ENTRETIEN DE MGR DOMINIQUE MAMBERTI, Rome
Monseigneur, ce 15 janvier, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu public ses jugements dans quatre cas relatifs à la liberté de conscience et de religion d’employés au Royaume-Uni. Ces affaires concernent, pour deux d’entre elles, la faculté pour des employés de porter une petite croix autour du cou sur leur lieu de travail, et pour les deux autres, la faculté d’objecter en conscience à la célébration d’union civile entre personnes de même sexe et au conseil conjugal de couples de même sexe. Dans un cas seulement la Cour a donné satisfaction au requérant. Ces affaires montrent que les questions relatives à la liberté de conscience et de religion sont complexes, en particulier dans une société européenne marquée par la croissance de la diversité religieuse et par le durcissement corrélatif du laïcisme. Le risque est réel que le relativisme moral, qui s’impose comme nouvelle norme sociale, vienne saper les fondements de la liberté individuelle de conscience et de religion. L’Église souhaite défendre les libertés individuelles de conscience et de religion en toutes circonstances, y compris face à la « dictature du relativisme ». Pour cela, il faut expliquer la rationalité de la conscience humaine en général, et de l’agir moral des chrétiens en particulier. Sur des sujets moralement controversés, comme l’avortement ou l’homosexualité, la liberté des consciences doit être respectée. Plutôt que d’être une entrave à l’établissement d’une société tolérante dans son pluralisme, le respect de la liberté de conscience et de religion en est une condition. S’adressant au Corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège la semaine dernière, le Pape Benoît XVI a souligné que : Pour sauvegarder effectivement l’exercice de la liberté religieuse, il est ensuite essentiel de respecter le droit à l’objection de conscience. Cette « frontière » de la liberté touche à des principes de grande importance, de caractère éthique et religieux, enracinés dans la dignité même de la personne humaine. Ils sont comme « les murs porteurs » de toute société qui se veut vraiment libre et démocratique. Par conséquent, interdire l’objection de conscience individuelle et institutionnelle, au nom de la liberté et du pluralisme, ouvrirait paradoxalement au contraire les portes à l’intolérance et au nivellement forcé. L’érosion de la liberté de conscience témoigne aussi d’une forme de pessimisme envers la capacité de la conscience humaine à reconnaître le bien et le vrai, au profit de la seule loi positive qui tend à monopoliser la détermination de la moralité. C’est aussi le rôle de l’Église de rappeler que tout homme, quelles que soient ses croyances, est doué par sa conscience de la faculté naturelle de distinguer le bien du mal et qu’il doit agir en conséquence. C’est là la source de sa vraie liberté. Il y a quelque temps, la Mission du Saint-Siège auprès du Conseil de l’Europe a publié une Note sur la liberté et l’autonomie institutionnelle de l’Église. Pourriez-vous en expliquer le contexte ? La question de la liberté de l’Église dans ses rapports avec les autorités civiles est actuellement examinée par la Cour européenne des droits de l’homme dans deux affaires impliquant l’Église orthodoxe de Roumanie et l’Église catholique. Il s’agit des causes Sindicatul ‘Pastorul cel Bun’ contre la Roumanie et Fernandez Martinez contre l’Espagne. À cette occasion, la Représentation Permanente du Saint-Siège auprès du Conseil de l’Europe a rédigé une note synthétique exposant le magistère sur la liberté et l’autonomie institutionnelle de l’Église catholique. Quel est l’enjeu de ces causes? Dans ces causes, la Cour européenne doit décider si le pouvoir civil a respecté la Convention européenne des droits de l’homme en refusant de reconnaître un syndicat professionnel de prêtres (pour l’affaire roumaine), et en refusant de nommer un enseignant de religion professant publiquement des positions contraires à la doctrine de l’Église (pour l’affaire espagnole). Dans les deux cas, les droits à la liberté d’association et à la liberté d’expression sont invoqués pour contraindre des communautés religieuses à agir à l’encontre de leur statut canonique et du magistère. Ainsi, ces affaires mettent en cause la liberté de l’Église de fonctionner selon ses propres règles, de ne pas être soumise à d’autres règles civiles que celles nécessaires au respect du bien commun et de l’ordre public juste. L’Église a toujours dû se défendre pour préserver son autonomie face au pouvoir civil et aux idéologies. Aujourd’hui, une question importante dans les pays occidentaux est de savoir comment la culture dominante, marquée fortement par l’individualisme matérialiste et le relativisme, peut comprendre et respecter la nature propre de l’Église, qui est une communauté fondée sur la foi et la raison. Comment l’Église conçoit cette situation ? L’Église est consciente de la difficulté à déterminer, dans une société pluraliste, les relations entre les autorités civiles et les diverses communautés religieuses au regard des exigences de la cohésion sociale et du bien commun. Dans ce contexte, le Saint-Siège attire l’attention sur la nécessité de préserver la liberté religieuse dans sa dimension collective et sociale. Cette dimension répond à la nature essentiellement sociale tant de la personne que du phénomène religieux en général. L’Église ne demande pas que les communautés religieuses soient des zones de non-droit, mais qu’elles soient reconnues comme des espaces de liberté, en vertu du droit à la liberté religieuse, dans le respect de l’ordre public juste. Cette doctrine n’est pas réservée à l’Église catholique, les critères qui en découlent sont fondés en justice et sont donc d’application générale. D’ailleurs, le principe juridique d’autonomie institutionnelle des communautés religieuses est largement reconnu par les États respectant la liberté religieuse ainsi que par le droit international. La Cour européenne des droits de l’homme elle-même l’a régulièrement énoncé dans plusieurs arrêts importants. D’autres institutions ont également affirmé ce principe. C’est le cas notamment de l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe), ou encore du Comité des droits de l’homme des Nations Unies dans, respectivement, le Document final de la Conférence de Vienne du 19 janvier 1989, et l’Observation générale no. 22 sur le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion du 30 juillet 1993. Il est néanmoins utile de rappeler et de défendre ce principe d’autonomie de l’Église et du pouvoir civil. Comment se présente cette note ? La liberté de l’Église sera d’autant mieux respectée qu’elle sera d’abord bien comprise par les autorités civiles, sans préjugés. Il est donc nécessaire d’expliquer comment la liberté de l’Église est conçue. La Représentation Permanente du Saint-Siège auprès du Conseil de l’Europe a donc rédigé une note synthétique (qui figure ci-joint) exposant la position de l’Église autour de quatre principes : 1) la distinction entre l’Église et la communauté politique, 2) la liberté à l’égard de l’État, 3) la liberté au sein de l’Église, 4) le respect de l’ordre public juste. Après l’exposé de ces principes, la note présente en outre les extraits les plus pertinents de la Déclaration sur la liberté religieuse Dignitatis Humanae et de la Constitution pastorale Gaudium et Spes du Concile Vatican II. * * * Représentation Permanent du Saint-Siège auprès du Conseil de l’Europe Note sur la liberté et l’autonomie institutionnelle de l’Église catholique
La doctrine de l’Église catholique relative aux aspects de la liberté religieuse affectés par les deux affaires susmentionnées peut être présentée, en synthèse, comme fondée sur les quatre principes suivants : 1) la distinction entre l’Église et la communauté politique, 2) la liberté à l’égard de l’État, 3) la liberté au sein de l’Église, 4) le respect de l’ordre public juste. 1. La distinction entre l’Église et la communauté politique L’Église reconnait la distinction entre l’Église et la communauté politique qui ont, l’une et l’autre, des finalités distinctes ; l’Église ne se confond d’aucune manière avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique. La communauté politique doit veiller au bien commun et faire en sorte que, sur cette terre, les citoyens puissent mener une "vie calme et paisible". L’Église reconnaît que c’est dans la communauté politique que l’on trouve la réalisation la plus complète du bien commun (cf. Catéchisme de l’Église Catholique, n. 1910), entendu comme « l’ensemble des conditions sociales qui permettent tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres d’atteindre leur perfection d’une façon plus totale et plus aisée » (ibid., n. 1906). Il revient à l’État de le défendre et d’assurer la cohésion, l’unité et l’organisation de la société de sorte que le bien commun soit réalisé avec la contribution de tous les citoyens, et rende accessibles à chacun les biens nécessaires - matériels, culturels, moraux et spirituels – à une existence vraiment humaine. Quant à l’Église, elle a été fondée pour conduire ses fidèles, par sa doctrine, ses sacrements, sa prière et ses lois, à leur fin éternelle. Cette distinction repose sur les paroles du Christ : "Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu" (Mt 22, 21). Sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l’Église sont indépendantes l’une de l’autre et autonomes. S’agissant des domaines dont la finalité est à la fois spirituelle et temporelle, comme le mariage ou l’éducation des enfants, l’Église considère que le pouvoir civil doit exercer son autorité en veillant à ne pas nuire au bien spirituel des fidèles. L’Église et la communauté politique ne peuvent pas cependant s’ignorer l’une l’autre ; à des titres divers, elles sont au service des mêmes hommes. Elles exercent d’autant plus efficacement ce service pour le bien de tous qu’elles rechercheront davantage entre elles une saine coopération, selon l’expression du Concile Vatican II (cf. Gaudium et Spes, n. 76). La distinction entre l’Église et la communauté politique est assurée par le respect de leur autonomie réciproque, laquelle conditionne leur liberté mutuelle. Les limites de cette liberté sont, pour l’État, de s’abstenir de prendre des mesures susceptibles de nuire au salut éternel des fidèles, et, pour l’Église, de respecter l’ordre public. 2. La liberté à l’égard de l’État L’Église ne revendique pas de privilège, mais le plein respect et la protection de sa liberté d’accomplir sa mission au sein d’une société pluraliste. Cette mission et cette liberté, l’Église les a reçues ensemble de Jésus-Christ et non pas de l’État. Le pouvoir civil doit ainsi respecter et protéger la liberté et l’autonomie de l’Église et ne l’empêcher en aucune manière de s’acquitter intégralement de sa mission qui consiste à conduire ses fidèles, par sa doctrine, ses sacrements, sa prière et ses lois, à leur fin éternelle. La liberté de l’Église doit être reconnue par le pouvoir civil en tout ce qui concerne sa mission, tant s’agissant de l’organisation institutionnelle de l’Église (choix et formation des collaborateurs et des clercs, élection des évêques, communication interne entre le Saint-Siège, les évêques et les fidèles, fondation et gouvernement d’instituts de vie religieuse, publication et diffusion d’écrits, possession et administration de biens temporels …), que de l’accomplissement de sa mission auprès des fidèles (notamment par l’exercice de son magistère, la célébration du culte, l’administration des sacrements et le soin pastoral). La religion catholique existe dans et par l’Église qui est le corps mystique du Christ. Dans la considération de la liberté de l’Église, une attention première doit donc être accordée à sa dimension collective : l’Église est autonome dans son fonctionnement institutionnel, son ordre juridique et son administration interne. Les impératifs de l’ordre public juste restant saufs, cette autonomie doit être respectée par les autorités civiles ; c’est une condition de la liberté religieuse et de la distinction entre l’Église et l’État. Les autorités civiles ne peuvent pas, sans commettre d’abus de pouvoir, interférer dans ce domaine religieux, par exemple en prétendant réformer une décision de l’Évêque relative à une nomination à une fonction. 3. La liberté au sein de l’Église L’Église n’ignore pas que certaines religions et idéologies peuvent opprimer la liberté de leurs fidèles ; quant à elle cependant, l’Église reconnaît la valeur fondamentale de la liberté humaine. L’Église voit en toute personne une créature douée d’intelligence et de volonté libre. L’Église se conçoit comme un espace de liberté et elle prescrit des normes destinées à garantir le respect de cette liberté. Ainsi, tous les actes religieux, pour être valides, exigent la liberté de leur auteur. Pris dans leur ensemble et au-delà de leur signification propre, ces actes accomplis librement visent à faire accéder à la « liberté des enfants de Dieu ». Les relations mutuelles au sein de l’Église (par exemple le mariage et les vœux religieux prononcés devant Dieu) sont gouvernées par cette liberté. Cette liberté est en dépendance à l’égard de la vérité (« la vérité vous rendra libre », Jn 8,32) : il en résulte qu’elle ne peut pas être invoquée pour justifier une atteinte à la vérité. Ainsi, un fidèle laïc ou religieux ne peut pas, à l’égard de l’Église, invoquer sa liberté pour contester la foi (par exemple en prenant des positions publiques contre le Magistère) ou pour porter atteinte à l’Église (par exemple en créant un syndicat civil de prêtres contre la volonté de l’Église). Il est vrai que toute personne dispose de la faculté de contester le Magistère ou les prescriptions et les normes de l’Église. En cas de désaccord, toute personne peut exercer les recours prévus par le droit canonique et même rompre ses relations avec l’Église. Les relations au sein de l’Église étant toutefois de nature essentiellement spirituelle, il n’appartient pas à l’État d’entrer dans cette sphère et de trancher de telles controverses. 4. Le respect de l’ordre public juste L’Église ne demande pas que les communautés religieuses soient des zones de « non-droit » dans lesquelles les lois de l’État cesseraient de s’appliquer. L’Église reconnaît la compétence légitime des autorités et juridictions civiles pour assurer le maintien de l’ordre public ; cet ordre public devant respecter la justice. Ainsi, l’État doit assurer le respect par les communautés religieuses de la morale et de l’ordre public juste. Il veille en particulier à ce que les personnes ne soient pas soumises à des traitements inhumains ou dégradants, ainsi qu’au respect de leur intégrité physique et morale, y compris à leur capacité de quitter librement leur communauté religieuse. C’est là la limite de l’autonomie des diverses communautés religieuses, permettant de garantir la liberté religieuse tant individuelle que collective et institutionnelle, dans le respect du bien commun et de la cohésion des sociétés pluralistes. En dehors de ces cas, il appartient aux autorités civiles de respecter l’autonomie des communautés religieuses, en vertu de laquelle celles-ci doivent être libres de fonctionner et de s’organiser selon leurs propres règles. À cet égard, il doit être rappelé que la foi catholique est totalement respectueuse de la raison. Les chrétiens reconnaissent la distinction entre la raison et la religion, entre les ordres naturel et surnaturel, et ils estiment que « la grâce ne détruit pas la nature », c’est-à-dire que la foi et les autres dons de Dieu ne rendent pas inutiles ni ignorent la nature humaine et l’usage de la raison humaine, mais au contraire encouragent cet usage. Le christianisme, à la différence d’autres religions, ne comporte pas de prescriptions religieuses formelles (alimentaires, vestimentaires, mutilations, etc.) susceptibles le cas échéant de heurter la morale naturelle et d’entrer en conflit avec le droit d’un État religieusement neutre. D’ailleurs, le Christ a enseigné à dépasser de telles prescriptions religieuses purement formelles et les a remplacées par la loi vivante de la charité, une loi qui, dans l’ordre naturel, reconnaît à la conscience le soin de distinguer le bien du mal. Ainsi, l’Église catholique ne saurait imposer aucune prescription contraire aux justes exigences de l’ordre public.
|
|