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DISCOURS DU PAPE JEAN PAUL II
AU TRIBUNAL DE LA ROTE ROMAINE
POUR L'INAUGURATION DE L'ANNÉE JUDICIAIRE

Vendredi 28 janvier 1994

 

1. Je vous suis extrêmement reconnaissant, Mgr le doyen, des nobles sentiments que vous venez de m'exprimer au nom de tous ceux qui sont ici présents. Je vous salue cordialement, ainsi que le collège des prélats auditeurs, les officiers et tous ceux qui sont au service du tribunal de la Rote, ainsi que les membres du Studio de la Rote et les avocats. A tous, mes vœux les plus fervents dan s le Seigneur!

Mgr le doyen, je voudrais encore vou s adresser personnellement mes souhaits tout particuliers de travail serein et profitable, à vous qui assumez depuis peu de temps l'honneur et la charge de diriger ce tribunal, après avoir succédé à Mgr Fiore, dont je garde affectueusement le souvenir. Que Notre-Dame du Bon Conseil. Siège de la Sagesse, vous assiste chaque jour dans l'accomplissement de votre important service ecclésial.

2. J'ai écouté avec un vif intérêt les profondes réflexions que vous avez développées sur les racines humaines et évangéliques qui sont la base de l'activité de ce tribunal, et soutiennent son engagement au service de la justice. Plusieurs de ces thèmes mériteraient d'être repris et développés. Mais l'allusion toute spéciale que vous avez faite à ma récente encyclique Veritatis splendor m'incite à m'entretenir avec vous ce matin du rapport suggestif qui existe entre la splendeur de la vérité et celle de la justice. En tant que participation à la vérité, la justice possède elle aussi sa splendeur, capable de susciter chez le sujet une réponse libre, non purement extérieure, mais qui vient du plus intime de la conscience.

Déjà, s'adressant à la Rote, mon grand prédécesseur le pape Pie XII donnait cet avertissement autorisé: «Le monde a besoin de la vérité qu'est la justice, et de cette justice qui est la vérité» (supra, p. 23). La justice de Dieu et la loi de Dieu sont le reflet de la vie divine. Mais la justice humaine doit elle aussi s'efforcer de refléter la vérité, en participant à sa splendeur. «Quandoque iustitia veritas vocatur», rappelle saint Thomas (Summa theologiæ, II a -II æ , q. 58, art. 4 ad 1m). Il en voit le motif dans l'exigence que la justice soit mise en œuvre selon la droite raison, c'est-à-dire selon la vérité. Il est donc légitime de parler de la «splendor legis»: en effet, la fonction de tout ordre juridique est le service de la vérité, «unique fondement solide sur lequel peut s'appuyer la vie personnelle, conjugale et sociale» (supra, p. 221). Il faut donc que les lois humaines s'efforcent de refléter la splendeur de la vérité. Evidemment, cela vaut aussi pour leur application concrète, qui est également confiée à des hommes.

L'amour de la vérité ne peut pas ne pas se traduire par un amour de la justice et par un effort subséquent pour établir la vérité dans les relations à l'intérieur de la société humaine; et, chez les sujets, il doit exister un amour de la loi et du système judiciaire, qui représentent l'effort humain destiné à présenter des normes concrètes pour résoudre les cas pratiques.

Les droits de chacun et les devoirs de tous

3. Aussi est-il nécessaire que tous ceux qui administrent la justice dans l'Eglise parviennent, grâce à un entretien assidu avec Dieu dans la prière, à entrevoir sa beauté. Entre autres choses, cela les disposera à apprécier la richesse de vérité du nouveau Code de droit canonique, reconnaissant que sa source d'inspiration se trouve dans le Concile Vatican II, dont les directives n'ont pas d'autre but que de promouvoir la communication vitale de chaque fidèle avec le Christ et avec ses frères.

La loi ecclésiastique se préoccupe de protéger les droits de chacun dans le contexte des devoirs de tous à l'égard du bien commun. A cet égard, le Catéchisme de l'Eglise catholique fait la remarque suivante: «Envers les hommes, la justice dispose à respecter les droits de chacun et à établir dans les relations humaines l'harmonie qui promet l'équité à l'égard des personnes et du bien commun» (n° 1807).

Quand les pasteurs et les ministres de la justice encouragent les fidèles, non seulement à exercer leurs droits ecclésiaux mais à prendre également conscience de leurs devoirs pour les accomplir fidèlement, c'est bien à cela qu'ils veulent les amener: faire l'expérience personnelle et immédiate de la «splendor legis». En effet, le fidèle qui reconnaît, sous l'impulsion de l'Esprit, la nécessité d'une profonde conversion ecclésiologique, transformera l'affirmation et l'exercice de ses droits en une acceptation des devoirs d'unité et de solidarité en vue de la mise en œuvre des valeurs supérieures du bien commun (supra, p. 165).

En revanche, l'utilisation de la justice au service d'intérêts individuels ou pastoraux, peut-être sincères mais qui ne sont pas fondés sur la vérité, aura pour conséquence la création de situations sociales et ecclésiales de défiance et de suspicion, qui exposeront les fidèles à la tentation de n'y voir qu'une lutte entre intérêts rivaux, et non pas un effort commun pour vivre selon le droit et la justice.

4. Toute l'activité du juge ecclésiastique, comme l'exprima déjà mon vénéré prédécesseur Jean XXIII, consiste dans l'exercice du «ministerium veritatis» (supra, p. 74). Dans cette perspective, il est facile de comprendre que le juge ne peut se passer d'invoquer le «lumen Domini», afin de pouvoir distinguer en chaque cas la vérité. Mais, à leur tour, les parties intéressées ne devraient pas manquer de demander pour elles-mêmes, dans la prière, la disposition d'accepter de manière radicale la décision définitive, même si c'est après avoir épuisé tout moyen légitime pour contester ce que, en conscience, ils pensent ne pas correspondre, dans le cas précis, à la vérité et à la justice.

Si les administrateurs de la loi s'efforcent d'observer une attitude de pleine disponibilité aux exigences de la vérité, avec un rigoureux respect des normes de la procédure, les fidèles pourront garder la certitude que la société ecclésiale développe sa vie sous le régime de la loi, que les droits ecclésiaux sont protégés par la loi, que la loi, en dernière analyse, est l'occasion d'une réponse amoureuse à la volonté de Dieu.

La justice, la miséricorde et la vérité

5. Mais la vérité n'est pas toujours facile: son affirmation apparaît parfois très exigeante. Cela n'empêche pas qu'elle doit toujours être respectée dans la communication et les relations entre les hommes. Cela vaut aussi pour la justice et pour la loi: elles aussi n'apparaissent pas toujours faciles. La tâche du législateur — universel ou local — n'est pas aisée.

Puisque la loi concerne le bien commun — «Omnis lex ad bonum commune ordinatur» (Summa theologiæ, I a -II æ . q. 90, art. 2) —, il est bien compréhensible que, s i cela est nécessaire, le législateur demande aux individus des sacrifices parfois lourds. De leur côté, les individus y répondront par l'adhésion libre et généreuse de celui qui sait reconnaître, non seulement ses propres droits, mais aussi les droits des autres. Il s'ensuivra une réponse forte, soutenue par un esprit d'ouverture sincère aux exigences du bien commun, en étant conscients des avantages qui, en définitive, en découlent pour la personne elle-même.

Vous connaissez bien la tentation de réduire, au nom d'une conception erronée de la compassion et de la miséricorde, les lourdes exigences qui découlent de l'observance de la loi. A cet égard, il faut réaffirmer que, s'il s'agit d'une violation qui ne touche que la personne, il suffit de se reporter à l'injonction: «Va et, désormais, ne pêche plus» (Jn 8,11). Mais, si sont en jeu les droits d'autrui, la miséricorde ne peut être donnée ou reçue sans faire face aux obligations qui correspondent à ces droits.

Il est également nécessaire de mettre en garde contre la tentation de se servir des preuves et des normes processuelles pour parvenir à une fin «pratique», que l'on pense peut-être être «pastorale», au détriment pourtant de la vérité et de la justice.

Il y a quelques années, m'adressant à vous, j'ai fait allusion à une «déformation» dans la vision du caractère pastoral du droit ecclésial: elle «consiste à attribuer une portée et des intentions pastorales uniquement aux aspects de modération et d'humanité qui sont immédiatement en rapport avec l'æquitas canonica: c'est-à-dire à penser que seuls les exceptions aux lois, le non recours éventuel aux procès et aux sanctions canoniques, l'allégement des formalités juridiques, ont véritablement une importance pastorale». Mais j'avertissais que, de cette manière, on oublie facilement que «eux aussi, la justice et le droit au sens strict — et par conséquent les normes générales, les procès, les sanctions et les autres manifestations typiques de l'ordre judiciaire, chaque fois qu'elles s'avèrent nécessaires — sont requis dans l'Eglise pour le bien des âmes et sont donc des réalités intrinsèquement pastorales» (supra, p. 219).

Il demeure qu'il n'est pas toujours facile de résoudre un cas selon la justice, mais la charité ou la miséricorde — rappelais-je en la même occasion — «ne peuvent faire abstraction des exigences de la vérité. Un mariage valide, même s'il connaît de graves difficultés, ne pourrait pas être considéré comme invalide sans que l'on fasse violence à la vérité et en minant, de cette manière, l'unique fondement solide sur lequel peut s'appuyer la vie pastorale, conjugale et sociale» (ibid., p. 221).

Ce sont là des principes que je ressens le devoir de réaffirmer avec une particulière fermeté en cette Année de la famille, alors que l'on perçoit toujours plus clairement les risques qu'une mauvaise «compréhension» fait encourir à l'institution familiale.

6. Enfin, une juste attitude à l'égard de la loi tient également compte de sa fonction d'instrument au service du bon fonctionnement de la société humaine et, en ce qui concerne l'Eglise, de l'affirmation de la «communion».

Pour nourrir cette authentique «communion,» telle que le Concile Vatican II l'a décrite, il est absolument nécessaire de susciter un sens correct de la justice et de ses exigences raisonnables.

Aussi une des préoccupations du législateur et des administrateurs de la loi sera, respectivement, de créer et d'appliquer des normes qui soient fondées sur la vérité de ce que l'on doit faire dans les relations sociales et personnelles. L'autorité légitime devra ensuite s'efforcer de promouvoir la formation correcte de la conscience personnelle (cf. Veritatis splendor 75) pour que, bien formée, la conscience adhère naturellement à la vérité et ressente en elle un principe d'obéissance qui la pousse à se conformer aux directives de la loi (cf. ibid., 60; cf. encyclique Dominum et vivificantem de Jean-Paul II, 18 mai 1986, dans AAS, 78 [1986], pp. 859-860, n° 43).

7. Ainsi, que ce soit dans le domaine individuel ou dans le domaine social, et plus spécifiquement ecclésial, la vérité et la justice pourront déployer leur splendeur: plus que jamais, toute l'humanité a aujourd'hui besoin de cela pour trouver la voie droite et son but final qui est Dieu.

Quelle importance a donc votre travail, illustres prélats auditeurs et chers collaborateurs de la Rote romaine! J'espère que les quelques considérations que je viens de vous exposer seront pour vous un stimulant et un soutien dans l'accomplissement de votre activité, pour laquelle je vous exprime mes vœux les plus cordiaux tandis que je vous assure de mon spécial souvenir dans la prière.

Pour confirmer ces sentiments, je vous accorde bien volontiers ma bénédiction, que je voudrais étendre aussi à tous ceux qui, dans l'Eglise, travaillent à cette tâche délicate de l'administration de la justice.

 

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