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BUREAU DES CELEBRATIONS LITURGIQUES
DU SOUVERAIN PONTIFE

LA LITURGIE, ITINÉRAIRE DE L’ÂME VERS DIEU

Congrès annuel de l’association
“Saint Benoît Patron de l’Europe”
Rome, 25 novembre 2011

Une action sacrée pour la sanctification de l’homme

L’originalité typique du christianisme, celle qui fait de lui un phénomène unique dans l’histoire, c’est de n’être pas à proprement parler une religion, mais une foi. Qu’est-ce à dire ? Ceci : le dynamisme de ce phénomène ne vient pas de l’homme cherchant à atteindre Dieu comme sommet de sa recherche, mais de Dieu qui se met à la recherche de l’homme, vient à sa rencontre, lui révèle le mystère de sa vie intime.

L’événement que constitue l’Incarnation est parfaitement éclairant à ce sujet. Jésus-Christ est le Fils de Dieu incarné pour nous, don qui confère le salut à une humanité qui, sans lui, serait incapable, non seulement d’arriver par ses propres forces jusqu’à l’authentique Visage du divin, mais même de découvrir pleinement le sens de sa propre existence.

C’est pour cela que, lorsqu’on parle de la vie chrétienne, on doit en parler toujours comme d’un appel d’en-Haut qui précède et rend possible une réponse, comme d’une grâce dont procède une responsabilité, comme d’un don inattendu qui en fait naître un autre en retour. En somme, dans le christianisme, l’initiative vient toujours de Dieu. Et c’est de cette initiative qu’il faut partir aussi lorsque l’on aborde le grand thème de la prière, du chemin spirituel de l’homme, de la vie liturgique de l’Église.

Dans ces domaines aussi, en effet, il y a des signes clairs que l’intervention du Seigneur précède toute activité humaine, quelle qu’elle soit. Il n’y a pas de prière chrétienne qui ne doive avant tout à l’Esprit-Saint son éveil dans le cœur humain. Il n’y a pas d’itinéraire spirituel qui ne vienne de la grâce sanctifiante. On ne peut pas imaginer une vie liturgique qui n’aurait pas pour premier protagoniste le Seigneur Jésus dans l’exercice de son rôle sacerdotal.

« C’est donc à juste titre que la liturgie est considérée comme l’exercice de la fonction sacerdotale de Jésus-Christ, fonction dans laquelle la sanctification de l’homme est signifiée par des signes sensibles et réalisée d’une manière propre à chacun d’eux ; fonction dans laquelle le culte public intégral est exercé par le Corps mystique de Jésus-Christ, c’est-à-dire par le Chef et par ses membres.

« Par suite, toute célébration liturgique, en tant qu’œuvre du Christ-prêtre et de son Corps qui est l’Église, est l’action sacrée par excellence, dont nulle autre action de l’Église ne peut atteindre l’efficacité au même titre et au même degré » (Sacrosanctum Concilium, 7).

Dans ce texte conciliaire, il est nécessaire, du point de vue qui est le nôtre ici, de souligner deux expressions d’importance fondamentale, à savoir “sanctification de l’homme” et “action sacrée par excellence”. Le lien qui existe entre ces deux éléments de la liturgie explique pourquoi le texte qui vient d’être cité constitue une porte d’accès au thème qui est le nôtre.

L’âme humaine, c’est-à-dire l’homme, est appelée à marcher vers Dieu, et donc à se sanctifier personnellement. Voilà quelle est l’œuvre première et capitale de sa vie, son devoir principal (cf. Pie XII, Mediator Dei, 11). Cette tâche est réalisable à partir de l’action sacrée par excellence que constitue la liturgie: sacrée parce qu’elle est action du Christ et de son Corps qui est l’Église ; sacrée parce qu’elle est mise en œuvre du rôle sacerdotal de Jésus-Christ; sacrée parce qu’elle est constituée telle par la puissance et l’amour du Saint-Esprit.

Comme l’affirme le bienheureux Jean-Paul II : « La liturgie est le lieu privilégié pour rencontrer Dieu et Celui qu’il a envoyé, Jésus-Christ » (Vicesimus quintus annus 7). En effet « les paroles et les rites de la liturgie … sont l’expression fidèle, murie au cours des siècles, des sentiments du Christ, et elles nous apprennent à épouser, avec lui, ces sentiments: l’âme guidée par ces paroles et ces gestes, nous élevons nos cœurs vers le Seigneur » (Redemptoris Sacramentum, 5).

De la sorte, nous sommes invités à nous rappeler qu’il existe un lien vital entre la liturgie et la perfection de la charité, entre le mystère du Christ et l’itinéraire de l’homme vers Dieu, entre ce qui est sacré et ce que l’expérience de la foi nous fait ressentir comme saint. S’il n’est aucune action de l’Église dont l’efficacité égale celle de la liturgie, cela veut dire, très exactement, que la possibilité de parler de façon adéquate d’un itinéraire spirituel vers Dieu existe par dessus tout lorsque l’on part de cette action sacrée par excellence qu’est la célébration liturgique.

Arrêtons-nous un instant sur le mot “sacré”. La liturgie constitue le “sacré”, elle en est le lieu privilégié, elle en détermine et développe le sens. Mais qu’est-ce que le “sacré”, à proprement parler ? La question, à dire vrai, n’est pas bien posée. Pour la formuler correctement il faut dire: “Qui est le sacré ?”. En effet, le sacré, c’est Jésus-Christ, selon l’expression toujours actuelle de saint Thomas : “Sacrum absolute, ipse Christus” (IIIa, 73, 1 ad 3). Ce “sacré” est exprimé, dans la liturgie, grâce à l’action du Saint-Esprit, par des signes efficaces et éducatifs. Ceux-ci disent à l’homme qu’il est sauvé, et donc ne se sauve pas lui-même; que le salut, en conséquence, est une grâce et un don d’en-Haut puisque personne ne le trouve en soi-même, de façon autonome, à sa naissance ; qu’en d’autres termes l’œuvre de notre rédemption consiste à accueillir le mystère du Christ et à y participer.

La liturgie est essentiellement actio Dei qui nous atteint en Jésus par l’entremise du Saint-Esprit (Sacramentum caritatis, 37). Comme l’a rappelé celui qui était alors le Cardinal Ratzinger à Fontgombault en 2001 ; « Dieu agit dans la liturgie à travers le Christ et nous ne pouvons agir qu’à travers Lui et avec Lui » (Opera omnia, Teologia della liturgia, p. 747).

La liturgie, donc, possède sa sacralité propre, sa sainteté objective, et chacun de nous doit y puiser pour pouvoir progresser sur le chemin de sa propre sainteté, de sa sainteté personnelle et subjective. C’est dans ce lien avec le “sacré”, et donc avec une réalité objective antérieure à nous dans l’ordre de la grâce, que se trouve le caractère spécifique de l’itinéraire de l’âme vers Dieu à partir de la liturgie.

Peut-être voit-on maintenant plus clairement pourquoi le texte de “Sacrosanctum Concilium” cité plus haut est tout à fait topique. Nous trouvons-là, en effet, le fondement autorisé permettant de concevoir l’itinéraire de l’âme vers Dieu comme étant enraciné dans la liturgie. C’est seulement là où Jésus-Christ, ressuscité des morts, se rend présent par l’action du Saint-Esprit et où l’homme se laisse saisir, transformer et guider dans la foi, qu’on peut vraiment parler d’itinéraire d’une âme vers Dieu.

Les étapes de l’itinéraire vers Dieu

Sachant d’où nous partons, nous devons maintenant expliquer, au moins en partie, quelles sont les étapes de l’itinéraire d’une âme vers Dieu, en commençant par l’expérience du sacré dans la liturgie, c’est-à-dire par la rencontre, dans l’action liturgique, de la présence opérante de Jésus-Christ.

La Sainte Écriture

Le Christ Lui-même «est présent dans sa parole, car c’est Lui qui parle lorsque dans l’Église on lit la Sainte Écriture» (Sacrosanctum Concilium 7). On ne peut partir que de là pour expliquer quel rôle, dans l’itinéraire de l’âme vers Dieu, est départi à la Parole de Dieu écoutée dans une action liturgique. À ce propos, je désire faire trois remarques importantes.

1. Il y a certes d’autres lieux et d’autres moments que ceux des célébrations liturgiques pour écouter personnellement et avec fruit les saintes Écritures. Cependant, comme nous le savons, la Parole de Dieu, écoutée dans le contexte d’une célébration liturgique, est accompagnée de façon toute particulière par l’action du Saint-Esprit qui lui fait produire des fruits dans le cœur des fidèles. L’Écriture, dans sa proclamation par l’Église lors d’une action liturgique, est la Parole vivante et actuelle de Dieu, de sorte que devient possible un rapport personnel entre Dieu et l’homme à travers le déroulement du temps.

Voici ce que dit saint Ambroise dans le commentaire d’un passage de la Genèse : « Que signifie la promenade de Dieu dans le Paradis, puisque Dieu est toujours partout ? Ceci je crois : Dieu se promène à travers les divers textes des divines Écritures, dans lesquels il est toujours présent » (De Paradiso, 14, 18). Voilà bien l’expérience toujours nouvelle qui s’offre à l’âme lorsqu’elle écoute la Parole de Dieu, au sein de l’Église réunie pour prier.

Qu’on l’écoute, qu’on la lise, qu’on la proclame ou qu’on l’annonce, l’Écriture Sainte veut être approchée et accueillie avec l’étonnement reconnaissant de la foi ; de cette foi qui sait reconnaître ici et maintenant la voix de son Seigneur qui parle à son peuple, qui s’adresse à chacun de façon personnelle et unique. C’est vraiment le Christ qui parle à la communauté rassemblée, comme autrefois dans la Synagogue de Nazareth, lorsque tous les yeux étaient fixés sur Lui. La voix humaine qui retentit dans le lieu sacré n’est qu’un signe qui nous renvoie à la voix même du Christ, retentissant aujourd’hui dans le temps de notre vie.

Ainsi, grâce à la liturgie, l’âme apprend par expérience directe ce que signifie écouter et accueillir la Parole de Dieu, non comme une parole humaine, mais pour ce qu’elle est vraiment: la Parole de Dieu qui juge toute autre parole se faisant entendre dans le monde.

2. De plus, l’action liturgique a l’avantage de soustraire les pages de l’Écriture à nos goûts subjectifs et transitoires en les transmettant à l’âme humaine comme voix de Dieu à recueillir, dans le moment présent, pour la vie personnelle. Ainsi, priorité n’est pas donnée aux dispositions intérieures de chacun, mais à ce que, dans l’aujourd’hui de l’action liturgique, le Seigneur désire dire à son peuple, pour le former à la vie évangélique.

Un exemple, peut-être, pourra nous aider à mieux comprendre ce qui vient d’être dit. Lorsque nous participons à une célébration liturgique, nous y entrons avec un état d’âme déterminé, accompagnés des multiples expériences existentielles qui ont marqué telle journée ou telle période de notre vie. Dans ce contexte, il est presque naturel d’être frappés par une Parole qui vient éclairer ce que nous vivons. Et, si la chose dépendait de nous, nous nous mettrions à chercher dans l’Écriture le passage le plus susceptible de convenir, hic et nunc, à nos attentes spirituelles.

Mais avec la liturgie, cela n’est pas possible. Quelle que soit la situation personnelle dans laquelle nous nous trouvons, la Parole de Dieu nous est, d’une certaine façon, départie sans tenir compte de nous. Bien plus, nous sommes invités à sortir de nous-mêmes et de notre petit monde pour entrer dans le monde plus vaste de la volonté de Dieu, qui, dans cette parole écoutée en Église, réjouit l’homme comme un don inattendu et une norme de vie.

Voilà quelle est la grâce de la parole sacrée écoutée dans une action liturgique ! Grâce d’entrer en participation avec un dessein plus grand que nous. Grâce d’apprendre à écouter vraiment, d’être capables de mettre de côté nos propres priorités pour nous rendre ouverts à la priorité de Dieu. Grâce d’être formés à faire de notre vie un acte d’obéissance, dans la foi, à la volonté de Dieu. En d’autres termes, il s’agit de s’ouvrir à la puissance bienfaisante de la Vérité, qui ne dépend pas de ce qui est transitoire, émotionnel, contingent.

Pour qu’une telle grâce puisse être accueillie, nous avons besoin de l’action intime du Saint-Esprit, qui rend agissante la Parole de Dieu dans notre cœur (cf. Verbum Domini, 52). C’est même pour cela que l’Institutio Generalis du Missel Romain nous rappelle que : « La liturgie de la Parole doit être célébrée de façon à favoriser la méditation ; on doit donc absolument éviter toutes espèces de hâte qui ferait obstacle au recueillement. Il est opportun aussi d’y observer de brefs temps de silence, en tenant compte de la nature de l’assistance, pour permettre, avec l’aide du Saint-Esprit, que la parole de Dieu soit écoutée dans le cœur et qu’on se prépare à y répondre par la prière » (n° 56).

C’est seulement ainsi que l’âme deviendra capable de prolonger son écoute authentique de Dieu, qui lui parle aussi par d’autres voies que celle de l’expérience liturgique: dans la relation personnelle avec le texte sacré, confronté avec les divers événements de la vie et de l’histoire, en cherchant à comprendre le sens des élans de notre cœur, et dans l’effort pour discerner parmi nos inspirations intérieures celles qui méritent d’être retenues.

3. Enfin il est bon d’ajouter aussi que dans la célébration liturgique, l’homme n’incline pas le Seigneur vers lui, car c’est au contraire, le Seigneur qui conduit l’homme jusqu’à sa propre intimité. L’Église en tant que sujet vivant, écoute et interprète dans sa liturgie la Parole que Dieu lui adresse. Et chacun est appelé à entrer dans cette unique écoute et cette unique interprétation, sans se laisser aller à des manipulations qui conduiraient à s’écouter soi-même au lieu d’écouter Dieu.

Une tentation qui revient souvent dans l’expérience de la foi, c’est de rapetisser la Parole du Seigneur à sa mesure à soi, falsifiant ainsi la voix de Dieu jusqu’à lui faire dire ce qui nous plaît. C’est ainsi qu’il peut arriver qu’une foi, issue d’une écoute viciée à la racine, prenne une tournure fausse, non authentiquement ecclésiale, en disharmonie avec le projet de Dieu.

La liturgie de l’Église, au contraire, protège la Parole de Dieu des réductions arbitraires, des interprétations erronées, la distribuant dans son intégralité et sa vérité, de sorte que tout le mystère du Christ qui est contenu là puisse être écouté et devenir source d’un nouveau mode de penser et de vivre.

C’est seulement ainsi que l’âme chrétienne acquiert progressivement la pensée même du Christ, revit ses sentiments, devient capable d’un regard sur elle-même et sur le monde qui est vraiment le regard de la foi de l’Église. C’est justement ce regard de la foi commune que la liturgie est en mesure de préserver soigneusement.

À Fontgombault, dans son intervention déjà citée de 2001, le Cardinal Ratzinger rappelait que « les formes que l’on donne à la liturgie peuvent varier en fonction des lieux et des temps, comme les rites sont divers. Essentiel est le lien à l’Église, qui, de son côté, est liée par la foi dans le Seigneur. L’obéissance de la foi garantit l’unité de la liturgie, par-delà la frontière des lieux et des temps, et nous laisse ainsi expérimenter l’unité de l’Église, l’Église comme patrie du cœur » (Autour de la question liturgique, p. 29).

Le sacrifice eucharistique

Le Christ « est présent dans le sacrifice de la Messe, d’une part dans la personne du ministre » — « Celui qui s’offrit autrefois lui-même sur la Croix offrant maintenant par le ministère des prêtres » — d’autre part — au plus haut point — sous les espèces eucharistiques» (Sacrosanctum Concilium, 7).

Une telle présence du Seigneur — dans son offrande sacrificielle, et, au plus haut point, sous les espèces eucharistiques — nous conduit au cœur de l’influx de grâce que le sacré liturgique exerce sur l’itinéraire de l’âme vers Dieu. J’aimerais, à ce sujet, indiquer deux lignes de réflexion.

1. Écoutons un instant saint Paul : « Je vous en prie, frères, par la miséricorde divine, faites de vos corps une hostie vivante, sainte, agréable à Dieu, qui soit votre offrande spirituelle » (Rm 12, 1). « J’ai été crucifié avec le Christ. Ce n’est donc plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi. Et ce que je vis maintenant dans la chair, je le vis dans la foi à ce Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi » (Gal 2, 20).

Pour l’Apôtre, toute la vie du chrétien est un sacrifice, et ce sacrifice non seulement nous réfère nécessairement et continuellement au mystère du Christ, mais il n’est pas autre chose que la présence même de ce mystère. Le chrétien n’est pas un simple imitateur de Jésus, comme s’il était appelé à recopier de l’extérieur un modèle de vie, mais il est rendu participant du mystère lui-même, qui lui est rendu présent dans l’offrande sacrificielle de l’action liturgique. Grâce à l’opération du Saint-Esprit, la contemporanéité du mystère du salut et de notre temps humain devient réalité.

Aussi l’âme chrétienne est-elle appelée à devenir un sacrifice vivant, une liturgie vivante. En elle devra revivre l’acte suprême par lequel le Christ s’offrit au Père pour le salut du monde. « La sainteté de l’homme exige la présence de cet Acte, et la présence de cet Acte constitue le sacrifice : sacrifice non plus seulement du Christ, mais de l’Église entière. Toute la sainteté de l’Église, toute sa vie, c’est l’Eucharistie, par laquelle l’Acte du Christ se rend présent dans l’acte même du prêtre, ministre de l’Église ; présent dans et par la communauté de tous les fidèles, puisqu’ils n’assistent pas passivement au sacrifice, mais y participent activement comme à l’Acte qui fonde et consomme toute leur expérience chrétienne » (Divo Barsotti : Il mistero della Chiese nella liturgia, p. 172).

C’est ici, donc, que nous trouvons la racine de tout itinéraire possible de l’âme vers Dieu. Davantage : c’est ici que la liturgie se propose pleinement comme source et sommet de la vie chrétienne. Il ne peut y avoir, en effet, de vie chrétienne qui ne provienne de ce sacrifice comme de sa source, de même qu’il ne peut y avoir de vie chrétienne qui ne tende vers ce sacrifice comme vers son sommet.

2.Si maintenant nous scrutons un peu plus la nature de l’acte sacrificiel du Seigneur, nous y découvrons trois aspects différents :

— Avant tout le sacrifice du Christ est un sacrifice d’adoration. Par le don radical de sa propre vie, le Seigneur dit son “oui” au dessein du Père et à sa volonté. En lui la vie de l’homme perd sa dissonance par rapport au projet de Dieu. L’accord plein et définitif entre le Créateur et sa créature est en lui restauré. La mort et la résurrection du Seigneur sont le sceau d’une humanité rénovée, parce que sauvée du drame de la séparation d’avec Dieu, pour le temps et pour l’éternité.

L’Eucharistie « est rencontre de personnes et unification entre elles ; mais la personne qui vient à notre rencontre et désire s’unir à nous est le Fils de Dieu. Une telle unification ne peut s’effectuer que selon les modalités de l’adoration. Recevoir l’Eucharistie signifie adorer Celui que nous recevons. C’est bien ainsi, et seulement ainsi, que nous devenons une seule chose avec Lui » (Benoît XVI, Discours à la Curie Romaine, 22. XII. 2005).

Dans la participation liturgique au sacrifice du Christ, l’âme chrétienne devient le temple de la vie nouvelle des fils de Dieu, parce que lui est donnée la capacité d’adorer le dessein du Père et de se mettre en accord avec sa volonté. L’âme devient ainsi vraiment chrétienne, parce qu’il lui est donné de participer à l’adhésion radicale de Jésus à Dieu, et d’y trouver le principe d’une nouvelle humanité.

— Le sacrifice du Christ, en second lieu, est un sacrifice de propitiation. Lors de l’immolation sanglante du Seigneur, en effet, son sacrifice a été aussi propitiation pour les péchés du monde. Le don sacrificiel de la Croix suppose le péché et remporte sur lui la victoire, une fois pour toutes et au profit de tous.

Dans la participation liturgique au sacrifice du Christ, l’âme chrétienne est gratifiée d’un pouvoir d’altérité radicale par rapport au mal sous toutes ses formes. Et cependant, c’est bien ici que commence son chemin vers Dieu. Ce pouvoir dont elle a été gratifiée devra être affermi progressivement au cours de son existence ; il devra aussi être à nouveau exercé sous forme de repentir sincère après toute compromission, petite ou grande, avec le péché; il devra ensuite devenir acceptation de la souffrance dans la vie personnelle, comme forme de collaboration avec le Sauveur, dans l’effort pour racheter nos frères auxquels nous unit une même condition pécheresse.

On comprend ainsi quelle est l’importance, au cours de la sainte Messe, des prières et des gestes qui favorisent une attitude de prière et de conversion.

— Le sacrifice du Christ, enfin, est un sacrifice de louange et d’action de grâces. Dans le sacrifice du Christ sur la Croix, en effet, l’humanité entière fait entendre son hymne de louange et d’action de grâces au Père pour le salut qu’elle a reçu. En cette nature humaine que le Christ porte en lui, se trouve présente aussi la création entière, qui retrouve ainsi son orientation vers son Créateur. En somme, dans cet acte sacrificiel que renouvelle la liturgie de l’Église, c’est le cosmos entier qui, finalement, se tourne à nouveau vers Dieu, dans un chant de louange et d’action de grâces.

De la sorte, l’âme chrétienne devient participante d’un mouvement cosmique de retour au Père. Allons plus loin. C’est elle-même qui se fait le porte-voix d’une telle réorientation, englobant tout en tous, de sorte que son chant est le chant de la création entière, déjà transfigurée en quelque façon, même si sa transformation en des cieux nouveaux et en la terre nouvelle de l’éternité n’est pas encore complète.

Tout ceci devient réalité dans l’écoute attentive, respectueuse et silencieuse de la Prière eucharistique. En celle-ci, qui est la grande prière d’action de grâces et de sanctification, « le prêtre invite les fidèles à élever leurs cœurs vers le Seigneur dans la prière et l’action de grâces, et les associe à lui-même dans la prière solennelle qu’au nom de toute la communauté il adresse à Dieu le Père par Jésus-Christ dans l’Esprit-Saint. Le sens de cette Prière est que toute l’assemblée des fidèles est invitée à s’unir au Christ pour chanter les grandes œuvres de Dieu et pour offrir le sacrifice (Institutio generalis du Missel Romain, 78).

L’Église en prière

Le Christ est présent, enfin, lorsque l’Église prie et loue, lui qui a fait cette promesse : « Là où deux ou trois personnes se trouvent réunies en mon nom, je suis au milieu d’elles » (Mt 18, 20 – Sacrosanctum Concilium, 7).

Cette affirmation, qui est une citation du Concile, nous conduit à envisager l’itinéraire de l’âme vers Dieu, en tant qu’elle est insérée dans le mystère de l’Église. Et ici mon intention est d’attirer l’attention sur trois aspects distincts de la question.

1. « Le mystère de l’Église que rend présent la liturgie n’est pas l’assemblée visible : à travers elle et par elle c’est toute l’Église qui est présente… Avec le Christ sont présents les Saints qui avec Lui ne forment qu’un seul Corps. Dieu qui se communique est présent, mais le Christ n’est pas réellement présent si n’est pas présente avec lui une humanité à laquelle il s’est vraiment communiqué. L’Église est présente non pas tant dans l’assemblée que par l’entremise de l’assemblée visible : l’assemblée est la condition et le signe de la présence d’une Église qui chemine dans les hommes d’ici-bas et qui est déjà triomphante par la présence des Saints… » (Divo Barsotti : Il Mistero della Chiesa nella liturgia, p. 100-101).

De la sorte l’âme chrétienne, à travers l’action liturgique, renouvelle et approfondit l’expérience de l’Église, qui est communion intime du Ciel et de la terre. Vraiment, dans la liturgie, le Ciel de Dieu se rend présent sur la terre de l’homme. Et l’homme reste comme « impressionné », au sens étymologique, par ce Ciel, du fait que la grandeur et la beauté du Christ total s’impriment dans son cœur, le rendant capable de témoigner et d’espérer.

Capable de témoigner parce que l’empreinte du Ciel qu’il porte en lui, pour ainsi dire, devient par elle-même une voix éloquente pour le monde, un appel convainquant vers la vérité et la joie du salut.

Capable d’espérer, parce que ce que ses yeux ont vu ouvre le temps à l’éternité de Dieu et constitue la promesse d’un “pour toujours” qui nous attend après la fin de notre vie d’ici-bas.

D’autre part, la célébration liturgique, en rendant présent le mystère de l’Église, permet à l’âme chrétienne de prendre part à ce cheminement spirituel défini par Romano Guardini comme “le réveil de l’Église dans les âmes”. C’est là, en effet, que se fait sentir la vitalité de l’Église ; là que l’on entre en contact avec une réalité vivante qui embrasse le temps et l’espace et les ramène à Dieu ; là que l’on prend conscience de faire partie d’une communion d’amour qui descend du Chef, c’est-à-dire du Christ, et nous fond, nous, ses membres, en un seul corps. Et l’âme chrétienne devient elle-même Église, parce qu’en elle se rend en quelque façon présent le mystère de l’unité entre le Ciel et la terre.

2. En même temps que le Seigneur, les saints sont présents dans l’Église en prière. La liturgie, c’est aussi la présence des Saints, de ceux qui, définitivement, vivent dans le Christ, ici, parmi nous.

Dans la liturgie chrétienne, les saints sont toujours associés au chant, à l’action de grâces, à la louange, à la prière de ceux qui n’ont pas achevé l’expérience constituée par leur pèlerinage terrestre. Les saints, donc, ne sont pas seulement des intercesseurs à qui recourir pour demander des grâces et des secours; ni seulement des exemples à imiter pour mieux suivre le Seigneur sur la route par laquelle il mène ses disciples. Les saints, dans la liturgie de l’Église, sont présents, faisant partie d’une grande famille qui vit dans le temps et en dehors du temps.

De la sorte, le pèlerin d’ici-bas surmonte sa solitude et éprouve la joie vivante d’une appartenance commune qui le soutient dans sa marche par les routes de ce monde. Le Canon romain nous invite à songer d’abord aux chœurs des anges, puis aux Apôtres, aux Martyrs, aux Confesseurs, aux Vierges. Enfin il parle des hommes qui vivent ici-bas, de nous autres pécheurs. En nous retrouvant compagnons de voyage de ceux qui sont déjà arrivés au but, nous sentons notre courage se renouveler pour parcourir nous aussi le chemin qui les a conduits à la sainteté. Leur présence devient un stimulant qui nous pousse à ne pas tergiverser, à abandonner les compromissions avec ce qui est du monde, à couper toute attache avec le péché, à tourner résolument notre esprit et notre cœur vers le vrai Bien.

3. Dans le mystère de l’Église, que la liturgie nous rend présent, apparaît aussi la personne de la Très Sainte Vierge.

En elle toute l’Église se retrouve, parce que Dieu s’est donné totalement à elle. En elle nous voyons ce qu’est la Rédemption achevée. La liturgie contemple Dieu qui se communique au monde dans le Christ, mais elle contemple aussi un monde tout entier envahi par la gloire de Dieu. Ce monde, c’est la sainte Vierge.

La création entière ne recevra plus jamais Dieu comme l’a reçu Marie, mystère de la présence de Dieu sur la terre. La Vierge ne dit rien d’autre que “Dieu”. Elle, qui est pure transparence, n’arrête pas sur elle les regards, mais les renvoie vers Dieu.

Telle est la Vierge, telle est aussi l’Église, l’Épouse qui s’abandonne totalement à l’amour pour le recevoir tout entier.

Dans la contemplation liturgique de la Vierge Épouse, l’âme chrétienne apprend quel est son propre appel. Devenir épouse, voilà ce qui rend présent en elle le mystère de l’Église, voilà le but auquel la conduit l’amour du Seigneur, et elle doit en toute générosité s’abandonner à celui-ci. Lorsque saint Ambroise regarde Notre-Dame et lance à l’âme chrétienne son invitation passionnée: « Que l’âme de Marie soit en chacun pour dire que le Seigneur est grand, que l’esprit de Marie soit en chacun pour exulter en Dieu » (In Lc 2, 26), il ne dit pas autre chose que cela. En laissant son propre cœur s’ouvrir à l’âme et à l’esprit de Marie, l’homme accueille en lui une dimension nuptiale, et devient participant du grand mystère qui unit le Christ à son Église.

Deux dernières remarques.

Le soin du sacré liturgique

Si nous sommes partis d’un rappel du caractère sacré de la liturgie pour donner une base à des réflexions concernant l’itinéraire de l’âme vers Dieu, et si, à plusieurs reprises, nous avons cherché à indiquer de quelle manière un tel caractère sacré donne un fondement au parcours spirituel de l’homme et l’accompagne, il vaut la peine, peut-être, de rappeler combien il est important que, dans la célébration liturgique, dans toute célébration liturgique, on sache préserver le “sacré liturgique”.

Préserver le “sacré liturgique”, cela veut dire préserver de façon claire et nette la réalité de la présence et de l’œuvre du Christ à l’intérieur du Rite, en s’efforçant d’obtenir que tout concoure à mettre en relief le primat du mystère du salut qui est célébré. Comme l’a rappelé le Saint Père Benoît XVI : « Si dans la liturgie n’apparaissait pas au premier plan la personne du Christ, qui est son principe et s’y trouve réellement présent pour la rendre efficace, nous n’aurions plus la liturgie chrétienne, complètement dépendante du Seigneur et soutenue par sa présence créatrice» (Discours aux Évêques de la Conférence Épiscopale du Brésil – Nord 2 – en visite “ad limina apostolorum, 15 octobre 2010).

Il n’est pas ici de notre propos de descendre dans les détails. Qu’il suffise toutefois de rappeler l’importance de la beauté, comme élément intégrant, et non accessoire, de la liturgie de l’Église. Seul ce qui est vraiment beau est aussi diffusif du bien et du vrai, et donc en mesure de préserver le sacré, c’est-à-dire le Seigneur Jésus lui-même, visage définitif de l’amour de Dieu.

En ce sens, préserver attentivement et soigneusement le sacré, c’est rendre un précieux service à l’âme chrétienne et à sa progression vers Dieu. L’adage désormais célèbre: “C’est la beauté qui sauvera le monde” est on ne peut plus approprié ici. Seule la beauté, c’est-à-dire Jésus-Christ seul, peut sauver le monde. Seule sa beauté, préservée par le caractère sacré de la liturgie, pourra attirer l’âme chrétienne dans le monde de la sainteté, où la beauté même de Dieu est communiquée à l’homme et où il devient concrètement possible de venir puiser.

Éloge de l’ “otium

L’appui sur la dimension du sacré — inhérente à la liturgie — pour faire comprendre ce qu’est l’itinéraire de l’âme vers Dieu, a pour but de privilégier la dimension objective de la vie spirituelle par rapport à l’aspect subjectif de son déroulement. En d’autres termes, cela revient à affirmer qu’il s’agit d’abord d’accueillir un don et non de se lancer dans une recherche désordonnée et inquiète. Au fond, ce qui est spécifique dans la foi chrétienne se voit ici appliqué au cheminement spirituel de l’homme.

Le célèbre philosophe allemand J. Pieper affirme que “l’otium n’est pas l’attitude de quelqu’un qui attaque, qui envahit, mais de quelqu’un qui s’ouvre de façon accueillante; on ne le trouve pas chez celui qui serre pour prendre mais chez celui qui se relâche, se détend, s’abandonne, presque comme s’abandonne un dormeur…” (“Otium” e culto, p. 61).

En ce sens, l’ “otium” est ce qui se produit dans le cœur de l’homme lorsque celui-ci est en harmonie avec ce qu’il doit être, il est cet état spirituel qui naît de l’acceptation du don de Dieu et il ressemble au dialogue de ceux qui s’aiment, parce qu’il se nourrit lui aussi de l’intimité d’une entente.

Le Saint Père Benoît XVI, dans l’un de ses discours fait allusion à l’obscurcissement du sens chrétien du mystère, décrivant ce possible danger « comme celui qui menace lorsque, dans la sainte Messe, ce n’est plus Jésus qui apparaît prééminent et opérant, mais une communauté très affairée, alors qu’elle devrait être recueillie et se laisser attirer vers l’Unique nécessaire, c’est-à-dire vers son Seigneur. De nos jours, l’attitude principale et fondamentale du fidèle chrétien qui participe à une célébration liturgique, ne doit pas être de faire quelque chose, mais d’écouter, de s’ouvrir, de recevoir » (Discours aux Évêques de la Conférence épiscopale du Brésil – Région Norte 2 – en visite “ad limina apostolorum”: 15 octobre 2010).

Il est donc extrêmement important de préserver avec soin la dimension contemplative de la liturgie, cette forme particulière d’ “otium” qui est comme un espace spirituel permettant ouverture et participation au Mystère célébré. Et même, une telle préservation constitue un précieux service rendu à l’âme chrétienne et l’aide à progresser vers Dieu.

L’âme chrétienne se trouve en face de deux voies: celle de l’ “otium” et celle de l’“acédie”, entendue comme une dissonance de chacun avec son être profond, et, en dernière analyse, avec Dieu. La liturgie, action sacrée de l’Église, se propose à l’âme chrétienne comme une haute école d’ “otium”, c’est-à-dire de cette contemplation active qui permet de participer au salut offert par Dieu. C’est de cet “otium” que cette conférence a voulu faire l’éloge. Parce que c’est vraiment grâce à cet “otium” que l’âme chrétienne peut accomplir heureusement son itinéraire personnel vers Dieu.

Mgr. Guido Marini.
Maître des Célébrations Liturgiques Pontificales.

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