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COMMISSION THEOLOGIQUE INTERNATIONALE

Foi et inculturation (1988)*

  

Introduction

[1] La Commission théologique internationale a eu plusieurs fois l’occasion de réfléchir aux rapports entre la foi et la culture[1]. En 1984, elle a parlé directement de l’inculturation de la foi dans l’étude du mystère de l’Église qu’elle a faite en vue du synode extraordinaire de 1985[2]. De son côté, la Commission biblique pontificale a tenu sa session plénière de 1979 sur le thème de l’inculturation de la foi à la lumière de l’Écriture[3].

[2] Aujourd’hui, la Commission théologique internationale entend mener cette réflexion de manière plus approfondie et plus systématique, en raison de l’importance que ce thème de l’inculturation de la foi a prise partout dans le monde chrétien, et en raison de l’insistance avec laquelle le Magistère de l’Église a abordé ce thème depuis le deuxième concile du Vatican.

[3] Le fondement de cette réflexion est fourni par les documents conciliaires et les textes des synodes qui les ont prolongés. Ainsi, dans la constitution Gaudium et spes, le concile a montré quelles leçons et quelles consignes l’Église a tirées de ses premières expériences d’inculturation dans le monde gréco-romain[4]. Puis il a consacré un chapitre entier de ce document à la promotion de la culture (de culturae progressu rite promovendo)[5]. Après avoir décrit la culture comme un effort vers davantage d’humanité et vers un meilleur aménagement de l’univers, le concile a longuement considéré les rapports entre la culture et le message du salut. Il a énoncé ensuite quelques-uns des devoirs les plus urgents des chrétiens par rapport à la culture : défense du droit de tous à la culture, promotion d’une culture intégrale, harmonisation des rapports entre culture et christianisme. Le Décret sur l’activité missionnaire de l’Église et la Déclaration sur les religions non chrétiennes reprennent certaines de ces orientations. Deux synodes ordinaires ont traité expressément de l’évangélisation des cultures : celui de 1974, consacré à l’évangélisation[6], et celui de 1977 sur la formation catéchétique[7]. Le synode de 1985, qui célébrait le vingtième anniversaire de la clôture du concile Vatican II, a parlé de l’inculturation comme de « l’intime transformation des authentiques valeurs culturelles par leur intégration dans le christianisme, et l’enracinement du christianisme dans les diverses cultures humaines[8] ».

[4] Le pape Jean-Paul II, quant à lui, a pris à cœur de manière spéciale l’évangélisation des cultures : le dialogue de l’Église et des cultures revêt une importance vitale, à ses yeux, pour l’avenir de l’Église et du monde. Le Saint-Père a créé, pour l’aider dans cette grande œuvre, un organisme curial spécialisé : le Conseil pontifical pour la culture[9]. C’est d’ailleurs avec ce dicastère que la Commission théologique internationale se réjouit de pouvoir réfléchir aujourd’hui sur l’inculturation de la foi.

[5] S’appuyant sur la conviction que « l’Incarnation du Verbe fut aussi une incarnation culturelle », le pape affirme que les cultures, analogiquement comparables à l’humanité du Christ en ce qu’elles ont de bon, peuvent jouer un rôle positif de médiation pour l’expression et le rayonnement de la foi chrétienne[10].

[6] Deux thèmes essentiels sont liés à ces vues. Le premier est celui de la transcendance de la Révélation par rapport aux cultures dans lesquelles la Révélation se dit. La Parole de Dieu ne saurait, en effet, s’identifier ou se lier de manière exclusive aux éléments de culture qui la portent. L’Évangile impose même souvent une conversion des mentalités et un amendement des coutumes là où il s’implante : les cultures, elles aussi, doivent être purifiées et restaurées dans le Christ.

[7] Le second thème majeur de l’enseignement de Jean-Paul II porte sur l’urgence de l’évangélisation des cultures. Cette tâche suppose que l’on comprenne et pénètre avec une sympathie critique les identités culturelles particulières et que, dans un souci d’universalité conforme à la réalité proprement humaine de toutes les cultures, on favorise les échanges entre elles. Le Saint-Père fonde ainsi l’évangélisation des cultures sur une conception anthropologique fortement enracinée dans la pensée chrétienne depuis les Pères de l’Église. Puisque la culture, quand elle est droite, révèle et fortifie la nature de l’homme, l’imprégnation chrétienne de la culture suppose le dépassement de tout historicisme et de tout relativisme dans la conception de l’humain. L’évangélisation des cultures doit donc s’inspirer de l’amour de l’homme en lui-même et pour lui-même, spécialement dans les aspects de son être et de sa culture qui sont attaqués ou menacés[11].

[8] à la lumière de cet enseignement, comme aussi de la réflexion que le thème de l’inculturation de la foi a suscitée dans l’Église, nous proposerons d’abord une anthropologie chrétienne qui situe, l’une par rapport aux autres, la nature, la culture et la grâce. Nous verrons ensuite le processus d’inculturation à l’œuvre dans l’histoire du salut : l’ancien Israël, la vie et l’œuvre de Jésus, l’Église des origines. Une dernière section traitera de problèmes posés aujourd’hui à la foi par la rencontre de la piété populaire, des religions non chrétiennes, de la tradition culturelle dans les jeunes Églises, et enfin de certains aspects de la modernité.

1. Nature, culture et grâce

[1] Pour décrire ou définir la culture, les anthropologues recourent volontiers à la distinction, parfois devenue opposition, entre nature et culture. La signification du mot nature varie d’ailleurs selon les conceptions différentes des sciences de l’observation, de la philosophie et de la théologie. Le Magistère entend ce mot en un sens bien précis : la nature d’un être, c’est ce qui le constitue comme tel, avec le dynamisme de ses tendances vers ses finalités propres. C’est de Dieu que les natures tiennent ce qu’elles sont ainsi que leurs fins propres. Elles sont dès lors porteuses d’une signification où l’homme, en tant qu’image de Dieu, est capable de lire « l’intention créatrice de Dieu[12] ».

[2] Les inclinations fondamentales de la nature humaine, exprimées par la loi naturelle, apparaissent donc comme une expression de la volonté du Créateur. Cette loi naturelle déclare les exigences spécifiques de la nature humaine, exigences qui sont significatives du dessein de Dieu sur sa créature raisonnable et libre. Ainsi se trouve écarté tout malentendu qui, percevant la nature en un sens univoque, réduirait l’homme à la nature matérielle.

[3] Il convient en même temps de considérer la nature humaine selon son déploiement concret dans le temps de l’histoire, c’est-à-dire selon ce que l’homme, doué d’une liberté faillible, souvent asservie aux passions, a fait de son humanité. Cet héritage transmis aux nouvelles générations comporte à la fois d’immenses trésors de sagesse, d’art et de générosité et un lot considérable de déviations et de perversions. L’attention se porte alors tout ensemble sur la nature humaine et sur la condition humaine, expression qui intègre des données existentielles, dont certaines (le péché et la grâce) touchent à l’histoire du salut. Si donc nous utilisons le mot culture en un sens d’abord positif (comme synonyme de développement, par exemple), ainsi que l’ont fait Vatican II et les papes récents, nous n’oublions pas que les cultures peuvent perpétuer et favoriser les choix de l’orgueil et de l’égoïsme.

[4] La culture se comprend dans le prolongement des exigences de la nature humaine, comme accomplissement de ses finalités, ainsi que l’enseigne notamment la Constitution Gaudium et spes. « C’est le propre de la personne humaine de n’accéder vraiment et pleinement à l’humanité que par la culture, c’est-à-dire en cultivant les biens et les valeurs de la nature. […] Au sens large, le mot “culture” désigne tout ce par quoi l’homme affine et développe les multiples capacités de son esprit et de son corps. » Multiples sont ainsi les champs de la culture : « L’homme s’efforce de soumettre l’univers par la connaissance et le travail ; il humanise la vie sociale par le progrès des mœurs et des institutions ; il traduit, communique et conserve enfin dans ses œuvres, au cours des temps, les grandes expériences spirituelles et les aspirations majeures de l’homme, afin qu’elles servent au progrès d’un grand nombre et même de tout le genre humain[13]. »

[5] Le sujet premier de la culture est la personne humaine considérée selon toutes les dimensions de son être. L’homme se cultive (telle est la finalité première de la culture) mais il le fait grâce à des œuvres de culture et grâce à une mémoire culturelle. Aussi la culture désigne-t-elle encore le milieu dans lequel et grâce auquel les personnes peuvent grandir.

[6] La personne humaine est un être de communion ; elle s’épanouit en donnant et en recevant. C’est donc en solidarité avec les autres et à travers les liens sociaux vivants que la personne progresse. Aussi ces réalités que sont la nation, le peuple, la société, avec leur patrimoine culturel, constituent-elles pour le développement des personnes « un milieu déterminé et historique, d’où elles tirent les valeurs qui leur permettent de promouvoir la civilisation[14] ».

[7] La culture, qui est toujours une culture concrète et particulière, est ouverte aux valeurs supérieures communes à tous les hommes. L’originalité d’une culture ne signifie donc pas un repli sur elle-même mais une contribution à une richesse qui est le bien de tous les hommes. Le pluralisme culturel ne saurait donc s’interpréter comme la juxtaposition d’univers clos, mais comme la participation au concert de réalités toutes orientées vers les valeurs universelles de l’humanité. Les phénomènes de pénétration réciproque des cultures, fréquents dans l’histoire, illustrent cette ouverture fondamentale des cultures particulières aux valeurs communes à tous les hommes, et par là leur ouverture les unes aux autres.

[8] L’homme est un être naturellement religieux. L’orientation vers l’Absolu est inscrite dans son être profond. La religion, au sens large, est partie constitutive de la culture dans laquelle elle s’enracine et qu’elle épanouit. Aussi bien toutes les grandes cultures comportent-elles comme clé de voûte de l’édifice qu’elles constituent la dimension religieuse, inspiratrice des grandes réalisations qui ont marqué l’histoire millénaire des civilisations.

[9] À la racine des grandes religions se trouve le mouvement ascendant de l’homme à la recherche de Dieu. Purifié de ses déviations et de ses déficiences, ce mouvement doit être l’objet d’un respect sincère. C’est sur lui que vient se greffer le don de la foi chrétienne. Car ce qui distingue la foi chrétienne, c’est qu’elle est libre adhésion à la proposition de l’amour gratuit de Dieu qui s’est révélé à nous, qui nous a donné son Fils unique pour nous libérer du péché et qui a répandu son Esprit dans nos cœurs. C’est dans ce don que Dieu fait de lui-même à l’humanité que réside la radicale originalité chrétienne face à toutes les aspirations, requêtes, conquêtes et enrichissements de la nature.

[10] C’est donc parce qu’elle transcende tout l’ordre de la nature et de la culture que la foi chrétienne, d’une part, est compatible avec toutes les cultures en ce qu’elles ont de conforme à la droite raison et à la bonne volonté, et, d’autre part, est elle-même, à un degré éminent, un facteur dynamisant de culture. Un principe éclaire l’ensemble des rapports de la foi et de la culture : la grâce respecte la nature, elle la guérit des blessures du péché, elle la conforte et elle l’élève. La surélévation à la vie divine est la finalité spécifique de la grâce mais elle ne peut se réaliser sans que la nature ne soit guérie et sans que l’élévation à l’ordre surnaturel ne porte la nature, dans sa ligne propre, à une plénitude de perfection.

[11] Le processus d’inculturation peut être défini comme l’effort de l’Église pour faire pénétrer le message du Christ dans un milieu socioculturel donné, appelant celui-ci à croître selon toutes ses valeurs propres, dès lors que celles-ci sont conciliables avec l’Évangile. Le terme inculturation inclut l’idée de croissance, d’enrichissement mutuel des personnes et des groupes, du fait de la rencontre de l’Évangile avec un milieu social. « L’inculturation est l’incarnation de l’Évangile dans les cultures autochtones et, en même temps, l’introduction de ces cultures dans la vie de l’Église[15]. »

2. L’inculturation dans l’histoire du salut

[1] C’est dans l’histoire concrète de l’alliance de Dieu avec l’humanité que nous considérerons les rapports de la nature, de la culture et de la grâce. Commencée avec un peuple particulier, culminant en un fils de ce peuple qui est aussi Fils de Dieu, s’étendant à partir de lui à toutes les nations de la terre, cette histoire montre « l’admirable condescendance de la Sagesse éternelle[16] ».

a) Israël, le peuple de l’Alliance.

[2] Israël s’est compris comme formé de manière immédiate par Dieu. Aussi l’Ancien Testament, la Bible de l’Israël ancien, est-il le témoin permanent de la révélation du Dieu vivant aux membres d’un peuple choisi. En sa forme écrite, cette révélation porte aussi la trace des expériences culturelles et sociales du millénaire où ce peuple et les civilisations environnantes se sont rencontrés dans l’histoire. L’ancien Israël est né dans un monde qui avait déjà donné naissance à de grandes cultures et il a grandi en relation avec elles.

[3] Les plus anciennes institutions d’Israël (par exemple la circoncision, le sacrifice du printemps, le repos du sabbat) ne lui sont pas spécifiques. Il les a empruntées aux peuples voisins. Une grande partie de la culture d’Israël a une origine semblable. Cependant, le peuple de la Bible a fait subir à ces emprunts de profonds changements quand il les a incorporés à sa foi et à sa pratique religieuse. Il les a passés au crible de la foi au Dieu personnel d’Abraham, libre créateur et sage ordonnateur de l’univers, en qui le péché et la mort ne sauraient trouver leur source. C’est la rencontre de ce Dieu, vécue dans l’Alliance, qui permit de comprendre l’homme et la femme comme des êtres personnels et de rejeter en conséquence les comportements inhumains inhérents aux autres cultures.

[4] Les auteurs bibliques ont utilisé et à la fois transformé les cultures de leur temps pour narrer, à travers l’histoire d’un peuple, l’action salvifique que Dieu fera culminer en Jésus-Christ, pour unir les peuples de toutes cultures, appelés à former un seul Corps dont le Christ est la Tête.

[5] Dans l’Ancien Testament, des cultures fondues et transformées sont mises au service de la révélation du Dieu d’Abraham, vécue dans l’Alliance et consignée dans l’Écriture. Ce fut une préparation unique, au plan culturel et religieux, pour la venue de Jésus-Christ. Dans le Nouveau Testament, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, plus profondément révélé et manifesté dans la plénitude de l’Esprit, invite toutes les cultures à se laisser transformer par la vie, l’enseignement, la mort et la résurrection de Jésus-Christ.

[6] Si les païens sont « greffés sur Israël[17] », il faut souligner que le plan originel de Dieu porte sur la création tout entière[18]. En effet, une alliance est conclue par l’intermédiaire de Noé avec tous les peuples de la terre qui sont prêts à vivre dans la justice[19]. Cette alliance est antérieure à celles qui furent faites avec Abraham et avec Moïse. C’est enfin à toutes les familles de la terre que, à partir d’Abraham, Israël est appelé à communiquer les bénédictions qu’il a reçues[20].

[7] Il faut également observer que les divers aspects de la culture d’Israël n’entretiennent pas tous les mêmes rapports avec la révélation divine. Certains attestent la résistance à la Parole de Dieu, tandis que d’autres en expriment l’acceptation. Parmi ces derniers, il faut distinguer encore le provisoire (prescriptions rituelles et judiciaires) et le permanent de portée universelle. Dans « la loi de Moïse, les prophètes et les psaumes[21] », certains éléments ont précisément pour signification d’être la préhistoire de Jésus.

b) Jésus-Christ, Seigneur et Sauveur du monde.

La transcendance de Jésus-Christ par rapport à toute culture.

[8] Une conviction domine la prédication de Jésus : en lui, Jésus, en sa parole et en sa personne, Dieu parachève, en les dépassant, les dons qu’il a déjà faits à Israël et à l’ensemble des nations[22]. Jésus est la lumière souveraine et la vraie sagesse pour toutes les nations et toutes les cultures[23]. Il montre, en son activité même, que le Dieu d’Abraham, déjà reconnu par Israël comme Créateur et Seigneur[24], s’apprête à régner sur tous ceux qui croiront à l’Évangile ; bien plus, par Jésus, Dieu règne déjà[25].

[9] L’enseignement de Jésus, notamment dans les paraboles, ne craint pas de redresser et, le cas échéant, de contester bon nombre d’idées que l’histoire, la religion effectivement pratiquée et la culture ont inspirées à ses contemporains sur la nature de Dieu et sur son agir[26].

[10] L’intimité toute filiale de Jésus avec Dieu et l’obéissance aimante qui lui fait offrir à son Père sa vie et sa mort[27] attestent qu’en lui le dessein originel de Dieu sur la création, vicié par le péché, a été restauré[28]. Nous sommes en présence d’une nouvelle création, du nouvel Adam[29]. Aussi les rapports avec Dieu sont-ils, à bien des égards, profondément changés[30]. La nouveauté est telle que la malédiction qui frappe le Messie crucifié devient bénédiction pour tous les peuples[31] et que la foi en Jésus Sauveur se substitue au régime de la Loi[32].

[11] La mort et la résurrection de Jésus, grâce auxquelles l’Esprit a été répandu dans les cœurs, ont montré les insuffisances des sagesses et des morales tout humaines, et même de la Loi pourtant donnée à Moïse par Dieu, toutes institutions capables de donner la connaissance du bien mais non la force de l’accomplir, la connaissance du péché mais non le pouvoir de s’y soustraire[33].

La présence du Christ à la culture et aux cultures.

La particularité du Christ, Seigneur et Sauveur universel.

[12] Parce qu’elle a été intégrale et concrète, l’incarnation du Fils de Dieu a été une incarnation culturelle. « Le Christ lui-même, par son incarnation, s’est lié aux conditions sociales et culturelles déterminées des hommes avec lesquels il a vécu[34]. »

[13] Le Fils de Dieu a voulu être un Juif de Nazareth en Galilée, parlant araméen, soumis à des parents pieux d’Israël, les accompagnant au Temple de Jérusalem où ils le trouvent « assis au milieu des maîtres, à les écouter et les interroger[35] ». Jésus a grandi au milieu des mœurs et des institutions de la Palestine du ier siècle, s’initiant aux métiers de son époque, observant le comportement des pêcheurs, des paysans et des commerçants de son milieu. Les scènes et les paysages dont se nourrit l’imagination du futur rabbi sont d’un pays et d’une époque bien déterminés.

[14] Nourri de la piété d’Israël, façonné par l’enseignement de la Loi et des prophètes auquel une expérience toute singulière de Dieu comme Père permet de donner une profondeur inouïe, Jésus se situe dans une tradition spirituelle bien déterminée, celle du prophétisme juif. Comme les prophètes de jadis, il est la bouche de Dieu et il appelle à la conversion. La manière est également bien typique ; le vocabulaire, les genres littéraires, les procédés de style, tout rappelle la lignée d’Élie et d’Élisée : le parallélisme biblique, les proverbes, les paradoxes, les admonitions, les béatitudes et jusqu’aux actions symboliques.

[15] Jésus est tellement lié à la vie d’Israël que le peuple et la tradition religieuse dans lesquels il se situe ont, de ce fait même, quelque chose de singulier dans l’histoire du salut des hommes ; ce peuple élu et la tradition religieuse qu’il a laissée ont une signification permanente pour l’humanité.

[16] Non, l’Incarnation n’a rien d’une improvisation. Le Verbe de Dieu entre dans une histoire qui le prépare, qui l’annonce et le préfigure. Le Christ, d’avance, fait corps, peut-on dire, avec le peuple que Dieu s’est formé précisément en vue du don qu’il fera de son Fils. Toutes les paroles proclamées par les prophètes préludent à la Parole subsistante qu’est le Fils de Dieu.

[17] Aussi, l’histoire de l’alliance conclue avec Abraham et, par Moïse, avec le peuple d’Israël, comme les livres qui racontent et éclairent cette histoire, tout cela garde, pour les fidèles de Jésus, le rôle d’une indispensable et irremplaçable pédagogie. D’ailleurs, l’élection de ce peuple d’où Jésus est sorti n’a jamais été révoquée. « Ceux de ma race, écrit saint Paul, eux qui sont les Israélites », ce sont eux « à qui appartiennent l’adoption, la gloire, les alliances, la loi, le culte, les promesses et les pères, eux enfin de qui, selon la chair, est issu le Christ, qui est au-dessus de tout, Dieu béni éternellement. Amen[36]. » L’olivier franc n’a pas perdu ses privilèges au profit de l’olivier sauvage qui a été greffé sur lui[37].

La catholicité de l’Unique.

[18] Si particulière que soit la condition du Verbe fait chair (et donc la culture qui l’accueille, qui le forme et qui en est issue), ce n’est pas d’abord cette particularité que le Fils de Dieu s’est unie. C’est parce qu’il s’est fait homme que Dieu a aussi assumé, d’une certaine façon, une race, un pays et une époque. « Parce que en lui la nature humaine a été assumée, non absorbée, par le fait même cette nature a été élevée en nous aussi à une dignité sans égale. Car, par son incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni lui-même à tout homme[38]. »

[19] La transcendance du Christ ne l’isole donc pas au-dessus de la famille humaine mais elle le rend présent à tout homme, par-delà tout particularisme. « Il n’est étranger nulle part, ni à l’égard de qui que ce soit[39]. » « Il n’y a plus ni Juif ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus-Christ[40]. » Le Christ nous rejoint donc dans l’unité que nous formons, comme dans la multiplicité et dans la diversité des individus où se réalise notre commune nature.

[20] Le Christ ne nous rejoindrait pourtant pas dans la vérité de notre humanité concrète s’il ne nous atteignait pas dans la diversité et la complémentarité de nos cultures. En effet, ce sont les cultures (langue, histoire, attitude générale devant la vie, institutions diverses) qui, pour le meilleur et pour le pire, nous accueillent dans la vie, nous forment, nous accompagnent et nous prolongent. Si le cosmos tout entier est mystérieusement le lieu de la grâce et du péché, comment nos cultures ne le seraient-elles pas aussi, elles qui sont les fruits et les germes de l’activité proprement humaine ?

[21] Dans le Corps du Christ, les cultures, dans la mesure où elles sont animées et renouvelées par la grâce et la foi, sont d’ailleurs complémentaires. Elles permettent de voir la fécondité multiforme dont sont capables les enseignements et les énergies du même Évangile, les mêmes principes de vérité, de justice, d’amour et de liberté, quand ils sont pénétrés par l’Esprit du Christ.

[22] Faut-il rappeler enfin que ce n’est pas par stratégie intéressée que l’Église, Épouse du Verbe incarné, se préoccupe du sort des diverses cultures de l’humanité ? Elle veut animer de l’intérieur, protéger, libérer de l’erreur et du péché dont nous les avons corrompues, ces ressources de vérité et d’amour que Dieu a disposées, comme des semina Verbi, dans sa création. Le Verbe de Dieu ne vient pas dans une création qui lui serait étrangère. « Tout est créé par lui et pour lui et il est, lui, par devant tout ; tout est maintenu en lui[41]. »

c) L’Église des Apôtres et le Saint-Esprit.

De Jérusalem aux Nations : les débuts typiques de l’inculturation de la foi.

[23] Le jour de la Pentecôte, l’irruption du Saint-Esprit inaugure la relation de la foi chrétienne et des cultures comme un événement d’accomplissement et de plénitude : la promesse du salut, accomplie par le Christ ressuscité, emplit le cœur des croyants par l’effusion du Saint-Esprit lui-même. « Les merveilles de Dieu » seront désormais « publiées » à tous les hommes de toute langue, de toute culture[42]. Alors que l’humanité vit sous le signe de la division de Babel, le don du Saint-Esprit lui est offert comme la grâce, transcendante et combien humaine, de la symphonie des cœurs. La Communion divine (koinônia)[43] recrée une nouvelle communauté entre les hommes, en pénétrant, sans le détruire, le signe de leur division : les langues.

[24] Le Saint-Esprit n’instaure pas une super-culture, mais il est le principe personnel et vital qui va vivifier la nouvelle Communauté en synergie avec ses membres. Le don du Saint-Esprit n’est pas de l’ordre des structures, mais l’Église de Jérusalem qu’il façonne est koinônia de foi et d’agapè qui se communique dans la pluralité sans se diviser, elle est Corps du Christ dont les membres sont unis sans uniformité. La première épreuve de la catholicité apparaît lorsque des différences liées à la culture (tiraillements entre Hellènes et Hébreux) menacent la Communion[44]. Les Apôtres ne suppriment pas les différences mais ils développeront une fonction essentielle du Corps ecclésial : la diaconie au service de la koinônia.

[25] Pour que la Bonne Nouvelle soit annoncée aux Nations, le Saint-Esprit suscite un nouveau discernement chez Pierre et dans la communauté de Jérusalem[45] : la foi au Christ n’exige pas des nouveaux croyants qu’ils abandonnent leur culture pour adopter celle de la Loi du peuple Juif : tous les peuples sont appelés à être bénéficiaires de la promesse et à partager l’héritage confié pour eux au peuple de l’Alliance[46]. Donc, « rien au-delà du nécessaire », selon la décision de l’assemblée apostolique[47].

[26] Mais, scandale pour les juifs, le mystère de la Croix est folie pour les païens. Ici, l’inculturation de la foi se heurte au péché radical qui retient « captive[48] » la vérité d’une culture qui n’est pas assumée par le Christ : l’idolâtrie. « Tant que l’homme est privé de la gloire de Dieu[49] », tout ce qu’il « cultive » est image opaque de lui-même. Le kérygme paulinien part alors de la création et de la vocation à l’Alliance, il dénonce les perversions morales de l’humanité aveuglée et il annonce le salut dans le Christ crucifié et ressuscité.

[27] Après l’épreuve de la catholicité entre communautés chrétiennes culturellement différentes, après les résistances du légalisme juif et celles de l’idolâtrie, la foi se trouve soumise à la culture dans le gnosticisme. Le phénomène naîtà l’époque des dernières lettres de Paul et de Jean ; il alimentera la plupart des crises doctrinales des siècles suivants. Ici, la raison humaine, en son état blessé, refuse la folie de l’incarnation du Fils de Dieu et cherche à récupérer le Mystère en l’accommodant à la culture régnante. Or « la foi repose non sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu[50] ».

La Tradition apostolique : inculturation de la foi et salut de la culture.

[28] Dans les « derniers temps » inaugurés à la Pentecôte, le Christ ressuscité, Alpha et Oméga, entre dans l’histoire des peuples : dès lors le sens de l’histoire, et donc de la culture, est descellé[51] et le Saint-Esprit le révèle en l’actualisant et en le communiquant à tous. L’Église est le sacrement de cette Révélation et de cette Communion. Elle recentre toute culture dans laquelle le Christ est accueilli, la plaçant dans l’axe du « monde qui vient », et elle restaure la Communion brisée par le « prince de ce monde ». La culture est ainsi en situation eschatologique : elle tend vers son accomplissement dans le Christ, mais elle ne peut être sauvée qu’en s’associant à la répudiation du mal.

[29] Chaque Église locale ou particulière a vocation d’être, dans le Saint-Esprit, le sacrement qui manifeste le Christ crucifié et ressuscité dans la chair d’une culture particulière.

(a) La culture d’une Église locale (jeune ou ancienne) participe au dynamisme des cultures et à leurs vicissitudes. Même si elle est en situation eschatologique, elle reste soumise aux épreuves et aux tentations[52].

(b) La « nouveauté chrétienne » engendre dans les Églises locales des expressions particulières culturellement typées (modalités des formulations doctrinales, symbolismes liturgiques, types de sainteté, directives canoniques, etc.). Mais la Communion entre les Églises exige constamment que la « chair » culturelle de chacune ne fasse pas écran à la reconnaissance mutuelle dans la foi apostolique et à la solidarité dans l’amour.

(c) Toute Église envoyée aux nations ne témoigne de son Seigneur que si, eu égard à ses attaches culturelles, elle se conforme à lui dans la kénose première de son incarnation et dans l’abaissement ultime de sa passion vivifiante. L’inculturation de la foi est l’une des expressions de la Tradition apostolique dont Paul souligne maintes fois le caractère dramatique[53].

[30] Les écrits apostoliques et les témoignages patristiques ne limitent pas leur vision de la culture au service de l’évangélisation mais l’intègrent dans la totalité du Mystère du Christ. Pour eux, la création est le reflet de la Gloire de Dieu, l’homme en est l’icône vivante et c’est dans le Christ que la ressemblance avec Dieu est donnée. La culture est le lieu où l’homme et le monde sont appelés à se retrouver dans la Gloire de Dieu. La rencontre est manquée ou obscurcie dans la mesure où l’homme est pécheur. À l’intérieur de la création captive se vit la gestation de « l’univers nouveau[54] » : l’Église est « en travail[55] ». En elle et par elle, les créatures de ce monde peuvent vivre leur rédemption et leur transfiguration.

3. Problèmes actuels d’inculturation

[1] L’inculturation de la foi, que nous avons d’abord considérée d’un point de vue surtout philosophique (nature, culture et grâce), puis du point de vue de l’histoire et du dogme (l’inculturation dans l’histoire du salut), pose encore des problèmes considérables à la réflexion théologique et à l’action pastorale. Ainsi, les interrogations que la découverte de nouveaux mondes a fait surgir au xvie siècle continuent à nous préoccuper. Comment accorder avec la foi les expressions spontanées de la religiosité des peuples ? Quelle attitude adopter face aux religions non chrétiennes, en particulier celles qui sont « liées au progrès de la culture[56] » ? Des questions nouvelles ont surgi en notre temps. Comment les « jeunes Églises », nées en notre siècle de l’indigénisation de communautés chrétiennes déjà existantes, doivent-elles considérer et leur passé chrétien et l’histoire culturelle de leurs peuples respectifs ? Comment, enfin, l’Évangile doit-il animer, purifier et fortifier le monde nouveau où nous ont fait entrer notamment l’industrialisation et l’urbanisation ? Ces quatre questions nous semblent s’imposer à qui réfléchit aux conditions actuelles de l’inculturation de la foi.

a) La piété populaire.

[2] On entend généralement par piété populaire, dans les pays qui ont été touchés par l’Évangile, l’union de la foi et de la piété chrétiennes avec la culture profonde et avec des formes de la religion antérieure des populations. Il s’agit de ces très nombreuses dévotions dans lesquelles des chrétiens expriment leur sentiment religieux dans le langage simple, entre autres, de la fête et du pèlerinage, de la danse et du chant. On a pu parler de synthèse vitale à propos de cette piété puisqu’elle unit « le corps et l’esprit, la communion ecclésiale et l’institution, l’individu et la communauté, la foi chrétienne et l’amour de la patrie, l’intelligence et l’affectivité[57] ». La qualité de la synthèse tient, on le devine, à l’ancienneté et à la profondeur de l’évangélisation, comme à la compatibilité des antécédents religieux et culturels avec la foi chrétienne.

[3] Dans l’Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, Paul VI a entériné et encouragé une appréciation nouvelle de la piété populaire. « Regardées longtemps comme moins pures, quelquefois dédaignées, ces expressions [particulières de la recherche de Dieu et de la foi] font un peu partout aujourd’hui l’objet d’une redécouverte[58]. »

[4] « Si elle est bien orientée, surtout par une pédagogie d’évangélisation, continuait Paul VI, [la piété populaire] est riche de valeurs. Elle traduit une soif de Dieu que seuls les simples et les pauvres peuvent connaître. Elle rend capable de générosité et de sacrifice jusqu’à l’héroïsme, lorsqu’il s’agit de manifester la foi. Elle comporte un sens aigu d’attributs profonds de Dieu : sa paternité, sa providence, sa présence constante et aimante. Elle engendre des attitudes intérieures rarement observées ailleurs au même degré : patience, sens de la croix dans la vie quotidienne, détachement, ouverture aux autres, dévotion[59]. »

[5] Du reste, la force et la profondeur des racines de la piété populaire se sont clairement manifestées en cette longue période de discrédit dont parlait Paul VI. Les expressions de la piété populaire ont survécu aux nombreuses prédictions de disparition que semblaient cautionner la modernité et les progrès du sécularisme. Elles ont conservé et même accru, en bien des régions du globe, l’attrait qu’elles exerçaient sur les foules.

[6] On a dénoncé bien des fois les limites de la piété populaire. Ces limites tiennent à un certain simplisme, source de diverses déformations de la religion, voire de superstitions. On reste au niveau de manifestations culturelles sans que soient engagées une véritable adhésion de foi et l’expression de cette foi dans le service du prochain. Mal orientée, la piété populaire peut même conduire à la formation de sectes et mettre ainsi en danger la vraie communauté ecclésiale. Elle risque encore d’être manipulée soit par des pouvoirs politiques, soit par des forces religieuses étrangères à la foi chrétienne.

[7] La prise en compte de ces dangers invite à pratiquer une catéchèse intelligente, gagnée aux mérites d’une piété populaire authentique et, en même temps, capable de discernement. Une liturgie vivante et adaptée est également appelée à jouer un grand rôle dans l’intégration d’une foi très pure et des formes traditionnelles de la vie religieuse des peuples. Sans nul doute, la piété populaire peut apporter une contribution irremplaçable à une anthropologie culturelle chrétienne qui permettrait de réduire l’écart, parfois tragique, entre la foi des chrétiens et certaines institutions socio-économiques d’orientation bien différente qui régissent leur vie quotidienne.

b) Inculturation de la foi et religions non chrétiennes.

Les religions non chrétiennes.

[8] Dès ses origines, l’Église a rencontré, à bien des niveaux, la question de la pluralité des religions. Les chrétiens ne constituent aujourd’hui encore qu’un tiers environ de la population mondiale. Ils auront d’ailleurs à vivre dans un monde qui éprouve une sympathie grandissante pour le pluralisme en matière religieuse.

[9] étant donné la place majeure de la religion dans la culture, une Église locale ou particulière implantée dans un milieu socioculturel non chrétien doit très sérieusement tenir compte des éléments religieux de ce milieu. Cette préoccupation sera d’ailleurs à la mesure de la profondeur et de la vitalité de ces données religieuses.

[10] S’il est permis de prendre un continent en exemple, nous parlerons de l’Asie qui a vu naître plusieurs des grands courants religieux du monde. L’hindouisme, le bouddhisme, l’islam, le confucianisme, le taoïsme et le shintoïsme, chacun de ces systèmes religieux, certes en des parties distinctes du continent, sont profondément enracinés dans les peuples et montrent beaucoup de vigueur. La vie personnelle comme l’activité sociale et communautaire ont été marquées de façon décisive par ces traditions religieuses et spirituelles. Aussi les Églises d’Asie considèrent-elles la question des religions non chrétiennes comme une des plus importantes et des plus urgentes. Elles en font même l’objet de cette forme privilégiée de relation qu’est le dialogue.

Le dialogue des religions.

[11] Le dialogue avec les autres religions fait partie intégrante de la vie des chrétiens : par l’échange, l’étude et le travail en commun, ce dialogue contribue à une meilleure intelligence de la religion de l’autre et à la croissance dans la piété.

[12] Pour la foi chrétienne, l’unité de tous en leur origine et en leur destinée, c’est-à-dire dans la création et dans la communion avec Dieu en Jésus-Christ, s’accompagne de la présence et de l’action universelles du Saint-Esprit. L’Église en dialogue écoute et apprend. « L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent sous bien des rapports de ce qu’elle-même tient et propose, cependant reflètent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes[60]. »

[13] Ce dialogue a quelque chose d’original puisque, comme l’histoire des religions l’atteste, la pluralité des religions a souvent engendré discrimination et jalousie, fanatisme et despotisme, toutes choses qui ont valu à la religion l’accusation d’être source de division dans la famille humaine. L’Église, « sacrement universel du salut », c’est-à-dire « signe et instrument de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain[61] », est appelée par Dieu à être ministre et instrument de l’unité en Jésus-Christ pour tous les hommes et tous les peuples.

La transcendance de l’Évangile par rapport à la culture.

[14] Nous ne pouvons pourtant pas oublier la transcendance de l’Évangile par rapport à toutes les cultures humaines où la foi chrétienne a vocation de s’enraciner et de s’épanouir selon toutes ses virtualités. Si grand en effet que doive être le respect pour ce qui est vrai et saint dans l’héritage culturel d’un peuple, cette attitude ne demande pourtant pas de prêter un caractère absolu à cet héritage culturel. Nul ne peut oublier que, dès l’origine, l’Évangile a été « scandale pour les juifs et folie pour les païens[62] ». L’inculturation qui emprunte la voie du dialogue entre les religions ne saurait en aucune manière donner des gages au syncrétisme.

c) Les jeunes Églises et leur passé chrétien.

[15] L’Église prolonge et actualise le mystère du Serviteur de Yahvé auquel il a été promis qu’il sera « lumière des nations pour que le salut atteigne les extrémités de la terre[63] » et qu’il sera « l’Alliance du peuple[64] ». Cette prophétie se réalise à la dernière Cène quand, la veille de sa Passion, le Christ, entouré des Douze, donne aux siens son corps et son sang en nourriture et en boisson de la Nouvelle Alliance, les assimilant ainsi à son propre corps. L’Église, peuple de la Nouvelle Alliance, naissait. À la Pentecôte, elle recevra l’Esprit du Christ, l’Esprit de l’Agneau immolé depuis les origines et qui déjà travaillait à exaucer ce vœu si profondément enraciné chez les êtres humains : l’union la plus radicale dans le respect le plus radical de la diversité.

[16] En vertu de la communion catholique qui unit toutes les Églises particulières dans une même histoire, les jeunes Églises considèrent le passé des Églises qui leur ont donné naissance comme une partie de leur propre histoire. Pourtant, l’acte majeur d’interprétation qui signe leur maturité spirituelle consiste à reconnaître cette antériorité comme originaire et non seulement comme historique. Cela signifie que, en accueillant dans la foi l’Évangile que leur ont annoncé les aînées, les jeunes Églises ont accueilli « l’initiateur même de la foi[65] » et la Tradition intégrale où la foi s’est attestée, comme aussi la capacité d’engendrer des formes originales où se dira la foi unique et commune. Égales en dignité, vivant du même mystère, authentiques Églises-sœurs, les jeunes Églises manifestent, de concert avec leurs aînées, la plénitude du mystère du Christ.

[17] Peuple de la Nouvelle Alliance, c’est en tant qu’elle fait mémoire du mystère pascal et annonce sans cesse le retour du Seigneur que l’Église peut être dite « eschatologie commencée » des traditions culturelles des peuples, à condition, bien sûr, que ces traditions aient été soumises à la loi purificatrice de la mort et de la résurrection en Jésus Christ.

[18] Comme saint Paul à l’Aréopage d’Athènes, la jeune Église fait une lecture nouvelle et créatrice de la culture ancestrale. Quand cette culture passe au Christ, « le voile tombe[66] ». Dans le temps d’incubation de la foi, cette Église avait découvert le Christ comme « exégète et exégèse » du Père dans l’Esprit[67] ; elle ne cesse d’ailleurs de le contempler comme tel. Maintenant, elle le découvre « exégète et exégèse » de l’homme, source et destinataire de la culture. Au « Dieu inconnu » qui a été révélé à la Croix correspond l’« homme inconnu » qu’annonce la jeune Église en sa qualité de mystère pascal vivant, inauguré par grâce dans l’ancienne culture.

[19] Dans le salut qu’elle rend présent, la jeune Église s’efforce de repérer toutes les traces de la sollicitude de Dieu pour un groupe humain particulier, les semina Verbi. Ce que le prologue de l’épître aux Hébreux dit des Pères et des prophètes peut être repris et vaut, en relation avec Jésus-Christ, et d’une certaine manière analogue, pour toute culture humaine en ce qu’elle a de droit et de vrai et en ce qu’elle porte de sagesse.

d) La foi chrétienne et la modernité.

[20] Les mutations techniques qui ont provoqué la révolution industrielle puis la révolution urbaine ont affecté l’âme profonde des populations, bénéficiaires et aussi bien souvent victimes de ces changements. Aussi un devoir urgent et difficile incombe aux croyants : comprendre la culture moderne en ses traits caractéristiques, comme en ses attentes et ses besoins, par rapport au salut apporté par Jésus-Christ.

[21] La révolution industrielle fut tout aussi bien une révolution culturelle. Des valeurs jusqu’alors assurées furent mises en cause, comme le sens du travail personnel et communautaire, le rapport direct de l’homme à la nature, l’appartenance à une famille de soutien tant dans la cohabitation que dans le travail, l’enracinement dans des communautés locales et religieuses à taille humaine, la participation à des traditions, rites, cérémonies et célébrations qui donnent un sens aux grands moments de l’existence. L’industrialisation, en provoquant un entassement désordonné des populations, porta gravement atteinte à ces valeurs séculaires sans susciter des communautés capables d’intégrer des cultures nouvelles. Au moment où les peuples les plus démunis sont en recherche d’un modèle de développement approprié, les avantages comme aussi les risques et les coûts humains de l’industrialisation sont mieux perçus.

[22] De grands progrès ont été réalisés en bien des domaines de la vie : alimentation, santé, éducation, transports, accès aux biens de consommation de toute sorte. Des inquiétudes profondes surgissent pourtant dans l’inconscient collectif. En bien des pays, surtout depuis la Seconde Guerre mondiale, l’idée de progrès a fait place au désenchantement. La rationalité en matière de production et d’administration, quand elle oublie le bien des personnes, travaille contre la raison. L’émancipation des communautés d’appartenance a enfoui l’homme dans la foule solitaire. Les nouveaux moyens de communication déstructurent autant qu’ils peuvent unir. La science, par les créations techniques qui en sont le fruit, apparaît à la fois créatrice et homicide. Aussi certains désespèrent-ils de la modernité et parlent-ils d’une nouvelle barbarie. Malgré tant d’échecs et de fautes, il faut espérer un sursaut moral de toutes les nations, riches et pauvres. Si l’Évangile est prêché et entendu, une conversion culturelle et spirituelle est possible : elle appelle à la solidarité, au souci du bien intégral de la personne, à la promotion de la justice et de la paix, à l’adoration du Père de qui procède tout bien.

[23] L’inculturation de l’Évangile dans les sociétés modernes exigera un effort méthodique de recherche et d’action concertées. Chez les responsables de l’évangélisation, cet effort supposera premièrement une attitude d’accueil et de discernement critique, deuxièmement la capacité de percevoir les attentes spirituelles et les aspirations humaines des nouvelles cultures, et troisièmement l’aptitude à l’analyse culturelle en vue d’une rencontre effective avec le monde moderne.

[24] Une attitude d’accueil est requise, en effet, chez qui veut comprendre et évangéliser le monde de ce temps. La modernité s’accompagne de progrès indéniables dans bien des domaines matériels et culturels : bien-être, mobilité humaine, science, recherche, éducation, sens nouveau de la solidarité. De plus, l’Église de Vatican II a pris une vive conscience des conditions nouvelles dans lesquelles elle doit exercer sa mission, et c’est dans les cultures de la modernité que se construira l’Église de demain. Concernant ce discernement, on doit appliquer la consigne traditionnelle reprise par Pie XII : il faut « faciliter l’intime compréhension et le respect des civilisations les plus variées et en rendre les valeurs spirituelles fécondes pour une vivante et vivifiante prédication de l’évangile du Christ. Tout ce qui, dans ces usages et coutumes, n’est pas indissolublement lié à des erreurs religieuses sera toujours examiné avec bienveillance, et, quand ce sera possible, protégé et encouragé[68]. »

[25] L’Évangile suscite des questions fondamentales chez qui réfléchit au comportement de l’homme moderne. Comment faire comprendre à cet homme la radicalité du message du Christ : la charité inconditionnelle, la pauvreté évangélique, l’adoration du Père et l’acquiescement constant à sa volonté ? Comment éduquer au sens chrétien de la souffrance et de la mort ? Comment susciter la foi et l’espérance en l’œuvre de résurrection accomplie par Jésus-Christ ?

[26] Il nous faut développer une capacité d’analyser les cultures et d’en percevoir les incidences morales et spirituelles. Une mobilisation de toute l’Église s’impose pour que soit affrontée avec succès la tâche extrêmement complexe de l’inculturation de l’Évangile dans le monde moderne. Il nous faut épouser à ce sujet la préoccupation de Jean-Paul II : « Dès le début de mon pontificat, j’ai considéré que le dialogue de l’Église avec les cultures de notre temps était un domaine vital, dont l’enjeu est le destin du monde en cette fin du XXe siècle[69]. »

Conclusion

[1] Après avoir dit qu’il importait « d’atteindre et comme de bouleverser par la force de l’Évangile les critères de jugement, les valeurs déterminantes, les centres d’intérêt, les lignes de pensée, les sources d’inspiration et les modèles de vie qui sont en contraste avec la Parole de Dieu et le dessein du salut », Paul VI demandait « d’évangéliser – non pas de façon décorative, comme par un vernis superficiel, mais de façon vitale, en profondeur et jusque dans leurs racines – la culture et les cultures de l’homme, dans le sens riche et large que ces termes ont dans Gaudium et spes […]. Le Règne que l’Évangile annonce est vécu par des hommes profondément liés à une culture et la construction du Royaume ne peut pas ne pas emprunter des éléments de la culture et des cultures humaines[70]. »

[2] Jean-Paul II disait de son côté : « En cette fin du xxe siècle, l’Église doit se faire toute à tous, en rejoignant avec sympathie les cultures d’aujourd’hui. Il y a encore des milieux et des mentalités, comme des pays et des régions entières à évangéliser, ce qui suppose un long et courageux processus d’inculturation afin que l’Évangile pénètre l’âme des cultures vivantes, répondant à leurs attentes les plus hautes et les faisant croître à la dimension même de la foi, de l’espérance et de la charité chrétiennes. […] Parfois les cultures n’ont encore été touchées que superficiellement, et de toute façon, se transformant sans cesse, elles demandent une approche renouvelée. […] De plus, de nouveaux secteurs de culture apparaissent, avec des objectifs, des méthodes et des langages divers[71]. »


* Ce document a été préparé par la CTI au cours de sa session plénière de décembre 1987, puis il a été approuvé in forma specifica lors de la session plénière d’octobre 1988 et rendu public avec le placet de S. Ém. le cardinal Joseph Ratzinger, président de la Commission.

Nous reprenons ici, avec des corrections et un bon nombre de modifications, ainsi que des adaptations éditoriales, le texte qui a été publié dans La Documentation catholique 86 (1989), p. 281-289. Le texte latin de ce document a été publié sous le titre « Fides et inculturatio » dans Gregorianum 70 (1989), p. 625-646.

[1] On pourra voir les textes « L’unité de la foi et le pluralisme théologique » (1972), « Promotion humaine et salut chrétien » (1976), « La doctrine catholique sur le sacrement du mariage » (1977) et « Questions choisies de christologie » (1979) dans le recueil : Commission théologique internationale, Textes et documents (1969-1985), Paris, Éd. du Cerf, 1988.

[3] Commission biblique pontificale, Fede e cultura alla luce della Bibbia. Foi et culture à la lumière de la Bible, Turin, Editrice Elle Di Ci, 1981.

[4] Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et spes, no 44.

[5] Ibid., no 53-62.

[6] Paul VI, Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi sur l’évangélisation dans le monde moderne, no 18-20 ; La Documentation catholique 73 (1976), p. 4-5.

[7] Jean-Paul II, Exhortation apostolique Catechesi tradendae sur la catéchèse en notre temps, no 53 ; La Documentation catholique 76 (1979), p. 14.

[8] Synode extraordinaire pour le vingtième anniversaire de la clôture du concile Vatican II, Rapport final voté par les Pères, 7 décembre 1985 ; La Documentation catholique 83 (1986), p. 41.

[9] Jean-Paul II, Lettre autographe de fondation du Conseil pontifical pour la culture (20 mai 1982) ; AAS 74 (1983), p. 683-688 ; La Documentation catholique 79 (1982), p. 604-606.

[10] Jean-Paul II, Discours du 15 mai 1982 à l’université de Coimbra ; La Documentation catholique 79 (1982), p. 549. Id., Discours du 7 mai 1980 aux évêques du Kenya ; La Documentation catholique 77 (1980), p. 534.

[11] Jean-Paul II, Discours du 18 janvier 1983 aux membres du Conseil pontifical pour la culture ; La Documentation catholique 80 (1983), p. 147.

[12] Paul VI, Lettre encyclique Humanae vitae sur la régulation des naissances ; La Documentation catholique 65 (1968), col. 1447.

[13] Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et spes sur l’Église dans le monde de ce temps, no 53.

[14] Ibid.

[15] Jean-Paul II, Lettre encyclique Slavorum Apostoli à l’occasion du onzième centenaire de l’œuvre d’évangélisation des saints Cyrille et Méthode (2 juin 1985), no 21 ; La Documentation catholique 82 (1985), p. 724.

[16] Vatican II, Constitution dogmatique Dei Verbum sur la révélation divine, no 13.

[17] Voir Rm 11, 11-24.

[18] Gn 1, 1-2, 4a.

[19] Voir Gn 9, 1-17 ; Si 44, 17-18.

[20] Gn 12, 1-5 ; Jr 4, 2 ; Si 44, 21.

[21] Lc 24, 27.44.

[22] Mc 13, 10 ; Mt 12, 21 ; Lc 2, 32.

[23] Mt 11, 19 ; Lc 7, 35.

[24] Ps 93, 1-4 ; Is 6, 1.

[25] Mc 1, 15 ; Mt 12, 28 ; Lc 11, 20 ; 17, 21.

[26] Mt 20, 1-16 ; Lc 15, 11-32 ; 18, 9-14.

[27] Mc 14, 36.

[28] Mc 1, 14-45 ; 10, 2-9 ; Mt 5, 21-48.

[29] Rm 5, 12-19 ; 1 Co 15, 20-22.

[30] Mc 8, 27-33 ; 1 Co 1, 18-25.

[31] Ga 3, 13 ; Dt 21, 22-23.

[32] Ga 3, 12-14.

[33] Rm 7, 16 s. ; 3, 20 ; 7, 7 ; 1 Tm 1, 8.

[34] Vatican II, Décret Ad Gentes sur l’activité missionnaire de l’Église, no 10.

[35] Lc 2, 46.

[36] Rm 9, 3-5.

[37] Rm 11, 24.

[38] Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et spes sur l’Église dans le monde de ce temps, no 22.

[39] Vatican II, Décret Ad Gentes sur l’activité missionnaire de l’Église, no 8.

[40] Ga 3, 28.

[41] Col 1, 16-17.

[42] Ac 2, 11.

[43] Ac 2, 42.

[44] Ac 6, 1 s.

[45] Ac 10-11.

[46] Ep 2, 14-15.

[47] Ac 15, 28.

[48] Rm 1, 18.

[49] Rm 3, 23.

[50] 1 Co 2, 4-5.

[51] Ap 5, 1-5.

[52] Voir Ap 2-3.

[53] 1 Co et 2 Co passim.

[54] Ap 21, 5.

[55] Voir Rm 8, 18-25.

[56] Vatican II, Déclaration Nostra aetate sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes, no 2.

[57] Troisième Conférence générale des évêques d’Amérique latine, L’évangélisation de l’Amérique latine dans le présent et dans l’avenir, no 448.

[58] Paul VI, Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi sur l’évangélisation dans le monde moderne, no 48 ; La Documentation catholique 73 (1976), p. 10.

[59] Ibid.

[60] Vatican II, Déclaration Nostra aetate sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes, no 2.

[61] Vatican II, Constitution dogmatique Lumen gentium sur l’Église, no 48 et no 1.

[62] 1 Co 1, 23.

[63] Is 49, 6.

[64] Is 49, 8.

[65] He 12, 2.

[66] 2 Co 3, 16.

[67] Voir Henri de Lubac, Exégèse médiévale, t. 1, Paris, 1959, p. 322-324.

[68] Pie XII, Lettre encyclique Summi pontificatus sous le signe du Christ Roi (20 octobre 1939).

[69] Jean-Paul II, Lettre autographe de fondation du Conseil pontifical pour la culture (20 mai 1982) ; La Documentation catholique 79 (1982), p. 604.

[70] Paul VI, Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi sur l’évangélisation dans le monde moderne, no19-20 ; La Documentation catholique 73 (1976), p. 4.

[71] Jean-Paul II, Discours du 18 janvier 1983 aux membres du Conseil pontifical pour la culture, no 4 ; La Documentation catholique 80 (1983), p. 147.

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