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Commission Théologique Internationale

 

La doctrine catholique sur le sacrement du mariage

(1977)

 

A) Les « trente thèses » approuvées « in forma specifica »

B) Texte des « seize thèses » du P. Martelet

 

 
Les « trente thèses » approuvées « in forma specifica »

Introduction

Bien que dispersé en plusieurs documents comme Lumen gentium, Gaudium et Spes, Apostolicam actuositatem, l’enseignement du concile Vatican II sur le mariage et la famille a été la cause d’un renouveau théologique et pastoral en ces matières, dans la ligne d’ailleurs des recherches qui avaient préparé ces textes.

D’un autre côté, l’enseignement conciliaire n’a pas tardé à être l’objet des contestations du « méta-Concile » au nom de la sécularisation, d’une sévère critique de la religion populaire jugée trop « sacramentaliste », de l’opposition aux institutions en général comme de la multiplication des mariages des divorcés. Certaines sciences humaines, « fières de leur gloire neuve », ont aussi joué un rôle important en ce domaine.

La nécessité d’une réflexion, à la fois constructive et critique, s’est ainsi imposée à l’attention des membres de la Commission Théologique Internationale.

Dès 1975, avec l’approbation de leur président, S. Ém. le cardinal Šeper, ils décidaient de mettre à leur programme d’étude quelques problèmes doctrinaux concernant le mariage chrétien. Une sous-Commission se mit aussitôt à l’œuvre et prépara les travaux de la session de décembre 1977. Cette sous-Commission était composée des professeurs B. Ahern, C. Caffarra, Ph. Delhaye (président), W. Ernst, É. Hamel, K. Lehmann, J. Mahoney (moderator discussionis), J. Médina Estevez, O. Semmelroth.

La matière fut divisée en cinq grands thèmes qui furent préparés par des documents de travail, des « relations », des « documents ». Le professeur Ernst eut la responsabilité de la première journée consacrée au mariage comme institution. La sacramentalité du mariage ainsi que son rapport à la foi et au baptême furent étudiés sous la direction du professeur K. Lehmann. Avant que le R. P. Hamel ne guidât les travaux sur l’indissolubilité, le professeur C. Caffarra apporta des vues neuves sur le vieux problème « contrat-sacrement » en l’examinant dans l’optique de l’histoire du salut, notamment en relation avec la Création et la Rédemption. Le statut des divorcés remariés relève avant tout de la pastorale, mais il a aussi une incidence sur le problème de l’indissolubilité et des pouvoirs de l’Église en ce domaine. Il fut examiné sous la conduite de Mgr Médina Estevez, en tenant compte d’ailleurs d’un document du Comité pontifical de la famille.

Au terme de chacune de ces études, la sous-Commission formula en latin un certain nombre de propositions qu’elle soumit évidemment aux suffrages de tous les membres de la Commission Théologique Internationale. On s’en doute, les modi se multiplièrent, des rédactions nouvelles furent proposées. C’est le dernier état de ces propositions - réparties en cinq séries pour rester fidèles à leur origine - que la Commission Théologique Internationale publie maintenant. Ces propositions ont été votées à la majorité absolue par les membres de la Commission Théologique Internationale. Cela veut dire que cette majorité les approuve non seulement dans leur inspiration foncière, mais dans leurs termes et dans leur forme actuelle de présentation.

Nous espérons publier prochainement un ouvrage qui contiendra les relations concernant les thèmes traités ainsi que les commentaires écrits par ceux-là mêmes qui, avec le concours de tous les membres de la sous-Commission, rédigèrent les propositions. Ici, nous pouvons seulement proposer, avec la traduction française, quelques gloses qui en faciliteront la lecture et l’étude. Ces propositions ont voulu être concises; peut-être n’est-il pas inutile d’en dire le sens et la portée.

Ph. Delhaye

 

Texte des « trente thèses »

1. Institution

1.1. Visée divine et humaine du mariage

L’alliance matrimoniale est basée sur les structures préexistantes et permanentes qui font la différence entre l’homme et la femme. Elle est aussi voulue comme institution par les époux bien que, dans sa forme concrète, elle soit tributaire de divers changements historiques et culturels comme de particularités personnelles. En cela, elle est une institution voulue par le Dieu créateur lui-même, en vue tant de l’aide que les époux ont à s’assurer mutuellement dans l’amour et la fidélité que de l’éducation à donner, dans la communauté familiale, aux enfants issus de cette union.

1.2. Le mariage « dans le Christ »

Le Nouveau Testament le montre bien, Jésus a confirmé cette institution qui existait « dès le commencement » et il l’a guérie de ses défauts postérieurs (Mc 10, 2-9; 10-12). Il lui a ainsi rendu sa dignité entière et ses exigences initiales. Jésus a sanctifié cet état de vie (GS 48, 2) en l’insérant dans le mystère d’amour qui l’unit comme Rédempteur à son Église. Pour cette raison, c’est à l’Église elle-même que la conduite pastorale et l’organisation du mariage chrétien ont été confiées (cf. 1 Co 7, 10s).

1.3. Les Apôtres

Les Épîtres du Nouveau Testament réclament pour le mariage le respect de tous (He 13, 4) et, en réponse à certaines attaques, le présentent comme une œuvre bonne du Dieu créateur (1 Tm 4, 1-5). Elles font valoir le mariage des fidèles chrétiens par son insertion dans le mystère de l’alliance et de l’amour qui unit le Christ et l’Église (Ep 5, 22-33; cf. GS 48, 2). Elles veulent en conséquence que le mariage se fasse « dans le Seigneur » (1 Co 7, 39) et que la vie des époux soit menée selon leur dignité de « créature nouvelle » (2 Co 5, 17), « dans le Christ » (Ep 5, 21-33). Elles mettent en garde les fidèles contre les mœurs païennes en ce domaine (1 Co 6, 12-20; cf. 6, 9-10). Les Églises apostoliques se basent sur un « droit émané de la foi » et veulent en assurer la permanence; en ce sens, elles formulent des directives morales (Col 3, 18 s; Tt 2, 3-5; 1 P 3, 1-7) et des dispositions juridiques visant à faire vivre le mariage « selon la foi » dans les diverses situations et conditions humaines.

1.4. Les premiers siècles

Durant les premiers siècles de l’histoire de l’Église, les chrétiens ont célébré leur mariage « comme les autres hommes » (A Diognète V, 6), sous la présidence du père de famille, par les seuls gestes et rites domestiques, comme par exemple celui d’unir les mains des futurs époux. Cependant, ils n’ont pas perdu de vue les « lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur république spirituelle » (ibid. V, 4). Ils ont éliminé de leur liturgie domestique tout aspect religieux païen. Ils ont donné une importance particulière à la procréation et à l’éducation des enfants (ibid. V, 6). Ils ont accepté la vigilance exercée sur les mariages par les évêques (Ignace d’Antioche, Lettre à Polycarpe V, 2). Ils ont manifesté pour leur mariage une spéciale soumission à Dieu et une relation avec leur foi (Clément d’Alexandrie, Strom. IV, 20). Parfois même, à l’occasion du mariage, ils ont bénéficié de la célébration du sacrifice eucharistique et d’une bénédiction spéciale (Tertullien, Lettre à sa femme II, 9).

1.5. Les traditions orientales

Dès une époque ancienne, dans les Églises d’Orient, les pasteurs ont pris une part active dans la célébration des mariages, à la place des pères de famille ou en même temps qu’eux. Ce changement ne fut pas le fait d’une usurpation. Il s’accomplit au contraire à la demande des familles et avec l’approbation des autorités civiles. En raison de cette évolution, des cérémonies primitivement accomplies au sein des familles furent progressivement inclues dans les rites liturgiques eux-mêmes. De même, l’opinion se forma que les ministres du rite du mysterion matrimonial n’étaient pas seulement les croyants, mais le pasteur de l’Église, lui aussi.

1.6. Les traditions occidentales

Dans les Églises d’Occident, la rencontre se fit entre la vision chrétienne du mariage et le droit romain. Une question en naquit : « Quel est l’élément constitutif du mariage au point de vue juridique? » Elle fut résolue en ce sens que le consentement des époux fut considéré comme le seul élément constitutif. C’est ainsi que, jusqu’au temps du concile de Trente, les mariages clandestins furent considérés comme valides. Cependant, depuis longtemps, l’Église avait souhaité qu’une place soit aussi réservée à certains rites liturgiques, à la bénédiction du prêtre et à la présence de celui-ci comme témoin de l’Église. Par le décret Tametsi la présence du curé et d’autres témoins est devenue la forme canonique ordinaire, nécessaire à la validité du mariage.

1.7. Les nouvelles Églises

Il est à souhaiter que, sous le contrôle de l’autorité ecclésiastique, de nouvelles normes liturgiques et juridiques du mariage chrétien soient instaurées parmi les peuples récemment évangélisés. C’est le vœu même du deuxième concile du Vatican et du nouvel Ordo pour la célébration du mariage. Ainsi seront harmonisées la réalité du mariage chrétien et les valeurs authentiques que recèlent les traditions de ces peuples.

Une telle diversité des normes dues à la pluralité des cultures est compatible avec l’unité essentielle. Elle ne dépasse donc pas les limites d’un pluralisme légitime.

Le caractère chrétien et ecclésial de l’union et de la donation mutuelle des époux peut, en effet, être exprimé de différentes manières, sous l’influence du baptême qu’ils ont reçu et par la présence de témoins parmi lesquels le « prêtre compétent » joue un rôle éminent. Diverses adaptations canoniques de ces différents éléments peuvent peut-être paraître opportunes aujourd’hui.

1.8. Adaptations canoniques

La réforme du droit canonique doit tenir compte de la vision globale du mariage, de ses dimensions à la fois personnelles et sociales. L’Église doit avoir conscience, en effet, que les dispositions juridiques sont destinées à aider et à promouvoir des conditions toujours plus attentives aux valeurs humaines du mariage. Cependant, on ne doit pas penser que ces adaptations puissent porter sur la totalité de la réalité du mariage.

1.9. Visée personnaliste de l’institution

« La personne humaine qui, de par sa nature même, a absolument besoin de vie sociale, est et doit être le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions sociales » (GS 25). En tant que « communauté intime de vie et d’amour conjugal » (GS 48), le mariage constitue un lieu et un moyen aptes à favoriser le bien des personnes dans la ligne de leur vocation. Par conséquent, le mariage ne peut jamais être considéré comme une manière de sacrifier des personnes à un bien commun qui leur est extrinsèque. D’ailleurs « le bien commun est l’ensemble des conditions sociales qui permettent tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres d’atteindre leur propre perfection d’une façon plus totale et plus aisée » (GS 26).

1.10. Structure et non superstructure

Bien que soumis au réalisme économique en son début et pour toute sa durée, le mariage n’est pas une superstructure de la propriété privée des biens et des ressources. Certes, les formes concrètes d’existence du mariage et de la famille peuvent dépendre des conditions économiques. Mais l’union définitive d’un homme et d’une femme dans l’alliance conjugale correspond avant tout à la nature humaine et aux exigences inscrites en elle par le Créateur. C’est bien la raison profonde pour laquelle le mariage, loin de l’entraver, favorise grandement la maturation personnelle des époux.

2. Sacramentalité

2.1. Symbole réel et signe sacramentel

Le Christ Jésus a fait redécouvrir de façon prophétique la réalité du mariage telle qu’elle fut voulue par Dieu dès l’origine du genre humain (Gn 1, 27; Mc 10, 6 par. Mt 19, 4; Gn 2, 24; Mc 10, 7-8 par. Mt 19, 5). Il l’a restaurée par sa mort et sa résurrection. Aussi le mariage chrétien se vit-il « dans le Seigneur » (1 Co 7, 39); il est déterminé par les éléments de l’œuvre salvifique.

Dès l’Ancien Testament, l’union matrimoniale est une figure de l’alliance entre Dieu et le peuple d’Israël (Os 2; Jr 3, 6-13; Ez 16. 23 ; Is 54). Dans le Nouveau Testament, le mariage chrétien revêt une dignité plus haute, car il est la représentation du mystère qui unit le Christ Jésus et l’Église (Ep 5, 21-33). Cette analogie est plus profondément éclairée par l’interprétation théologique : l’amour suprême et le don du Seigneur jusqu’en son sang tout comme l’attachement fidèle et irrévocable de l’Église son épouse deviennent modèles et exemples pour le mariage chrétien. Cette ressemblance est une relation d’authentique participation à l’alliance d’amour entre le Christ et l’Église. De son côté, par manière de symbole réel et de signe sacramentel, le mariage chrétien représente concrètement l’Église du Christ Jésus dans le monde et, surtout sous l’aspect de la famille, est appelé à juste titre une « Église domestique » (LG 11).

2.2. Sacrement au sens strict

De cette façon, le mariage chrétien est configuré au mystère de l’union entre le Christ Jésus et l’Église. Le fait que le mariage chrétien soit ainsi assumé dans l’économie du salut justifie déjà l’appellation de « sacrement » au sens le plus large. Mais il est encore beaucoup plus : une condensation concrète et une actualisation réelle de ce sacrement primordial. Le mariage chrétien est donc en lui-même, vraiment et proprement, un signe du salut qui confère la grâce du Christ Jésus. C’est bien pourquoi l’Église catholique le compte parmi les sept sacrements (DS 1327, 1801).

Entre l’indissolubilité du mariage et sa sacramentalité, il existe un rapport particulier, c’est-à-dire une relation constitutive réciproque. L’indissolubilité permet de saisir plus facilement la sacramentalité du mariage chrétien; en retour, du point de vue théologique, la sacramentalité constitue le fondement dernier, bien que non unique, de l’indissolubilité du mariage.

2.3. Baptême, foi actuelle, intention, mariage sacramentel

Comme les autres sacrements, celui du mariage communique la grâce lui aussi. La source dernière de cette grâce est l’impact de l’œuvre accomplie par le Christ Jésus et non pas seulement la foi des sujets du sacrement. Cela ne signifie cependant pas que, dans le sacrement du mariage, la grâce soit donnée en dehors de la foi ou sans aucune foi. Il s’ensuit, d’après les principes classiques, que la foi est présupposée à titre de « cause dispositive » de l’effet fructueux du sacrement. Mais d’autre part la validité du sacrement n’est pas liée au fait que celui-ci soit fructueux.

Le fait des « baptisés non croyants » pose aujourd’hui un nouveau problème théologique et un sérieux dilemme pastoral, surtout si l’absence, voire le refus de la foi semblent patents. L’intention requise - l’intention d’accomplir ce que font le Christ et l’Église - est la condition minimale nécessaire pour qu’il y ait vraiment un acte humain d’engagement au plan de la réalité sacramentelle. Certes il ne faut pas mêler la question de l’intention avec le problème relatif à la foi personnelle des contractants. On ne peut cependant pas non plus les séparer totalement. Au fond des choses, l’intention véritable naît et se nourrit d’une foi vivante. Là donc où l’on ne perçoit aucune trace de la foi comme telle (au sens du terme « croyance », disposition à croire) ni aucun désir de la grâce et du salut, la question se pose de savoir, au plan des faits, si l’intention générale et vraiment sacramentelle, dont nous venons de parler, est présente ou non, et si le mariage est validement contracté ou non. La foi personnelle des contractants ne constitue pas, on l’a noté, la sacramentalité du mariage, mais l’absence de foi personnelle compromet la validité du sacrement.

Ce fait donne lieu à des interrogations nouvelles, auxquelles on n’a pas trouvé jusqu’ici de réponses suffisantes; il impose des responsabilités pastorales nouvelles en matière de mariage chrétien. « Avant tout que les pasteurs s’efforcent de développer et de nourrir la foi des fiancés, car le sacrement du mariage suppose et réclame la foi » (Ordo celebrandi matrimonium. Praenotanda 7).

2.4. Une articulation dynamique

Dans l’Église, le baptême est le fondement social et le sacrement de la foi en vertu desquels les hommes qui croient deviennent membres du Corps du Christ. De ce point de vue également, l’existence de « baptisés non croyants » implique des problèmes de grande importance. Les besoins d’ordre pastoral et pratique ne trouveront pas de solution réelle dans des changements qui éliminent le noyau central de la doctrine en matière de sacrement et de celle du mariage, mais dans un renouveau radical de la spiritualité baptismale. Il faut restituer une vision intégrale qui saisisse le baptême dans l’unité essentielle et l’articulation dynamique de tous ses éléments et dimensions : la foi, la préparation au sacrement, le rite, la confession de la foi, l’incorporation au Christ et à l’Église, les conséquences éthiques, la participation active à la vie de l’Église. Il faut mettre en relief le lien intime entre le baptême, la foi et l’Église. Seulement, à ce prix, il apparaît que le mariage entre baptisés est un vrai sacrement « par le fait même », c’est-à-dire non pas en vertu d’une sorte d’« automatisme », mais de par son caractère interne.

3. Création et Rédemption

3.1. Le mariage voulu par Dieu

Toutes choses ont été créées dans le Christ, par le Christ et pour le Christ. Dès lors même qu’il a été institué par le Dieu créateur, le mariage devient une figure du mystère d’union du Christ époux et de l’Église épouse. Il se trouve ordonné d’une certaine façon à ce mystère. C’est ce mariage-là qui, lorsqu’il est célébré entre deux baptisés, est élevé à la dignité de sacrement proprement dit. Il a pour sens, alors, de signifier et de faire participer à l’amour sponsal du Christ et de l’Église.

3.2. Inséparabilité de l’œuvre du Christ

Quand il s’agit de deux baptisés, le mariage comme institution voulue par le Dieu créateur est inséparable du mariage-sacrement. La sacramentalité du mariage des baptisés n’affecte pas celui-ci de façon accidentelle de telle sorte qu’elle pourrait lui être attachée ou non. Elle est inhérente à son essence au point de ne pouvoir en être séparée.

3.3. Tout mariage de baptisés doit être sacramentel

La conséquence des propositions précédentes est que pour des baptisés il ne peut exister véritablement et réellement aucun état conjugal différent de celui qui est voulu par le Christ. Dans ce sacrement, la femme et l’homme chrétiens, se donnant et s’acceptant comme époux par un consentement personnel et libre, sont radicalement libérés de la « dureté du cœur » dont a parlé Jésus (Mt 19, 8). Il leur devient réellement possible de vivre dans une charité définitive car, par le sacrement, ils sont vraiment et réellement assumés dans le mystère de l’union sponsale du Christ et de l’Église. Dès lors, l’Église ne peut en aucune manière reconnaître que deux baptisés se trouvent dans un statut conjugal conforme à leur dignité et à leur mode d’être de « nouvelle(s) créature(s) dans le Christ », s’ils ne sont pas unis par le sacrement du mariage.

3.4. Le mariage « légitime » des non-chrétiens

La force et la grandeur de la grâce du Christ s’étendent à tous les hommes, même au-delà des frontières de l’Église en raison de l’universalité de la volonté salvifique de Dieu. Elles informent tout amour conjugal humain, confirment la « nature créée » et tout autant le mariage « tel qu’il fut au début ». Les hommes et les femmes qui n’ont pas encore été touchés par la prédication de l’Évangile s’unissent par l’alliance humaine d’un mariage légitime. Celui-ci est pourvu de biens et de valeurs authentiques qui lui assurent sa consistance. Mais il faut bien voir que, même si les époux l’ignorent, ces valeurs proviennent du Dieu créateur et s’inscrivent d’une manière inchoative dans l’amour sponsal qui unit le Christ et l’Église.

3.5. L’union des chrétiens inconscients des exigences de leur baptême

Il serait donc contradictoire de dire que des chrétiens, baptisés dans l’Église catholique, peuvent vraiment et réellement opérer une régression en se contentant d’un statut conjugal non sacramentel. Ce serait penser qu’ils peuvent se contenter de l’« ombre » quand le Christ leur offre la « réalité » de son amour sponsal.

On ne peut cependant pas exclure des cas où, chez certains chrétiens, la conscience est déformée par l’ignorance ou par l’erreur invincible. Ils en arrivent alors à croire sincèrement qu’ils peuvent contracter un vrai mariage en excluant le sacrement.

Dans cette situation, ils sont incapables de contracter un mariage sacramentel valide puisqu’ils nient la foi et qu’ils n’ont pas l’intention de faire ce que fait l’Église. Mais, d’autre part, le droit naturel de contracter mariage n’en subsiste pas moins. Ils sont donc capables de se donner et de s’accepter mutuellement comme époux en raison de leur intention de conclure un pacte irrévocable. Ce don mutuel et irrévocable crée entre eux un rapport psychologique que sa structure interne différencie d’une relation purement transitoire.

Cependant cette relation ne peut en aucune façon être reconnue par l’Église comme une société conjugale non sacramentelle, même si elle représente l’apparence d’un mariage. Pour l’Église, en effet, entre deux baptisés, il n’existe pas de mariage naturel séparé du sacrement mais uniquement un mariage naturel élevé à la dignité de sacrement.

3.6. Les mariages progressifs

Ces considérations montrent l’erreur et le danger d’introduire ou de tolérer certaines pratiques. Elles consistent à célébrer successivement, pour le même couple, plusieurs cérémonies de mariage de degrés différents bien qu’en principe connexes entre elles. Il ne convient pas davantage de permettre à un prêtre ou à un diacre d’assister, comme tels, à un mariage non sacramentel que des baptisés prétendent célébrer, ou encore d’accompagner cette cérémonie de leurs prières.

3.7. Le mariage civil

Dans une société pluraliste, l’autorité de l’État peut imposer aux fiancés une formalité officielle qui rende publique devant la société politique leur condition d’époux. Elle peut aussi porter des lois qui règlent d’une manière certaine et correcte les effets civils qui découlent du mariage, ainsi que les droits et les devoirs familiaux. Il faut cependant en instruire d’une manière adéquate les fidèles catholiques, cette formalité officielle que l’on appelle couramment mariage civil ne constitue pas pour eux un mariage véritable. Il n’y a d’exception à cette règle que dans le cas où il y a eu dispense de la forme canonique ordinaire ou encore si, par l’absence prolongée du témoin qualifié de l’Église, la cérémonie civile peut servir de forme canonique extraordinaire dans la célébration du mariage sacramentel (cf. can. 1098 de 1917; Code de droit canonique de 1983, can. 1116). En ce qui concerne les non-chrétiens et souvent aussi les non-catholiques, cette cérémonie civile peut avoir une valeur constitutive soit pour le mariage légitime soit pour le mariage sacramentel.

4. Indissolubilité

4.1. Le principe

La tradition de l’Église primitive, qui se fonde sur l’enseignement du Christ et des Apôtres, affirme l’indissolubilité du mariage, même en cas d’adultère. Ce principe s’impose malgré certains textes d’interprétation malaisée et des exemples d’indulgence vis-à-vis de personnes qui se trouvaient dans des situations très difficiles. Il n’est d’ailleurs pas aisé d’évaluer exactement l’extension et la fréquence de ces faits.

4.2. La doctrine de l’Église

Le concile de Trente a déclaré que l’Église ne se trompe pas quand elle a enseigné et enseigne, selon la doctrine évangélique et apostolique, que le lien du mariage ne peut être rompu par l’adultère (DS 1807). Cependant, le Concile a seulement anathématisé ceux qui nient l’autorité de l’Église en cette question. Les raisons de cette réserve sont certaines hésitations qui se sont manifestées dans l’histoire (les opinions de l’Ambrosiaster, de Catharinus et de Cajetan) et, d’autre part, des perspectives qui se rapprochent de l’œcuménisme. On ne peut donc pas affirmer que le Concile ait eu l’intention de définir solennellement l’indissolubilité du mariage comme une vérité de foi. On tiendra compte cependant des paroles prononcées par Pie XI, dans Casti connubii, quand il se réfère à ce canon : « Si l’Église ne s’est pas trompée et ne se trompe pas quand elle a donné et donne cet enseignement, il est donc absolument certain que le mariage ne peut être dissous, même pour motif d’adultère. Il est évident tout autant que les autres causes de divorce, beaucoup plus faibles que l’on pourrait supposer, ont encore moins de valeur et ne peuvent être prises en considération» (DS 1807).

4.3. Indissolubilité intrinsèque

L’indissolubilité intrinsèque du mariage peut être considérée sous différents aspects et recevoir plusieurs fondements.

On peut envisager le problème du côté des époux. On dira alors : l’union intime du mariage, don réciproque de deux personnes, l’amour conjugal lui-même, le bien des enfants exigent l’unité indissoluble de ces personnes. De là découle, pour les époux, l’obligation morale de protéger leur alliance conjugale, de la conserver et de la faire progresser.

On doit aussi mettre le mariage dans la perspective de Dieu. L’acte humain par lequel les époux se donnent et se reçoivent mutuellement crée un lien qui est fondé sur la volonté de Dieu. Ce lien est inscrit dans l’acte créateur lui-même et il échappe à la volonté des hommes. Il ne dépend pas du pouvoir des époux et, comme tel, il est intrinsèquement indissoluble.

Vue dans les perspectives christologiques, l’indissolubilité du mariage chrétien a un fondement ultime encore plus profond. Il consiste en ce que le mariage chrétien est image, sacrement et témoin de l’union indissoluble entre le Christ et l’Église. C’est ce que l’on a appelé le « bien du sacrement ». En ce sens, l’indissolubilité devient un événement de grâce.

Les perspectives sociales fonderont elles aussi l’indissolubilité : elle est requise par l’institution elle-même. La décision personnelle des conjoints est assumée, protégée et fortifiée par la société, surtout par la communauté ecclésiale. Il y va du bien des enfants et du bien commun. C’est là la dimension juridico-ecclésiale du mariage.

Ces aspects divers sont intimement liés entre eux. La fidélité à laquelle les époux sont obligés doit être protégée par la société elle-même, tout spécialement par la société qu’est l’Église. Elle est exigée par le Dieu créateur tout autant que par le Christ qui la rend possible dans la mouvance de sa grâce.

4.4. Indissolubilité extrinsèque et pouvoir de l’Église sur les mariages

Parallèlement à sa praxis, l’Église a élaboré une doctrine concernant son propre pouvoir dans le domaine des mariages. Elle en a ainsi précisé l’ampleur et les limites. L’Église ne se reconnaît aucun pouvoir pour dissoudre un mariage sacramentel conclu et consommé (ratum et consummatum). Pour de très graves motifs, pour le bien de la foi et le salut des âmes, les autres mariages peuvent être dissous par l’autorité ecclésiastique compétente ou, selon une autre interprétation, être déclarés dissous d’eux-mêmes.

Cet enseignement est seulement un cas particulier de la théorie portant sur la manière dont évolue la doctrine chrétienne dans l’Église. Aujourd’hui, elle est quasi généralement acceptée par les théologiens catholiques.

Il n’est pas exclu cependant que l’Église puisse préciser davantage les notions de sacramentalité et de consommation. En ce cas, elle en expliquerait encore mieux le sens. Ainsi, l’ensemble de la doctrine concernant l’indissolubilité du mariage pourrait être proposé dans une synthèse plus profonde et plus précise.

5. Divorcés remariés

5.1. Radicalisme évangélique

Fidèle au radicalisme de l’Évangile, l’Église ne peut pas tenir à ses fidèles un autre langage que celui de l’apôtre Paul : « A ceux qui sont mariés, je prescris, non pas moi mais le Seigneur, que la femme ne se sépare pas de son mari - mais si elle s’en sépare, qu’elle ne se remarie pas ou qu’elle se réconcilie avec son mari - et que le mari ne renvoie pas sa femme » (1 Co 7, 10-11). Il s’ensuit que les nouvelles unions, après un divorce obtenu par une loi civile, ne sont ni régulières ni légitimes.

5.2. Témoignage prophétique

Cette rigueur ne découle pas d’une loi purement disciplinaire ou d’un certain légalisme. Elle est fondée sur le jugement que le Seigneur a porté à ce sujet (Mc 10, 6 s). Comprise ainsi, cette règle sévère est un témoignage prophétique rendu à la fidélité définitive de l’amour qui lie le Christ et l’Église. Elle montre aussi que l’amour des époux est assumé dans la charité même du Christ (Ep 5, 23-32).

5.3. La « non-sacramentalisation »

L’incompatibilité du statut des « divorcés remariés » avec le précepte et le mystère de l’amour pascal du Seigneur entraîne pour ceux-ci l’impossibilité de recevoir, dans la Sainte Eucharistie, le signe de l’unité avec le Christ. L’accès à la communion eucharistique ne peut passer que par la pénitence qui implique « le regret du péché commis et le bon propos de ne plus pécher à l’avenir » (Concile de Trente, DS 1676). Tous les chrétiens doivent se souvenir des paroles de l’apôtre : « ... Quiconque mange le pain ou boit la coupe du Seigneur indignement sera coupable à l’égard du corps et du sang du Seigneur. Que chacun donc s’éprouve soi-même et qu’ainsi il mange de ce pain et boive de cette coupe; car celui qui mange et boit, c’est sa propre condamnation qu’il mange et boit, s’il ne discerne le corps» (1 Co 11, 27-29).

5.4. Pastorale des divorcés remariés

Cette situation illégitime ne permet pas de vivre en pleine communion avec l’Église. Et cependant les chrétiens qui s’y trouvent ne sont pas exclus de l’action de la grâce de Dieu, du lien avec l’Église. Ils ne doivent pas être privés de la sollicitude des pasteurs (allocution pontificale de Paul VI, 4 novembre 1977). De nombreux devoirs qui découlent du baptême chrétien s’imposent encore à eux. Ils doivent veiller à l’éducation religieuse de leurs enfants. La prière chrétienne tant publique que privée, la pénitence, certaines activités apostoliques sont toujours pour eux des voies de vie chrétienne. Ils ne doivent pas être méprisés mais aidés comme tous les chrétiens qui, avec l’aide de la grâce du Christ, font effort pour se libérer du péché.

5.5. Combattre les causes des divorces

Il est d’une nécessité toujours plus grande de mener une action pastorale qui s’efforcera d’éviter la multiplication des divorces et des nouvelles unions civiles des divorcés. Il faut particulièrement inculquer aux futurs époux une conscience vive de toutes leurs responsabilités de conjoints et de parents. Il importe de présenter d’une manière toujours plus efficace le sens authentique du mariage sacramentel comme une alliance réalisée « dans le Seigneur » (1 Co 7, 39). Ainsi, les chrétiens seront-ils mieux préparés à se conformer au commandement du Seigneur et à rendre témoignage à l’union du Christ et de l’Église. Cela se fera d’ailleurs pour le plus grand bien des époux, pour celui des enfants comme aussi pour la société elle-même.

Les « seize thèses » du P. Martelet approuvées « in forma generica »

Introduction

Le bilan du second quinquennat (15 août 1974-14 août 1979) de la Commission Théologique Internationale commence à s’esquisser. Les problèmes d’ecclésiologie et de dogmatique auront toujours occupé une bonne place, en raison de leur urgence comme du fait de la spécialisation de la majorité des membres. En 1975, le professeur Urs von Balthasar, le R.P. Semmelroth et le professeur K. Lehmann furent les chevilles ouvrières d’une réflexion studieuse sur les rapports entre le Magistère et les théologiens. En octobre 1978, les problèmes actuels de la christologie retiendront l’attention des membres de la Commission Théologique Internationale.

Pour ce quinquennat cependant, la Secrétairerie d’État et la Congrégation pour la doctrine de la foi avaient voulu renforcer le nombre des professeurs de morale pour promouvoir l’étude des questions de la praxis et de la vie chrétiennes. La session de décembre 1974 fut ainsi consacrée à l’étude des méthodes de la morale et les critères de l’acte moral. En 1976, la « théologie de la libération » fut l’objet d’une étude critique et synthétique. Décembre 1977 vit une session consacrée à la « doctrine du mariage chrétien ».

C’est en octobre 1975 que le R.P. Mahoney S.J., doyen de la Faculté de théologie de Heytroop College (Université de Londres), avait lancé l’idée de cette recherche et convaincu une majorité de ses collègues : « On a beaucoup étudié, ces dernières années, les problèmes pratico-pratiques de la vie matrimoniale des chrétiens, constatait-il. Mais maintenant, ce qui est mis en cause et ce qui doit être approfondi, c’est le cadre même de cette vie sexuelle : le mariage comme communauté stable de vie et d’amour. » Cette suggestion fut retenue par S. Em. le cardinal Šeper, président de la Commission Théologique Internationale, qui, après consultation des membres, constitua une sous-Commission ad hoc. Elle fut composée des professeurs B. Ahern, C. Caffarra, Ph. Delhaye (président), W. Ernst, K. Lehmann, J. Mahoney (moderator discussionis), J. Médina, O. Semmelroth. C’est elle qui, sans oublier de grouper de nombreux documents, prit la responsabilité des thèmes à traiter dans des « relations » et à résumer dans des thèses. Bientôt, il sera possible de publier un petit volume, reprenant la plupart de ces travaux sur le mariage comme institution et sa mise en cause actuelle (Dr Ernst), la sacramentalité du mariage et sa relation à la foi vécue (Dr Lehmann), le mariage comme œuvre du Dieu créateur et le sacrement (professeur Caffarra), l’indissolubilité du mariage sacramentel consommé (professeur Hamel). Ce point de vue doctrinal sera d’ailleurs complété au plan de la praxis par une étude sur la pastorale des divorcés remariés, élaborée en connexion avec le Comité pontifical pour la Famille.

Si la Commission Théologique Internationale tient à structurer ses débats et à en donner souvent au public les conclusions auxquelles elle est parvenue et sur lesquelles elle s’engage au plan scientifique in forma specifica, elle n’en fait pas moins place à d’autres travaux et des conclusions d’un autre genre. Ceux-ci restent le témoignage de l’un ou l’autre membre de la Commission Théologique Internationale; la Commission les étudie plus brièvement, souvent pour la seule raison que, comme tels, ils ne rentrent pas dans le cadre systématique prévu. Selon l’ancien vocabulaire romain, l’approbation donnée alors par le groupe reste in forma generica, c’est-à-dire que si l’approbation, souvent chaleureuse d’ailleurs, va aux idées essentielles du texte, elle ne couvre pas chacun des détails ni chacun des mots. Ceux qui ont l’habitude des réunions de professeurs savent assez qu’elles sont dominées par ce que quelqu’un appelait la « règle de la vigilance maximale ». Pour qu’un texte soit approuvé comme celui d’un groupe (in forma specifica), chaque mot doit être étudié, les votes s’accompagnent de modi en nombre considérable. On y gagne peut-être en précision, mais on y perd en spontanéité et en impact. Une érosion se produit qui réduit le texte au plus petit commun dénominateur.

Ce genre de publication in forma generica fut déjà utilisé pour la session de morale de 1977, notamment pour les travaux de M. Urs von Balthasar et du professeur H. Schürmann. Aujourd’hui, la Commission Théologique Internationale utilise le même procédé de rédaction et de divulgation pour les Seize thèses de christologie sur le sacrement de mariage du R.P. Martelet. L’auteur les a présentées durant la session de décembre 1977 comme complément à l’exposé du professeur Lehmann. Les membres de la Commission Théologique Internationale les ont approuvées à une très large majorité et en ont souhaité la publication après révision, donnant, comme je l’ai dit plus haut, leur approbation générale.

Je ne commenterai pas ces « seize thèses » : elles ont leur sens obvie et ne présentent aucun de ces nœuds - encore moins de ces « croix » - que les interprètes rencontrent parfois. Mais elles ont aussi leur densité qui exige une réflexion mûrie et une lecture répétée. Je noterai seulement que les membres de la Commission Théologique Internationale exprimèrent leur reconnaissance au R.P. Martelet pour avoir utilisé, à propos du mariage chrétien, la méthode de ressourcement christologique qu’il a déjà appliquée à la vie de l’au-delà ou au thème de la Révélation. Il ne s’agit pas là d’une mode ou d’un artifice de présentation, mais d’un approfondissement doctrinal dont l’Église a besoin, en ces temps difficiles. On trouve ainsi une manière positive de répondre à la question de tant de nos contemporains : « Le Christ, mais pourquoi? » Ainsi, c’est aussi bien l’intelligence du mystère du Christ, comme celui de la praxis et de la vie chrétiennes, qui s’enrichit. Peut-être aussi l’exégèse et l’œcuménisme, quand on songe à cette affirmation récente d’un bibliste de Neuchâtel : « ... La loi et la christologie vont de pair dans le premier évangile... » En tout cas, pour les membres de la Commission Théologique Internationale, les thèses du P. Martelet ici publiées furent une des approches pour l’intelligence de cette consigne si dense de saint Paul (1 Co 7, 39) : « Se marier, oui, mais seulement dans le Seigneur. »

Ph. Delhaye

 

Texte des « seize thèses » du P. Martelet

1. Sacramentalité du mariage et mystère de l’Église

La sacramentalité du mariage chrétien apparaît d’autant mieux qu’on ne la sépare pas du mystère de l’Église lui-même. « Signe et moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain », comme dit le dernier Concile (LG 1), l’Église repose sur le rapport indéfectible que le Christ se donne avec elle pour en faire son corps. L’identité de l’Église ne dépend donc pas des seuls pouvoirs de l’homme mais de l’amour du Christ, que la prédication apostolique ne cesse d’annoncer et auquel l’effusion de l’Esprit nous permet d’adhérer. Témoin de cet amour qui la fait vivre, l’Église est donc le sacrement du Christ dans le monde, puisqu’elle est le corps visible et la communauté qui dit la présence du Christ à l’histoire des hommes. Certes, l’Église-sacrement dont Paul déclare la « grandeur » (Ep 5, 32) est inséparable du mystère de l’Incarnation puisqu’elle est un mystère de corps; elle est inséparable aussi de l’économie de l’Alliance puisqu’elle repose sur la promesse personnelle que le Christ ressuscité lui fait de demeurer « avec » elle « tous les jours jusqu’à la consommation des siècles » (Mt 28 fin). Mais, l’Église-sacrement relève encore d’un mystère qu’on peut dire conjugal : le Christ est lié à elle en vertu d’un amour qui fait de l’Église l’épouse même du Christ, dans l’énergie d’un seul Esprit et l’unité d’un même corps.

2. L’union du Christ et de l’Église

L’union sponsale du Christ et de l’Église ne détruit pas mais tout au contraire accomplit ce que l’amour conjugal de l’homme et de la femme annonce à sa manière, implique ou déjà réalise en fait de communion et de fidélité. En effet, le Christ de la Croix accomplit la parfaite oblation de lui-même, que les époux désirent opérer dans la chair sans cependant jamais y parvenir parfaitement. Il réalise, à l’égard de l’Église, qu’il aime comme son propre corps, ce que les maris doivent faire pour leurs propres épouses, comme le dit saint Paul. De son côté, la résurrection de Jésus dans la puissance de l’Esprit révèle que l’oblation qu’il a faite à la Croix porte ses fruits dans cette chair même où elle fut accomplie, et que l’Église, aimée par lui à en mourir, peut initier le monde à cette communion totale entre Dieu et les hommes dont elle bénéficie comme épouse de Jésus-Christ.

3. Le symbolisme conjugal dans l’Écriture

C’est donc à bon droit que l’Ancien Testament emploie le symbolisme conjugal pour suggérer l’amour sans fond que Dieu éprouve pour son peuple et que, par lui, il entend révéler à l’humanité tout entière. Dans le prophète Osée notamment, Dieu se présente comme l’époux dont la tendresse et la fidélité sans mesure sauront enfin gagner Israël, tout d’abord infidèle à l’amour insondable dont il est gratifié. L’Ancien Testament nous ouvre ainsi à une compréhension sans timidité du Nouveau, où Jésus se trouve désigné à maintes reprises comme l’Époux par excellence. Il l’est par le Baptiste en Jean 3, 29; Jésus s’appelle ainsi lui-même en Matthieu 9, 15; Paul le désigne aussi de la sorte par deux fois en 2 Corinthiens 11, 2 et en Éphésiens 5; l’Apocalypse le fait aussi en 22, 17, 20, pour ne rien dire des allusions explicites à ce titre qu’on trouve dans les paraboles eschatologiques du Royaume en Matthieu 22, 1-10 et 25, 1-12.

4. Jésus, époux par excellence

D’ordinaire négligé par la christologie, ce titre doit retrouver à nos yeux tout son sens. De même qu’il est la Voie, la Vérité, la Vie, la Lumière, la Porte, le Berger, l’Agneau, la Vigne, l’Homme lui-même, puisqu’il reçoit du Père « la primauté en tout » (Col 1, 18), Jésus est aussi, avec la même vérité et le même bon droit, l’Époux par excellence, c’est-à-dire le « Maître et Seigneur » quand il s’agit d’aimer l’autre que lui comme sa propre chair. C’est donc par ce titre d’Époux et par le mystère qu’il évoque qu’une christologie du mariage se doit de commencer. En ce domaine comme en tout autre, « nul ne peut poser de fondement que celui qui s’y trouve, à savoir Jésus-Christ» (1 Co 3, 10). Toutefois, le fait que le Christ est bien l’Époux par excellence n’est pas à séparer du fait qu’il est le « second » (1 Co 15, 47) et le « dernier Adam » (1 Co 15, 45).

5. Adam, figure de celui qui devait venir

L’Adam de la Genèse, indissociable d’Ève, auquel Jésus lui-même se réfère en Matthieu 19 où il aborde la question du divorce, n’est pleinement identifié que si l’on voit en lui la « figure de Celui qui devait venir» (Rm 5, 14). La personnalité d’Adam, en tant que symbole initial de l’humanité tout entière, n’est donc pas une personnalité étroite et close sur elle-même. Elle est, comme celle d’Ève aussi, d’ordre typologique. Adam est relatif à celui auquel il doit son sens ultime, et nous aussi d’ailleurs : Adam ne va pas sans le Christ, mais le Christ à son tour ne va pas sans Adam, c’est-à-dire sans l’humanité tout entière - sans tout l’humain aussi - dont la Genèse salue l’apparition comme voulue par Dieu de manière tout à fait singulière. C’est pourquoi la conjugalité, qui constitue Adam dans sa vérité d’homme, revient aussi au Christ par qui elle s’accomplit en étant restaurée. Abîmée par un défaut d’amour devant lequel Moïse a dû lui-même s’incliner, elle va retrouver dans le Christ la vérité qui lui revient. Car, avec Jésus, apparaît dans le monde l’Époux par excellence qui peut comme « second » et comme « dernier Adam », sauver et rétablir la véritable conjugalité que Dieu n’a cessé de vouloir au profit du « premier ».

6. Jésus, rénovateur de la vérité primordiale du couple

Discernant dans la prescription mosaïque sur le divorce un résultat historique qui vient de la « dureté du cœur », Jésus ose se présenter en rénovateur résolu de la vérité primordiale du couple. Dans le pouvoir qu’il a d’aimer sans limites et de réaliser par sa vie, sa mort et sa résurrection, une union sans pareille avec l’humanité tout entière, Jésus retrouve la signification véritable du mot de la Genèse : « Que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni! » A ses yeux, l’homme et la femme peuvent s’aimer dorénavant comme Dieu, depuis toujours, désire qu’ils le fassent, car en Jésus se manifeste la source même de l’amour qui fonde le Royaume. Aussi, le Christ ramène-t-il tous les couples du monde à la pureté initiale de l’amour promis; il abolit la prescription qui crut devoir souscrire à leur misère, à défaut de pouvoir en supprimer la cause. Au regard de Jésus, le couple inaugural redevient ce qu’il fut toujours aux yeux de Dieu : le couple prophétique à partir duquel Dieu révèle l’amour conjugal auquel l’humanité aspire, pour lequel elle est faite mais qu’elle ne peut atteindre qu’en celui qui apprend divinement aux hommes ce que c’est que d’aimer. Dès lors, l’amour fidèlement durable, la conjugalité que la « dureté de nos cœurs » transforme en un rêve impossible retrouve par Jésus le statut d’une réalité qu’il est seul, comme dernier Adam et comme Époux par excellence, à pouvoir de nouveau lui donner.

7. La sacramentalité du mariage, évidence pour la foi

La sacramentalité du mariage chrétien devient alors une évidence pour la foi. Les baptisés faisant visiblement partie du corps du Christ qu’est l’Église, le Christ attire en sa mouvance leur amour conjugal, pour lui communiquer la vérité humaine dont, en dehors de lui, cet amour est privé. Il le fait dans l’Esprit, en vertu du pouvoir qu’il a, comme second et comme dernier Adam, de s’approprier et de faire réussir la conjugalite du premier. Il le fait aussi selon la visibilité de l’Église où l’amour conjugal, consacré au Seigneur, devient un sacrement. Les époux attestent au cœur de l’Église qu’ils s’engagent dans la vie conjugale, en attendant du Christ la force d’accomplir cette forme d’amour qui, sans lui, périclite. De ce fait, le mystère propre au Christ comme Époux de l’Église s’irradie et peut s’irradier dans les couples qui lui sont consacrés. Leur amour conjugal se voit ainsi approfondi et non défiguré puisqu’il renvoie à l’amour du Christ qui les soutient et qui les fonde. L’effusion spéciale de l’Esprit, comme grâce propre au sacrement, obtient que l’amour de ces couples devienne l’image même de l’amour du Christ pour l’Église. Cependant, cette effusion constante de l’Esprit ne dispense jamais les couples de chrétiens et de chrétiennes des conditions humaines de la fidélité, car jamais le mystère du second Adam ne supprime ou supplante en quiconque la réalité du premier.

8. Le mariage civil

En conséquence aussi, l’entrée dans le mariage chrétien ne saurait s’accomplir par la seule reconnaissance d’un droit purement « naturel » concernant le mariage, quelle que soit la valeur religieuse que l’on reconnaisse à ce droit ou qu’il possède en fait. Aucun droit naturel ne saurait définir en effet, à lui seul, le contenu d’un sacrement chrétien. Si on le prétendait dans le cas du mariage, on fausserait la signification d’un sacrement qui a pour but de consacrer au Christ l’amour des époux baptisés, pour que le Christ y déploie les effets transformants de son propre mystère. Dès lors, à la différence des États séculiers qui voient dans le mariage civil un acte suffisant pour fonder, du point de vue social, la communauté conjugale, l’Église, sans récuser toute valeur à un tel mariage pour les non-baptisés, conteste qu’il puisse jamais suffire aux baptisés eux-mêmes. Seul le mariage sacrement leur convient, lui qui suppose de la part des futurs époux la volonté de consacrer au Christ un amour dont la valeur humaine dépend finalement de l’amour que le Christ lui-même nous porte et qu’il nous communique, Il suit de là que l’identité du sacrement et du « contrat », sur laquelle le Magistère apostolique s’est formellement engagé au XIXe siècle, doit être comprise d’une manière qui respecte vraiment le mystère du Christ et la vie des chrétiens.

9. Contrat et sacrement

L’acte d’alliance conjugale, souvent appelé contrat, qui acquiert la réalité de sacrement dans le cas des époux baptisés, ne le devient pas par effet simplement juridique du baptême. Le fait que la promesse conjugale d’une chrétienne et d’un chrétien est un vrai sacrement relève de leur identité chrétienne, réassumée par eux au niveau de l’amour qu’ils se vouent dans le Christ. Leur pacte conjugal, en les donnant l’un à l’autre, les consacre aussi à celui qui est l’Époux par excellence et qui leur apprendra à devenir eux-mêmes des conjoints accomplis. Le mystère personnel du Christ pénètre donc de l’intérieur la nature du pacte humain ou « contrat ». Celui-ci ne devient sacrement que si les futurs époux consentent librement à entrer dans la vie conjugale en passant par le Christ auquel, par le baptême, ils sont incorporés. Leur libre intégration au mystère du Christ est si essentielle à la nature du sacrement que l’Église entend s’assurer elle-même, par le ministère du prêtre, de l’authenticité chrétienne de cet engagement. L’alliance conjugale humaine ne devient donc pas sacrement en raison d’un statut juridique, efficace par soi indépendamment de toute adhésion librement consentie au baptême lui-même. Elle le devient en vertu du caractère publique ment chrétien qui affecte en son fond l’engagement réciproque, et qui permet en outre de préciser en quel sens les époux sont eux-mêmes ministres d’un tel sacrement.

10. Les conjoints, ministres du sacrement dans l’Église et par elle

Le sacrement de mariage étant la libre consécration au Christ d’un amour conjugal naissant, les conjoints sont évidemment les ministres d’un sacrement qui les concerne au plus haut point. Cependant, ils ne sont pas ministres en vertu d’un pouvoir qu’on dirait « absolu » et dans l’exercice duquel l’Église, à strictement parler, n’aurait rien à voir. Ils sont ministres comme membres vivants du corps du Christ où ils échangent leurs serments, sans que jamais leur décision, irremplaçable, fasse du sacrement la pure et seule émanation de leur amour. Le sacrement comme tel relève tout entier du mystère de l’Église dans lequel leur amour conjugal les fait entrer d’une manière privilégiée. Aucun couple dès lors ne se donne le sacrement de mariage sans que l’Église y consente elle-même, et sous une forme différente de celle que l’Église établit comme la plus expressive du mystère auquel le sacrement introduit les époux. Il revient donc encore à l’Église d’examiner si les dispositions des futurs conjoints correspondent réellement au baptême qu’ils ont déjà reçu; il lui revient en outre de les dissuader, si besoin est, de faire un geste qui serait dérisoire par rapport à Celui dont elle est le témoin. Dans le consentement échangé qui fait le sacrement, elle demeure encore le signe et le garant du don de l’Esprit Saint que les époux reçoivent en s’engageant l’un envers l’autre comme chrétiens. Les conjoints baptisés ne sont donc jamais ministres du sacrement de leur mariage sans l’Église et moins encore au-dessus d’elle; ils en sont les ministres dans l’Église et par elle, sans reléguer jamais au second rang celle dont le mystère commande leur amour. Une juste théologie du ministère du sacrement de mariage a non seulement une grande importance pour la vérité spirituelle des conjoints; elle a, en plus, des répercussions œcuméniques non négligeables dans nos rapports avec les orthodoxes.

11. L’indissolubilité du mariage

Dans ce contexte, l’indissolubilité du mariage apparaît elle aussi sous une vive lumière. Le Christ étant l’Époux unique de son Église, le mariage chrétien ne peut devenir et rester une image authentique de l’amour du Christ pour l’Église, sans entrer pour sa part dans la fidélité qui définit le Christ comme Époux de l’Église. Quelles que soient la douleur et les difficultés psychologiques qui puissent en résulter, il est donc impossible de consacrer au Christ, afin d’en faire un signe ou sacrement de son propre mystère, un amour conjugal qui implique le divorce de l’un des deux conjoints ou des deux à la fois, s’il est vrai que le premier mariage était vraiment valide : ce qui, dans plus d’un cas, n’est pas une évidence. Mais si le divorce, comme c’est son but, déclare désormais périmée une union légitime et permet de ce fait que s’en instaure une autre, comment prétendre que le Christ pourrait faire de cet autre « mariage » une image réelle de son rapport personnel à l’Église? Bien qu’il puisse réclamer quelque égard, sous certains aspects, surtout quand il s’agit du conjoint injustement abandonné, le nouveau mariage des divorcés ne peut être un sacrement et il crée une inaptitude objective à recevoir l’Eucharistie.

12. Divorce et Eucharistie

Sans récuser les circonstances atténuantes et parfois même la qualité d’un remariage civil après divorce, l’accès des divorcés remariés à l’Eucharistie s’avère incompatible avec le mystère dont l’Église est servante et témoin. En recevant des divorcés remariés à l’Eucharistie, l’Église laisserait croire à de tels conjoints qu’ils peuvent, au plan des signes, communier à celui dont ils désavouent le mystère conjugal au plan de la réalité.

Le faire serait en outre, de la part de l’Église, se déclarer elle-même d’accord avec des baptisés, au moment où ils entrent ou demeurent dans une contradiction objective évidente avec la vie, la pensée et l’être même du Seigneur comme Époux de l’Église. Si celle-ci pouvait donner le sacrement de l’unité à ceux et celles qui, sur un point essentiel au mystère du Christ, ont rompu avec lui, elle ne serait plus le signe et le témoin du Christ, mais bien son contresigne et son contre-témoin. Néanmoins, ce refus ne justifie nullement on ne sait quelle procédure infamante qui contredirait à son tour la miséricorde du Christ à l’égard des pécheurs que nous sommes.

13. Pourquoi l’Église ne peut dissoudre un mariage « ratum et consummatum »

Cette vision christologique du mariage chrétien permet encore de comprendre pourquoi l’Église ne se reconnaît aucun droit de dissoudre un mariage ratum et consummatum, c’est-à-dire un mariage sacramentellement contracté dans l’Église et ratifié par les époux eux-mêmes dans leur chair. En effet, l’entière communion de vie, qui humainement parlant définit la conjugalité, évoque à sa manière le réalisme de l’Incarnation où le Fils de Dieu ne fait plus qu’un avec l’humanité dans la chair. En s’engageant l’un pour l’autre dans la tradition sans réserve d’eux-mêmes, les époux signifient leur passage effectif à la vie conjugale, où l’amour devient un partage aussi absolu que possible de soi-même avec l’autre. Ils entrent ainsi dans la conduite humaine dont le Christ a rappelé le caractère irrévocable et dont il a fait une image révélatrice de son propre mystère. L’Église ne peut donc rien sur la réalité d’une union conjugale qui a passé au pouvoir de Celui dont elle doit annoncer et non pas résorber le mystère.

14. Le privilège paulin

Ce qu’on appelle le « privilège paulin » ne contredit en rien ce que l’on vient de rappeler. En fonction de ce que Paul explique en 1 Corinthiens 7, 12-17, l’Église se reconnaît le droit d’annuler un mariage humain qui se révèle chrétiennement invivable pour le conjoint baptisé, en raison de l’opposition que lui fait celui qui ne l’est pas. Dans ce cas, le « privilège », s’il existe vraiment, joue en faveur de la vie dans le Christ, dont l’importance peut prévaloir de façon légitime, au regard de l’Église, sur une vie conjugale qui n’a pas pu et ne peut pas être effectivement consacrée au Christ par un tel couple.

15. Le mariage chrétien ne peut être isolé du mystère du Christ

Qu’il s’agisse donc de ses aspects scripturaires, dogmatiques, moraux, humains ou canoniques, jamais le mariage chrétien n’apparaît isolable du mystère du Christ. C’est pourquoi le sacrement de mariage, dont l’Église témoigne, auquel elle éduque et qu’elle permet de recevoir, n’est réellement vivable que dans une conversion continue des époux à la personne même du Seigneur. Cette conversion au Christ fait donc partie intrinsèque de la nature du sacrement et elle commande directement le sens et la portée d’un tel sacrement dans la vie des conjoints.

16. Une vision qui n’est pas totalement inaccessible aux non-croyants

Toutefois cette vision christologique n’est pas de soi totalement inaccessible aux non-croyants eux-mêmes. Non seulement elle a une cohérence propre qui désigne le Christ comme le seul fondement de ce que nous croyons, mais elle révèle aussi une grandeur du couple humain qui peut « parler » à une conscience, même étrangère au mystère du Christ. En outre, le point de vue de l’homme comme tel est explicitement intégrable dans le mystère du Christ au titre du premier Adam dont le second et dernier n’est jamais séparable. Le montrer pleinement dans le cas du mariage ouvrirait la réflexion présente sur d’autres horizons dans lesquels on n’entre pas ici. On a voulu rappeler avant tout comment le Christ est le vrai fondement, souvent ignoré par les chrétiens eux-mêmes, de leur propre mariage en tant que sacrement.

  

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