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COMMISSION THÉOLOGIQUE INTERNATIONALE

MAGISTÈRE ET THÉOLOGIE*

(1975)

Introduction

« Non seulement les relations du Magistère avec la théologie... ont beaucoup d’importance, mais il faut leur reconnaître aujourd’hui un caractère très marqué d’actualité » (Paul VI, allocution au Congrès international sur la théologie du deuxième concile du Vatican, 1er octobre 1966, AAS 58, 1966, 890; cf. trad. dans DC 1480, 16 octobre 1966, col. 1735). Dans les pages qui suivent, on s’efforce d’éclaircir le rapport qui existe entre « le mandat qui constitue [le Magistère ecclésiastique] gardien de la Révélation divine et la tâche confiée [aux théologiens] d’étudier et d’exposer la doctrine de la foi » (ibid.).

Thèse I.

On appelle « magistère ecclésiastique » la charge d’enseignement qui appartient en propre, par institution du Christ, au collège épiscopal ou à chacun des évêques en communion hiérarchique avec le Souverain Pontife. L’appellation de « théologien » s’applique aux membres de l’Église que leurs études et leur communion de vie dans la foi qualifient pour promouvoir, selon un mode scientifique propre, une intelligence approfondie de la Parole de Dieu et aussi, en vertu d’une mission canonique, pour l’enseigner. Concernant le magistère des pasteurs, les théologiens ou docteurs ainsi que leurs rapports mutuels, la manière de parler du Nouveau Testament et de la Tradition qui s’est développée au cours des siècles revêt un caractère analogique, impliquant à la fois similitude et dissemblance. À ce sujet, la continuité est réelle, mais il faut aussi admettre des changements assez profonds. Les relations et l’articulation réciproques entre Magistère et théologie présentent des formes concrètes diverses dans la suite des temps.

I. Éléments communs au Magistère et aux théologiens dans l’exercice de leur charge

Thèse II.

Le Magistère et la théologie ont en commun, encore que de façon analogique et suivant un mode propre, la charge de « conserver le dépôt sacré de la Révélation , de le pénétrer, toujours plus profondément, de l’exposer, de l’enseigner, de la défendre » (Paul VI, loc. cit., p. 891 ; DC, loc. cit., col. 1735), au service du Peuple de Dieu et pour le salut du monde entier. Ce service comporte avant tout le devoir de sauvegarder la certitude de la foi. Cette tâche est assurée différemment par le Magistère et par le ministère des théologiens, sans qu’on ne doive ni ne puisse établir un cloisonnement entre l’action de l’un et celle des autres.

Thèse III.

Le Magistère et la théologie sont tenus l’un et l’autre, dans ce service commun de la vérité, par certaines obligations :

1. Ils sont obligatoirement guidés par la Parole de Dieu. En effet, « le Magistère n’est pas au-dessus de la Parole de Dieu, mais il la sert, n’enseignant que ce qui a été transmis, puisque... il écoute cette Parole, la conserve religieusement et l’expose avec fidélité, et tout ce qu’il propose à croire comme révélé par Dieu, il le puise à cet unique dépôt de la foi » (DV 10). De son côté, « la théologie s’appuie sur la Parole de Dieu écrite en même temps que sur la sainte Tradition comme sur un fondement permanent; elle y trouve la garantie la plus solide de sa force et le principe d’une jeunesse toujours renouvelée, tandis qu’elle scrute sous la lumière de la foi toute la vérité enveloppée dans le mystère du Christ » (ibid. 24).

2. Il y a obligation, de part et d’autre, à l’égard du « sens de la foi » possédé par l’Église dans le passé et aujourd’hui. La Parole de Dieu, en effet, se propage de façon vitale à travers les temps, dans le « sens commun de la foi » dont est animé le Peuple de Dieu tout entier et selon lequel « la collectivité des fidèles, ayant l’onction qui vient du saint, ne peut se tromper dans la foi » (LG 12). On le sait, cela vaut pour autant que « dans le maintien, la pratique et la confession de la foi transmise s’établisse l’unité d’esprit entre pasteurs et fidèles» (DV10).

3. Les documents de la Tradition dans lesquels a été proposée la foi commune du Peuple de Dieu sont un terme de référence qui s’impose tant au Magistère qu’à la théologie. Bien qu’à l’égard de ces enseignements le rôle de l’un et l’autre se définisse différemment, ni l’un ni l’autre ne sont en droit de négliger ces empreintes que la foi a laissées dans l’histoire du salut du Peuple de Dieu.

4. Il faut parler aussi d’une obligation commune née de la responsabilité pastorale et missionnaire à l’égard du monde. Sans doute le magistère du Souverain Pontife et des évêques est-il pastoral à un titre spécifique, mais les théologiens ne sont pas exonérés, par le caractère scientifique de leur travail, d’une responsabilité pastorale et missionnaire. Cet aspect pastoral du travail théologique doit être aujourd’hui d’autant moins oublié que les moyens modernes de communication favorisent une divulgation très rapide de tout ce qui concerne la science. De plus, en raison de la fonction vitale qu’elle doit remplir au sein du Peuple de Dieu et à son bénéfice, la théologie doit tendre à un fruit pastoral et missionnaire; elle doit le réaliser effectivement.

Thèse IV.

Le Magistère et les théologiens ont en commun — bien qu’avec des différences — le fait d’exercer leur mission de façon à la fois collégiale et personnelle. Le charisme d’infaillibilité est promis, et « à la collectivité des fidèles » (LG12), et au collège des évêques qui maintiennent leur lien de communion avec le successeur de Pierre et au Souverain Pontife lui-même, chef de ce collège (ibid. 25). Cela doit avoir son effet dans la pratique d’une coresponsabilité et d’une coopération qui réunissent collégialement les titulaires du Magistère et tous les théologiens. Cette union doit être vécue entre représentants du Magistère et, chez les théologiens, entre collègues, comme aussi entre le Magistère et ces derniers. Il faut tenir compte cependant de la responsabilité personnelle dont aucun théologien ne peut être déchargé. Sans cette responsabilité personnelle, il n’est pas de progrès scientifique possible : cela n’est pas moins vrai quand il s’agit de la science de la foi.

II. Les différences entre le Magistère et les théologiens

Thèse V.

Nous devons dire en premier lieu quelle est la différence entre les fonctions spécifiques du Magistère et de la théologie.

1. Au Magistère il incombe de maintenir avec autorité l’authenticité chrétienne et l’unité en matière de foi et de morale. De là découlent des fonctions spécifiques qui, même si, à un premier regard, elles paraissent marquées d’un caractère négatif, constituent cependant un service positif pour la vie de l’Église. II s’agit d’« interpréter de façon authentique la Parole de Dieu écrite ou transmise par la Tradition » (DV 10); de réprouver les opinions qui mettent en péril la foi et la morale de l’Église; de proposer les vérités auxquelles les conditions du moment confèrent plus d’actualité. Enfin, bien que ce ne soit pas la tâche propre du Magistère d’élaborer les synthèses théologiques, son souci de l’unité doit lui faire considérer les différentes vérités particulières dans la lumière de tout l’ensemble du message chrétien. L’intégration de chacune d’entre elles au tout est, en effet, une exigence de la vérité même.

2. Les théologiens, peut-on dire, sont investis d’une fonction de médiation par rapport au Magistère et au Peuple de Dieu. « La théologie se trouve en relation à la fois avec le Magistère de l’Église et avec la communauté chrétienne tout entière. Elle occupe en quelque sorte une position intermédiaire entre la foi de l’Église et son Magistère » (Paul VI, loc. cit., p. 892 ; DC, loc. cit., col. 1738).

D’un côté, il revient à la théologie, « dans chaque grande aire socioculturelle..., de se livrer à la réflexion qui lui est propre et de soumettre à un nouvel examen, à la lumière de la tradition de l’Église universelle, les faits et les paroles révélés par Dieu, consignés dans les Saintes Écritures, expliqués par les Pères de l’Église et le Magistère » (AG 22). En effet, « les recherches et découvertes récentes des sciences, ainsi que celles de l’histoire et de la philosophie, soulèvent des questions nouvelles qui... réclament des théologiens eux-mêmes des recherches nouvelles » (GS 62). La théologie doit ainsi « aider le Magistère à être toujours, selon sa fonction, lumière et guide de l’Église » (Paul VI, loc. cit., p. 892; DC, loc. cit., col. 1738).

De l’autre côté, par leur travail d’interprétation, d’enseignement, de transmission dans le mode de pensée contemporain, les théologiens insèrent la doctrine et les mises au point du Magistère dans la synthèse d’un contexte plus large et les font ainsi mieux connaître du Peuple de Dieu. De la sorte, ils contribuent « par leur activité à répandre la vérité enseignée d’autorité par le Magistère, à l’exposer, à la justifier et à la défendre » (Paul VI, loc. cit., p. 891 ; DC, loc. cit., col. 1737).

Thèse VI.

Une autre différence concerne la qualification de l’autorité en vertu de laquelle s’exercent les fonctions du Magistère et de la théologie.

1. Le Magistère tient son autorité de l’ordination sacramentelle qui, « en même temps que la charge de sanctification, confère aussi celles d’enseigner et de gouverner» (LG 21). Cette autorité «formelle» est tout à la fois charismatique et juridique; elle fonde le droit et le devoir du Magistère en tant que participation à l’autorité du Christ. Il faut veiller à ce que l’exercice de cette autorité ministérielle mette également en œuvre l’autorité de la personne et la valeur qui découle de la vérité proposée elle-même.

2. Les théologiens doivent leur autorité spécifiquement théologique à leur qualification scientifique. Cette qualification ne peut être séparée du caractère propre de cette recherche qui est la science de la foi et qui ne peut se faire sans expérience vécue et sans la pratique de la foi elle-même. À ce titre, la théologie possède dans l’Église non seulement une autorité profane et scientifique, mais aussi une autorité ecclésiale : elle s’insère évidemment dans l’ordre des autorités qui découlent de la Parole de Dieu et qui sont confirmées par une mission canonique.

Thèse VII.

On relève encore une différence dans la manière dont le Magistère, d’une part, les théologiens, de l’autre, sont rattachés à l’Église. Si l’action du Magistère et celle des théologiens se situent dans l’Église et à son bénéfice, c’est avec une dissemblance dans cette référence ecclésiale.

1. Le Magistère est une charge ecclésiale officielle conférée par le sacrement même de l’ordre. Comme élément institutionnel, il ne saurait exister autrement que dans l’Église. Aussi, les différents titulaires du Magistère n’ont-ils à user « de leur autorité et de leur pouvoir sacré qu’en vue de l’édification en vérité et en sainteté de leur troupeau » (LG 27). Cela ne concerne pas seulement les Églises particulières confiées à chacun d’eux; mais « comme membre du collège épiscopal... chacun d’entre eux est tenu, à l’égard de l’Église universelle de par l’institution et le précepte du Christ, à cette sollicitude qui... est profitable pour l’Église tout entière » (LG 23).

2. L’œuvre théologique, même quand elle ne s’exerce pas en raison d’une « mission canonique » explicite, ne peut se réaliser en dehors d’une communion vivante avec la foi de l’Église. C’est pourquoi tous les baptisés peuvent remplir une tâche de théologien dans la mesure où, d’une part, ils vivent effectivement de la vie de l’Église et où, d’autre part, ils sont dotés de la compétence scientifique voulue. La tâche de théologien reçoit son dynamisme de la vie de l’Esprit Saint. Cette vie anime l’Église et se communique par les sacrements, la prédication et la communion de la charité.

Thèse VIII.

La différence entre le Magistère et la théologie revêt un aspect particulier en ce qui concerne leur liberté et la fonction critique qui est associée à celle-ci. Cette fonction critique s’exerce à l’égard des fidèles et du monde, voire aussi entre Magistère et théologie.

1. Le Magistère possède évidemment dans son exercice la liberté que lui garantissent sa nature et son institution. Cette liberté ne va pas sans une grave responsabilité. Aussi est-il souvent difficile, encore que nécessaire, d’en user de telle manière qu’aux yeux des théologiens et des autres fidèles cet exercice ne paraisse pas arbitraire ou exorbitant. D’autre part, parmi les théologiens, il en est qui revendiquent la liberté scientifique de manière outrancière, sans tenir un compte suffisant du fait que le respect à l’égard du Magistère constitue un des éléments spécifiques de la science théologique. De plus, il n’est pas rare que le réflexe démocratique actuel suscite un mouvement de solidarité opposant un certain nombre de théologiens aux dispositions prises par le Magistère dans l’exercice de sa mission de vigilance doctrinale en matière de foi et de mœurs. Il n’en est pas moins indiqué, encore que ce ne soit pas chose aisée, de trouver constamment une manière d’agir qui, tout en étant libre et courageuse, évite toute espèce d’arbitraire et toute atteinte au sentiment de communauté dans l’Église.

2. A la liberté du Magistère correspond, du côté des théologiens, avec son caractère propre, celle qui découle de leur responsabilité scientifique. Elle n’est cependant pas sans limites. Tout d’abord, elle est soumise à la loi de vérité. D’autre part, pour elle aussi, il est vrai de dire que « dans l’usage de toutes les libertés doit être observé le principe moral de la responsabilité personnelle et sociale » (DH 7). D’autre part, si les théologiens ont à interpréter les enseignements actuels et passés du Magistère, s’ils doivent les situer dans le contexte total de la vérité révélée et en promouvoir une meilleure intelligence à l’aide de l’herméneutique, cette tâche doit être menée d’une façon positive et non pas destructive, même quand elle présente des aspects critiques.

Thèse IX.

Il n’est pas rare que l’accomplissement des tâches respectives du Magistère et de la théologie donne lieu à certaines tensions. Il ne faut pas s’en étonner ni espérer qu’ici-bas on arrivera jamais à éliminer pleinement les divergences : au contraire, partout où il y a vie véritable, il y a également tension. Celle-ci ne doit pas être interprétée dans le registre de l’hostilité ni d’une véritable opposition : elle représente au contraire un facteur de dynamisme et un stimulant qui incite le Magistère et la théologie à remplir de concert leurs fonctions respectives en pratiquant le dialogue.

III. Comment promouvoir aujourd’hui les relations entre les théologiens et le Magistère

Thèse X.

Le dialogue entre les théologiens et le Magistère trouve son fondement et ses conditions d’efficacité dans la communauté de la foi de l’Église et la volonté de la servir. Elles commandent, en effet, les fonctions du Magistère et de la théologie, si diverses soient-elles.

Cette unité dans la communication et la participation à la vérité est antérieure, comme affinité et prédisposition, à tout échange concret. À son tour, elle est renforcée et rendue plus vivante par l’exercice du dialogue sous ses formes diverses. Ainsi, le dialogue assure la meilleure des aides réciproques. Le Magistère s’en trouve mieux éclairé dans l’annonce et la sauvegarde de la vérité en matière de foi et de mœurs. La saisie de la foi à croire et à vivre proposée par la théologie atteint d’autre part la certitude grâce à la confirmation qu’elle reçoit du Magistère.

Thèse XI.

Le dialogue entre Magistère et théologiens n’est limité que par la vérité de foi à maintenir et à exposer. C’est pourquoi tout le champ de la vérité est ouvert à cet échange d’idées. Mais d’autre part, il ne s’agit pas de chercher la vérité indéfiniment comme un objet indéterminé et une pure inconnue. Elle a été réellement révélée et confiée à l’Église pour qu’elle la garde fidèlement. Le processus du dialogue est épuisé quand on prétend sortir des limites de la vérité de la foi.

Cette finalité du dialogue qui situe celui-ci au service de la vérité est fréquemment mise en péril et sa possibilité est réduite par certaines manières de faire. Le dialogue est voué à l’échec quand on veut en faire un instrument d’action comme s’il s’agissait d’une lutte politique dans laquelle chacune des parties essaie de s’assurer des moyens de pression et, en fin de compte, n’a aucun souci authentique de la vérité. Les lois mêmes du dialogue sont violées dès lors qu’on prétend en occuper tout l’espace d’une manière unilatérale. Entre Magistère et théologiens, le dialogue se trouve particulièrement faussé quand on abandonne prématurément le niveau de l’argumentation et des échanges pour faire appel d’emblée aux moyens de contrainte, à la menace et à la sanction. Il en va de même quand le débat entre théologiens et Magistère est porté devant le public, catholique ou non, par une publicité et une information inadéquates à la nature du sujet. On mobilise alors des pressions puissantes, comme celles des mass média, qui sont étrangères aux exigences mêmes de la discussion.

Thèse XII.

Avant d’instituer un procès formel en matière doctrinale, l’autorité compétente épuisera toutes les possibilités ordinaires d’arriver à un accord par voie de dialogue (par exemple des entretiens personnels, des questions et des réponses échangées par correspondance). Si l’on ne peut aboutir à un véritable accord par ce genre de démarches, le Magistère doit mettre en œuvre une procédure d’enquête large et souple, en commençant par diverses formes d’avertissement, des « sanctions verbales », etc. Si le cas est d’une gravité particulière, le Magistère est tenu - après consultation de théologiens d’écoles diverses et non sans avoir épuisé les ressources du dialogue - de rétablir la vérité compromise et de sauvegarder la foi du peuple fidèle.

Selon les règles classiques, le fait d’« hérésie » ne peut être définitivement établi que si le théologien accusé a fait preuve d’obstination, c’est-à-dire s’il se dérobe à tout échange propre à faire la lumière sur une opinion contraire à la foi et s’il refuse pratiquement le dialogue. Ce constat présuppose l’application de toutes les règles d’interprétation du dogme et des qualifications théologiques. De la sorte est assuré l’« ethos » d’un procédé dialogal jusque dans le cas des décisions qui ne peuvent être évitées.


* Texte des conclusions approuvées « in forma specifica » par la Commission théologique internationale.

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