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COMMISSION THÉOLOGIQUE INTERNATIONALE

QUESTIONS CHOISIES DE CHRISTOLOGIE

(1979)

Présentation

Depuis 1977, plusieurs membres de la Commission Théologique Internationale désiraient centrer leurs travaux et leurs recherches sur la christologie. Sans doute, il ne pouvait être question de présenter une synthèse complète, mais on pouvait la préparer en étudiant des questions choisies en raison de leur actualité et de leur difficulté. Des méthodes diverses devaient aussi être employées : ici, le rédacteur se situerait au plan historico-critique pour rencontrer les difficultés mises en avant ; là, le bibliste, l’historien, le théologien, examineraient les problèmes dans leurs propres perspectives. D’autres encore, particulièrement sensibles aux objections et aux difficultés les plus communes aujourd’hui, entreprendraient de montrer comment les dogmes christologiques peuvent être présentés d’une manière actuelle sans perdre leur sens originel.

S. Ém. le cardinal Šeper, président de la Commission Théologique Internationale, groupa donc en une sous-Commission les membres qui souhaitaient entreprendre ce travail : H. Urs von Balthasar, le P. Cantalamessa, le P. Congar, le P. Dhanis, M. Gonzalez de Cardedal, le P. Le Guillou, Mgr Lehmann, le P. Martelet, Mgr Ratzinger, Mgr Schürmann, le P. Semmelroth et le P. Walgrave.

Au cours de ces deux dernières années de travaux, deux membres de cette sous-Commission devaient d’ailleurs être appelés auprès du Seigneur. Qu’il me soit permis de dire ici la pérennité de notre souvenir ému et l’estime que nous avons gardée d’un travail poussé jusqu’à l’extrémité des forces, comme d’une sociabilité à toute épreuve. La direction du groupe fut d’abord confiée à Mgr Ratzinger, qui devint rapidement cardinal-archevêque de Munich et Freising, ensuite au R.P. Semmelroth que sa santé trahit, enfin à Mgr Lehmann qui avait déjà dirigé avec succès deux entreprises de ce genre.

Il y a toujours une grande différence entre un dossier, tel qu’il est préparé par des recherches personnelles, et l’état définitif où il se trouve après une semaine de discussions vives et tenaces malgré leur cordialité (octobre 1979). Le lecteur trouvera ici la déclaration contenant les conclusions de ces recherches. Cette déclaration a été votée sous forme spécifique à une très grande majorité par les membres de la Commission Théologique Internationale. Celle-ci la publie donc comme une prise de position collective.

Mons. Philippe Delhaye

Introduction

De nos jours, la question de Jésus-Christ s’est posée, avec une acuité nouvelle, tant au plan de la piété qu’à celui de la théologie. De nombreux éléments nouveaux sont apportés par l’étude de la Sainte Écriture et par des recherches historiques sur les grands Conciles christologiques. Avec une insistance nouvelle, les hommes et les femmes d’aujourd’hui posent les questions d’autrefois : « Qui est donc cet homme ?...» (Lc 7, 49). « D’où ces dons lui viennent-ils? Quelle est cette sagesse qui lui est donnée ? Que signifient les miracles qui se font par ses mains ? » (Mc 6, 2). Manifestement, il ne suffit pas d’une réponse qui se tienne au niveau de l’étude générale de la science des religions.

Au cours de ces travaux récents, des ouvertures intéressantes se sont manifestées. Mais des tensions aussi sont apparues, non seulement entre des spécialistes de la théologie mais encore entre certains d’entre eux et le magistère de l’Église.

Cette situation a incité la Commission Théologique Internationale à prendre sa part dans ce vaste échange d’idées. Elle espère pouvoir apporter quelques précisions opportunes. Comme on le verra, la Commission Théologique Internationale n’a pas conçu le projet ambitieux d’exposer une christologie complète. Elle a cru plus urgent de faire porter son attention sur quelques points qui sont de spéciale importance ou dont les discussions actuelles avaient fait voir la difficulté.

 

I. Comment accéder à la connaissance de la personne et de l’œuvre de Jésus-Christ

A. Les recherches historiques

1. Jésus-Christ, qui est l’objet de la foi de l’Église, n’est ni un mythe ni une quelconque idée abstraite. Il est un homme qui a vécu dans un contexte concret, qui est mort après avoir mené sa propre existence dans l’évolution de l’histoire. Une recherche historique à son sujet est donc une requête de la foi chrétienne elle-même. Cette enquête ne manque d’ailleurs pas de difficultés comme le montrent les avatars qu’elle a connus au cours des temps.

1.1. Le Nouveau Testament n’a pas pour but de présenter une information purement historique sur Jésus. Il veut avant tout transmettre le témoignage de la foi ecclésiale sur Jésus et le présenter dans sa pleine signification de « Christ » (Messie) et de « Seigneur » (Kyrios, Dieu). Ce témoignage est l’expression de la foi et cherche à susciter la foi. Une « biographie » de Jésus, au sens moderne du mot, ne peut donc être composée si on entend par là un récit précis et détaillé. Mais il en va de même pour de nombreux personnages de l’Antiquité et du Moyen Age. Il ne faudrait d’ailleurs pas tirer de cela des conclusions d’un pessimisme exagéré sur la possibilité de connaître la vie historique de Jésus. L’exégèse d’aujourd’hui le montre bien.

1.2. Au cours des derniers siècles, la recherche historique sur Jésus a été plus d’une fois dirigée contre le dogme christologique. Cependant, en soi, cette attitude antidogmatique n’est pas un postulat nécessaire au bon usage de la méthode historico-critique. Dans les limites de la recherche exégétique, il est certes légitime de reconstruire une image purement historique de Jésus ou - pour le dire d’une manière plus réaliste - de mettre en évidence et de vérifier des faits qui concernent l’existence historique de Jésus.

Certains, par contre, ont voulu présenter des images de Jésus en écartant les témoignages des communautés primitives dont sont issus les Évangiles. Ainsi croyaient-ils se tenir à une vue historique complète et stricte. Mais, explicitement ou implicitement, ces chercheurs se basent sur des préjugés philosophiques, plus ou moins étendus, concernant ce que les temps modernes attendent de l’homme idéal. D’autres sont menés par des soupçons psychologiques concernant la conscience de Jésus.

1.3. Les christologies d’aujourd’hui, si elles veulent être valables* doivent éviter de tomber dans ces erreurs. Le danger est particulièrement grand pour les « christologies d’en bas », dans la mesure où elles veulent s’appuyer sur des recherches purement historiques. Certes, il est légitime de tenir compte des recherches exégétiques les plus récentes, mais il faut veiller tout autant à ne pas retomber dans les préjugés dont nous avons parlé plus haut.

B. L’unité du Jésus terrestre et du Christ glorifié

2. Les recherches scientifiques sur le Jésus de l’histoire ont certainement une grande valeur. Cela est tout particulièrement vrai pour la théologie fondamentale et pour les rencontres avec les non-croyants. Mais une connaissance vraiment chrétienne de Jésus ne peut en rester à ces perspectives limitées. On n’atteint pleinement la personne et l’œuvre de Jésus-Christ que si l’on évite de dissocier le « Jésus de l’histoire » et le « Christ tel qu’il a été prêché ». Une pleine connaissance de Jésus-Christ ne peut être obtenue sans tenir compte de la foi vive de la communauté chrétienne qui soutient cette vision des faits. Cela vaut aussi bien pour la connaissance historique de Jésus et pour la genèse du Nouveau Testament que pour la réflexion christologique d’aujourd’hui.

2.1. Les textes du Nouveau Testament eux-mêmes ont pour visée une connaissance toujours plus profonde et l’acceptation de la foi. Ils n’envisagent donc pas Jésus-Christ dans une perspective du genre littéraire de l’histoire pure ou de la biographie dans un cadre quasiment rétrospectif. La signification universelle et eschatologique du message et de la personne de Jésus-Christ exige que l’on dépasse la pure évocation historique, tout autant que les interprétations uniquement fonctionnelles. La notion moderne de l’histoire, avancée par certains en opposition avec la foi et considérée comme la nue présentation objective d’une réalité passée, diverge d’ailleurs de l’histoire telle que les Anciens la concevaient.

2.2. L’identité substantielle et radicale de Jésus dans sa réalité terrestre avec le Christ glorieux appartient à l’essence même du message évangélique. Une recherche christologique qui prétendrait se limiter au seul Jésus de l’« histoire » serait incompatible avec l’essence et la structure du Nouveau Testament, avant même d’être rejetée par une autorité religieuse magistérielle.

2.3. La théologie peut seulement saisir le sens et la portée de la résurrection de Jésus à la lumière de l’événement de sa mort. De même, elle ne peut comprendre le sens de cette mort qu’à la lumière de la vie de Jésus, de son action, de son message. La totalité et l’unité de l’événement de salut qu’est Jésus-Christ impliquent la vie, la mort et la résurrection de celui-ci.

2.4. La synthèse originale et primitive du Jésus terrestre et du Christ ressuscité se trouve en diverses « formules de confession de foi » et « homologies » qui font état, en même temps et avec une spéciale insistance, de la mort et de la résurrection. Avec Romains 1, 3 s, citons, entre autres, 1 Corinthiens 15, 3-4 : « Je vous ai transmis en premier lieu ce que j’ai reçu moi-même : que le Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures, qu’il a été mis au tombeau, qu’il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures. » Ces textes réalisent une connexion authentique entre une histoire individuelle et la signification de Jésus-Christ qui demeurera toujours.

Ils présentent en un nœud l’« histoire de l’essence » de Jésus-Christ. Cette synthèse reste un exemple et un modèle pour toute christologie authentique.

2.5. Cette synthèse christologique ne suppose pas seulement la confession de foi de la communauté chrétienne comme un élément de l’histoire, elle montre aussi que l’Église, présente aux différentes époques, reste le lieu de la vraie connaissance de la personne et de l’œuvre de Jésus-Christ. Sans la médiation de l’aide de la foi ecclésiale, la connaissance du Christ n’est pas plus possible aujourd’hui qu’à l’époque du Nouveau Testament. Il n’y a pas de levier d’Archimède en dehors du contexte ecclésial bien que, ontologiquement, Notre Seigneur conserve toujours la priorité et la primauté sur l’Église.

2.6. A l’intérieur de ce cadre plus large, un retour vers le Jésus terrestre est fructueux et nécessaire aujourd’hui dans le champ de la théologie dogmatique. Il importe de mieux mettre en évidence les innombrables richesses de l’humanité de Jésus-Christ que ne l’ont fait les christologies du passé. Jésus-Christ illustre et éclaire au plus haut degré la mesure ultime et l’essence concrète de l’homme, comme le dit le pape Jean-Paul II dans son encyclique Redemptor hominis 8, 10. Dans cette optique, la fraternité et la solidarité de Jésus avec nous ne portent nullement ombrage à sa divinité. On le verra par ce qui suit, le dogme christologique, pris dans son authenticité, interdit toute fausse opposition entre l’humanité et la divinité de Jésus.

2.7. L’Esprit Saint, qui a révélé Jésus comme Christ, communique aux fidèles la vie du Dieu trinitaire lui-même. Il suscite et vivifie la foi en Jésus comme Fils de Dieu exalté dans la gloire et présent dans l’histoire humaine.

Telle est la foi catholique. Telle est aussi la foi de tous les chrétiens dans la mesure où ceux-ci, en plus du Nouveau Testament, gardent fidèlement les dogmes christologiques des Pères de l’Église, les prêchent, les enseignent et leur rendent témoignage par leur vie authentique.

II. La foi christologique des premiers Conciles

A. Du Nouveau Testament au concile de Nicée

1. Les théologiens qui aujourd’hui mettent en doute la divinité du Christ recourent souvent à cette argumentation : un tel dogme ne peut venir de l’authentique révélation biblique ; son origine se trouve dans l’hellénisme. Des enquêtes historiques plus approfondies le démontrent au contraire, la manière de penser des Grecs est totalement étrangère à ce dogme et le refuse de toutes ses forces.

À la foi des chrétiens qui proclamaient la divinité du Christ l’hellénisme a opposé son dogme sur la transcendance divine qu’il estimait inconciliable avec la contingence et l’existence dans l’histoire humaine de Jésus de Nazareth. Il était particulièrement difficile pour les philosophes grecs d’accepter l’idée d’une incarnation divine. Les platoniciens la tenaient pour impensable au nom de leur doctrine sur la divinité ; les stoïciens, eux, ne pouvaient la faire coïncider avec ce qu’ils enseignaient sur le cosmos.

2. C’est pour répondre à ces difficultés que plusieurs théologiens chrétiens ont emprunté plus ou moins ouvertement à l’hellénisme l’idée d’un « dieu secondaire » (deuteros theos) ou intermédiaire ou bien encore celle d’un démiurge. C’était évidemment ouvrir la porte au danger du subordinationisme. Celui-ci était latent chez certains apologètes et chez Origène. Arius en fit une hérésie formelle; il enseigna que le Fils occupe une place intermédiaire entre le Père et les créatures. L’hérésie arienne montre bien comment se présenterait le dogme de la divinité du Christ s’il était vraiment dû à l’hellénisme philosophique et non pas à la Révélation divine.

Au concile de Nicée, en 325, l’Église a défini que le Fils est consubstantiel (homoousios) au Père. Elle a ainsi rejeté le compromis arien avec l’hellénisme en même temps qu’elle modifiait profondément le schéma métaphysique grec, surtout celui des platoniciens et des néo-platoniciens. En effet, elle a, en quelque sorte, démythisé l’hellénisme et elle a opéré une catharsis (purification) chrétienne de celui-ci, en reconnaissant seulement deux modes d’être : celui de l’être incréé (non fait) et celui de l’être créé, puisqu’elle bannissait l’idée d’un être intermédiaire.

Certes, le terme « homoousios » utilisé par le concile de Nicée est philosophique et non biblique. Cependant, cela apparaît bien, l’intention ultime des Pères du Concile a seulement été d’exprimer le sens authentique des affirmations du Nouveau Testament sur le Christ, d’une manière univoque et sans aucune ambiguïté.

En définissant ainsi la divinité du Christ, l’Église s’est aussi appuyée sur l’expérience du salut et sur la divinisation de l’homme dans le Christ. Et, d’autre part, la définition dogmatique a déterminé et marqué l’expérience du salut. On peut donc le reconnaître, il y a eu une interaction profonde entre l’expérience vitale et le processus de la clarification théologique.

3. Les réflexions théologiques des Pères de l’Église ne sont pas restées étrangères au problème particulier de la préexistence divine du Christ. On songera tout particulièrement à Hippolyte de Rome, à Marcel d’Ancyre et à Photin. Leurs essais avaient pour but de présenter la préexistence du Christ, non pas au plan de la réalité ontologique mais au seul niveau de l’intentionnalité. Le Christ aurait préexisté en tant qu’il était prévu (kata prognosin).

L’Église catholique a considéré ces présentations de la préexistence du Christ comme insuffisantes; elle les a condamnées. Elle exprimait ainsi sa propre foi en une préexistence ontologique du Christ. Elle se basait sur la génération éternelle du Verbe à partir du Père. Elle se référait aussi à ce que le Nouveau Testament affirme très nettement sur le rôle actif du Verbe de Dieu dans la création du monde. Cela va de soi, car celui qui n’existe pas encore ou celui qui existe seulement dans l’intentionnalité ne peut exercer une action réelle.

B. Le concile de Chalcédoine

4. L’ensemble de la théologie christologique patristique s’occupe de l’identité métaphysique et salvifique du Christ. Elle veut répondre à ces questions : Qu’est Jésus ? Qui est Jésus ? Comment nous sauve-t-il ? On peut aussi la considérer comme une compréhension progressive et une formulation théologique dynamique du mystère de la parfaite transcendance et de l’immanence de Dieu dans le Christ. Cette recherche du sens est, en effet, conditionnée par la convergence de deux données. D’une part, la foi de l’Ancien Testament proclame une absolue transcendance de Dieu. D’autre part, il y a l’« événement Jésus-Christ » : celui-ci est considéré comme une intervention personnelle et eschatologique de Dieu lui-même dans le monde.

Il s’agit d’une immanence supérieure, d’une tout autre qualité que celle de l’habitation de l’Esprit de Dieu dans les prophètes. On ne peut transiger sur l’affirmation de la transcendance : elle est postulée par l’affirmation de la pleine et authentique divinité du Christ. Elle est tout autant nécessaire pour dépasser les christologies que l’on appelle « réductrices » : l’ébionisme, l’adoptianisme, l’arianisme. Elle permet tout autant de réfuter la thèse d’inspiration monophysite sur le mélange de Dieu et de l’homme en Jésus, aboutissant à abolir l’immutabilité et l’impassibilité de Dieu. D’autre part, l’idée d’immanence qui est liée à la foi dans l’incarnation du Verbe permet d’affirmer l’humanité du Christ, réelle et authentique, contre le docétisme des gnostiques.

5. Au cours des controverses entre l’école d’Antioche et celle d’Alexandrie, on ne voyait pas comment concilier la transcendance, c’est-à-dire la distinction des natures, avec l’immanence, à savoir l’union hypostatique. Le concile de Chalcédoine, en 451 (DS 301-302) a voulu montrer comment une synthèse des deux points de vue était possible en recourant en même temps à deux expressions : « sans confusion» (asugkytôs), «sans division» (adiairetôs) : on peut voir là l’équivalent apophatique de la formule affirmant « les deux natures et l’unique hypostase » du Christ.

Sans confusion se rapporte évidemment aux deux natures et affirme l’humanité authentique du Christ, En même temps, la formule rend témoignage à la transcendance de Dieu selon le désir des antiariens puisque Dieu est dit rester Dieu tandis que l’homme reste homme. Cette formule exclut tout état intermédiaire entre la divinité et l’humanité. Sans division proclame l’union très profonde et irréversible de Dieu et de l’homme Jésus en la personne du Verbe. La pleine immanence de Dieu dans le monde est tout autant affirmée : c’est elle qui fonde le salut chrétien et la divinisation de l’homme.

Par ces affirmations, les Pères de Chalcédoine ont atteint un nouveau degré dans la perception de la transcendance. Celle-ci n’est pas seulement « théologique », elle est « christologique ». Il ne s’agit plus seulement d’affirmer l’infinie transcendance de Dieu vis-à-vis de l’homme. Il est question, cette fois, de l’infinie transcendance du Christ, Dieu et homme, par rapport à l’universalité des hommes et de l’histoire. Selon les Pères conciliaires, le caractère absolu et universel de la foi chrétienne réside dans ce second aspect de la transcendance qui est à la fois eschatologique et ontologique.

6. Que représente donc le concile de Chalcédoine dans l’histoire de la christologie ? La définition dogmatique de Chalcédoine ne prétend pas donner une réponse exhaustive à la question : Comment, dans le Christ, Dieu et homme peuvent-ils coexister ? C’est là précisément que se situe le mystère de l’Incarnation. Aucune définition ne peut en épuiser les richesses par des formules affirmatives. Il convient plutôt de procéder par négation et de tracer un lieu dont on ne peut s’écarter. A l’intérieur de cet espace de vérité, le Concile a situé l’« un » et l’« autre » qui paraissaient s’exclure : la transcendance et l’immanence, Dieu et l’homme. Les deux aspects doivent être affirmés sans restriction, mais en excluant tout ce qui est juxtaposition ou mélange. Ainsi, dans le Christ, la transcendance et l’immanence sont-elles parfaitement unies.

Si l’on considère les catégories mentales et les méthodes utilisées, on peut penser à une certaine « hellénisation » de la foi du Nouveau Testament. Mais, d’autre part, sous un autre aspect, la définition de Chalcédoine transcende radicalement la pensée grecque. En effet, elle fait coexister deux points de vue que la philosophie grecque avait toujours tenus pour inconciliables : la transcendance divine qui est l’âme même du système des platoniciens, l’immanence divine qui est l’esprit de la théorie stoïcienne.

C. Constantinople III

7. Pour établir une doctrine christologique correcte, il ne faut pas seulement tenir compte de l’évolution des idées qui ont abouti au concile de Chalcédoine. Il est aussi nécessaire de prêter attention aux derniers Conciles christologiques et spécialement au troisième concile de Constantinople (681) [DS 556 s].

Par la définition de ce Concile, l’Église montrait qu’elle pouvait encore mieux éclairer le problème christologique qu’elle ne l’avait déjà fait au concile de Chalcédoine. Elle se montrait ainsi prête à examiner à nouveau les questions christologiques en raison des difficultés nouvelles qui s’étaient manifestées. Elle voulait approfondir encore une connaissance qu’elle avait acquise par ce qui est dit de Jésus-Christ dans la Sainte Écriture.

Le concile du Latran de 649 (DS 502 s) avait condamné le monothélisme et ainsi il avait prépare le concile œcuménique de Constantinople III. En effet, en 649, l’Église - grâce en bonne partie à saint Maxime le Confesseur - avait mis en évidence la part essentielle qu’a eue la liberté humaine du Christ dans l’œuvre de notre salut. Elle soulignait aussi, par le fait même, la relation qui a existé entre cette libre volonté humaine et l’hypostase du Verbe. Dans ce Concile, en effet, l’Église déclare que notre salut a été voulu par une personne divine à travers une volonté humaine. Ainsi interprétée à la lumière du concile du Latran, la définition de Constantinople III a ses racines profondes dans la doctrine des Pères et dans le concile de Chalcédoine. Mais, d’autre part, elle nous aide d’une manière toute spéciale à correspondre aux exigences de notre temps en matière de christologie.

Celles-ci, en effet, tendent à mieux montrer la place qu’ont eue dans le salut des hommes l’humanité du Christ et les divers « mystères » de sa vie terrestre comme le baptême, les tentations, l’« agonie » de Gethsémani.

III. Le sens actuel du dogme christologique

A. Christologie et anthropologie dans les perspectives de la culture moderne

1. La christologie, en un certain sens, doit assumer et intégrer la vision que l’homme d’aujourd’hui acquiert de lui-même et de son histoire dans la relecture que l’Église procure au croyant. De cette manière, on peut corriger les défauts qui proviennent, en christologie, d’un usage trop strict de ce qu’on appelle « nature ». On peut aussi rattacher au Christ récapitulateur (Ep 1, 10) ce que la lecture d’aujourd’hui apporte légitimement à une perception plus nette de la condition humaine.

2. Cette confrontation de la christologie avec la culture actuelle contribue à une connaissance nouvelle et plus profonde que l’homme acquiert de lui-même aujourd’hui. Mais, d’autre part, il la vérifie et l’éprouve, il la soumet à son propre critère quand cela est nécessaire, par exemple, dans les domaines de la politique et de la religion. Cela vaut surtout pour cette dernière. Ou bien, en effet, la religion est niée et totalement rejetée par l’athéisme; ou bien elle est interprétée comme un moyen d’arriver aux dernières profondeurs de l’universalité des choses en excluant explicitement un Dieu transcendant et personnel. Dès lors, la religion risque d’apparaître comme une pure « aliénation » de l’humanité, tandis que le Christ perd son identité et son unicité. Dans les deux cas, on arrive logiquement à ces résultats : la dignité de la condition humaine s’évanouit; le Christ perd sa primauté et sa grandeur. Le remède à une telle situation ne peut venir que d’un renouveau de l’anthropologie à la lumière du mystère du Christ.

3. La doctrine paulinienne des deux Adam (1 Co 15, 21 s ; Rm 5, 12-19) sera le principe christologique à partir duquel se conduira et s’éclairera la confrontation avec la culture humaine aussi bien que le critère de jugement sur les recherches actuelles dans le champ de l’anthropologie. Grâce à ce parallélisme, le Christ, qui est le second et dernier Adam, ne peut être compris sans tenir compte du premier Adam, c’est-à-dire de notre condition humaine. Le premier Adam, de son côté, est seulement perçu dans sa vraie et pleine humanité s’il s’ouvre au Christ qui nous sauve et nous divinise par sa vie, sa mort, sa résurrection.

B. Le sens authentique des difficultés actuelles

4. Beaucoup de nos contemporains rencontrent des difficultés quand on leur présente le dogme du concile de Chalcédoine. Des vocables comme « nature » et « personne » utilisés par les Pères conciliaires ont certes encore le même sens dans le langage courant, mais les réalités en cause sont désignées par des concepts très différents dans les divers vocabulaires philosophiques. Pour beaucoup, l’expression « nature humaine » ne signifie plus une essence commune et immuable; elle renvoie seulement à un schéma, à un résumé des phénomènes que, de fait, on retrouve chez les hommes, dans la majorité des cas. Très souvent, la notion de personne est définie en termes psychologiques ; l’aspect ontologique en est négligé.

Nombreux sont ceux qui, aujourd’hui, formulent des difficultés encore plus grandes quand il s’agit des aspects sotériologiques des dogmes christologiques. Ils refusent toute idée d’un salut qui impliquerait une hétéronomie quant au projet de vie. Ils critiquent ce qu’ils croient être le caractère purement individuel du salut chrétien. La promesse d’une béatitude future leur paraît une utopie qui détourne les hommes de leurs véritables devoirs, uniquement terrestres à leurs yeux. Ils demandent de quoi les hommes ont dû être rachetés; à qui il aurait été nécessaire de payer le prix du salut. Ils s’indignent à l’idée que Dieu ait pu exiger le sang d’un innocent ; ils voient dans cette conception un soupçon de sadisme. Ils argumentent contre ce qu’on a appelé la « satisfaction vicaire » (c’est-à-dire par un médiateur) en disant qu’elle est moralement impossible. Chaque conscience est autonome, argumentent-ils, elle ne peut donc être libérée par un autre.

Enfin, certains de nos contemporains se plaignent de ne pas retrouver dans la vie de l’Église et des fidèles l’expression vécue du mystère de libération qu’ils proclament.

C. Signification permanente de la foi christologique dans ses visées et son contenu

5. Malgré toutes ces difficultés, l’enseignement christologique de l’Église et tout spécialement le dogme défini au concile de Chalcédoine conservent une valeur définitive. Certes, il est permis, il est peut-être opportun, de chercher à l’approfondir, mais il ne peut pas être permis de le récuser. Au plan historique, il est faux de dire que les Pères conciliaires de Chalcédoine ont infléchi le dogme chrétien dans le sens des concepts hellénistiques. Les difficultés actuelles, que nous avons rappelées, montrent, d’autre part, que certains de nos contemporains sont dans une ignorance profonde en ce qui concerne le sens authentique du dogme christologique. Ils n’ont pas toujours non plus une vue correcte sur la vérité du Dieu créateur du monde visible et invisible.

Pour parvenir à la foi dans le Christ et dans le salut qu’il apporte, il faut admettre un certain nombre de vérités qui les expliquent. Le Dieu vivant est amour (1 Jn 4, 8) ; c’est par amour qu’il a créé toutes choses. Ce Dieu vivant - Père, Verbe, Esprit sanctificateur - a créé l’homme à son image dès l’origine des temps. Il lui a donné la dignité de personne douée de raison au milieu du cosmos. Quand la plénitude des temps fut venue, le Dieu trinitaire a complété son œuvre dans le Christ Jésus. Il l’a constitué comme médiateur de la paix et de l’alliance qu’il offrait au monde entier, pour tous les hommes et pour tous les siècles Jésus-Christ est l’homme parfait. En effet, il vit totalement du Dieu Père et pour le Dieu Père. En même temps, il vit totalement avec les hommes et pour leur salut, c’est-à-dire leur épanouissement. Il est donc l’exemple et le sacrement de l’humanité nouvelle.

La vie du Christ nous procure une nouvelle compréhension de Dieu, et aussi de l’homme. De même que le Dieu des chrétiens est nouveau et spécifique, ainsi l’homme des chrétiens est nouveau et original vis-à-vis de toutes les autres conceptions de l’homme. La condescendance de Dieu (Tt 3, 4) et, si l’on peut employer ce terme, son « humilité » le rendent solidaire des hommes eux-mêmes, par l’Incarnation, œuvre d’amour. Il rend aussi possible un homme nouveau qui trouve sa gloire dans le service et non dans la domination.

L’existence du Christ est pour les hommes (pro-existentia) ; il prend la forme du serviteur pour eux (Ph 2, 7); il meurt et ressuscite d’entre les morts à la vraie vie pour eux (Rm 4, 24). Cette vie du Christ orienté vers les autres nous fait voir que la vraie autonomie de l’homme ne consiste ni dans une supériorité ni dans une opposition. Par l’esprit de supériorité (supra-existentia) l’homme cherche à se mettre en avant et à dominer les autres. Dans l’opposition (contra-existentia), il traite les hommes avec injustice et cherche à les manipuler.

Au premier moment, la conception de la vie humaine déduite de celle du Christ ne peut que choquer. C’est bien pourquoi elle réclame une conversion de tout l’homme, non seulement dans ses débuts mais dans toute sa continuité et, par la persévérance, jusqu’à la fin. Cette conversion peut seulement naître de la liberté qui a été remodelée par l’amour.

D. Nécessité d’actualiser la doctrine et la prédication christologiques

6. Au cours de l’histoire comme au milieu de la variété des cultures, les enseignements des conciles de Chalcédoine et de Constantinople III doivent toujours être actualisés dans la conscience et la prédication de l’Église sous la conduite de l’Esprit Saint. Cette nécessaire actualisation s’impose tant aux théologiens qu’à la sollicitude apostolique des pasteurs et des fidèles.

6.1. La tâche des théologiens est tout d’abord de construire une synthèse soulignant tous les aspects et toutes les valeurs du mystère du Christ. Ils devront y assumer les résultats authentiques de l’exégèse biblique et des recherches sur l’histoire du salut. Ils tiendront aussi compte de la manière dont les religions des divers peuples montrent l’inquiétude du salut et dont les hommes en général font effort pour obtenir une authentique libération. Ils seront tout autant attentifs à l’enseignement des saints et des docteurs de l’Église.

Pareille synthèse ne peut qu’enrichir la formule de Chalcédoine par des perspectives plus sotériologiques, donnant tout son sens à la formule : le Christ est mort pour nous.

Les théologiens donneront aussi toute leur attention à des questions toujours difficiles. Citons celles de la conscience et de la science du Christ, la manière de concevoir la valeur absolue et universelle de la Rédemption accomplie par le Christ pour tous et une fois pour toutes.

6.2. Venons-en à l’ensemble de l’Église qui est le peuple messianique de Dieu. À cette Église incombe la tâche de faire participer tous les hommes et tous les peuples au mystère du Christ. Ce mystère du Christ est certes le même pour tous; il doit cependant être présenté de telle sorte que chacun puisse l’assimiler et le célébrer dans sa propre vie et sa propre culture. Cela est d’autant plus urgent que l’Église d’aujourd’hui est de plus en plus consciente de l’originalité et de la valeur des diverses cultures. C’est, en effet, dans celles-ci que les peuples expriment leur propre sens de la vie avec des symboles, des gestes, des notions, des langages spécifiques. Cela entraîne certaines conséquences. Le mystère a été révélé aux hommes saints que Dieu a choisis, il a été cru, professé, célébré par les chrétiens. C’est un fait non renouvelable dans l’histoire. Mais ce mystère s’ouvre pour une part à des nouvelles expressions à inventer. Ainsi, dans chaque peuple et à chaque époque, des disciples donneront leur foi au Christ Seigneur et lui seront incorporés.

Le Corps mystique du Christ est formé d’une grande diversité de membres; il leur donne la même paix dans l’unité sans pour autant faire fi de leurs traits particuliers. L’Esprit « maintient tout dans l’unité et il connaît toute parole » (Introït de l’ancienne liturgie romaine de la Pentecôte d’après Sg 1). De cet Esprit, tous les peuples et tous les hommes ont reçu leurs propres richesses et leurs propres charismes. Par eux la famille de Dieu universelle est enrichie puisque d’une même voix et d’un même cœur mais aussi dans leurs diverses langues les fils de Dieu invoquent leur Père céleste par le Christ Jésus.

IV. Christologie et sotériologie

A. « Pour notre salut »

1. Dieu le Père « n’a pas épargné son propre Fils mais il l’a livré pour nous tous » (Rm 8, 32). Notre Seigneur est devenu homme « pour nous et pour notre salut ». Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils, son unique « pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle » (Jn 3, 16). La personne de Jésus-Christ ne peut donc être séparée de l’œuvre rédemptrice; les bienfaits du salut ne sont pas séparables de la divinité de Jésus-Christ. Seul le Fils de Dieu peut réaliser une authentique rédemption du péché du monde, de la mort éternelle et de la servitude de la loi, selon la volonté du Père, avec la coopération de l’Esprit Saint.

Certaines spéculations théologiques n’ont pas suffisamment conservé cet intime lien entre la christologie et la sotériologie. Aujourd’hui il est toujours nécessaire de rechercher comment mieux exprimer la réciprocité mutuelle qui lie ces deux aspects de l’événement du salut, unique en soi.

Dans cette étude, nous voulons seulement envisager deux problèmes.

Une première recherche est historique; elle se situe au niveau de la période de l’existence terrestre de Jésus. Elle a son centre dans la question : Qu’est-ce que Jésus a pensé de sa mort ? En raison même de la valeur que nous voulons donner à la réponse, le problème doit être envisagé au niveau de la recherche historique et de toutes ses exigences critiques (n° 2). Elle doit être évidemment complétée par la vision pascale de la Rédemption (n° 3). Encore une fois, il faut le répéter, la Commission Théologique International n’entend ni exposer ni expliquer une christologie complète. Elle laisse de côté notamment le problème de la conscience humaine de Jésus-Christ. Elle cherche seulement à exposer ici le fondement du mystère du Christ d’après la vie terrestre de Jésus comme d’après sa Résurrection.

Une seconde recherche se situera à un autre niveau (n° 4). Elle montrera comment la multiplicité de la terminologie néotestamentaire de l’œuvre rédemptrice est riche d’enseignements sur la sotériologie. On cherchera à les systématiser, à en faire saisir tout le sens théologique. On soumettra évidemment cette recherche à la confrontation avec les textes de la Sainte Écriture eux-mêmes.

B. Durant son existence terrestre, Jésus est orienté vers le salut des hommes

2.1. Jésus en a eu parfaitement conscience, dans ses paroles et ses actes, dans son existence et sa personne, le Royaume et le Règne de Dieu étaient à la fois une réalisation présente, une attente et une approche (Lc 10, 23 s ; 11, 20). Aussi bien s’est-il présenté comme le Sauveur eschatologique et a-t-il expliqué sa mission d’une manière directe, même si elle était le plus souvent implicite. Il apportait le salut eschatologique puisqu’il venait après le dernier des prophètes, Jean le Baptiste. Il rendait présent Dieu et son Règne. Il menait le temps de la promesse à son accomplissement (Lc 16, 16 ; cf. Mc 1, 15a).

2.2. Si la Passion a été pour Jésus un échec, un naufrage, s’il a désespéré de Dieu et de sa propre mission, sa mort - ni alors ni maintenant - ne peut être comprise comme l’acte définitif de l’économie du salut. Une mort subie d’une manière purement passive ne pourrait être un événement de salut « christologique ». Cette mort devrait être, par contre, la suite voulue de l’obéissance et de l’amour de Jésus qui s’offrait. Elle devait être assumée en un acte complexe d’activité et de passivité (Ga 1, 4 ; 2, 20). L’idéal moral de vie et, d’une façon générale, la manière d’agir de Jésus le montrent : celui-ci était orienté vers sa mort et il était prêt à la subir. Il mettait ainsi en acte les exigences qu’il avait lui-même proposées à ses disciples (Lc 14, 27 ; Mc 8, 34.35 ; Mt 10, 29.31).

2.3. Jésus mourant exprime sa volonté de servir et de donner sa vie (Mc 10, 45) : c’est là l’effet et la continuation de l’attitude de toute sa vie (Lc 22, 27). L’une et l’autre émanaient d’une attitude fondamentale tendant à vivre et à mourir pour Dieu et les hommes. C’est ce que certains appellent une « existence-pour-les-autres », une pro-existence. En raison de cette disposition, Jésus était ordonné, de par son « essence » même, à être le Sauveur eschatologique qui procure « notre » salut (1 Co 15, 3 ; Lc 22, 19.20b), le salut d’« Israël » (Jn 11, 30) comme celui des Gentils (Jn 11, 51 s). Ce salut vise la multitude (Mc 14, 24 ; 10, 45), tous les hommes (2 Co 5, 14 s ; 1 Tm 2, 6), le « monde » (Jn 6, 51c).

2.4. Comment doit se comprendre cette disposition fondamentale d’exister pour les autres, c’est-à-dire de s’offrir et se donner totalement jusqu’à subir la mort, telle qu’elle apparaît chez Jésus au cours de son existence terrestre ? Elle est essentiellement une ouverture lucide de conformité à la volonté de Dieu. Le déroulement des événements vécus n’a évidemment pas pu ne pas rendre encore plus vive et plus concrète cette orientation. C’est donc dans l’espoir et la confiance que Jésus, en tant que médiateur eschatologique du salut, comme envoyé du Royaume de Dieu, attendait le Règne qui s’établit définitivement (Mc 14, 25 et par.).

Bien qu’ouvert entièrement à la volonté du Père, Jésus a pu percevoir des questions qui se posaient. Le Père donnerait-il un succès plein et entier à la prédication du Royaume ? Le peuple d’Israël serait-il incapable d’adhérer au salut eschatologique ? Devrait-il recevoir le baptême de la mort (Mc 10, 38 s ; Lc 12, 50) et boire le calice de la passion (Mc 14, 36) ? Le Père voudrait-il établir son Règne si Jésus connaissait l’insuccès, la mort et, qui plus est, la mort cruelle du martyre ? Le Père rendrait-il finalement efficace pour le salut ce que Jésus « mourant pour les autres » aurait souffert ?

Jésus puisait des réponses positives dans la conscience qu’il avait d’être le médiateur eschatologique du salut, présence du Règne de Dieu. Il pouvait donc attendre en toute confiance la solution des problèmes qui se posaient. Cette confiance de Jésus peut être affirmée et comprise à partir de ce qu’il dit et fait lors de la dernière cène (Lc 22, 19 s et par.). Il est prêt à partir vers la mort et, cependant, il attend et annonce sa résurrection et son exaltation (Mc 14, 25), il réaffirme la promesse et la présence du salut eschatologique.

2.5. Comment Jésus a-t-il compris et exprimé son attitude fondamentale l’existence pour les autres, sa disposition à servir dans son dévouement qui commandait son action et même sa mort ? Il n’était pas nécessaire mais il n’était pas non plus impossible que cela se fît selon les catégories mentales et les schémas qui lui étaient fournis par la tradition du culte sacrificiel d’Israël. En ce cas, il y aurait eu comme une intériorisation personnalisante de la « mort vicaire et expiatoire du martyr pour les autres » ou, d’une manière spécifique, la passion du « serviteur de Yahvé » (Is 53).

En fait, Jésus a pu comprendre et vivre (voir ici 3.4) ces concepts en leur donnant un sens plus profond et en les transformant. Il y aurait donc eu dans son âme une expression de la disposition d’exister pour les autres. De toute façon, l’orientation de Jésus vers le salut des hommes ne peut en aucune manière être comprise dans l’équivoque ou l’ambiguïté. Elle n’a pas de sens si elle n’inclut pas une connaissance et une conscience personnelles, une disposition résolue chez le sujet qui se donne (voir ici 3.3).

C. Le Rédempteur eschatologique

3.1. Dieu a ressuscité et exalté Jésus. Par là, il a confirmé que celui-ci est le Sauveur des croyants une fois pour toutes et définitivement. Il l'a ainsi confirmé comme « Seigneur et Christ » (Ac 2, 36), le Fils de l’homme qui vient comme juge du monde (Mc 14, 62). Il a montré Jésus comme « le Fils de Dieu constitué dans toute sa force » (Rm 1, 4). Les croyants ont trouvé une lumière nouvelle dans la résurrection et l’exaltation de Jésus : celles-ci montraient que la mort en croix réalisait le salut. Avant Pâques, ces vérités ne pouvaient pas encore être exprimées de cette manière en des paroles parfaitement claires.

3.2. Parmi ce qui a été dit, deux éléments méritent une considération toute spéciale.

a) Jésus a eu conscience qu’il était le Sauveur définitif des temps derniers (cf. 2.1), qu’il annonçait et rendait présent le Règne de Dieu (cf. 2.2 ; 2.3).

b) La résurrection et l’exaltation de Jésus (3.1) ont montré que sa mort est un élément constitutif du salut qu’apportent le règne et le pouvoir de Dieu (Lc 22, 20 par.). Dans 1 Corinthiens 11, 24 la mort de Jésus est présentée comme un élément constitutif de la Nouvelle Alliance qui va se réaliser d’une façon définitive et eschatologique.

Ces deux éléments permettent de conclure : la mort de Jésus est efficace pour le salut.

3.3. Si l’on parle au sens strict et au niveau simplement notionnel, il n’est pas facile de qualifier de substitution expiatoire ou d’expiation vicaire cette action divine qui apporte irrévocablement le salut par la vie et la mort du Sauveur eschatologique, comme par la résurrection qui le constitue Sauveur d’une manière définitive et irréversible.

Mais on peut considérer ainsi les choses si la mort et les actions de Jésus sont rattachées à une disposition existentielle et fondamentale qui inclut une certaine connaissance personnelle (cf. supra dans 2.5) et une volonté de porter par procuration la peine (Ga 3, 13) et le péché du genre humain (Jn 1, 29 ; 2 Co 5, 21).

3.4. Si Jésus a pu réaliser par don gratuit les effets de cette expiation vicaire, c’est seulement parce qu’il a accepté d’être « donné par le Père » et parce qu’il s’est lui-même donné au Père qui l’acceptait dans la Résurrection. Il s’agissait là d’un ministère d’existence-pour-les-autres dans la mort du Fils préexistant (Ga 1, 4 ; 2, 20).

C’est bien pourquoi quand on envisage le mystère du salut de cette manière et que l’on parle d’« expiation vicariale », il faut avoir présente à l’esprit une double analogie.

L’oblation volontaire du martyr, spécialement celle du Serviteur de Yahvé (Is 53) diffère totalement de l’immolation des animaux comme « des images et des ombres » (He 10, 1).

Il faut encore plus mettre l’accent sur l’oblation du Fils éternel et insister plus nettement encore sur l’analogie des situations. Le Fils éternel en effet, « entrant dans le monde », vient faire la « volonté de Dieu » (He 10, 5.7b). C’est « par l’Esprit éternel qu’il s’est offert lui-même à Dieu comme une victime sans tache » (He 9, 14). (Cette oblation est adéquatement appelée sacrifice, par exemple au concile de Trente [DS 1753] mais alors il faut rendre au terme son sens originel.)

3.5. La mort de Jésus a été une expiation vicariale définitivement efficace parce que le geste du Père livrant et donnant son Fils (Rm 4, 25 ; 8, 32 ; cf. Jn 3, 16 ; 1 Jn 4, 9) est repris exemplairement et réellement dans le Christ qui se donne lui-même, par charité parfaite en se livrant et se dévouant (cf. aussi Ep 5, 2.25 ; cf. 1 Tm 2, 6 ; Tt 2, 14).

Ce que l’on appelait traditionnellement expiation vicaire doit être compris, transformé et exalté comme un événement trinitaire.

D. Unité et pluralité de la réflexion sotériologique dans l’Église

4. L’origine et le nœud de toute la sotériologie se retrouvent déjà dans l’Église primitive, avant saint Paul. Cette sotériologie se base sur les paroles et la conscience de Jésus lui-même. Celui-ci sait qu’il meurt pour nous, pour nos péchés; c’est dans cette perspective qu’il vit toute son existence terrestre, qu’il souffre et qu’il ressuscite.

Cinq éléments principaux peuvent être énumérés :

1. Le Christ se donne lui-même ;

2. Il prend notre place dans le mystère du salut ;

3. Il nous libère de « la colère qui vient » et de tout pouvoir mauvais ;

4. Il accomplit en cela la volonté salvifique du Père ;

5. Il veut nous introduire ainsi dans la vie trinitaire par la participation à la grâce de l’Esprit Saint.

Il appartient à la théologie postérieure de montrer comment ces aspects se coordonnent.

De son côté, saint Thomas souligne cinq modes d’action de l’œuvre rédemptrice : mérite, satisfaction, rédemption, sacrifice, cause efficiente. D’autres peuvent certes y être ajoutés.

Dans les écrits du Nouveau Testament comme durant les différentes époques de l’histoire de la théologie, certains aspects de la sotériologie seront plus nettement soulignés que d’autres. Cependant tous doivent être considérés comme des approches du mystère pascal et, autant que possible, ramenés à des vues synthétiques.

5. À l’époque des Pères, en Orient comme en Occident, l’aspect dominant de la sotériologie est celui de l’échange. Par l’Incarnation et par la Passion il y a échange entre la nature divine et la nature humaine en général. Plus précisément l’état de péché est échangé pour celui de la filiation divine.

Cependant les Pères ont nuancé et limité l’idée d’échange en tenant compte de l’éminente dignité du Christ. Le Christ a assumé les caractères (pathé) de la nature pécheresse d’une manière seulement extérieure (schetikôs). Il n’est devenu lui-même « péché » (2 Co 5, 21), si ce n’est en ce sens qu’il est devenu une « oblation sacrificielle pour le péché ».

6. Saint Anselme a proposé une autre théorie qui a prévalu jusqu’à une époque toute récente. Le Rédempteur ne se substitue pas au pécheur au sens strict, mais il exerce une action unique qui, aux yeux de Dieu, compense la dette des fautes humaines. Il accepte la mort à laquelle il n’était pas soumis; son geste a une valeur infinie en raison de l’union hypostatique.

Cette action du Fils réalise le dessein sauveur de la Sainte Trinité tout entière. Dans ce système de la satisfaction, la formule : mort pour nous, signifie surtout que le Christ accepte la mort en notre faveur et non à notre place.

Saint Thomas a retenu substantiellement cette présentation du mystère du salut et y a mêlé des éléments repris à la théologie des Pères. Il insiste sur le fait que le Christ est tête de l’Église, et que la grâce qu’il possède comme tête est transmise à tous les membres de l’Église en raison de la conjonction organique du corps mystique.

7. Certains auteurs récents essaient de restaurer l’idée d’« échange » (commercium) sur laquelle la théologie de saint Anselme n’avait pas insisté. Deux pistes de recherche ont été ouvertes par eux.

a) Les uns mettent en avant le concept de solidarité. Celui-ci peut d’ailleurs être compris de plusieurs manières. Dans une perspective stricte, elle met en avant la manière dont le Christ souffrant assume à sa façon l’expérience de l’éloignement de Dieu vécue par les pécheurs. Dans une vue moins stricte, ces théologiens parleront seulement de la seule volonté du Fils de manifester le pardon inconditionné du Père, aussi bien dans sa vie que dans sa mort.

b) Par le concept de substitution, on insiste sur le fait que le Christ assume vraiment la condition des pécheurs. Il ne s’agit pas de penser que Dieu a puni ou condamné le Christ à notre place. C’est là une théorie erronément mise en avant par plusieurs auteurs, notamment dans la théologie réformée. D’autres théologiens évitent ces perspectives. Ils soulignent seulement que le Christ a subi la « malédiction de la loi » (Ga 3, 13), c’est-à-dire l’aversion que Dieu ressent pour le péché. Le Christ a pris sur lui le poids des péchés de l’humanité qui étaient l’objet de la colère de Dieu. Cela même constitue un aspect de l’amour et de la « jalousie » que Dieu porte au peuple avec lequel il a conclu son alliance lorsque ce dernier s’écarte de lui.

8. L’explication de la Rédemption par la substitution peut être justifiée aux plans exégétique et dogmatique. Contrairement à ce que d’aucuns ont affirmé, elle ne contient aucune contradiction interne.

La liberté des êtres créés n’est pas totalement autonome. Elle a toujours besoin d’un secours divin. Une fois qu’elle s’est détournée de Dieu, elle ne peut revenir à lui par ses propres forces. D’autre part, l’homme a été créé pour être intégré dans le Christ et par là même dans la vie de la Sainte Trinité. Quel que soit l’éloignement de l’homme pécheur vis-à-vis de Dieu, il est moins profond que le distanciement du Fils vis-à-vis du Père dans son dépouillement kénotique (Ph 2, 7) et la détresse de l’« abandonnement » (Mt 27, 46). Il s’agit de l’aspect, propre à l’économie de la Rédemption , de la distinction des Personnes de la Sainte Trinité qui, par ailleurs, sont parfaitement unies dans l’identité d’une même nature et dans un amour infini.

9. On doit considérer comme des aspects inséparables de l’œuvre de salut, tant l’expiation objective du péché que la participation par grâce à la vie divine. Celle-ci, bien sûr, doit être acceptée par l’homme dans sa liberté authentiquement recouvrée. La Tradition tout entière de l’Église, fondée sur la Sainte Écriture, l’enseigne : pour que l’œuvre du salut soit réalisée et expliquée, il faut la rattacher à deux mystères. D’une part, Jésus est vraiment Dieu. Et d’autre part, il est pleinement solidaire de nous parce qu’il a assumé la nature humaine dans toute son intégralité.

10. Dans l’ensemble de la Rédemption , on ne peut omettre la coopération spéciale de la Vierge Marie au sacrifice du Christ. Son consentement est resté permanent depuis son premier acquiescement à l’Incarnation. Il représente la perfection suprême de la foi à l’Alliance éternelle comme le montre bien Lumen gentium 61.

On ne négligera pas non plus l’intime connexion qui lie la Croix et l’Eucharistie. Elles sont deux aspects complémentaires du même événement de salut. D’un côté, le Christ assume le péché humain dans sa chair. De l’autre, il donne sa chair aux hommes. La célébration eucharistique lie nécessairement le sacrifice du Christ et l’oblation que l’Église fait d’elle-même. L’Église est ainsi incorporée à l’éternelle oblation que le Fils fait de lui au Père et qui est menée à sa perfection dans l’Esprit Saint.

V. Dimensions christologiques à restaurer

1.La christologie biblique et classique contient des perspectives de la plus grande importance qui, aujourd’hui, pour des raisons d’ailleurs diverses, n’obtiennent pas l’attention qu’elles méritent. Nous voudrions ici souligner l’importance de deux de ces aspects, en une sorte de corollaire donné à l’exposé de la Commission Théologique International. L’un concerne la dimension pneumatologique de la christologie ; le second, sa dimension cosmique. Encore le ferons-nous d’une manière limitée : un exposé systématique n’aurait pas sa place ici, dans le cadre d’un rapport de conclusion.

En ce qui concerne la pneumatologie nous nous bornerons à une étude biblique : elle ouvre bien évidemment la route à des recherches ultérieures et elle fait déjà voir les grandes richesses du thème.

L’influence cosmique du Christ indique la dimension la plus ultime de la christologie. Il ne s’agit pas seulement de l’action du Christ sur toutes les créatures « dans les cieux, sur la terre, sous la terre » (Ph 2, 10), mais de la régence qu’il exerce sur l’ensemble du cosmos et sur l’histoire universelle.

A. L’onction du Christ par l’Esprit Saint

2. L’Esprit Saint a coopéré sans cesse à l’œuvre rédemptrice du Christ. « Il a couvert de son ombre la Vierge Marie ; c’est pourquoi celui qui est né d’elle est saint et est appelé Fils de Dieu » (Lc 1, 35). Jésus, baptisé dans le Jourdain (Lc 3, 22), a reçu l’onction pour accomplir sa mission messianique (Ac 10, 38 ; Lc 4, 18) tandis qu’une voix venue du ciel le déclarait le Fils dans lequel le Père se complaît (Mc 1, 10 et par.). A partir de là, le Christ a été spécialement «conduit par l’Esprit Saint» (Lc 4, 1) pour commencer et pour achever son ministère de « Serviteur » : il a chassé les démons par le doigt de Dieu (Lc 11, 20), il a annoncé que « le Règne de Dieu s’était approché » (Mc 1, 10) et devait être consommé par l’Esprit Saint (Missel romain, cf. He 2, 14). Enfin, Dieu le Père a ressuscité Jésus et a rempli l’humanité de celui-ci par son Esprit.

Ainsi, cette humanité a revêtu la forme d’humanité du Fils de Dieu glorieux (Rm 1, 3-4 ; Ac 13, 32-33) après avoir connu la forme du Serviteur. Elle a aussi reçu le pouvoir de donner l’Esprit Saint à tous les hommes (Ac 2, 22 s). Ainsi, l’Adam nouveau et eschatologique peut être appelé un « être spirituel donnant la vie » (1 Co 15, 45 ; cf. 2 Co 3, 17). Ainsi, en toute réalité, le corps mystique du Christ est animé par l’Esprit du Christ pour toujours.

B. La primauté du Christ sur le cosmos

3.1. Dans saint Paul et dans le corpus paulinien, le Christ ressuscité est souvent appelé celui « sous les pieds duquel [le Père] a tout placé ». Cette appellation diversement appliquée se trouve en propres termes en 1 Co 15, 27 ; Ep 1, 22 ; He 2, 8. En des termes équivalents on la trouve en Ep 3, 10 ; Col 1, 18 ; Ph 3, 21.

3.2. Quelle que soit l’origine de cette appellation (peut-être Gn 1, 26 à travers Ps 8, 7), elle se rapporte, en premier lieu, à l’humanité glorifiée du Christ et non pas d’abord à sa divinité seulement. C’est au Fils incarné qu’il revient en effet d’« avoir tout sous ses pieds », puisque seul il a détruit le pouvoir que possèdent le péché et la mort de réduire les hommes en servitude. Dominant par sa Résurrection la corruptibilité inhérente au premier Adam, le Christ, devenu dans sa chair « corps spirituel » par excellence, ouvre le royaume de l’incorruptibilité. C’est pourquoi il est « le second et le dernier Adam » (1 Co 15, 46-49) à qui « tout est soumis » (1 Co 15, 27) et qui peut s’assujettir toutes choses (Ph 3, 21).

3.3. Cette abolition du pouvoir de la mort par le Christ implique, non seulement pour les hommes mais pour le monde aussi, une seule et même rénovation qui, à la fin des temps, produira ses effets manifestes. Matthieu l’appelle une « nouvelle création » [palingénèse] (19, 28) ; Paul discerne en elle l’attente de toute créature (Rm 8, 19) et l’Apocalypse (21, 1), utilisant le vocabulaire de l’Ancien Testament (Is 65, 17 ; 66, 22), ne craint pas de parler de « cieux nouveaux » et de « terre nouvelle ».

3.4. Une anthropologie trop étroite, qui dédaigne ou tout du moins néglige dans l’homme cet aspect essentiel qu’est son rapport au monde, peut faire qu’on n’estime pas à sa juste valeur l’affirmation du Nouveau Testament sur la domination du Christ à l’égard du cosmos. Et pourtant, des affirmations de ce genre possèdent pour notre temps un poids considérable. Jamais auparavant, en effet, en raison du progrès des sciences de la nature, l’importance du monde et son impact sur l’existence humaine et les questions que ce monde y soulève n’avaient été, semble-t-il, plus clairement perçus.

3.5. L’objection majeure que l’on oppose à cet aspect cosmique de la primauté du Christ dans sa Résurrection et dans sa Parousie dépend le plus souvent d’une certaine conception de la christologie. S’il n’est jamais permis, en effet, de confondre l’humanité du Christ avec sa divinité, il ne convient pas davantage de les séparer l’une de l’autre. En fait, ces deux erreurs obtiennent un seul et même résultat. Qu’on absorbe l’humanité du Christ dans sa divinité ou qu’on l’en isole, dans les deux cas, la reconnaissance de cette primauté cosmique que le Fils de Dieu reçoit dans son humanité est tout autant compromise. De toute manière, on attribue à la seule divinité du Verbe ce qui évidemment - les textes du Nouveau Testament précédemment cités en font foi - revient désormais à son humanité, en tant qu’elle est l’humanité de Jésus-Christ, fait Seigneur et recevant, à ce titre, « le nom au-dessus de tout nom » (Ph 2, 9).

3.6. D’ailleurs, puisque cette primauté cosmique du Christ revient à celui qui est « l’aîné d’une multitude de frères » (Rm 8, 29), il appartient à cette primauté d’avoir aussi à devenir la nôtre en lui. À vrai dire existe d’ores et déjà quelque chose de cette « identité » spirituelle que le Christ nous donne (1 Co 3, 21-23). Encore qu’elle ne se manifestera pleinement que dans la parousie. Dès cette vie présente cependant elle nous vaut vraiment le pouvoir d’être libres à l’égard de toutes les puissances de ce monde (Col 2, 15), si bien que nous pouvons aimer le Christ à travers les mutations du monde, y compris notre mort (Rm 8, 38-39 ; 1 Jn 3, 2 ; Rm 14, 8-9).

3.7. Cette primauté cosmique du Christ ne doit pourtant pas dérober à nos yeux une primauté d’un autre genre, qu’il exerce et qu’il doit exercer dans l’histoire et dans la société humaine par le moyen surtout de la justice, dont les signes semblent pratiquement indispensables pour prêcher le Royaume de Dieu. Mais cette domination du Christ lui-même sur l’histoire des hommes ne peut atteindre son sommet qu’à l’intérieur de cette domination qu’il exerce sur le monde cosmique comme tel. En effet, l’histoire demeure pratiquement captive du joug du monde et de la mort, aussi longtemps que la primauté étonnante du Christ ne peut pas encore, avant son ultime venue, s’exercer sans limites au bénéfice de la totalité du genre humain.

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