motu proprio spécial la question du chant romain pour le ramener aux pratiques anciennes, ainsi que celle de la musique sacrée. Mais les autres arts, chacun dans leur domaine, tombent sous les mêmes lois, de sorte que ce qui est dit du chant convient également à la peinture, à la sculpture et à l'architecture, ces nobles flambeaux de l'esprit humain, que l'Eglise a toujours ravivés et entretenus. Le genre humain tout entier, nourri de cette beauté sublime, érige ces temples imposants, où, dans la maison de Dieu, comme dans sa demeure propre, parmi l'abondance la plus splendide de tous les arts, au milieu des cérémonies augustes et des plus suaves mélodies, les esprits sont rappelés aux choses du ciel.

Tels sont, nous l'avons dit, les bienfaits que Grégoire put apporter à son époque et aux âges postérieurs. En ces jours, où, établis sur la fermeté du même fondement, nous sommes pourvus des mêmes moyens, il nous sera permis d'obtenir de nouveau ces avantages, si l'on met tous ses soins à conserver les pratiques louables, s'il en est encore - grâce à Dieu, il en reste - et à restaurer dans le Christ les usages qui ont dévié du droit chemin (Ad Ephes. I, 10).

Il nous plaît de mettre fin à cette lettre par les termes mêmes dans lesquels Grégoire acheva ce discours mémorable prononcé au Latran dans un Conseil pontifical : Mes Frères, réfléchissez attentivement avec vous-mêmes sur toutes ces choses: dispensez-les à votre prochain et préparez-vous à rendre au Dieu tout-puissant le fruit de la charge que vous avez acceptée. Mais ce que Nous disons, Nous l'obtiendrons mieux auprès de vous par la prière que par la parole. Prions : Ô Dieu, qui avez voulu Nous appeler pour pasteurs dans le peuple, accordez, nous vous en supplions, que ce que nous sommes de nom sur les lèvres des hommes nous puissions l'être à vos yeux (Hom. cit., n. 18).

Avec la confiance que Dieu, sur la prière même du saint pontife Grégoire, prêtera à ces vœux suppliants une oreille bienveillante, en présage de ses dons célestes, et en témoignage de Notre paternelle bienveillance Nous accordons de grand cœur, à vous tous, Vénérables Frères, au clergé ainsi qu'à votre peuple, la bénédiction apostolique.

Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le IV des Ides de mars, l'an MDCCCIV, le jour de la fête de saint Grégoire Ier, Pape et Docteur de l'Eglise, et la première année de Notre Pontificat.

 



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