Index   Back Top Print

[ FR ]

DISCOURS DU PAPE PIE XII
AUX PÈLERINS VENUS À ROME POUR LA
BÉATIFICATION DE MARIE-VICTOIRE THÉRÈSE COUDERC*

Salle des Bénédictions - Lundi 5 novembre 1951

Il est impossible, très chères filles, de lire la vie, d'étudier la physionomie de votre bienheureuse Mère sans que se présente une fois de plus à l'esprit cette parole de Dieu : « Mes pensées ne sont pas les vôtres et vos voies ne sont pas les miennes » (Is 55, 8). Sans doute, c'est sa manière ordinaire d'accomplir ses grandes œuvres : choisir des instruments disproportionnés à la tâche qu'il leur assigne : « Infirma mundi elegit Deus, ut confundat fortia » (1 Co 1, 27) ; ou bien les conduire à la fin qu'il se propose, par les voies douloureuses et incompréhensibles de la nuit, de l'humiliation, des insuccès. Nous en avons vu de nombreux exemples dans l'histoire des saints, des bienheureux, des grands fondateurs, soit anciens, soit récents. C'est tout le long de la vie de Marie-Victoire Thérèse Couderc que les pensées de Dieu déconcertent les pensées humaines, que les voies de Dieu, s'écartant des grand'routes et des chemins battus, semblent se frayer le passage à travers les fourrés les plus inextricables.

Où tendent-elles donc ces voies ? À susciter un apostolat spirituel et puissamment efficace dans tous les rangs de la société féminine, des plus grandes dames aux plus humbles ouvrières et servantes. Or, de qui se sert-il pour une telle fin ? D'un curé, missionnaire de campagne, homme d'héroïque et incontestable vertu, entreprenant, mais dont l'audace étonne parfois et déroute souvent la sagesse des sages de ce monde (cf 1 Co 1, 19). Et le dessein de cet apôtre ? Former un groupement de religieuses pour l'enseignement des petites paysannes. À peine conçu, ce dessein, contre toutes les prévisions de son auteur, se divise et s'unifie tour à tour ; il se modifie radicalement et se transforme au point d'être méconnaissable : d'école rurale, il devient auberge de bonne et chrétienne tenue pour les foules bruyantes des pèlerins de saint François Régis ; puis, tout à coup, sans transition, le caravansérail se change en un cénacle recueilli pour offrir à des âmes d'élite le bienfait d'une vie cloîtrée temporaire. À la tête de sa fondation le bon Père Terme met successivement des supérieures, les plus disparates, les moins indiquées, croirait-on, jusqu'à ce qu'il confie toute l'œuvre à peine ébauchée à celle qui devait être votre mère et briller aujourd'hui dans la gloire des bienheureuses.

La tâche de la communauté est maintenant bien fixée, bien tracée ; mais quel ministère redoutable pour des femmes sans expérience, surtout pour une jeune supérieure que rien n'a préparée, du moins selon le jugement des hommes ! Connaître — et connaître à fond autant qu'il est possible — le minuscule mais immense livre des Exercices de saint Ignace pour les « donner » en privé, donc sagement adaptés mais sans altération, à ces femmes de toutes conditions et dont elles n'ont jamais partagé la vie ! Quand on y pense, il y avait humainement de quoi terroriser la Mère Thérèse. C'est la volonté de Dieu : elle ne se trouble pas.

D'ailleurs, la Providence, au moment de retirer à la communauté naissante le père qu'elle lui avait donné, pourvoyait à sa conduite en la confiant aux soins de deux religieux également estimés pour leur savoir, pour leur vertu, pour leur prudence. C'est le premier pas dans la lumière. Pourtant la nuit, la profonde nuit est toute proche. Ces deux hommes, étrangement aveuglés, dirait-on, en réalité poussés à leur insu par la main divine dans « les voies qui ne sont pas les nôtres », relèguent à l'écart, et de la façon la plus humiliante, celle qui était vraiment la fondatrice, l'âme du nouvel institut dans son ministère si délicat. Elle l'est et elle continue de l'être, contre toutes les apparences, durant les trente longues années où, tenue délibérément dans l'obscurité, elle réalise, comme peu l'ont réalisé, le mot de l'Imitation de Jésus Christ : « ama nesciri et pro nihilo reputari » (l. I c. 2). Une fois ou l'autre, il est vrai son intervention sauve de la ruine la Congrégation et son œuvre ; elle en assure la consolidation et le progrès ; mais ce n'est qu'une éclaircie de peu de jours, de peu d'heures même, après quoi elle rentre dans l'ombre, sans qu'on semble s'être aperçu du rôle qu'elle a joué, du service qu'elle a rendu. Quand enfin on commence à lui faire justice, à la traiter selon son mérite, c'est Dieu qui se charge, alors, de l'éprouver, de la mettre dans les ténèbres, de bien autres ténèbres ! celles de l'âme, où il la tiendra jusqu'à ce que, tout à la fin, paraisse l'aube annonciatrice de l'aurore et de la lumière éternelle.

Depuis qu'elle est entrée triomphante dans cette lumière du ciel les années ont passé ; mais sur la terre aussi l'aube a paru bien vite, l'aurore a monté radieuse ; aujourd'hui c'est le plein jour de la gloire ; Dieu a posé son regard sur l'humble petitesse de sa servante et toutes les générations, désormais, l'appelleront bienheureuse : bienheureuse parce qu'elle a cru, bienheureuse parce que, du nouveau cénacle où, dans le silence et le recueillement, elles ont prié avec elle, en union avec Marie, la Mère de Jésus, des âmes, par milliers, sauvées, sanctifiées, élevées jusqu'à l'héroïsme de la vertu et du zèle, se sont élancées dans toutes les directions du monde, dans toutes les œuvres du bien, parmi tous les milieux, portant partout avec elles la vérité, la bonté, le réconfort, la grâce et la joie du Christ.

Ah ! si « les voies de Dieu ne sont pas les nôtres », comme elles sont plus hautes, plus sûres ! elles sont parsemées d'épines, mais elles sont, dans leur diversité, l'unique « voie royale de la Croix ». C'est par celle-ci, par « la connaissance intime, l'amour tendre et fort, en suivant fidèlement le Maître », que les Exercices de saint Ignace conduisent les âmes dans le détachement, l'humilité, la sacrifice, vers les hautes sommets de la perfection et de la sainteté.

C'est par cette voie, très chères filles, que votre Institut, depuis sa naissance, a passé, portant en abondance les plus beaux fruits, dont les Pasteurs du troupeau de Jésus rendent témoignage; c'est par cette voie que vous marcherez vous-mêmes et que vous continuerez de guider les âmes, non pas « in persuasibilibus humanae sapientiae verbis, ... sed in virtute Dei » (1 Co 2, 4-5). Voilà ce que Nous demandons de tout cœur aux saints Apôtres, à la Reine des Apôtres et du Cénacle, au seul vrai Maître et Seigneur Jésus Christ, pour vous, pour toutes celles « qui, à votre parole, croiront en Lui » (cf Jn 17, 20). Avec cette pensée confiante, Nous vous donnons, à vous et à tous ceux et celles qui, ici présents ou de loin et en esprit, s'unissent à vous pour remercier Dieu et glorifier votre bienheureuse Mère, dans toute l'effusion de Notre cœur, la Bénédiction apostolique.


* Discours et messages-radio de S.S. Pie XII, XIII,
Treizième année de Pontificat, 2 mars 1951 - 1er mars 1952, pp. 357-359
Typographie Polyglotte Vaticane



Copyright © Dicastero per la Comunicazione - Libreria Editrice Vaticana