Index   Back Top Print

[ AR  - DE  - EN  - ES  - FR  - IT  - PL  - PT ]

DISCOURS DU PAPE FRANÇOIS
À LA CURIE ROMAINE POUR LES VŒUX DE NOËL

Salle de la Bénédiction
Lundi 21 décembre 2020

[Multimédia]


 

Chers frères et sœurs,

1. La nativité de Jésus de Nazareth est le mystère d’une naissance qui nous rappelle que « les hommes, même s’ils doivent mourir, ne sont pas nés pour mourir, mais pour commencer »,[1] comme l’observe d’une manière aussi fulgurante qu’incisive Hanna Arendt. La philosophe juive renverse la pensée de son maître Heidegger selon lequel l’homme naît pour être jeté dans la mort. Sur les ruines des totalitarismes du XXème siècle, Arendt reconnaît cette vérité lumineuse : « Le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, “naturelle”, c’est, finalement, le fait de la natalité […] C’est cette espérance et cette foi dans le monde qui ont trouvé sans doute leur expression la plus succincte, la plus glorieuse dans la petite phrase des Evangiles annonçant leur “bonne nouvelle” :  Un enfant nous est né” ».[2]

2. Devant le mystère de l’incarnation, à côté de l’Enfant couché dans une mangeoire (cf. Lc 2, 16), et aussi devant le Mystère pascal, sous le regard de l’homme crucifié, nous trouvons la bonne place seulement si nous sommes désarmés, humbles, dépouillés ; seulement si nous avons réalisé, dans le cadre dans lequel nous vivons – y compris celui de la Curie romaine –, le programme de vie suggéré par saint Paul : « Amertume, irritation, colère, éclats de voix ou insultes, tout cela doit être éliminé de votre vie, ainsi que toute espèce de méchanceté. Soyez entre vous pleins de générosité et de tendresse. Pardonnez-vous les uns aux autres, comme Dieu vous a pardonné dans le Christ » (Ep 4, 31-32) ; seulement si nous sommes “revêtus d’humilité” (cf. 1 P 5, 5), en imitant Jésus « doux et humble de cœur » (Mt 11, 29) ; seulement si nous nous sommes mis « à la dernière place » (Lc 14, 10) et sommes devenus les “serviteurs de tous” (cf. Mc 10, 44). Et à ce sujet, saint Ignace, dans ses Exercices, en arrive à demander que nous nous imaginions présents à la crèche, « nous faisant – écrit-il -  pauvres et indignes serviteurs qui les regardons, les contemplons et les servons dans leurs besoins » (114, 2).

Je remercie le Cardinal Doyen pour ses paroles d’accueil en ce Noël, qui a exprimé les sentiments de chacun. Merci, Cardinal Re, merci.

3. Ce Noël est le Noël de la pandémie, de la crise sanitaire, de la crise économique, sociale et même ecclésiale qui a frappé aveuglément le monde entier. La crise a cessé d’être un lieu commun des discours et de l’establishment intellectuel pour devenir une réalité partagée par tous.

Ce fléau est une mise à l’épreuve qui n’est pas indifférente et, en même temps, une grande occasion de nous convertir et de retrouver une authenticité.

Lorsque le 27 mars dernier, sur le parvis de Saint-Pierre, devant une place vide mais remplie d’une appartenance commune qui nous unit de tous les coins du monde, quand j’ai voulu prier là pour tous et avec tous, et j’ai eu l’occasion de dire tout haut la signification possible de la “tempête” (cf. Mc 4, 35-41) qui s’était abattue sur le monde : « La tempête démasque notre vulnérabilité et révèle ces sécurités, fausses et superflues, avec lesquelles nous avons construit nos agendas, nos projets, nos habitudes et priorités. Elle nous démontre comment nous avons laissé endormi et abandonné ce qui alimente, soutient et donne force à notre vie ainsi qu’à notre communauté. La tempête révèle toutes les intentions d’"emballer" et d’oublier ce qui a nourri l’âme de nos peuples, toutes ces tentatives d’anesthésier avec des habitudes apparemment "salvatrices", incapables de faire appel à nos racines et d’évoquer la mémoire de nos anciens, en nous privant ainsi de l’immunité nécessaire pour affronter l’adversité. A la faveur de la tempête, est tombé le maquillage des stéréotypes avec lequel nous cachions nos "ego" toujours préoccupés de leur image ; et reste manifeste, encore une fois, cette appartenance commune (bénie), à laquelle nous ne pouvons pas nous soustraire : le fait d’être frères ».

4. La Providence a voulu que, justement en ces temps difficiles, je puisse écrire Fratelli tutti, l’Encyclique consacrée au thème de la fraternité et de l’amitié sociale. Et une leçon qui nous vient des Evangiles de l’enfance, où est racontée la naissance de Jésus, est celle d’une nouvelle complicité - une nouvelle complicité - et d’une nouvelle union qui se créent entre ceux qui en sont les protagonistes : Marie, Joseph, les bergers, les mages et tous ceux qui ont offert d’une manière ou d’une autre leur fraternité, leur amitié, pour que le Verbe fait chair (cf. Jn 1, 14) puisse être accueilli dans l’obscurité de l’histoire. C’est pourquoi j’ai écrit au début de cette Encyclique : « Je forme le vœu qu’en cette époque que nous traversons, en reconnaissant la dignité de chaque personne humaine, nous puissions tous ensemble faire renaître un désir universel de fraternité. Tous ensemble : “Voici un très beau secret pour rêver et faire de notre vie une belle aventure. Personne ne peut affronter la vie de manière isolée. […] Nous avons besoin d’une communauté qui nous soutient, qui nous aide et dans laquelle nous nous aidons mutuellement à regarder de l’avant. Comme c’est important de rêver ensemble ! […] Seul, on risque d’avoir des mirages par lesquels tu vois ce qu’il n’y a pas ; les rêves se construisent ensemble”.[3] Rêvons en tant qu’une seule et même humanité, comme des voyageurs partageant la même chair humaine, comme des enfants de cette même terre qui nous abrite tous, chacun avec la richesse de sa foi ou de ses convictions, chacun avec sa propre voix, tous frères » (n. 8).

5. La crise de la pandémie est l’occasion propice d’une brève réflexion sur la signification de la crise, qui peut aider chacun.

La crise est un phénomène qui investit tout et chacun. Elle est présente partout et à toute époque de l’histoire, elle implique les idéologies, la politique, l’économie, la technique, l’écologie, la religion. Il s’agit d’une étape obligatoire de l’histoire personnelle et de l’histoire sociale. Elle se manifeste comme un événement extraordinaire qui cause toujours un sentiment d’appréhension, d’angoisse, de déséquilibre et d’incertitude dans les choix à faire. Comme le rappelle la racine étymologique du verbe krino : la crise est ce tamis qui nettoie le grain de blé après la moisson.

La Bible est aussi remplie de personnes qui sont “passées au crible”, de “personnages en crise” mais qui, justement à travers elle, accomplissent l’histoire du salut.

La crise d’Abraham, qui abandonne sa terre (cf. Gn 12, 1-2) et qui doit vivre la grande épreuve de devoir sacrifier à Dieu son fils unique (cf. Gn 22, 1-19), se résout du point de vue théologal avec la naissance d’un nouveau peuple.  Mais cette naissance n’épargne pas à Abraham le fait de devoir vivre un drame où la confusion et le dépaysement n’ont pas le dessus grâce à la force de sa foi.

La crise de Moïse se manifeste dans le manque de confiance en lui-même : « Qui suis-je pour aller trouver Pharaon et pour faire sortir d’Egypte les fils d’Israël ? » (Ex 3, 11) ; « Je n’ai jamais été doué pour la parole […] j’ai la bouche lourde et la langue pesante » (Ex 4, 10) ; « Je n’ai pas la parole facile » (Ex 6, 12.30). C’est pourquoi il tente de se soustraire à la mission que Dieu lui confie : « Envoie n’importe quel autre » (Ex 4, 13). Mais, à travers cette crise, Dieu fait de Moïse son serviteur qui guidera le peuple hors d’Egypte.

Elie, le prophète, fort au point d’être comparé au feu (cf. Si 48, 1), dans un moment de grande crise désire la mort. Mais il fait ensuite l’expérience de la présence de Dieu, non pas dans le vent impétueux, non pas dans le tremblement de terre, non pas dans le feu, mais dans « le murmure d’une brise légère » (1 R 19, 11-12). La voix de Dieu n’est jamais la voix bruyante de la crise, mais celle de la brise légère qui nous parle dans la crise même.

Jean Baptiste est tenaillé par le doute sur l’identité messianique de Jésus (cf. Mt 11, 2-6) parce que celui-ci ne se présente pas comme le justicier qu’il attendait peut-être (cf. Mt 3, 11-12). Mais l’incarcération de Jean est l’événement à la suite duquel Jésus commence à prêcher l’Evangile de Dieu (cf. Mc 1, 14).

Et enfin la crise théologique de Paul de Tarse : secoué par la rencontre fulgurante avec Jésus sur le chemin de Damas (cf. Ac 9, 1-19 ; Ga 1, 15-16), il est poussé à abandonner ses sécurités pour suivre Jésus (cf. Ph 3, 4-10). Saint Paul est vraiment un homme qui s’est laissé transformer par la crise, et c’est pourquoi il a été l’artisan de cette crise qui a poussé l’Eglise à sortir de l’enclos d’Israël pour aller jusqu’aux confins de la terre.

Nous pourrions prolonger la liste des personnages bibliques et chacun de nous pourrait y trouver sa place. Ils sont nombreux.

Mais la crise la plus éloquente est celle de Jésus. Les Evangiles synoptiques soulignent qu’il a inauguré sa vie publique par l’expérience de la crise qu’il a vécue dans les tentations. Bien qu’il semble que le protagoniste de cette situation soit le diable avec ses fausses propositions, le véritable protagoniste est en réalité l’Esprit Saint. C’est lui qui conduit en effet Jésus en ce moment décisif de sa vie : « Jésus fut conduit au désert par l’Esprit pour être tenté par le diable » (Mt 4, 1).

Les évangélistes soulignent que les quarante jours vécus par Jésus au désert sont marqués par l’expérience de la faim et de la faiblesse (cf. Mt 4, 2 ; Lc 4, 2). Et c’est précisément au plus profond de cette faim et de cette faiblesse que le Malin cherche à jouer sa carte maîtresse en s’appuyant sur l’humanité fatiguée de Jésus. Mais le tentateur, chez cet homme éprouvé par le jeûne, fait l’expérience de la présence du Fils de Dieu qui sait vaincre la tentation par la Parole de Dieu, non par la sienne propre. Jésus ne dialogue jamais avec le diable, jamais, et nous devons apprendre cela. Avec le diable on ne dialogue jamais. Jésus,  ou bien il le chasse au loin, ou bien il l’oblige à manifester son nom ; mais avec le diable, on ne dialogue jamais.

Jésus affronte ensuite une indescriptible crise à Gethsémani : solitude, peur, angoisse, la trahison de Juda et l’abandon des Apôtres (cf. Mt 26, 36-50). Vient enfin la crise extrême sur la croix : la solidarité avec les pécheurs au point de se sentir abandonné du Père (cf. Mt 27, 46). Malgré cela, en pleine confiance, il remet son esprit entre les mains du Père (cf. Lc 23, 46). Et son abandon, plein et confiant, ouvre la voie à la Résurrection (cf. He 5, 7).

6. Frères et sœurs, cette réflexion sur la crise met en garde de juger hâtivement l’Eglise sur la base des crises causées par les scandales d’hier et d’aujourd’hui, comme le fit le prophète Elie qui, s’épanchant sur le Seigneur, lui présenta un récit de la réalité dépourvu d’espérance : « J’éprouve une ardeur jalouse pour toi, Seigneur, Dieu de l’univers. Les fils d’Israël ont abandonné ton Alliance, renversé tes autels, et tué tes prophètes par l’épée ; moi, je suis le seul à être resté et ils cherchent à prendre ma vie » (1 R 19, 14). Et combien de fois nos analyses ecclésiales ont ressemblé aussi à des récits sans espérance. Une lecture de la réalité sans espérance ne peut être dite réaliste. L’espérance donne à nos analyses ce que, si souvent, notre regard myope est incapable de percevoir. Dieu répond à Elie que la réalité n’est pas comme il l’a perçue : « Repars vers Damas, par le chemin du désert. […] Je garderai en Israël un reste de sept mille hommes : tous les genoux qui n’auront pas fléchi devant Baal et toutes les bouches qui ne lui auront pas donné de baiser » (1 R 19, 15.18). Ce n’est pas vrai qu’il est seul : il est en crise.

Dieu continue de faire grandir les semences de son Royaume au milieu de nous. Ici, à la Curie, ceux qui rendent témoignage par le travail humble, discret, sans commérages, silencieux, loyal, professionnel, honnête, sont nombreux. Il y en a beaucoup parmi vous, merci. Notre époque aussi a ses problèmes, mais elle a aussi le témoignage vivant du fait que le Seigneur n’a pas abandonné son peuple. La seule différence est que les problèmes finissent immédiatement dans les journaux – et cela tous les jours - , alors que les signes d’espérance ne font l’actualité que longtemps après, et pas toujours.

Celui qui ne regarde pas la crise à la lumière de l’Evangile se contente de faire l’autopsie d’un cadavre : il regarde la crise, mais sans l’espérance de l’Evangile, sans la lumière de l’Evangile. Nous sommes effrayés par la crise non seulement parce que nous avons oublié de l’évaluer comme l’Evangile nous invite à le faire, mais aussi parce que nous avons oublié que l’Evangile est le premier à nous mettre en crise.[4] C’est l’Evangile qui nous met en crise. Mais si nous trouvons de nouveau le courage et l’humilité de dire à haute voix que le temps de la crise est un temps de l’Esprit, alors, même devant l’expérience de l’obscurité, de la faiblesse, de la fragilité, des contradictions, de l’égarement, nous ne nous sentirons plus écrasés. Nous garderons toujours l’intime confiance que les choses vont prendre une nouvelle tournure jaillie exclusivement de l’expérience d’une grâce cachée dans l’obscurité. En effet, « l’or est vérifié par le feu, et les hommes agréables à Dieu, par le creuset de l’humiliation » (Si 2, 5).

7. Enfin, je voudrais vous exhorter à ne pas confondre la crise avec le conflit. Ce sont deux choses différentes. La crise a généralement une issue positive alors que le conflit crée toujours une contradiction, une compétition, un antagonisme apparemment sans solution entre amis à aimer et ennemis à combattre, avec la victoire qui en découle d’une des parties.

La logique du conflit cherche toujours les “coupables” à stigmatiser et à mépriser et les “justes” à justifier pour introduire la conscience – très souvent magique – que telle ou telle situation ne nous appartient pas. Cette perte de sens d’une appartenance commune favorise le développement où l’affirmation de certaines attitudes à caractère élitiste et de “groupes clos” qui promeuvent des logiques limitatives et partielles, qui appauvrissent l’universalité de notre mission. « Quand nous nous arrêtons à une situation de conflit, nous perdons le sens de l’unité profonde de la réalité » (Exhort. ap. Evangelii gaudium, n. 226).

Lire l’Eglise selon les catégories du conflit – droite et gauche, progressistes et traditionnalistes – fragmente, polarise, pervertit et trahit sa véritable nature : elle est un corps toujours en crise justement parce qu’il est vivant, mais elle ne doit jamais devenir un corps en conflit avec des vainqueurs et des vaincus. Car, de cette manière, elle répandra la crainte, elle deviendra plus rigide, moins synodale et imposera une logique uniforme et uniformisante, bien loin de la richesse et de la diversité que l’Esprit a donné à son Eglise.

La nouveauté introduite par la crise voulue par l’Esprit n’est jamais une nouveauté en opposition à ce qui est ancien, mais une nouveauté qui germe de l’ancien et le rend toujours fécond. Jésus utilise une expression qui exprime de manière simple et claire ce passage : « Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit » (Jn 12, 24). L’acte de mourir de la semence est un acte ambivalent parce qu’il marque en même temps la fin de quelque chose et le début de quelque chose d’autre. Nous appelons le même moment mort-pourrir et naissance-germer car ils sont une même chose : nous voyons sous nos yeux une fin et, en même temps, dans cette fin se manifeste un nouveau commencement.

En ce sens, toutes les résistances que nous mettons à entrer dans la crise, en refusant de nous laisser conduire par l’Esprit durant le temps d’épreuve, nous condamnent à rester seuls et stériles, au mieux en conflit. En nous défendant de la crise, nous faisons obstacle à l’œuvre de la grâce de Dieu qui veut se manifester en nous et à travers nous. Par conséquent, si un certain réalisme nous montre notre histoire récente seulement comme la somme de tentatives pas toujours réussis, de scandales, de chutes, de péchés, de contradictions, de court-circuits dans le témoignage, nous ne devons pas nous effrayer. Et nous ne devons pas non plus nier l’évidence de tout ce qui en nous et dans nos communautés est affecté par la mort et a besoin de conversion. Tout le mal, le contradictoire, le faible et le fragile qui se manifestent ouvertement nous rappellent avec encore plus de force la nécessité de mourir à une manière d’être, de réfléchir et d’agir qui ne reflète pas l’Evangile. C’est seulement en mourant à une certaine mentalité que nous réussirons à faire place à la nouveauté que l’Esprit suscite constamment dans le cœur de l’Eglise.[5] Les Pères de l’Eglise étaient conscients de cela, ce que nous appelons “la metanoia”.

8. Derrière toute crise se trouve toujours une juste exigence de mise à jour : un pas en avant. Mais si nous voulons vraiment une mise à jour, nous devons avoir le courage d’une disponibilité tous azimuts. Nous devons cesser de penser à la réforme de l’Eglise comme une pièce sur un vieux vêtement, ou à la simple rédaction d’une nouvelle Constitution Apostolique. La réforme de l’Eglise c’est autre chose.

Il ne s’agit pas de “rapiécer un vêtement” car l’Eglise n’est pas un simple “vêtement” du Christ, mais elle est son corps qui embrasse toute l’histoire (cf. 1 Co 12, 27). Nous ne sommes pas appelés à changer ou à réformer le Corps du Christ – « Jésus Christ, hier et aujourd’hui, est le même, il l’est pour l’éternité » (He 13, 8) – mais nous sommes appelés à revêtir d’un vêtement nouveau ce même corps pour qu’il apparaisse clairement que la grâce que nous possédons ne vient pas de nous mais de Dieu. En effet, « ce trésor, nous le portons comme dans des vases d’argile ; ainsi, on voit bien que cette puissance extraordinaire appartient à Dieu et ne vient pas de nous » (2 Co 4, 7). L’Eglise est toujours un vase d’argile, précieux en raison de ce qu’il contient et non en raison de ce qu’il montre parfois de lui-même. A la fin, j’aurai le plaisir de vous donner un livre, un cadeau du Père Ardura, où l’on montre la vie d’un vase d’argile qui a fait resplendir la grandeur de Dieu et les réformes de l’Eglise. Ces temps-ci, il semble évident que l’argile dont nous sommes faits est ébréchée, fissurée, brisée. Nous devons nous efforcer à ce que notre fragilité ne devienne pas un obstacle à l’annonce de l’Evangile, mais le lieu où se manifeste le grand amour dont Dieu, riche en miséricorde, nous a aimés et nous aime (cf. Ep 2, 4). Si nous retranchions Dieu, riche en miséricorde, de notre vie, notre vie serait une tromperie, un mensonge.

Pendant le temps de la crise, Jésus nous met en garde contre certaines tentatives pour en sortir qui sont au départ destinées à échouer, comme celui qui « déchire un morceau à un vêtement neuf pour le coudre sur un vieux vêtement ». Le résultat est prévisible : le neuf sera déchiré parce que « le morceau qui vient du neuf ne s’accordera pas avec le vieux ». De la même manière, « personne ne met du vin nouveau dans de vieilles outres ; autrement, le vin nouveau fera éclater les outres, il se répandra et les outres seront perdues. Mais on doit mettre le vin nouveau dans des outres neuves » (Lc 5, 36-38).

L’attitude juste, en revanche, est celle du « scribe devenu disciple du royaume des Cieux [qui] est comparable à un maître de maison qui tire de son trésor du neuf et de l’ancien » (Mt 13, 52). Le trésor c’est la Tradition qui, comme le rappelait Benoît XVI, « est le fleuve vivant qui nous relie aux origines, le fleuve vivant dans lequel les origines sont toujours présentes. Le grand fleuve qui nous conduit au port de l'éternité » (Catéchèse, 26 avril 2006). Il me vient à l’esprit la phrase de ce grand musicien allemand : “La tradition c’est la sauvegarde de l’avenir, et non pas un musée, gardien des cendres”. Ce qui est “ancien” est constitué de la vérité et de la grâce que nous possédons déjà. Ce qui est “neuf”, ce sont les différents aspects de la vérité que nous comprenons peu à peu. Cette parole du Vème siècle : “ Ut annis scilicet consolidetur, dilatetur tempore, sublimetur aetate” : c’est cela la tradition. Aucune manière historique de vivre l’Evangile n’en épuise la compréhension. Si nous nous laissons guider par l’Esprit, nous nous approcherons chaque jour davantage de la « vérité tout entière » (Jn 16, 13). Au contraire, sans la grâce de l’Esprit Saint, on peut bien commencer à penser l’Eglise sous forme synodale mais qui, au lieu de faire référence à la communion avec la présence de l’Esprit, en arrive à se concevoir comme une assemblée démocratique quelconque faite de majorités et de minorités. Comme un parlement, par exemple : et cela, ce n’est pas la synodalité. Seule la présence de l’Esprit Saint fait la différence.

9. Que faire pendant la crise ? Avant tout, l’accepter comme un temps de grâce qui nous est donné pour comprendre la volonté de Dieu sur chacun de nous et pour toute l’Eglise. Il faut entrer dans la logique apparemment contradictoire du « lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort » (2 Co 12, 10). Il faut se souvenir de l’assurance donnée par saint Paul aux Corinthiens : « Dieu est fidèle : il ne permettra pas que vous soyez éprouvés au-delà de vos forces. Mais avec l’épreuve il donnera le moyen d’en sortir et la force de la supporter » (1 Co 10, 13).

Il est essentiel de ne pas interrompre le dialogue avec Dieu, même s’il est laborieux. Prier n’est pas facile. Nous ne devons pas nous fatiguer de prier sans cesse (cf. Lc 21, 36 ; 1 Th 5, 17). Nous ne connaissons pas d’autre solution aux problèmes que nous sommes en train de vivre, si non celle qui consiste à prier davantage et, en même temps, faire tout ce qui nous est possible avec plus de confiance. La prière nous permettra d’“espérer contre toute espérance” (cf. Rm 4, 18).

10. Chers frères et sœurs, gardons une grande paix et une grande sérénité, dans la pleine conscience que nous tous, moi le premier, sommes des « serviteurs inutiles » (Lc 17, 10) auxquels le Seigneur a fait miséricorde. C’est pourquoi il serait beau que nous cessions de vivre en conflit et que nous recommencions au contraire à nous sentir en chemin, ouverts à la crise. Le chemin est toujours en relation avec des verbes de mouvement. La crise est mouvement, elle fait partie du chemin. Le conflit, en revanche, est un faux chemin, il est un vagabondage sans but ni finalité, il signifie rester dans le labyrinthe, il est seulement gaspillage d’énergies et occasion de maux. Et le premier mal auquel nous conduit le conflit, et dont nous devons chercher à rester à distance, est le bavardage : soyons attentifs à cela ! Ce n’est pas une manie que j’ai de parler contre le bavardage. C’est la dénonciation d’un mal qui entre dans la Curie. Ici, au Palais il y a beaucoup de portes et fenêtres, et il entre, et nous habituons à cela ; le commérage qui nous enferme dans la plus triste, détestable et asphyxiante autoréférentialité, et qui transforme toute crise en conflit. L’Evangile raconte que les bergers ont cru à l’annonce de l’Ange et qu’ils se mirent en route vers Jésus (cf. Lc 2, 15-16). Hérode, en revanche, s’est fermé au récit des Mages et a transformé cette fermeture en mensonge et en violence (cf. Mt 2, 1-16).

Que chacun de nous, quel que soit la place qu’il occupe dans l’Eglise, se demande s’il veut suivre Jésus avec la docilité des bergers ou avec l’autoprotection d’Hérode, le suivre dans la crise ou se défendre de lui dans le conflit.

Permettez-moi de vous demander expressément, à vous tous qui êtes avec moi au service de l’Evangile, le cadeau Noël : votre collaboration généreuse et passionnée pour l’annonce de la Bonne Nouvelle, surtout aux pauvres (cf. Mt 11, 5). Souvenons-nous que seul connaît vraiment Dieu celui qui accueille le pauvre qui vient d’en bas avec sa misère, et qui, sous cette apparence, est envoyé d’en haut ; nous ne pouvons pas voir le visage de Dieu, mais nous pouvons en faire l’expérience lorsqu’il se tourne vers nous, lorsque nous honorons le visage du prochain, de l’autre qui nous engage avec ses besoins.[6] Le visage des pauvres. Les pauvres sont le centre de l’Evangile. Et il me vient à l’esprit ce que disait ce saint évêque brésilien : “quand je m’occupe des pauvres, ils disent de moi que je suis un saint ; mais je me demande et me demande : pourquoi tant de pauvreté, ils me disent « communiste” ”.

Que personne ne fasse volontairement obstacle à l’œuvre que le Seigneur est en train d’accomplir en ce moment, et demandons le don de l’humilité du service pour que lui grandisse et que nous nous diminuions (cf. Jn 3, 30).

Meilleurs vœux à chacun de vous, à vos familles et à vos amis. Et merci, merci pour votre travail, merci beaucoup ; et, s’il vous plait, priez sans cesse pour moi afin que j’ai le courage de rester en crise. Bon Noël !

[Bénédiction]

J’ai oublié de vous dire que je vous donne deux livres. L’un, la vie de Charles de Foucauld, un Maître de la crise, qui nous a laissé un don, un très bel héritage. C’est un don que m’a fait le Père Ardura : Merci. L’autre s’appelle « Olortrooia : les mots de la familiarité chrétienne ». Ils nous aident à vivre notre vie. C’est un livre qui est sorti ces jours-ci, fait par un bibliste disciple du Cardinal Martini ; il a travaillé à Milan mais il est du diocèse d’Albenga – Imperia.

 


[1] Vie Active. Condition de l’homme moderne, Œuvres, Gallimard, p. 259.

[2] Ibid.

[3]Discours lors de la rencontre œcuménique et interreligieuse avec les jeunes, Skopje - Macédoine du Nord (7 mai 2019) : L´Osservatore Romano, éd. en langue française (14 mai 2019), p. 12.

[4] « Beaucoup de ses disciples, qui avaient entendu, déclarèrent : “Cette parole est rude ! Qui peut l’entendre ?” Jésus savait en lui-même que ses disciples récriminaient à son sujet. Il leur dit : “Cela vous scandalise ? ” » (Jn 6, 60-61). Mais c’est seulement à partir d cette crise que peut naître une profession de foi « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle » (Jn 6, 68).

[5] Les Pères de l’Eglise en étaient bien conscients dans leur continuel appel à la metanoia dont nous parlait déjà saint Paul : « Ne prenez pas pour modèle le monde présent, mais transformez-vous en renouvelant votre façon de penser pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, ce qui est capable de lui plaire, ce qui est parfait » (Rm 12, 2).

[6] Cf. E. Levinas, Totalité et infini, Paris, 2000, p. 76.

 



Copyright © Dicastero per la Comunicazione - Libreria Editrice Vaticana