CONFÉRENCE DU CARDINAL TARCISIO BERTONE Université catholique du Sacré-Cœur
1. Je suis heureux de pouvoir conclure le cycle semestriel de conférences que, cette année, l'Association internationale "Carità Politica" a consacré à l'approfondissement de certains aspects de la première Encyclique de Benoît XVI Deus caritas est, un document qui a été accueilli non sans une certaine surprise en raison de ses contenus, mais également avec beaucoup d'attention et de sympathie à l'intérieur comme à l'extérieur de l'Eglise catholique. Je remercie le Prof. Alfredo Luciani de son aimable invitation et surtout de son engagement personnel et de celui de l'Association qu'il conduit "en vue de mettre en relation les Ambassadeurs accrédités près le Saint-Siège, en facilitant la collaboration entre eux, et en organisant des rencontres pour l'approfondissement de thèmes à caractère international" (Décret du Conseil pontifical pour les Laïcs, 8 décembre 2001). Mes salutations vont à vous, chers Ambassadeurs accrédités près le Saint-Siège, qui avez voulu participer à ce moment d'écoute et de dialogue. Je me réjouis de l'existence de ce "forum" qui vous permet d'approfondir des thèmes qui font partie de l'enseignement de l'Eglise catholique et du Saint-Père et qui sont au centre de l'action du Saint-Siège dans le domaine international. Je salue également les autres participants, en particulier les représentants du monde de la communication: merci de l'attention portée à cette initiative! C'est à moi qu'il revient ce soir d'affronter, à partir de l'Encyclique Deus caritas est, un thème qui tient beaucoup à cœur à ceux qui nous ont invités ce soir: à savoir les rapports entre charité et politique. En effet, l'association internationale "Carità Politica" a justement comme but de "faire rayonner le message chrétien dans la vie sociale et politique en tant que chemin de sainteté" (Décret du Conseil pontifical pour les Laïcs, 8 décembre 2001). 2. Les relations entre charité et politique sont exposées par le Pape Benoît XVI dans le cadre du développement sur le thème "Justice et charité" (cf. Deus caritas est, nn. 26-29), dans la deuxième partie de l'Encyclique, qui est consacrée à la "Caritas - L'exercice de l'amour de la part de l'Eglise en tant que communauté d'amour". Le cadre est donc celui des relations interpersonnelles, en particulier de celles qui existent ou qui devraient exister dans la coexistence sociale humaine. Il ne faut toutefois pas oublier que la première partie du document pontifical traite également de la relation entre justice et amour, en examinant les rapports qui existent entre Dieu et l'humanité. En effet, en rapportant la description que l'Ancien Testament fait de ceux-ci, Benoît XVI observe: "L'eros de Dieu pour l'homme... est, en même temps, totalement agapè. Non seulement parce qu'il est donné absolument gratuitement, sans aucun mérite préalable, mais encore parce qu'il est un amour qui pardonne... L'amour passionné de Dieu pour son peuple - pour l'homme - est en même temps un amour qui pardonne. Il est si grand qu'il retourne Dieu contre lui-même, son amour contre sa justice. Le chrétien voit déjà poindre là, de manière voilée, le mystère de la Croix: Dieu aime tellement l'homme que, en se faisant homme lui-même, il le suit jusqu'à la mort et il réconcilie de cette manière justice et amour" (n. 10). En effet, en Jésus Christ qui est "l'amour incarné de Dieu", "dans sa mort sur la croix s'accomplit le retournement de Dieu contre lui-même, dans lequel il se donne pour relever l'homme et le sauver - tel est l'amour dans sa forme la plus radicale" (n. 12). Le Pape indique donc dans la Croix du Seigneur le "lieu" où se résout l'apparente antinomie entre justice et amour. J'ai voulu rappeler cela parce que, comme on peut lire dans un récent Message du Saint-Père à l'Académie pontificale des Sciences sociales, "la conviction de l'Eglise à propos du caractère indissociable de la justice et de la charité naît, en dernière analyse, de l'expérience que celle-ci fait de la révélation de la justice et de la miséricorde infinies de Dieu en Jésus Christ" (Message du 28 avril 2007). Nous ne pouvons pas manquer de relever que, depuis qu'a retenti dans le monde la bouleversante annonce de saint Jean dans sa Première Lettre: "Dieu est amour" (1 Jn 4, 16), la réflexion sur le lien entre ces deux vertus - tant en ce qui concerne Dieu dans son rapport avec l'humanité qu'à propos des relations interpersonnelles - imprègne la réflexion théologique, l'expérience mystique et la pensée philosophique et juridique. Nous voyons ainsi, par exemple, la théologie s'interroger avec saint Thomas d'Aquin au début de sa Somme théologique sur la manière dont s'associe en Dieu "iustitia et misericordia" (S. Th. I, 21). Il écrit sur ce point que "misericordia non tollit iustitiam, sed est quaedam iustitiae plenitudo" (S. Th. I, 21, 3, ad II). Ou bien nous trouvons la réponse sapientielle que nous offre sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, qui précisément "a aidé à guérir les âmes des rigueurs et des craintes de la doctrine janséniste, plus portée à souligner la justice de Dieu que sa divine miséricorde. Elle a contemplé et adoré dans la miséricorde de Dieu toutes les perfections divines, parce que "la Justice même (et peut-être encore plus que toute autre) me semble revêtue d'amour" (Ms A, 83 v°)" (Jean-Paul II, Lettre apostolique Divini Amoris Scientia). Les juristes et les canonistes également ont réfléchi dès le Moyen Age, sur la charité et le droit. "Iuste iudicans misericordiam cum iustitia servat" lit-on par exemple dans la "Concordia discordantium canonum" de Gratien, le précurseur reconnu de la science canonique. Permettez-moi, à ce propos, de rappeler ma propre expérience de professeur et de chercheur en morale sociale et en droit canonique et de mentionner le long débat qui s'est ouvert après le Concile Vatican II sur une concrétisation de l'antinomie entre justice et charité. Le Magistère est lui-même revenu plusieurs fois sur ce thème, notamment lorsqu'il a affronté les problèmes et les défis de la société humaine. Peut-être qu'à ce sujet, un simple fait suffira: la Constitution pastorale Gaudium et Spes du Concile Vatican II s'arrête au moins sept fois sur la relation entre ces deux vertus (cf. nn. 21, 30, 72, 76-78 et 93)! D'une part, le Magistère déclare qu'il ne peut y avoir de vraie charité si l'on nie la justice: "La charité ne sera jamais vraie charité si elle ne tient pas toujours compte de la justice" (Pie XI, Encyclique Divini Redemptoris, n. 49). D'autre part, il souligne que la justice a besoin de s'ouvrir aux horizons plus amples de la charité. Ni la charité ne rend inutile la justice, ni inversement, celle-ci ne détermine qu'il pourrait ne plus y avoir besoin de la charité. a) Intériorité de la justice chrétienne (et ses finalités) Si la justice en général se réalise entre deux êtres dans la mesure où ils sont autres, et perd sa raison d'être dans la mesure où ils sont un, la justice chrétienne possède une nuance que la justice naturelle (païenne) ne connaît pas, parce que l'unité entre les chrétiens a été infiniment renforcée par le Christ (GS, n. 32). L'incarnation du Christ a approfondi la pratique de la justice; elle a mêlé à son obligation limite, le sens de l'amour, qui indique que le "minimum" objectif doit être dépassé par le don personnel (GS, n. 78 pour la réalisation de la paix). Sous la poussée de la charité dont celle-ci est la médiation, elle envisage plus largement le droit des autres, parce que ceux-ci sont aimés; plus encore, non contente de respecter les droits des autres, elle tend positivement à les promouvoir avec efficacité. Sans l'inspiration de la charité, il serait très difficile de pouvoir observer la justice, étant donnée l'inclination de l'homme à l'égoïsme et à l'orgueil, qui entravent l'exercice intégral de la justice, en particulier de la justice sociale. C'est pourquoi "les œuvres de justice doivent être accomplies sous l'impulsion de l'amour [caritas]" (GS, n. 72). La justice n'intervient pas dans le domaine de l'extériorité biologique, sinon pour créer en celle-ci un environnement où puisse pénétrer et vivre l'amour. Ainsi, la justice n'a pas de sens pour elle-même. Elle n'a pas de sens si elle ne permet pas d'aimer. Privée de la racine de la charité, elle porte à la division, elle cesse d'être une médiation d'amour. "Summum ius summa iniuria" disaient les anciens, et il n'y a pas d'injustice plus grande envers un homme que celle de s'en tenir à la justice comme relation suprême avec lui. C'est lui refuser d'entrer en communion personnelle d'amour, pour en rester à une "communication objective"; c'est le considérer comme une chose étrangère... La solution satisfaisante des questions sociales ne peut venir de la justice revendicative. Seule la "vertu" de la justice peut nous orienter vers l'amour mutuel, à condition d'être animée par la charité (cf. Pie XI, Quadragesimo Anno, p. III, Loi de la charité; Jean XXIII, Mater et Magistra, n. 235). La vertu de la justice commence là où l'instinct change de sens, parce qu'il est assumé par la charité (non plus revendication mais reconnaissance). Tandis que la justice instinctive tend à "discuter la question des injustices commises par l'autre contre moi", en suscitant ainsi chez l'autre une réaction de défense, aggravant les divergences, la vertu de la justice chrétienne renverse le mouvement: au lieu de revendiquer mes droits, elle oriente mes actes vers le respect des droits de l'autre, vers la matière possible de ses revendications... L'amour me fait sortir de l'enfermement en moi-même, pour communiquer avec la volonté de l'autre. b) Interdépendance entre charité et justice selon une vision chrétienne de la vie morale L'instinct de justice est comme le centre de notre existence sociale; c'est l'un des instincts que l'on sublime le moins facilement (cf. la difficulté à instaurer la justice chrétienne, animée par la charité, au sein des masses ouvrières!). L'on voit donc le rôle primaire de la vertu morale infuse et de la vertu théologale de la charité: la justice est radicalement impuissante à réussir dans sa tâche si elle est détachée de la charité, sa véritable raison d'être. Si la charité et la justice doivent être considérées comme les normes fondamentales de la vie sociale (l'ordre social doit être édifié dans la justice et doit être vivifié par la charité: GS n. 26), évidemment, l'amour de Dieu et du prochain doivent être proclamés comme le premier et le plus important commandement (GS, n. 24). Si nous voulions à présent définir à nouveau la justice chrétienne, elle pourrait être définie ainsi: "la vertu morale qui nous fait respecter la personne de notre frère en Christ, au moins selon ses droits en vue d'assurer entre lui et moi le minimum de relations nécessaire à une union de charité" (P. Carpentier). L'on ôte ainsi de l'exercice de la justice tout caractère juridique excessif, car l'on considère l'autre comme une personne, et même comme un frère dans le Christ. La distinction des personnes - un quid essentiel à la justice - est conservée (les personnes sont destinées à devenir intérieures les unes aux autres, sans toutefois perdre leur personnalité!); mais elle n'est pas séparée de leur union dans la famille humaine et chrétienne. La charité considère que les hommes "créés à l'image de Dieu, ont même nature et même origine; tous, rachetés par le Christ, jouissent d'une même vocation et d'une même destinée divine" (GS n. 29). Elle considère les chrétiens comme incorporés au Christ, membres d'une nouvelle communion fraternelle, dans son Corps qui est l'Eglise, où tous, fils du Père, sont unis dans la solidarité du Corps mystique (GS n. 32). "Une véritable union sociale visible découle de l'union des esprits et des cœurs, à savoir de cette foi et de cette charité, sur lesquelles, dans l'Esprit Saint, son unité est indissolublement fondée. Car l'énergie que l'Eglise est capable d'insuffler à la société moderne se trouve dans cette foi et dans cette charité, effectivement vécues" (GS, n. 42). Ainsi, la charité peut-elle être considérée comme le moteur de la justice. Une vertu dynamique comme aucune autre, car, imprégnée par l'Esprit Saint, elle incline et pousse de l'intérieur, par un instinct surnaturel, à remplir les obligations de la justice, et même de les intérioriser et de les dépasser dans le don de soi. Comme l'on voit, la première Encyclique de Benoît XVI a examiné un thème qui est véritablement parmi les plus grands et les plus fascinants de la pensée des deux derniers millénaires. Et c'est sur cette toile de fond aux vastes proportions que nous pouvons à présent considérer certains aspects des rapports entre charité et politique, qui nous apparaît comme une modalité sur laquelle se décline le rapport entre justice et amour. 3. En effet, selon le Saint-Père, il existe un lien profond entre la politique et la justice. Il affirme que le "devoir central de la politique" est celui de construire "un ordre juste de la société et de l'Etat" (n. 28). Face à des conceptions sans envergure ou purement pragmatiques et utilitaristes de la politique, le Pape invite à avoir une vision "élevée" de celle-ci: "La justice est le but et donc aussi la mesure intrinsèque de toute politique. La politique est plus qu'une simple technique pour la définition des ordonnancements publics: son origine et sa finalité se trouvent précisément dans la justice" (ibid.). Si tel est le contenu et la finalité de la politique, alors, on doit poser la question "plus radicale: qu'est-ce que la justice?" (ibid.). Le contenu que l'on donne au mot "justice" est d'une importance vitale. Ici apparaît toutefois une interrogation supplémentaire: où la société trouve-t-elle la vraie réponse à cette question fondamentale? L'Encyclique Deus caritas est y apporte une réponse très claire et très éclairante. En reproposant la vision catholique sur les rapports entre foi et raison, le Pape affirme que la raison humaine est en elle-même en mesure de répondre à la question: "qu'est-ce que la justice?", mais que, d'autre part, laissée à ses seules capacités, cela devient extrêmement difficile. Benoît XVI écrit: "C'est un problème qui concerne la raison pratique; mais pour pouvoir agir de manière droite, la raison doit constamment être purifiée, car son aveuglement éthique, découlant de la tentation de l'intérêt et du pouvoir qui l'éblouissent, est un danger qu'on ne peut jamais totalement éliminer. En ce point, politique et foi se rejoignent. Sans aucun doute, la foi a sa nature spécifique de rencontre avec le Dieu vivant, rencontre qui nous ouvre de nouveaux horizons bien au-delà du domaine propre de la raison. Mais, en même temps, elle est une force purificatrice pour la raison elle-même. Partant de la perspective de Dieu, elle la libère de ses aveuglements et, de ce fait, elle l'aide à être elle-même meilleure. La foi permet à la raison de mieux accomplir sa tâche et de mieux voir ce qui lui est propre" (ibid.). De cette manière, le Saint-Père définit le service que l'Eglise offre à l'homme et à la société, un service qui est lui aussi animé par la charité. En effet, nous ne devons pas tomber dans une vision réductrice de l'amour chrétien comme s'il ne concernait que les besoins matériels de la personne. En effet, "ce n'est pas de pain seul que vivra l'homme" (Mt 4, 4) et celui qui veut répondre aux pauvretés de l'homme ne doit pas oublier que celui-ci a faim également de vérité, de sens, de liberté, de dignité. Paul VI le rappelait dans un autre contexte: "c'est une forme éminente de charité envers les âmes" (Encyclique Humanae Vitae, n. 28) que d'offrir le don de la vérité puisée à la foi. Comment se concrétise alors cet acte de charité de l'Eglise qui vise à purifier la raison afin qu'elle connaisse la vérité sur la justice? La réponse de Benoît XVI est d'une grande clarté: à travers la Doctrine sociale de l'Eglise. Celle-ci "veut... contribuer à la purification de la raison et apporter sa contribution, pour faire en sorte que ce qui est juste puisse être ici et maintenant reconnu, et aussi mis en œuvre". Il ne s'agit absolument pas de "conférer à l'Eglise un pouvoir sur l'Etat" ou d'"imposer à ceux qui ne partagent pas sa foi des perspectives et des manières d'être qui lui appartiennent". En effet, d'un côté, "la doctrine sociale de l'Eglise argumente à partir de la raison et du droit naturel, c'est-à-dire à partir de ce qui est conforme à la nature de tout être humain" et, de l'autre, elle entend "servir la formation des consciences dans le domaine politique et contribuer à faire grandir la perception des véritables exigences de la justice et, en même temps, la disponibilité d'agir en fonction d'elles, même si cela est en opposition avec des situations d'intérêt personnel" Et c'est donc surtout à travers le Magistère social du Pape et des Evêques que l'Eglise offre par amour de l'homme et pour le vrai bien de la société "sa contribution spécifique... afin que les exigences de la justice deviennent compréhensibles et politiquement réalisables" (n. 28). Voilà ainsi défini le premier rapport existant entre charité et politique: c'est la vraie charité que de donner à l'homme et à la société cette lumière de vérité qui purifie la raison, en la mettant en mesure de reconnaître la justice et de la rechercher dans l'action politique. L'Eglise, à travers son enseignement, indique donc des valeurs qui sont imprescriptibles si l'on veut instaurer au sein de la société des rapports vraiment justes et construire l'authentique bien commun. C'est pourquoi, elle souhaite une action de tous pour "affronter les grands défis actuels, représentés par les guerres et par le terrorisme, par la faim et par la soif, par l'extrême pauvreté de tant d'êtres humains, par certaines épidémies terribles, mais aussi par la protection de la vie humaine à toutes ses étapes, de la conception à la mort naturelle, et par la promotion de la famille, fondée sur le mariage et première responsable de l'éducation" (Discours de Benoît XVI au Président de la République italienne, le 20 novembre 2006). Si cela était plus largement compris, également par les catholiques eux-mêmes, disparaîtraient les accusations récurrentes et artificielles d'ingérences qui sont souvent alléguées lorsque les Pasteurs de l'Eglise rappellent aux fidèles et à tous les hommes de bonne volonté ces "valeurs fondamentales et [ces] principes anthropologiques et éthiques enracinés dans la nature de l'être humain, également reconnaissable à travers le juste usage de la raison" (ibid.). Comme le rappelle le Pape dans l'Encyclique: "L'Eglise ne peut ni ne doit prendre en main la bataille politique pour édifier une société la plus juste possible. Elle ne peut ni ne doit se mettre à la place de l'Etat. Mais elle ne peut ni ne doit non plus rester à l'écart dans la lutte pour la justice. Elle doit s'insérer en elle par la voie de l'argumentation rationnelle et elle doit réveiller les forces spirituelles, sans lesquelles la justice, qui requiert aussi des renoncements, ne peut s'affirmer ni se développer" (n. 28). Le corollaire de ce que nous avons dit est le devoir pour tous les fidèles de connaître la Doctrine sociale de l'Eglise, comme l'a rappelé récemment Benoît XVI également aux Evêques de l'Amérique latine, à Aparecida: "C'est pour cette raison également que sera nécessaire une catéchèse sociale et une formation adaptée à la doctrine sociale de l'Eglise, pour laquelle le Compendium de la Doctrine sociale de l'Eglise catholique est d'une très grande utilité" (Discours à la session inaugurale de la V Conférence générale de l'Episcopat latino-américain et des Caraïbes, le 13 mai 2007). Je sais bien, et je l'en remercie, combien l'Association internationale "Carità Politica" se prodigue dans ce sens: cette rencontre témoigne d'ailleurs de son intense activité pour faire connaître la doctrine sociale de l'Eglise. 4. Il existe un deuxième aspect du rapport entre charité et justice sur lequel l'Encyclique Deus caritas est nous invite à réfléchir. Il s'agit d'une application de l'enseignement du Concile Vatican II sur la vocation et la mission des laïcs dans l'Eglise. En effet, la Constitution dogmatique Lumen gentium a affirmé que: "Le caractère séculier est le caractère propre et particulier des laïcs... La vocation propre des laïcs consiste à chercher le règne de Dieu précisément à travers la gérance des choses temporelles qu'ils ordonnent selon Dieu. Ils vivent au milieu du siècle, c'est-à-dire engagés dans tous les divers devoirs et travaux du monde, dans les conditions ordinaires de la vie familiale et sociale dont leur existence est comme tissée. A cette place, ils sont appelés par Dieu pour travailler comme du dedans à la sanctification du monde, à la façon d'un ferment, en exerçant leurs propres charges sous la conduite de l'esprit évangélique, et pour manifester le Christ aux autres avant tout par le témoignage de leur vie, rayonnant de foi, d'espérance et de charité. C'est à eux qu'il revient, d'une manière particulière, d'éclairer et d'orienter toutes les réalités temporelles auxquels ils sont étroitement unis de telle sorte qu'elles se fassent et prospèrent constamment selon le Christ et soient à la louange du Créateur et Rédempteur" (n. 31). Il ne fait aucun doute que parmi les réalités temporelles que le laïc doit ordonner, il y a aussi la politique. En effet, "pour une animation chrétienne de l'ordre temporel, dans le sens que nous avons dit, qui est celui de servir la personne et la société, les fidèles laïcs ne peuvent absolument pas renoncer à la participation à la "politique", à savoir à l'action multiforme, économique, sociale, législative, administrative, culturelle, qui a pour but de promouvoir, organiquement et par les institutions, le bien commun" (Jean-Paul II, Exhortation apostolique Christifideles laici, n. 42). Le Concile Vatican II fait une affirmation solennelle sur l'engagement politique des fidèles laïcs: "L'Eglise tient en grande considération et estime l'activité de ceux qui se consacrent au bien de la chose publique et en assurent les charges pour le service de tous" ("Gaudium et spes", n. 75). Dans le Corps mystique du Christ qui est l'Eglise, les divers membres ont des vocations et des missions différentes, et pour les laïcs, cela comporte également l'engagement direct dans la politique. C'est à la lumière de cela qu'il faut comprendre de manière adaptée l'affirmation que "l'Eglise ne fait pas de politique": cela concerne l'Eglise comme institution, cela concerne son Magistère, cela concerne les clercs et les religieux qui ne peuvent pas prendre une "part active dans les partis politiques ni dans la direction des associations syndicales" (can. 287 2), mais certainement pas les laïcs baptisés! Dans l'Encyclique, Benoît XVI répète donc que: "Le devoir immédiat d'agir pour un ordre juste dans la société est... le propre des fidèles laïcs" (n. 29). Ils le font "en coopérant avec les autres citoyens", mais cet engagement également doit être animé chez eux par la charité, de façon à ce que "leur activité politique [soit] vécue comme "charité sociale"" (n. 29). Pie XI enseignait déjà que "le domaine de la politique... est le domaine de la plus vaste charité, de la charité politique, dont on pourrait dire que rien d'autre, en dehors de la religion, ne lui est supérieur" (cité dans D. Bertetto [sous la direction de], Discours de Pie XI, vol. I, Turin, 1961, 744-745). Paul VI, quant à lui, définissait l'engagement politique comme une manière difficile et complexe de vivre la charité (cf. Exhortation apostolique "Octogesima adveniens", n. 46). Pour comprendre toute la portée de ces affirmations, il faut prendre en considération la doctrine catholique sur la Grâce, qui nous présente l'effet transformateur qu'a la pénétration de l'amour divin, opérée chez le baptisé par l'Esprit Saint. Grâce à ce don, qui est justement la vertu théologale de la charité, les actes d'amour du fidèle ont une portée infiniment grande, divine, parce qu'elles ont une motivation, une fin, une mesure, une force et un résultat qui les relient à la Trinité elle-même. Le laïc catholique engagé en politique agit extérieurement comme les autres personnes qui partagent cette activité, mais il le fait mû par une énergie et avec des motivations et des critères qui ne sont pas purement humains. La charité transforme de l'intérieur le baptisé et même le cadre politique de son action, en ouvrant à des dimensions bien plus grandes par rapport aux aspirations déjà nobles de l'homme ayant le sens de la justice engagé dans l'action politique. Donc, par exemple, c'est aussi parce que "l'amour du Christ nous presse" (2 Co 5, 14), que les laïcs doivent vaincre la tentation de s'abstenir de l'engagement politique. Jean-Paul II enseigne à ce sujet: "Les accusations d'arrivisme, d'idolâtrie du pouvoir, d'égoïsme et de corruption, qui bien souvent sont lancées contre les hommes du gouvernement, du parlement, de la classe dominante, des partis politiques, comme aussi l'opinion assez répandue que la politique est nécessairement un lieu de danger moral, tout cela ne justifie pas le moins du monde ni le scepticisme ni l'absentéisme des chrétiens pour la chose publique" (Jean-Paul II, Exhortation apostolique Christifideles laici, n. 42). Ainsi, c'est également pour imiter de près son Maître qui "n'est pas venu pour être servi mais pour servir" (Mc 10, 45), que le baptisé engagé en politique accomplira ses devoirs avec "l'esprit de service qui, joint à la compétence et à l'efficacité nécessaires est indispensable pour rendre "transparente" et "propre" l'activité des hommes politiques, comme du reste le peuple l'exige fort justement" (ibid.). Bien sûr, tous ceux qui travaillent dans la politique doivent vivre cet esprit de service mais à plus forte raison le croyant, qui doit obéir au commandement et à l'exemple du Seigneur, soutenu par la force de la grâce. Tout cela nous conduit à une première conclusion: s'il est vrai que "l'appel à la plénitude de la vie chrétienne et à la perfection de la charité s'adresse à tous ceux qui croient au Christ, quels que soient leur état ou leur rang" (Constitution dogmatique Lumen gentium, n. 40), l'on peut alors également parvenir à cette sainteté en vivant la charité sociale et politique. Le laïc chrétien engagé dans le monde de la politique peut et doit se faire saint! Et il ne doit pas le faire malgré son activité politique, mais en vivant la charité du Christ dans cet engagement. Il ne s'agit pas d'une simple possibilité: l'Eglise nous place devant l'exemple vivant d'hommes politiques saints rencontrés à toutes les époques de l'histoire jusqu'à aujourd'hui. Pensons au roi Etienne de Hongrie, à l'empéreur Henri II ou au monarque Louis IX de France, au saint chancelier anglais, le martyr Thomas More, jusqu'au dernier empereur d'Autriche, Charles de Habsbourg ou à l'assesseur communal de Rimini le bienheureux Alberto Marvelli. Les causes de béatification en cours pour De Gasperi et Schumann disent que cet album d'hommes politiques saints n'est absolument pas clos! Mais il est important que les fidèles engagés en politique puisent en abondance lumière et force dans la Parole de Dieu et les Sacrements, en particulier l'Eucharistie, comme l'enseigne Benoît XVI dans la récente Exhortation apostolique Sacramentum Caritatis: "Le mystère de l'Eucharistie nous rend aptes et nous pousse à un engagement courageux dans les structures de notre monde, pour y apporter la nouveauté de relations qui a sa source inépuisable dans le don de Dieu... Le chrétien laïc en particulier, formé à l'école de l'Eucharistie, est appelé à assumer directement sa responsabilité politique et sociale" (n. 91). 5. Il y a un dernier aspect du rapport de la charité avec la justice et la politique que le Saint-Père présente ainsi dans son Encyclique: "L'amour - caritas - sera toujours nécessaire, même dans la société la plus juste. Il n'y a aucun ordre juste de l'Etat qui puisse rendre superflu le service de l'amour. Celui qui veut s'affranchir de l'amour se prépare à s'affranchir de l'homme en tant qu'homme. Il y aura toujours de la souffrance, qui réclame consolation et aide. Il y aura toujours de la solitude. De même, il y aura toujours des situations de nécessité matérielle, pour lesquelles une aide est indispensable, dans le sens d'un amour concret pour le prochain. L'Etat qui veut pourvoir à tout, qui absorbe tout en lui, devient en définitive une instance bureaucratique qui ne peut assurer l'essentiel dont l'homme souffrant - tout homme - a besoin: le dévouement personnel plein d'amour... L'affirmation selon laquelle les structures justes rendraient superflues les œuvres de charité cache en réalité une conception matérialiste de l'homme" (n. 28). Benoît XVI reprend ici la réflexion de son Prédécesseur, Jean-Paul II qui dans l'Encyclique Dives in misericordia, posait justement la question: "La justice suffit-elle?" (cf. n. 12). D'ailleurs, cet inoubliable Souverain Pontife soulignait que la charité a également la fonction de démasquer des projets politiques, qui, bien qu'ils s'approprient l'idéal d'une société juste, en réalité oppriment l'homme. Il invitait en effet à "percevoir que, souvent, les programmes fondés sur l'idée de justice et qui doivent servir à sa réalisation dans la vie sociale des personnes, des groupes et des sociétés humaines, subissent en pratique des déformations. Bien qu'ils continuent toujours à se réclamer de cette même idée de justice, l'expérience démontre que souvent des forces négatives, comme la rancœur, la haine, et jusqu'à la cruauté ont pris le pas sur elle... Cette espèce d'abus de l'idée de justice et son altération pratique montrent combien l'action humaine peut s'éloigner de la justice elle-même, quand bien même elle serait entreprise en son nom... L'expérience du passé et de notre temps démontre que la justice ne suffit pas à elle seule, et même qu'elle peut conduire à sa propre négation et à sa propre ruine, si on ne permet pas à cette force plus profonde qu'est l'amour de façonner la vie humaine dans ses diverses dimensions" (ibid.). C'est pour ces raisons que l'Encyclique Deus caritas est revendique un autre pilier de la vision chrétienne de la société, le principe de subsidiarité: "Nous n'avons pas besoin d'un Etat qui régente et domine tout, mais au contraire d'un Etat qui reconnaisse généreusement et qui soutienne... les initiatives qui naissent des différentes forces sociales et qui associent spontanéité et proximité avec les hommes ayant besoin d'aide. L'Eglise est une de ces forces vives: en elle vit la dynamique de l'amour suscité par l'Esprit du Christ. Cet amour n'offre pas uniquement aux hommes une aide matérielle, mais également réconfort et soin de l'âme, aide souvent plus nécessaire que le soutien matériel" (n. 28). Le Saint-Père se réfère ici surtout aux "organisations caritatives de l'Eglise [qui] constituent son "opus proprium" une tâche conforme à sa nature, dans laquelle elle ne collabore pas de façon marginale, mais où elle agit comme sujet directement responsable, faisant ce qui correspond à sa nature" (n. 29). Aujourd'hui l'action caritative menée par l'Eglise trouve tant auprès des citoyens qu'auprès des autorités civiles une vive appréciation en vertu de la diversité des attentions et de l'esprit d'abnégation des personnes qui œuvrent en leur sein. Lors des rencontres que le Saint-Père et nous, ses collaborateurs, avons avec des personnalités politiques et de gouvernements de toutes les régions du monde, il est très fréquent de recevoir des expressions de reconnaissance pour l'action caritative de l'Eglise et de ses institutions. Même dans le contexte de sécularisation actuel, qui si souvent fait même preuve d'hostilité à l'égard de l'Eglise et des chrétiens, ne manque pas l'admiration pour ce que les disciples du Seigneur et les communautés chrétiennes font pour soulager les nombreuses formes de pauvreté et de nécessité. Même le non-croyant ne peut manquer de s'incliner avec un profond respect devant des figures comme Mère Teresa de Calcutta. Bien sûr, comme le Saint-Père le rappelle dans l'Encyclique, la charité "ne doit pas être un moyen au service de ce que l'on appelle aujourd'hui le prosélytisme" (n. 31), toutefois, celle-ci exerce une grande attraction même sur les personnes qui ne croient pas. C'est en vertu de cette appréciation que les législations nationales reconnaissent aux institutions et aux activités caritatives de l'Eglise catholique des exemptions, des facilités fiscales ou des subventions: il s'agit de formes de reconnaissance de l'importante contribution qu'elles apportent au bénéfice de la société et de ses membres. Plus encore, l'activité caritative de l'Eglise devient l'une des motivations qui conduisent les Etats à passer des Accords bilatéraux avec le Saint-Siège et elle s'inscrit parmi les questions que régulent ces accords internationaux. Je me limite à deux exemples. Dans le préambule de l'Accord stipulé en 2005 avec la Ville libre et hanséatique de Hambourg, il est mentionné la "conviction que, dans la société pluraliste d'une ville cosmopolite qui se conçoit comme une médiatrice entre les peuples, la foi chrétienne, la vie chrétienne et l'action caritative apportent dans le même temps également une contribution au bien commun ainsi qu'au renforcement du sens de la responsabilité civique des citoyens". De même dans le préambule de l'Accord avec la Croatie sur des questions économiques (1998), est mentionné "le grand rôle de l'Eglise catholique dans l'activité sociale, éducative, culturelle et caritative". L'art. 1 de l'Accord avec Hambourg reconnaît "la protection constitutionnelle et légale à la liberté de professer et pratiquer la foi catholique et à l'action caritative de l'Eglise catholique", tandis que l'art. 10 - qui traite de l'assistance sociale de l'Eglise - affirme: "L'Eglise et ses institutions caritatives assument, dans l'accomplissement de leur mission, des devoirs d'assistance sanitaire et sociale ainsi que de promotion de la famille et d'attention pastorale à l'égard des étrangers. Dans ce but, elles gèrent des maisons d'assistance, des hôpitaux, des services et d'autres institutions. Les institutions ecclésiastiques ont droit à des subventions aux même conditions que les autres institutions publiques ou privées d'assistance sociale". Dans l'Accord entre le Saint-Siège et la République de Croatie sur des questions juridiques de 1996, l'art. 17 traite dans son entier de l'activité caritative, en établissant que : 1) "L'Eglise catholique peut librement organiser des institutions visant à assurer des activités caritatives et d'assistance sociale"; 2) "les institutions ecclésiastiques à but caritatif et d'assistance ou les institutions qui dépendent de l'Eglise... jouissent des mêmes droits et privilèges que les institutions publiques fondées pour les mêmes finalités"; 3) les deux parties "s'accorderont sur la collaboration mutuelle de leurs institutions caritatives et d'assistance". On constate donc que l'instrument diplomatique lui-même indique quelle attitude une politique juste doit adopter envers l'activité caritative de l'Eglise. 6. En examinant l'enseignement de Deus caritas est, nous avons donc essayé de mettre en évidence au moins trois dimensions de la relation entre charité et politique: 1) l'enseignement de l'Eglise en matière sociale, qui permet à la raison purifiée de connaître la vérité sur la justice, que la politique est appelée à servir et à atteindre, est un acte de charité de l'Eglise à l'égard de l'homme et de la société; Je souhaite que ces considérations, qui n'ont certainement pas la prétention d'être exhaustives, pourront inspirer une ultérieure réflexion et l'action que vous menez dans vos domaines d'engagement respectifs, ainsi que le dialogue que nous voulons à présent engager.
|
|