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COMMISSION THÉOLOGIQUE INTERNATIONALE

THÈMES CHOISIS D'ECCLÉSIOLOGIE
À L'OCCASION DU VINGTIÈME ANNIVERSAIRE
DE LA CL
ÔTURE DU CONCILE VATICAN II*

(1984)

Préface

Bien avant l’annonce par le pape Jean-Paul II de la réunion d’un Synode extraordinaire pour le vingtième anniversaire de la clôture de Vatican II, la Commission Théologique Internationale avait retenu cet événement pour se mettre au travail.

Son premier souci fut de procéder à un nouvel examen du texte clé du Concile, la constitution sur l’Église, en tenant compte de l’évolution des esprits depuis 1965. La Commission était bien évidemment consciente de ses limites : les documents dont elle disposait partaient des échanges entre une trentaine d’experts originaires de toutes les parties du monde et représentatifs d’approches théologiques et de modes de pensée extrêmement divers. Ce n’est qu’au terme d’une longue discussion que l’on a pu parvenir dans ces conditions à la rédaction de déclarations communes dont l’objet et la portée sont inévitablement réduits par rapport à leur contenu initial. Il était donc impossible en la circonstance de commenter le grand texte du Concile dans sa totalité ou de se livrer à une étude exhaustive de toute sa richesse théologique et spirituelle.

Nous avons dû accorder une priorité aux thèmes qui, à la suite du Concile, ont soulevé de nouveaux problèmes, appelant des explications ou des précisions complémentaires. Ainsi, la question de savoir si l’Église, en tant qu’institution, est en droit de se prétendre fondée par le Christ ou si elle n’est en réalité que le produit d’une évolution sociologique que le Seigneur n’aurait pas prévue. Ce point fait depuis longtemps l’objet d’une discussion dans les milieux non catholiques, mais ce n’est qu’après le Concile qu’il a revêtu toute son importance pour les théologiens catholiques, en raison de certaines prises de position individuelles sur l’historicité du Christ. Il était donc impératif que nous commencions par l’étude de cette difficulté.

La notion de « Peuple de Dieu », reprise avec insistance par le Concile sous un éclairage à la fois nouveau et fidèle à l’image de l’Église telle qu’elle apparaît dans le Nouveau Testament et les Pères, s’est transformée peu à peu en un slogan d’un contenu assez superficiel. Là encore, il était nécessaire d’apporter des précisions.

La question des relations entre l’Église universelle et les Églises particulières, qui a fait l’objet au Concile d’une nouvelle présentation dans l’optique d’une ecclésiologie de la Communio s’est heurtée dans la pratique à bien des points obscurs.

De même, le problème de l’inculturation est devenu plus urgent et plus actuel, et je pourrais citer bien d’autres exemples.

Pour répondre à une telle attente, la Commission Théologique Internationale a élaboré un texte que nous soumettons aujourd’hui au grand public. Sans doute est-il difficile d’apprécier dans sa forme actuelle la somme de travail et d’examens minutieux que sa mise au point a nécessitée. Ainsi, aucun de ses chapitres ne donne une présentation exhaustive du sujet. Il ne s’agissait pas en effet de publier des recherches scientifiques isolées, mais de livrer une conclusion commune qui puisse donner un nouvel éclaircissement et un prolongement aux thèmes fondamentaux du Concile.

C’est dans cet esprit que ce texte, rédigé par la Commission Théologique Internationale à la veille du Synode, pourra, me semble-t-il, aider le lecteur à mieux appréhender l’héritage de Vatican II et à l’approfondir authentiquement. C’est pourquoi je souhaite que le meilleur accueil soit réservé à cet ouvrage et que sa diffusion soit aussi large que possible.

Joseph Cardinal Ratzinger
Président de la Commission Théologique Internationale

Rome, 8 octobre 1985.

Note

Le texte de ce rapport final a été préparé conformément au statut et aux coutumes de la Commission Théologique Internationale, à partir de l’élaboration de plusieurs études, de deux réunions spéciales d’une sous-Commission (à Paris et à Fribourg, en Suisse) et des débats de la réunion plénière du mois d’octobre 1984.

Le président de cette sous-Commission « De Ecclesia », rédacteur de la version définitive, fut Mgr Eyt, recteur de l’Institut catholique de Paris. Les membres et consulteurs de la sous-Commission ont coopéré à divers degrés, à divers titres et de diverses façons : NN.SS. Lehmann, Médina Estevez, Kloppenburg et les professeurs ou docteurs Arevalo, Colombo, Urs von Balthasar, Khalifé, Ledwith, Schürmann, Sesboüé, Thornhill, von Schönborn.

Ce rapport de synthèse a été approuvé en forme spécifique par la majorité absolue des membres de la Commission Théologique Internationale le 2 octobre 1985, selon les règles de la Commission Théologique Internationale et du Code de droit canonique (can. 119 § 2). Ce vote a été confirmé le 4 octobre par le président, le cardinal Ratzinger. Exerçant sa vigilance paternelle, le pape Jean-Paul II, heureusement régnant, déclara que ce texte était approuvé et devait être publié au plus tôt en raison du Synode prochain.

Conformément au statut de la Commission Théologique Internationale, article 5 § 2, procès-verbal de tout cela a été dressé par le secrétaire général, auquel il revient de « publier les textes de ladite Commission ».

Rome, le 8 octobre 1985.

Philippe Delhaye
secrétaire général

Texte du rapport approuvé « in forma specifica » par la Commission Théologique Internationale

Avant-propos

La Commission Théologique Internationale examine dans le présent document quelques-uns des grands thèmes de la constitution dogmatique sur l’Église Lumen gentium.

Il a paru utile, pour le vingtième anniversaire de la clôture du concile Vatican II, de procéder, soit à l’étude directe de textes de la constitution, soit à l’analyse de questions ecclésiologiques qui, depuis lors, se sont posées avec acuité. Ainsi, ce sont d’abord essentiellement les chapitres 1, 2, 3 et 7 de Lumen gentium qui font l’objet des études présentées dans notre rapport. Il nous a semblé important de revenir sur certaines des positions clés de la constitution; celles-ci ont été particulièrement fécondes dans la vie et la théologie de l’Église au service de l’aggiornamento souhaité par Jean XXIII et Paul VI, mais elles ont pu aussi, parfois, être oubliées, voire détournées de leur sens originaire. Il a été, de plus, nécessaire d’examiner d’autres questions peu présentes, à première vue, dans la constitution, comme l’inculturation de l’Évangile et de l’Église ou encore la fondation de l’Église par le Christ. Ces thèmes ont pris en effet un grand relief dans les débats ultérieurs.

Enfin, sans considérer aucunement que le Code de droit canonique de 1983 soit un document de même nature et de même portée qu’une constitution conciliaire, nous avons fréquemment fait appel à lui, pour faire ressortir sur les points en débat la convergence et l’éclairage réciproque de ces deux grandes dispositions ecclésiologiques. Il ne nous échappe pas non plus qu’à la veille du Synode extraordinaire de novembre 1985 notre travail peut constituer une contribution à la tâche qui incombera à cette Assemblée.

1. La fondation de l’Église par Jésus-Christ

1.1. État de la question

L’Église s’en est toujours tenue au fait que non seulement Jésus-Christ est le fondement de l’Église (DS 774), mais que Jésus-Christ lui-même a voulu fonder une Église et qu’il l’a effectivement fondée. L’Église est née de la libre décision de Jésus (DS 3302 s). C’est au don que celui-ci a fait de sa vie sur la croix (DS 540, 575) que l’Église doit son existence. Pour tous ces motifs, le concile Vatican II appelle Jésus-Christ le fondateur de l’Église (par exemple LG 5).

Par contre, certains représentants de la critique historique moderne des Évangiles ont pu parfois soutenir la thèse selon laquelle Jésus n’a pas, de fait, fondé l’Église et qu’en raison de la priorité donnée à l’annonce du Royaume de Dieu Jésus n’a pas voulu, non plus, la fonder. Cette manière de voir eut pour conséquence de dissocier la fondation de l’Église du Jésus historique. On renonça même aux mots « fondation » ou « institution » et on retira leur portée aux actes qui s’y référaient. La naissance de l’Église, comme on préfère dire aujourd’hui, fut désormais considérée comme un événement postpascal. Celui-ci fut de plus en plus souvent interprété comme purement historique et/ou sociologique.

Ce désaccord entre la foi de l’Église rappelée plus haut et certaines conceptions abusivement attribuées à la critique historique moderne a donné lieu à de nombreux problèmes. Pour les aborder et leur trouver une solution, il faudra donc, en se tenant sur le terrain de là critique et en se servant de ses méthodes, chercher une nouvelle manière de justifier et de confirmer la foi de l’Église.

1.2. Les sens différents du mot « Ecclesia »

« Église » (Ecclesia) est un terme théologique très chargé de sens, à partir de l’histoire de la Révélation telle que nous la montre le Nouveau Testament. Ecclesia (Qahal) procède de l’idée vétérotestamentaire de « rassemblement du Peuple de Dieu », tant par l’intermédiaire de la version des Septante qu’à travers le judaïsme apocalyptique. En dépit du refus dont il fut l’objet de la part d’Israël, Jésus n’a pas fondé une synagogue à part, ni créé une communauté séparée au sens d’un « saint reste » ou d’une secte faisant sécession. Il a voulu au contraire convertir Israël, en lui adressant un message de salut qui finalement sera transmis de façon universelle (Mt 8, 5-13; Mc 7, 24-30). Toutefois, il n’existe d’Église au sens plein et théologique du terme qu’après Pâques, sous forme d’une communauté composée dans l’Esprit Saint de juifs et de païens (Rm 9, 24).

Le terme « Ecclesia » qui, dans les quatre Évangiles, n’apparaît que trois fois chez saint Matthieu (16, 18; 18, 17) revêt dans l’ensemble du Nouveau Testament trois significations possibles, qui d’ailleurs interfèrent assez souvent : 1° l’assemblée de la communauté ; 2° chacune des communautés locales ; 3° l’Église universelle.

1.3. Notion et point de départ de la fondation de l’Église

Dans les Évangiles, il y a deux événements qui expriment tout particulièrement la conviction que l’Église a été fondée par Jésus de Nazareth. C’est, d’une part, l’attribution à saint Pierre de son nom (Mc 3, 16) à la suite de la profession de foi messianique de celui-ci et en référence à la fondation de l’Église (Mt 16, 16 s). C’est aussi l’institution de l’Eucharistie (Mc 14, 22 s ; Mt 26, 26 s ; Lc 22, 14 s ; 1 Co 1 1, 23 s). Les logia de Jésus concernant Pierre tout comme le récit de la Cène jouent certes un rôle primordial dans la discussion sur le problème de la fondation de l’Église. Toutefois, il est aujourd’hui préférable de ne plus lier la réponse à la question qui se pose à propos de la fondation de l’Église par Jésus-Christ uniquement à une parole de Jésus ou à un événement particulier de sa vie. Toute l’action et toute la destinée de Jésus constituent d’une certaine manière la racine et le fondement de l’Église. L’Église est comme le fruit de toute la vie de Jésus, La fondation de l’Église présuppose l’ensemble de l’action salutaire de Jésus dans sa mort et sa résurrection ainsi que la mission de l’Esprit. C’est pourquoi il est possible de reconnaître dans l’action de Jésus des éléments préparatoires, des progressions et des étapes en direction d’une fondation de l’Église.

Cela est vrai déjà de la conduite de Jésus de Nazareth avant Pâques. Bien des traits fondamentaux de l’Église, qui n’apparaîtra pleinement qu’après Pâques, se devinent déjà dans la vie terrestre de Jésus et y trouvent leur fondement.

1. 4. Progressions et étapes dans le processus de fondation de l’Église

Les progressions et les étapes que nous venons de mentionner témoignent déjà séparément, mais plus clairement encore dans leur orientation d’ensemble, d’une dynamique significative conduisant à l’Église. Le chrétien y reconnaît le dessein salvifique du Père et l’action rédemptrice du Fils qui sont communiqués à l’homme par l’Esprit Saint (LG 2-5). Dans le détail, on peut repérer et décrire les éléments préparatoires, les progressions et étapes. On relèvera ainsi :

les promesses concernant dans l’Ancien Testament le Peuple de Dieu, promesses que présuppose la prédication de Jésus et qui conservent toute leur force salutaire;

le large appel de Jésus adressé à tous en vue de leur conversion ainsi que l’invitation à croire en lui;

l’appel et l’institution des Douze comme signe du rétablissement futur de tout Israël;

l’attribution du nom à Simon-Pierre, le rang privilégié de celui-ci dans le cercle des disciples et sa mission;

la récusation de Jésus par Israël et la coupure entre le peuple et les disciples;

le fait que Jésus, instituant la Cène et affrontant sa passion et sa mort, persiste à prêcher la seigneurie universelle de Dieu qui consiste dans le don de la vie que Jésus fait à tous;

la réédification, grâce à la résurrection du Seigneur, de la communauté brisée entre Jésus et ses disciples et l’introduction après Pâques dans la vie proprement ecclésiale;

l’envoi de l’Esprit Saint qui fait de l’Église une créature de Dieu (la « pentecôte » dans la conception de saint Luc) ;

la mission vers les païens et l’Église des païens;

— la rupture radicale entre le « vrai Israël » et le judaïsme.

Aucune étape, prise à part, n’est totalement signifiante mais toutes les étapes mises bout à bout montrent bien que la fondation de l’Église doit être comprise comme un processus historique, c’est-à-dire comme le devenir de l’Église à l’intérieur de l’histoire de la Révélation. Le Père a donc « voulu appeler tous ceux qui croient au Christ à former la sainte Église qui, annoncée en figures dès l’origine du monde, merveilleusement préparée dans l’histoire du peuple d’Israël et dans l’Ancienne Alliance, établie enfin dans ces temps qui sont les derniers, s’est manifestée grâce à l’effusion de l’Esprit Saint et, au terme des siècles, se consommera dans la gloire » (LG 2). Simultanément se constitue dans ce déroulement la structure fondamentale permanente et définitive de l’Église. L’Église terrestre elle-même est déjà le lieu de réunion du peuple eschatologique de Dieu. Elle continue la mission confiée par Jésus à ses disciples. Dans cette perspective, on peut appeler l’Église « le germe et le commencement sur terre du Royaume de Dieu et du Christ » (LG 5, et plus loin notre § 10).

1.5. L’origine permanente de l’Église en Jésus-Christ

Fondée par le Christ, l’Église ne dépend pas de lui dans sa seule provenance extérieure, historique ou sociale. Elle provient de son Seigneur plus profondément encore, car c’est lui qui la nourrit et l’édifie constamment dans l’Esprit. L’Église naît, selon l’Écriture et au sens où l’entend la Tradition, du côté blessé de Jésus-Christ (Jn 19, 34; LG 3). Elle est « acquise par le sang du Fils » (Ac 20, 28 ; Tt 2, 14). Sa nature est fondée dans le mystère de la personne de Jésus-Christ et de son œuvre de salut. Ainsi l’Église vit constamment de son Seigneur et pour lui.

Cette structure fondamentale s’exprime dans de nombreuses images bibliques sous des aspects divers : épouse du Christ, troupeau du Christ, propriété de Dieu, temple de Dieu, peuple de Dieu, maison de Dieu, plantation de Dieu (LG 6) et surtout corps du Christ, image que saint Paul développe en se référant sans doute à l’Eucharistie qui lui fournit, dans le chapitre 10 de la première épître aux Corinthiens, l’arrière-plan même de son interprétation.

Cette formulation est encore élargie dans l’épître aux Colossiens et l’épître aux Éphésiens (Col 1, 18 ; Ep 1, 22 ; 5, 23) : le Christ est la Tête du corps de l’Église. Le Sauveur « l’emplit de ses dons divins, elle qui est son corps et sa plénitude » (Ep 1, 22-23) « pour qu’elle tende et parvienne à la plénitude totale de Dieu » (Ep 3, 19).

2. L’Église, « nouveau Peuple de Dieu »

2.1. La multiplicité des désignations de l’Église

L’Église qui resplendit de la clarté du Christ (LG 1) manifeste à tous les hommes la « disposition absolument libre et mystérieuse de la sagesse et de l’amour » du Père éternel de sauver tous les hommes par le Fils et dans l’Esprit (LG 2). Pour souligner à la fois la présence dans l’Église de cette réalité divine transcendante, ainsi que l’expression historique qui la manifeste, le Concile a désigné l’Église par le mot de « mystère ».

Parce que le nom propre qui exprimerait toute la réalité de l’Église n’est connu que de Dieu, le langage des hommes éprouve son inadéquation radicale à l’expression totale du « mystère » de l’Église. Il doit donc recourir à de multiples images, représentations et analogies qui, d’ailleurs, ne pourront jamais désigner que des aspects partiels de la réalité. Si l’emploi de ces formulations doit suggérer la transcendance du « mystère » par rapport à toute réduction conceptuelle ou symbolique, la multiplication des expressions permettra en outre d’éviter les excès qu’engendrerait immanquablement l’utilisation d’une unique formulation. La constitution Lumen gentium le suggère en son paragraphe 6 : « Tout comme dans l’Ancien Testament, la révélation du Royaume est souvent présentée sous des figures, de même maintenant, c’est sous des images variées que la nature intime de l’Église nous est montrée. » On a, dans le Nouveau Testament, relevé jusqu’à quatre-vingts comparaisons pour parler de l’Église. La pluralité d’images à laquelle recourt le Concile est donc intentionnelle. Elle entend souligner le caractère inépuisable du « mystère » de l’Église. Celle-ci se présente en effet à qui la contemple comme « une réalité imprégnée de la présence de Dieu et, par conséquent, d’une nature telle qu’elle admet toujours de nouvelles et plus profondes explorations d’elle-même » (Paul VI, « Discours d’ouverture de la deuxième session du Concile, 29 septembre 1963 », AAS 55, 1963, 848). Ainsi, le Nouveau Testament nous présente-t-il « des images tirées soit de la vie pastorale ou de la vie des champs, soit du travail de construction ou encore de la famille et des épousailles »... images « qui se trouvent ébauchées déjà dans les livres des prophètes » (LG 6).

Certes, toutes ces images n’ont pas la même puissance évocatrice. Certaines, comme celle du corps, présentent une importance primordiale. On conviendra aisément de ce que sans le recours à la comparaison de « corps du Christ » appliquée à la communauté des disciples de Jésus, la réalité « Église » ne peut être approchée d’aucune façon. L’ensemble des épîtres de saint Paul développe en effet cette comparaison en plusieurs directions comme le relève la constitution conciliaire Lumen gentium en son paragraphe 7. Pourtant, même si le Concile donne sa place à l’image de l’Église « corps du Christ », c’est bien plutôt celle de « Peuple de Dieu » qui a pris le pas, ne serait-ce que parce qu’elle constitue le titre même du chapitre 2 de la constitution. L’expression « Peuple de Dieu » en est même venue à désigner l’ecclésiologie du Concile. De fait, on peut dire que « Peuple de Dieu » a été retenu de préférence aux autres expressions telles que « corps du Christ » ou « temple de l’Esprit Saint » auxquelles le Concile recourt équivalemment. Ce choix s’est effectué pour des motifs à la fois théologiques et pastoraux qui, dans l’esprit des Pères conciliaires, se confirmaient mutuellement : l’expression « Peuple de Dieu » avait l’avantage sur d’autres dénominations de mieux rendre compte de la réalité sacramentelle commune partagée par tous les baptisés, à la fois comme dignité dans l’Église et comme responsabilité dans le monde. Du même coup, la nature communautaire et la dimension historique de l’Église se trouvaient soulignées, comme le souhaitaient de nombreux Pères.

2.2. « Peuple de Dieu »

Pourtant, en elle-même, l’expression « Peuple de Dieu » a une signification qui ne se livre pas au premier examen. Comme toute expression théologique, elle demande réflexion, approfondissement et clarification afin d’éviter les fausses interprétations. Déjà, au plan linguistique, le terme latin « populus » ne semble pas en mesure de traduire directement le « laos » grec de la Bible des Septante. « Laos » est un terme qui, dans les Septante, a un sens surdéterminé, sens non seulement religieux mais même directement sotériologique et destiné à trouver son accomplissement dans le Nouveau Testament. Or Lumen gentium suppose le sens biblique du terme « peuple »; celui-ci est repris par la constitution avec toutes les connotations que lui ont conférées l’Ancien et le Nouveau Testament. Dans l’expression « Peuple de Dieu », le génitif « de Dieu » donne d’ailleurs sa portée spécifique et définitive à l’expression en la situant dans son contexte biblique d’apparition et de développement. Cela a pour conséquence qu’une interprétation du terme « peuple » en un sens exclusivement biologique, racial, culturel, politique ou idéologique doit être radicalement exclue. Le « Peuple de Dieu » procède « d’en haut », du dessein de Dieu, c’est-à-dire de l’élection, de l’alliance et de la mission. Cela est vrai surtout si nous considérons que Lumen gentium ne se borne pas à proposer la notion vétérotestamentaire de « Peuple de Dieu », mais qu’il la dépasse en parlant du « nouveau Peuple de Dieu » (LG 9). Ce nouveau Peuple de Dieu est constitué par ceux qui croient en Jésus-Christ et qui sont « renés » parce qu’ils sont baptisés de l’eau et de l’Esprit Saint (Jn 3, 3-6). C’est donc l’Esprit Saint qui, « par la vertu de l’Évangile, rajeunit l’Église et la renouvelle sans cesse » (LG 4). Ainsi l’expression « Peuple de Dieu » reçoit-elle son sens propre d’une référence constitutive au mystère trinitaire révélé par Jésus-Christ dans l’Esprit Saint (ibid.; Unitatis redintegratio 2).

Le nouveau Peuple de Dieu se présente comme la « communauté de foi, d’espérance et de charité » (LG 8) dont l’Eucharistie est la source (LG 3, 7) : l’union intime de chaque croyant à son Sauveur tout comme l’unité des fidèles entre eux constituent le fruit indivisible de l’appartenance active à l’Église et transforment toute l’existence des chrétiens en « culte spirituel ». La dimension communautaire est essentielle à l’Église pour que puissent être vécues et partagées en elle foi, espérance et charité et qu’une telle communion, ayant atteint le « cœur » de chaque croyant, se déploie aussi à un plan de réalisation communautaire, objectif et institutionnel. L’Église est aussi appelée à vivre, à ce plan social, dans la mémoire et l’attente de Jésus-Christ et à en annoncer la Bonne Nouvelle à tous les hommes.

3. L’Église comme « mystère » et « sujet historique »

3.1. L’Église à la fois « mystère » et « sujet historique »

Selon l’intention profonde de la constitution conciliaire, Lumen gentium, intention que la réflexion postconciliaire n’a pas contredite, l’expression « Peuple de Dieu », utilisée conjointement à d’autres dénominations, pour désigner l’Église, vise à souligner, et le caractère de « mystère », et le caractère de « sujet historique » qu’en tout état de cause l’Église actualise et « réalise » d’une manière indissociable. Le caractère de « mystère » désigne l’Église en tant qu’elle provient de la Trinité; le caractère de «sujet historique» convient à l’Église en tant qu’elle agit dans l’histoire et qu’elle contribue à l’orienter.

Tout risque de dualisme et de juxtaposition étant écarté, on doit approfondir le rapport de corrélation qui dans « l’Église Peuple de Dieu » fonde la relation du « mystère » et du « sujet historique ». En effet, c’est le caractère de mystère qui, pour l’Église, détermine sa nature de sujet historique. Corrélativement, c’est le sujet historique qui, de son côté, exprime la nature du mystère. En d’autres termes, le Peuple de Dieu est simultanément mystère et sujet historique. De telle sorte que le mystère constitue le sujet historique et le sujet historique dévoile le mystère. Ce serait donc pur nominalisme que de séparer dans « l’Église-Peuple de Dieu » l’aspect de mystère et l’aspect de sujet historique.

Le « mystère » appliqué à l’Église renvoie à la disposition libre de la sagesse et de la bonté du Père de se communiquer : communication qui s’effectue dans la mission du Fils et l’envoi de l’Esprit, à l’intention des hommes et en vue de leur salut. Dans cet acte divin s’origine la création, comme histoire des hommes, puisque celle-ci a son « principe », au sens le plus prégnant du terme (Jn 1, 1), en Jésus-Christ, le Verbe fait chair. Celui-ci, exalté à la droite du Père, donnera et répandra l’Esprit Saint qui devient principe de l’Église en la constituant comme Corps et Epouse du Christ, et donc dans un rapport particulier, unique et exclusif à l’égard du Christ et en conséquence non indéfiniment extensible.

Il s’ensuit aussi que le mystère trinitaire est rendu présent et agissant dans l’Église. En effet, si, d’un certain point de vue, le mystère du Christ-Tête, au sens du principe universellement totalisant du Christus totus,« comprend » et enveloppe le mystère de l’Église, d’un autre point de vue, le mystère du Christ n’englobe pas purement et simplement l’Église à laquelle il est nécessaire de reconnaître un caractère eschatologique. La continuité entre Jésus-Christ et l’Église n’est donc pas directe, elle est « médiate » et assurée par l’Esprit Saint qui, étant l’Esprit de Jésus, agit pour instaurer dans l’Église la seigneurie de Jésus-Christ, laquelle se réalise dans la recherche de la volonté du Père.

3.2. L’Église comme « sujet historique »

L’Église « mystère », en tant que créée par l’Esprit Saint comme accomplissement et plénitude du mystère de Jésus-Christ Tête - et donc révélation de la Trinité - est proprement un sujet historique.

La volonté, de la part du Concile, de souligner cet aspect de l’Église transparaît clairement, comme nous l’avons déjà rapporté, dans le recours à la catégorie de « Peuple de Dieu ». Celle-ci trouve dans ses antécédents vétérotestamentaires une connotation précise de sujet historique de l’alliance avec Dieu. Cette caractéristique est, en sus, confirmée dans l’accomplissement néotestamentaire de la notion, quand en se référant au Christ, par l’Esprit, le « nouveau » Peuple de Dieu élargit ses dimensions en leur conférant une portée universelle. Or, c’est précisément parce qu’il se réfère à Jésus-Christ et à l’Esprit que le nouveau Peuple de Dieu se constitue dans son identité de sujet historique.

Ce qui est fondamentalement propre à ce Peuple et qui le distingue donc de tout autre peuple, c’est de vivre en exerçant simultanément la mémoire et l’attente de Jésus-Christ, et donc l’engagement dans la mission. Le nouveau Peuple de Dieu le réalise certes par l’adhésion libre et responsable de chacun de ses membres, mais grâce au soutien d’une structure institutionnelle établie à cette fin (Parole de Dieu et loi nouvelle, Eucharistie et sacrements, charismes et ministères). En tout état de cause, mémoire et attente donnent une spécification précise au Peuple de Dieu en lui conférant une identité historique qui, de par sa structuration même, le préserve en toute situation de la dispersion et de l’anonymat. Mémoire et attente ne peuvent pas être non plus disjointes de la mission pour laquelle le Peuple de Dieu est convoqué en permanence. On peut dire, en effet, que la mission dérive intrinsèquement de la mémoire et de l’attente de Jésus-Christ en ce sens que celles-ci constituent le fondement de celle-là. Le motif doit en être recherché dans le fait que le Peuple de Dieu apprend par la foi, et à partir de la mémoire et de l’attente de Jésus, ce que les autres peuples ne savent pas et ne pourront jamais savoir au sujet du sens de l’existence et de l’histoire des hommes. Cette connaissance et cette Bonne Nouvelle, le Peuple de Dieu doit au titre de la mission reçue de Jésus les annoncer à tous les hommes (Mt 28, 19). Sinon et en dépit de la sagesse humaine ou « grecque » (selon saint Paul) ou nonobstant encore le progrès scientifique et technique, les hommes continueront à demeurer dans l’esclavage et les ténèbres. Sous cet angle, la mission qui constitue le but historique du Peuple de Dieu déclenche une action spécifique dont aucune autre action humaine ne peut tenir lieu, action à la fois critique, stimulatrice et réalisatrice du mode de vivre des hommes au cœur duquel chacun joue son salut. Sous-estimer la fonction propre de la mission et la réduire en conséquence ne pourraient qu’aggraver l’ensemble des problèmes et des malheurs du monde.

3.3. Plénitude et relativité du sujet historique

D’un autre côté, l’insistance sur la désignation du Peuple de Dieu comme sujet historique ainsi que la référence constitutive à la mémoire et à l’attente de Jésus-Christ permettront d’attirer l’attention sur les traits de relativité et d’incomplétude qui s’attachent au Peuple de Dieu. En effet, « mémoire » et « attente » disent, simultanément, d’un côté « identité » et de l’autre « différence ».

« Mémoire » et « attente » expriment « identité » en ce sens que la référence du nouveau Peuple de Dieu à Jésus-Christ, par l’Esprit, ne fait pas de ce peuple une réalité « autre », indépendante ou diverse, mais tout simplement une réalité remplie par la « mémoire » et par l’« attente » qui la rattachent à Jésus-Christ. Sous cet angle-là, la réalité toute relative du nouveau Peuple de Dieu ressort clairement puisque celui-ci sans pouvoir se refermer sur lui-même est en dépendance totale de Jésus-Christ. Il s’ensuit que le nouveau Peuple de Dieu n’a pas de génie propre à faire valoir, à imposer ou à proposer au monde mais qu’il peut seulement faire part de la mémoire et de l’attente de Jésus-Christ, dont il vit : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi. »

Il est également cohérent que « mémoire » et « attente » qui donnent la présence d’un Autre, et qui par là même expriment la « relativité » par rapport à lui, impliquent aussi l’« incomplétude ». Pour cette raison, le nouveau Peuple de Dieu, qu’il s’agisse de ses membres pris individuellement ou de l’ensemble qu’ils constituent, reste toujours « en route » (in via) et dans une situation qui ici-bas ne sera jamais achevée. La destinée de ce peuple est de se faire « mémoire » et « attente » toujours plus fidèles et toujours plus obéissantes. La position authentique du nouveau Peuple de Dieu ne saurait donc s’accommoder de quelque forme d’arrogance ou de quelque sentiment de supériorité. Sa situation en référence au Christ doit au contraire l’inciter à se livrer humblement à la conversion. A tous les hommes le nouveau Peuple de Dieu ne propose pas davantage que ce qu’il doit exiger de lui-même. Ce qu’il propose, en effet, ce n’est pas ce qui lui appartiendrait en propre, mais bien plutôt ce que sans aucun mérite préalable il a reçu de Dieu.

3.4. Le nouveau Peuple de Dieu dans son existence historique

C’est de l’Esprit Saint que le nouveau Peuple de Dieu reçoit sa « consistance » de peuple. En nous référant aux paroles de l’apôtre Pierre, « ce qui n’est pas un peuple » ne peut devenir un « peuple » (cf. 1 P 2, 10) que par celui qui l’unit par le haut et par le dedans en vue de réaliser l’union en Dieu. L’Esprit Saint fait vivre le nouveau Peuple de Dieu dans la mémoire et l’attente de Jésus-Christ et lui confère la mission d’annoncer la Bonne Nouvelle de cette mémoire et de cette attente à tous les hommes. Il ne s’agit pas avec cette mémoire, cette attente et cette mission d’une réalité qui se superposerait ou se surajouterait à une existence et à des activités déjà vécues. A cet égard, les membres du Peuple de Dieu ne constituent pas un groupe particulier qui se différencierait des autres groupes humains au plan des activités quotidiennes. Les activités des chrétiens ne sont pas différentes des activités par lesquelles les hommes, quels qu’ils soient, « humanisent » le monde. Pour les membres du Peuple de Dieu comme pour tous les autres hommes il n’y a que les conditions ordinaires et communes de la vie humaine que tous, selon la diversité de leur vocation, sont appelés à partager en solidarité.

Toutefois, le fait d’être membres du Peuple de Dieu donne aux chrétiens une responsabilité spécifique à l’égard du monde : « Ce que l’âme est dans le corps, que les chrétiens le soient dans le monde! » (LG 38; cf. Épître à Diognète 6). Puisque l’Esprit Saint est lui-même appelé âme de l’Église (LG 7), les chrétiens reçoivent dans ce même Esprit la mission de réaliser, dans le monde, quelque chose d’aussi vital que ce qu’il accomplit lui-même dans l’Église. Cette action n’est pas une action technique, artistique ou sociale de plus mais bien plutôt la confrontation de l’action humaine sous toutes ses formes à l’espérance chrétienne ou, pour garder notre vocabulaire, aux exigences de la mémoire et de l’attente de Jésus-Christ. C’est, en effet, « du dedans » des tâches humaines que les chrétiens et, parmi eux, plus particulièrement les laïcs sont appelés à « travailler à la sanctification du monde ». Leur engagement agira « à la façon d’un ferment » lorsqu’ils exerceront leurs propres charges sous la conduite de l’esprit évangélique et que par le témoignage de leur vie ils manifesteront le Christ aux autres (LG 31).

Le nouveau Peuple de Dieu n’est donc pas caractérisé par un mode d’existence ou une mission qui viendraient se substituer à une existence et à des projets humains déjà présents. La mémoire et l’attente de Jésus-Christ vont, au contraire, convertir outransformer de l’intérieur le mode d’existence et les projets humains déjà vécus dans un groupe d’hommes. On pourrait dire à cet égard que la mémoire et l’attente de Jésus-Christ dont vit le nouveau Peuple de Dieu constituent comme l’élément « formel » (au sens scolastique du terme) qui vient structurer l’existence concrète des hommes. Celle-ci, qui est comme la « matière » (toujours au sens scolastique), évidemment responsable et libre, reçoit telle ou telle détermination pour constituer un mode de vie « selon l’Esprit Saint ». Ces modes de vie n’existent pas a priori et ne peuvent être déterminés par avance; ils se présentent dans une grande diversité et sont donc toujours imprévisibles même si on peut les référer à l’action constante d’un unique Esprit Saint. Par contre, ce que ces divers modes de vie ont de commun et de constant est d’exprimer « dans les conditions ordinaires de la vie familiale et sociale dont l’existence [humaine] est comme tissé» (LG 31) les exigences et les joies de l’Evangile du Christ.

4. Peuple de Dieu et inculturation

4.1. Nécessité de l’inculturation

A la fois comme « mystère » et comme « sujet historique », le nouveau Peuple de Dieu « s’édifie avec des hommes, rassemblés dans le Christ, conduits par l’Esprit Saint dans leur marche vers le Royaume du Père et porteurs d’un message de salut qu’il leur faut proposer à tous. La communauté des chrétiens se reconnaît donc réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire » (GS 1). La mission de l’Église étant, parmi les hommes, de « faire prendre corps au Royaume de Dieu », le nouveau Peuple de Dieu « ne retire rien aux richesses temporelles de quelque peuple que ce soit, au contraire, il sert et assume toutes les valeurs, les ressources et les formes de vie des peuples en ce qu’elles ont de bon. En les assumant, il les purifie, il les renforce, il les élève » (LG 13). Le terme général de « culture » semble pouvoir résumer, comme le propose la constitution pastorale Gaudium et Spes, cet ensemble de données personnelles et sociales qui marquent l’homme en lui permettant d’assumer et de maîtriser sa condition et sa destinée (GS 2, chap. 2, 53-62).

Il s’agit donc pour l’Église - dans-sa mission d’évangélisation de « porter la force de l’Évangile au cœur de la culture et des cultures » (Jean-Paul II, Catechesi tradendae 53) Faute de quoi, l’homme ne serait pas vraiment rejoint par le message de salut que lui communique l’Église. La réflexion sur l’évangélisation en fait prendre une conscience toujours plus vive, à la mesure même du progrès qu’accomplit l’humanité dans laconnaissance qu’elle peut avoir d’elle-même. L’évangélisation n’atteint son but que lorsque l’homme, à la fois comme personne unique et comme membre d’une communauté qui le marque en profondeur, accepte de recevoir la Parole de Dieu et de la faire fructifier dans sa vie. Au point que Paul VI a pu écrire dans Evangelii nuntiandi : « Des zones d’humanité qui se transforment : pour l’Église, il ne s’agit pas seulement de prêcher l’Évangile dans des tranches géographiques toujours plus vastes ou à des populations toujours plus massives, mais aussi d’atteindre et, pour ainsi dire, de bouleverser par la force de l’Évangile les critères de jugement, les valeurs déterminantes, les points d’intérêt, les lignes de pensée, les sources inspiratrices et les modèles de vie de l’humanité, qui sont en contraste avec la Parole de Dieu et le dessein du Salut »... En effet, comme le remarque le pape dans ce même document, « la scission entre Évangile et culture est, sans le moindre doute, le drame de notre époque » (Evangelii nuntiandi 19, 20).

Pour désigner cette perspective et cette action, par lesquelles l’Évangile peut rejoindre le cœur des cultures, on a aujourd’hui recours au terme d’« inculturation ». « Ce dernier a beau être un néologisme, écrit Jean-Paul II, il exprime fort bien l’une des composantes du grand mystère de l’Incarnation » (Catechesi tradendae 53); cf. Discours à la Commission biblique, 26 juin 1979 Discours aux évêques du Zaïre, 3 mai 1980 ; Allocution aux intellectuels et aux artistes coréens, 5 mai 1984. Jean-Paul II souligne en Corée la dynamique de l’inculturation : « Il faut que l’Église assume tout dans les peuples. Nous avons devant nous un long et important processus d’inculturation pour que l’Évangile puisse pénétrer au fond de l’âme des cultures vivantes. Encourager ce processus, c’est répondre aux profondes aspirations des peuples et les aider à venir dans la sphère de la foi elle-même. »

Sans prétendre donner ici une doctrine complète de l’inculturation, nous voudrions simplement en rappeler le fondement dans le mystère de Dieu et du Christ, en vue d’en rechercher la signification pour la mission de l’Église. Sans doute, l’exigence d’inculturation s’imposet-elle à toutes les communautés chrétiennes, mais il nous faut être, aujourd’hui, plus particulièrement attentifs aux situations vécues par les Églises d’Asie, d’Afrique, d’Océanie, d’Amérique du Sud ou d’Amérique du Nord, qu’il s’agisse d’ailleurs de nouvelles Églises ou de chrétientés déjà anciennes (Ad gentes 22).

4.2. Le fondement de l’inculturation

Le fondement doctrinal de l’inculturation se trouve d’abord dans la diversité et la multitude des êtres créés, qui relèvent de l’intention du Dieu créateur, désireux que cette multitude diversifiée illustre davantage les innombrables aspects de sa bonté (cf. saint Thomas, S. Th., Ia, q. 47, a. 1). Il se trouve plus encore dans le mystère du Christ lui-même : son incarnation, sa vie, sa mort et sa résurrection.

En effet, de même que le Verbe de Dieu a assumé en sa propre personne une humanité concrète et a vécu toutes les particularités de la condition humaine en un lieu, en un temps et au sein d’un peuple, de même l’Église, à l’exemple du Christ et par le don de son Esprit, doit s’incarner en chaque lieu, en chaque temps et en chaque peuple (Ac 2, 5-11).

De même que Jésus a annoncé l’Évangile en se servant de toutes les réalités familières qui constituaient la culture de son peuple, de même l’Église ne peut se dispenser d’emprunter pour la construction du Royaume des éléments venus des cultures humaines.

Jésus disait : « Convertissez-vous et croyez à l’Évangile » (Mc 1, 15). Et il a affronté le monde pécheur jusqu’à la mort sur la croix, afin de rendre les hommes capables de cette conversion et de cette foi. Or, il en va des cultures comme des personnes : il n’y a pas d’inculturation réussie sans que soient dénoncés les limites, les erreurs et le péché qui les habitent. Toute culture doit accepter le jugement de la croix sur sa vie et sur son langage.

Le Christ est ressuscité, révélant pleinement l’homme à lui-même et lui communiquant les fruits d’une rédemption parfaite. De même une culture qui se convertit à l’Évangile trouve en lui sa propre libération et met au jour des richesses nouvelles qui sont à la fois des dons et des promesses de résurrection.

Dans l’évangélisation des cultures et l’inculturation de l’Évangile se produit un mystérieux échange : d’un côté l’Évangile révèle à chaque culture et libère en elle la vérité dernière des valeurs qu’elle porte; de l’autre, chaque culture exprime l’Évangile de manière originale et en manifeste de nouveaux aspects. L’inculturation est ainsi un élément de la récapitulation de toutes choses dans le Christ (Ep 1, 10) et de la catholicité de l’Église (LG 16, 17).

4.3. Différents aspects de l’inculturation

L’inculturation retentit profondément sur tous les aspects de l’exigence d’une Église. Retenons ici ce qui affecte sa vie et son langage.

Dans le domaine de la vie, l’inculturation consiste en ce que les formes et figures concrètes d’expression et d’organisation de l’institution ecclésiale correspondent au mieux aux valeurs positives qui constituent la personnalité d’une culture. Elle consiste aussi en une présence positive et un engagement actif, au regard des problèmes humains les plus fondamentaux qui l’habitent. L’inculturation n’est pas seulement la prise en compte des traditions culturelles, elle est aussi une action au service de tout l’homme et de tous les hommes; elle pénètre et transforme toutes les relations; attentive aux valeurs du passé, elle regarde aussi l’avenir.

Dans le domaine du langage (entendu ici au sens anthropologique et culturel), l’inculturation consiste d’abord dans l’acte d’appropriation du contenu de la foi dans les mots et les catégories de pensée, les symboles et les rites d’une culture donnée. Elle demande ensuite l’élaboration d’une réponse doctrinale à la fois fidèle et neuve, constructive mais appelant à la conversion, aux problèmes nouveaux de pensée et d’éthique liés aux aspirations et aux refus, aux valeurs et aux déviances de cette culture.

Si les cultures sont diverses, la condition humaine est une; c’est pourquoi la communication entre les cultures est non seulement possible mais nécessaire. Ainsi, l’Évangile qui s’adresse au plus profond de l’homme a-t-il une valeur transculturelle et son identité doit pouvoir être reconnue de culture en culture. Ce qui requiert l’ouverture de chaque culture aux autres cultures. Ne faut-il pas rappeler ici que « l’Évangile se transmet depuis toujours à travers un dialogue apostolique qui est inévitablement inséré dans un certain dialogue de cultures » (Catechesi tradendae 53).

Par sa présence et son engagement dans l’histoire des hommes, le nouveau Peuple de Dieu est toujours conduit vers des situations nouvelles. Il a donc à reprendre sans cesse l’effort d’annoncer l’Évangile au cœur de la culture et des cultures. Il y a toutefois des situations et des époques qui exigent un effort particulier. Ainsi en est-il aujourd’hui notamment pour l’évangélisation des peuples d’Asie, d’Afrique, d’Océanie, d’Amérique du Sud et du Nord. Qu’elles soient de nouvelles Églises ou des Églises déjà plus anciennes, ces Églises que nous pouvons appeler « non européennes » se trouvent dans une situation particulière par rapport à l’inculturation. Les missionnaires qui leur ont apporté l’Évangile ont inévitablement véhiculé avec lui des éléments de leur propre culture. Par définition, ils ne pouvaient pas faire ce qui devait revenir en propre aux chrétiens vivant dans les cultures nouvellement évangélisées. Comme l’a remarqué Jean-Paul II devant les évêques du Zaïre, « l’évangélisation comporte des étapes et des approfondissements ». C’est pourquoi le moment semble venu où bien des Églises non européennes, prenant conscience, pour la première fois, de leur propre originalité et des tâches qui leur incombent, se doivent de créer dans les domaines de la vie et de la parole de nouvelles formes d’expression de l’unique Evangile. Quelles que soient les difficultés que rencontrent ces communautés et les délais nécessaires à une telle entreprise, l’effort qu’elles conduisent en communion avec le Saint-Siège et avec l’aide de l’ensemble de l’Église s’avère décisif pour l’avenir de l’évangélisation.

Dans cette tâche globale, la promotion de la justice n’est sans doute qu’un élément, mais un élément important et urgent. L’annonce de l’Évangile doit relever le défi tant des injustices locales que de l’injustice planétaire. Il est vrai qu’en ce domaine certaines déviations de nature politico-religieuse se sont manifestées. Mais de telles déviations ne sauraient conduire au soupçon ou à l’oubli de la tâche nécessaire de la promotion de la justice. Elles montrent plutôt l’urgence d’un discernement théologique fondé sur des instruments d’analyse aussi scientifiques que possible, toujours soumis à la lumière de la foi (cf. Congrégation pour la doctrine de la foi, Jésus-Christ, force de libération. Instruction sur quelques aspects de la théologie de la libération, 1984). D’autre part, comme les injustices locales sont trop souvent solidaires de l’injustice planétaire sur laquelle le pape Paul VI avait vigoureusement attiré l’attention du monde dans Populorum progressio, la promotion de la justice concerne l’Église catholique répandue dans tout l’univers, c’est-à-dire qu’elle requiert l’entraide de toutes les Églises particulières et l’aide du Siège de Rome.

5.Églises particulières et Église universelle

5.1. Les distinctions nécessaires

Nous rapportant à l’usage le plus courant du concile Vatican II, repris par le nouveau Code de droit canonique, nous retenons dans le présent exposé la distinction suivante : l’« Église particulière » (Ecclesia peculiaris aut particularis) est en premier lieu le diocèse (cf. can. 368) « lié à son pasteur et par lui rassemblé dans le Saint-Esprit grâce à l’Évangile et à l’Eucharistie » (Christus Dominus 11). Le critère est ici essentiellement théologique. Selon un certain usage, qui n’a d’ailleurs pas été retenu par le Code, l’« Église locale » (Ecclesia localis) peut désigner un ensemble plus ou moins homogène d’Églises particulières, dont la constitution résulte le plus souvent de données géographiques, historiques, linguistiques ou culturelles. Sous l’action de la Providence, ces Églises ont développé, tels les « antiques patriarcats », ou développent, de nos jours encore, un patrimoine propre d’ordre théologique, juridique, liturgique et spirituel. Le critère est ici en priorité d’ordre socioculturel.

Nous distinguons également la structure essentielle de l’Église de sa figure concrète et évolutive (ou son organisation). La structure essentielle comprend tout ce qui dans l’Église relève de son institution par Dieu (iure divino), à travers la fondation par Jésus et le don de l’Esprit Saint. Cette structure ne peut être qu’unique et destinée à durer toujours. Toutefois, cette structure essentielle et permanente revêt toujours une figure concrète et une organisation (iure ecclesiastico) qui sont le fruit de données contingentes et évolutives, historiques, culturelles, géographiques, politiques... La figure concrète de l’Église est, de ce fait, normalement sujette à évolution; elle est donc le lieu où se manifestent des différences légitimes, voire nécessaires. La diversité des organisations renvoie cependant à l’unité de la structure.

La distinction entre la structure essentielle et la figure concrète (ou organisation) ne signifie pas qu’il y ait entre elles une séparation. La structure essentielle est toujours impliquée dans une figure concrète sans laquelle elle ne pourrait vivre. C’est pourquoi la figure concrète n’est pas neutre au regard de la structure essentielle qu’elle doit pouvoir exprimer avec fidélité et efficacité, dans une situation donnée. Sur certains points, repérer avec certitude ce qui relève de la structure et de la figure (ou organisation) peut demander un discernement délicat.

L’Église particulière, liée à son évêque et pasteur, appartient en tant que telle à la structure essentielle de l’Église. Toutefois, au cours des âges, cette même structure revêt des figures qui peuvent varier. Le mode de fonctionnement au sein de chaque Église particulière tout comme les divers regroupements de plusieurs Églises relèvent de la figure concrète et de l’organisation. C’est, bien entendu, encore le cas des « Églises locales », déterminées par leur origine et leurs traditions.

5.2. Unité et diversité

Ces distinctions étant posées, il faut souligner ici que pour la théologie catholique de l’unité et de la diversité de l’Église une référence originaire s’impose : celle de la Trinité différenciée des personnes dans l’unité même de Dieu. La distinction réelle des personnes ne divise en rien la nature. La théologie de la Trinité nous montre que les véritables différences ne peuvent exister que dans l’unité. Au contraire, ce qui n’a pas d’unité ne supporte pas la différence (cf. J.A. Moehler). Nous pouvons appliquer analogiquement ces réflexions à la théologie de l’Église.

L’Église de la Trinité (LG 4), dont la diversité est multiple, reçoit son unité du don de l’Esprit Saint qui est lui-même lien d’unité entre le Père et le Fils.

L’universel « catholique » doit donc être distingué des fausses figures de l’universel liées, soit aux doctrines totalitaires, soit aux systèmes matérialistes, soit aux fausses idéologies de la science et de la technique, soit encore aux stratégies impérialistes de toute provenance. Il ne peut être davantage confondu avec une uniformité qui détruirait les particularités légitimes pas plus qu’on ne saurait l’assimiler à une revendication systématique de singularité menaçant l’unité essentielle.

Le Code de droit canonique (can. 368) a repris la formule de Lumen gentium 23 selon laquelle « c’est au sein des Églises particulières et à partir d’elles qu’existe l’Église catholique, une et unique ». Entre les Églises particulières et l’Église universelle, il existe donc une intériorité mutuelle, une sorte d’osmose. L’Église universelle, en effet, trouve son existence concrète en chaque Église dans laquelle elle est présente. Réciproquement, chaque Église particulière est « formée à l’image de l’Église universelle » (LG 23) avec laquelle elle vit en intense communion.

5.5. Le service de l’unité

Au cœur du réseau universel d’Églises particulières dont se compose l’unique Église de Dieu, il y a un centre et un point de repère : l’Église particulière de Rome. Celle-ci, avec laquelle « doit nécessairement s’accorder toute l’Église », comme l’écrivait saint Irénée, préside à la charité et à la communion universelle (cf. saint Ignace d’Antioche, Ad Rom. Proem.). En effet, le Christ Jésus, Pasteur éternel, « pour que l’épiscopat lui-même fût un et indivis, a mis saint Pierre à la tête des autres apôtres, instituant dans sa personne un principe et un fondement perpétuels et visibles d’unité de foi et de communion » (LG 18). Successeur de l’apôtre Pierre, le Pontife romain est le vicaire du Christ et le chef visible de toute l’Église sur laquelle il exerce un « pouvoir plénier, suprême et universel » (LG 22).

La constitution entend ne pas dissocier la doctrine qu’elle propose à nouveau relativement au primat et au magistère du Pontife romain de la « doctrine concernant les évêques successeurs des Apôtres » (LG 18). Le collège des évêques qui succède au collège des Apôtres manifeste à la fois la diversité, l’universalité et l’unité du Peuple de Dieu. Or « les évêques, successeurs des Apôtres, ont charge avec le successeur de Pierre, vicaire du Christ et chef visible de toute l’Église, de diriger la maison du Dieu vivant» (LG 18), c’est-à-dire l’Église. Il s’ensuit que le collège épiscopal, « en union avec le Pontife romain, son chef, et jamais en dehors de son chef, est lui aussi le sujet du pouvoir suprême et plénier sur toute l’Église » (LG 22). Chaque évêque, dans son Église particulière, «est solidaire de tout le corps épiscopal auquel a été confiée, à la suite du collège apostolique, la charge de veiller à la pureté de la foi et à l’unité de l’Église » (Paul VI, lettre apostolique Quinque jam anni, 8 décembre 1970). Ainsi est-il « tenu à l’égard de l’Église universelle à une sollicitude qui est éminemment bénéfique, même si elle ne s’exerce pas par un acte de juridiction » (LG 23). De même, l’évêque gouvernera son diocèse dans la pensée que celui-ci « est formé à l’image de l’Église universelle » (ibid.; CD 11).

Le « sentiment collégial » (affectus collegialis) que le Concile a vivifié parmi les évêques s’est concrètement traduit, depuis lors, par le rôle important joué par les Conférences épiscopales (LG 23). Au sein de ces instances, les évêques d’une nation ou d’un territoire exercent « ensemble » ou « conjointement » certaines de leurs responsabilités apostoliques et pastorales (CD 38; Code de droit canonique [CDC] 447).

Nous pouvons relever aussi que les Conférences épiscopales développent souvent entre elles des relations de voisinage, de collaboration et de solidarité, notamment à l’échelle des continents. C’est ainsi que des Assemblées épiscopales continentales regroupent des délégués des diverses Conférences dans le cadre des grands ensembles géographiques du monde, par exemple : le Conseil épiscopal latino-américain (CELAM), le Symposium des Conférences épiscopales d’Afrique et de Madagascar (SCEAM), la Fédération of Asian Bishops’ Conférences (FABC), le Conseil des Conférences épiscopales européennes (CCEE). De telles Assemblées proposent à notre temps qui voit l’unification et l’organisation de grands ensembles géopolitiques une figure concrète de l’unité de l’Église dans la diversité des cultures et des situations humaines.

L’utilité, voire la nécessité pastorale, des Conférences épiscopales, ainsi que de leurs regroupements à l’échelle continentale est indiscutable. Faut-il pour autant voir en elles, comme on le fait parfois, pour le motif que s’y effectue un travail en commun, des instances spécifiques « collégiales » entendues au sens strict rappelé par Lumen gentium 22, 23 et Christus Dominus 4, 5, 6 ? Ces textes ne permettent pas qu’on puisse, en rigueur de terme, attribuer aux Conférences épiscopales et à leurs regroupements continentaux le qualificatif de « collégial » (comme tel, le mot « collégialité » n’a pas été employé au Concile). En effet, la collégialité épiscopale qui succède à la collégialité des Apôtres est universelle et s’entend, en rapport avec l’ensemble de l’Église, de la totalité du corps épiscopal en union avec le pape. Ces conditions se réalisent pleinement dans le Concile œcuménique. Elles peuvent aussi se vérifier dans l’action commune des évêques résidant dans, le monde entier, aux conditions qui sont indiquées dans le décret Christus Dominus 4 (LG 22). D’une certaine façon, elles pourraient être réalisées aussi au Synode des évêques qui peut être considéré comme une expression authentique, quoique partielle, de la collégialité universelle : « Du fait qu’il travaille au nom de tout l’épiscopat catholique, ce Synode est en même temps le signe que tous les évêques participent en une communion hiérarchique au souci de l’Église universelle » (CD 5; LG 23). La collégialité épiscopale appartient à la structure même de l’Église reçue du Christ (iure divino). Par contre, des institutions telles que les Conférences épiscopales (et leurs regroupements continentaux) relèvent de l’organisation ou de la figure concrète de l’Église (iure ecclesiastico) ; l’emploi à leur sujet des termes « collège », « collégialité », « collégial » ne peut donc relever que d’un sens analogique, théologiquement impropre.

Affirmer cela ne diminue en rien l’importance du rôle pratique que les Conférences épiscopales et leurs regroupements continentaux doivent jouer dans l’avenir, notamment en ce qui concerne les relations entre les Églises particulières, les Églises « locales » et l’Église universelle. Les résultats déjà atteints permettent d’éprouver à cet égard une confiance fondée.

Il reste que dans la situation pérégrinante qui est la nôtre les relations entre Églises particulières, tout comme les relations de ces Églises avec le Siège de Rome, chargé du ministère de l’unité et de la communion universelles, peuvent parfois s’avérer difficiles. La tendance pécheresse des hommes pousse ceux-ci à transformer les différences en oppositions. C’est pourquoi il est nécessaire de rechercher sans relâche dans la communion avec le Siège de Rome et sous son autorité les modalités les meilleures de l’expression de l’universalité catholique permettant la compénétration des éléments humains les plus divers dans l’unité de la foi.

6. Le nouveau Peuple de Dieu comme société hiérarchique ordonnée

6.1. Communion, structure et organisation

Dès qu’il apparaît dans l’histoire, le nouveau Peuple de Dieu est structuré autour des pasteurs que Jésus-Christ lui a lui-même choisis en en faisant ses apôtres (Mt 10, 1-42) et en mettant Pierre à leur tête (Jn 21, 15-17). «La mission confiée par le Christ aux apôtres est destinée à durer jusqu’à la fin des siècles (cf. Mt 28, 20), étant donné que l’Évangile qu’ils doivent transmettre est pour l’Église, principe de toute sa vie, pour toute la durée du temps. C’est pourquoi les apôtres prirent soin d’instituer, dans cette société hiérarchiquement ordonnée, des successeurs » (LG 20). Il n’est donc pas possible de dissocier le Peuple de Dieu qu’est l’Église des ministères qui la structurent et notamment de l’épiscopat. Celui-ci devient à la mort des apôtres le véritable « ministère de la communauté » que les évêques exercent avec l’aide des prêtres et des diacres (ibid.). Dès lors, si l’Église se présente comme un peuple et une communion de foi, d’espérance et de charité, au sein de laquelle les fidèles du Christ « jouissent, en toute vérité, de la dignité chrétienne » (LG 18), ce peuple et cette communion ont été pourvus de ministères et de moyens de croissance qui assurent le bien de tout le corps. On ne peut donc séparer dans l’Église les aspects d’une structure et d’une vie qui sont en elle profondément associés l’un à l’autre. « Le Christ, unique médiateur, crée et continuellement soutient sur la terre, comme un tout visible, son Église sainte, communauté de foi, d’espérance et de charité par laquelle il répand à l’intention de tous la vérité et la grâce. Cette société hiérarchiquement ordonnée d’une part, et le Corps mystique d’autre part, l’assemblée discernable aux yeux et la communauté spirituelle, l’Église terrestre et l’Église enrichie des biens célestes ne doivent pas être considérées comme deux choses, elles constituent au contraire une seule réalité complexe, faite d’un double élément humain et divin » (LG 8).

La communion qui définit le nouveau Peuple de Dieu est donc une communion sociale hiérarchiquement ordonnée. Comme le précise la « Note explicative préliminaire » du 16 novembre 1964, si « la communion est une notion tenue en grand honneur dans l’ancienne Église (comme aujourd’hui encore, notamment en Orient), on ne l’entend pas (pourtant) de quelque vague sentiment, mais d’une réalité organique qui exige une forme juridique et est animée en même temps par la charité ».

C’est ici que peut se poser avec cohérence la question de la présence et de la portée de l’organisation juridique dans l’Église. S’il y a lieu de distinguer la fonction sacramentelle ontologique de l’aspect canonico-juridique (cf. « Note explicative préliminaire » du 16 novembre 1964), il n’en reste pas moins vrai qu’à des degrés divers l’un et l’autre aspects sont absolument nécessaires à la vie de l’Église. En ayant présente à l’esprit l’analogie partielle ou relative (haud mediocris analogia) de l’Église avec le Verbe incarné, telle que la développe le texte de Lumen gentium 8, nous ne perdons pas de vue que « tout comme la nature humaine prise par le Verbe divin est à son service comme un organe vivant de salut qui lui est indissolublement uni, de même le tout social que constitue l’Église est au service de l’Esprit du Christ qui lui donne la vie en vue de la croissance du corps ». L’analogie avec le Verbe incarné permet d’affirmer que cet « organe de salut » qu’est l’Église doit être compris d’une façon telle qu’on évite deux excès caractéristiques des hérésies christologiques de l’Antiquité. Ainsi pourrait être écartée d’une part une sorte de « nestorianisme » ecclésial pour lequel aucune relation substantielle n’existerait entre l’élément divin et l’élément humain. Inversement, on se garderait aussi d’un « monophysisme » ecclésial pour lequel tout dans l’Église serait « divinisé » sans que n’existe d’espace pour les limites, les défauts ou les fautes de l’organisation, fruit des péchés et de l’ignorance des personnes. L’Église est un sacrement, certes, mais pas au même niveau et avec la même densité dans toutes ses activités. Il suffit de noter ici, puisque nous reviendrons sur le thème de l’Église-sacrement, que la liturgie constitue le domaine dans lequel la sacramentalité de l’Église s’investit avec le plus de puissance (cf. Sacrosanctum concilium 7, 10). Ensuite vient le ministère de la Parole dans ses plus hautes expressions (LG 21, 25). Vient enfin le domaine où s’exerce la fonction pastorale avec l’autorité canonique ou pouvoir de gouvernement (LG 23). Il s’ensuit que la législation ecclésiastique, même si elle a sa source dans une autorité dont l’origine est divine, ne peut éviter d’être influencée, dans une mesure variable, par l’ignorance et le péché. En d’autres termes, la législation ecclésiastique n’est pas et ne peut pas être infaillible. Ce qui, bien entendu, ne signifie pas que celle-ci n’a pas d’importance dans le mystère du salut. Lui dénier toute fonction positivement salutaire reviendrait, en fin de compte, à restreindre la sacramentalité de l’Église aux seuls sacrements et, donc, à affaiblir la visibilité de l’Église dans sa vie de tous les jours.

6.2. Pratique de la société hiérarchiquement ordonnée

On peut trouver, dans la structure fondamentale de l’Église, les principes mêmes qui éclairent son organisation et sa pratique canonico-juridiques :

1. En tant que communauté visible et organisme social, l’Église a besoin de normes qui expriment sa structure fondamentale et précisent en vertu d’un jugement prudentiel certaines conditions de la vie communautaire. Ces conditions peuvent changer, tout comme la fidélité à l’Esprit Saint peut exiger des changements.

2. Le but de la législation ecclésiale ne peut pas être autre que le bien commun de l’Église. Celui-ci comprend indissociablement la sauvegarde du dépôt de la foi reçu du Christ et le progrès spirituel des fils de Dieu devenus membres du Corps du Christ.

3. Si l’Église a besoin de normes et de droits, il faut, en conséquence, reconnaître qu’elle jouit d’une autorité législative (LG 27; cf. CDC 135, 292, 333, 336, 391, 445, 455, etc.). Celle-ci respectera scrupuleusement la règle générale rappelée par la Déclaration conciliaire sur la liberté religieuse 7 selon laquelle « on doit reconnaître à l’homme le maximum de liberté et ne restreindre celle-ci que lorsque c’est nécessaire et dans la mesure où c’est nécessaire ». Un tel pouvoir implique aussi que les dispositions législatives doivent être accueillies et mises en œuvre par les fidèles avec une obéissance religieuse. Toutefois, l’exercice d’une telle autorité requerra des pasteurs une attention particulière à la redoutable responsabilité qu’engage le pouvoir de légiférer : on y associera le grave devoir moral de procéder aux consultations préalables tout comme l’obligation de procéder, quand cela sera nécessaire, à des amendements ultérieurs.

La présence d’éléments juridiques dans les dispositions qui président à la vie de l’Église appelle encore quelques considérations. La liberté chrétienne est l’un des traits marquants de la Nouvelle Alliance ou du « nouveau Peuple de Dieu » et constitue donc une nouveauté par rapport à la loi ancienne. Pourtant, l’avènement de cette liberté liée déjà dans le témoignage des prophètes d’Israël à l’intériorisation de la Loi (Jr 31, 31) n’entraîne pas que la loi extérieure disparaisse totalement de la vie de l’Église, du moins tant que celle-ci est « en pèlerinage » en ce monde. Le Nouveau Testament nous présente déjà des amorces d’un droit ecclésial (Mt 18, 15-18; Ac 1, 28 s; 1 Tm 3, 1-13; 5, 17-22; Tt 1, 5-9, etc.). Les plus anciens Pères de l’Église font état de certains développements de règles visant à établir et à conserver le bon ordre de la communauté. Ainsi en est-il de Clément de Rome, d’Ignace d’Antioche, de Polycarpe de Smyrne, de Tertullien, d’Hippolyte, etc. Les Conciles œcuméniques ou locaux prennent des dispositions doctrinales proprement dites. Le droit ancien de l’Église est donc déjà important. Pourtant, il ne prenait pas toujours la forme d’une loi écrite. Il y avait en effet comme un droit coutumier, droit qui n’en était pas moins obligatoire et qui a souvent constitué la source des « saints canons » que l’on rédigera par la suite.

7. Le sacerdoce commun dans son rapport au sacerdoce ministériel

7.1. Deux formes de participation au sacerdoce du Christ

Le concile Vatican II a prêté au sacerdoce commun des fidèles une attention renouvelée. L’expression « sacerdoce commun » et la réalité qu’elle recouvre ont de profondes racines bibliques (cf. par exemple Ex 19, 6; Is 61, 6; 1 P 2, 5, 9; Rm 12, 1; Ap 1, 6; 5, 9-10) et ont été abondamment commentées par les Pères de l’Église (Origène, saint Jean Chrysostome, saint Augustin...). Pourtant, cette expression avait presque disparu du vocabulaire de la théologie catholique, en raison même de l’emploi antihiérarchique qu’en avaient fait les Réformateurs. Il convient cependant de rappeler ici que le catéchisme romain y fait une allusion explicite. Lumen gentium donne une place remarquable à la catégorie de « sacerdoce commun des fidèles ». Celui-ci concerne tantôt les personnes des baptisés proprement dites (LG 10), tantôt c’est la communauté ou l’Église qui, dans son ensemble, est dite « sacerdotale » (LG 11).

Le Concile recourt d’autre part à l’expression de « sacerdoce ministériel ou hiérarchique » (LG 10) pour désigner « le ministère sacré exercé [dans l’Église par les évêques et les prêtres] pour le bien de leurs frères » (LG 13). Bien qu’elle n’apparaisse pas directement et explicitement dans le Nouveau Testament, cette désignation est, à partir du IIIe siècle, d’un emploi constant dans la Tradition. Le concile Vatican II y recourt habituellement tandis que le Synode des évêques de 1971 lui consacre un document spécial.

Concernant le sacerdoce commun des fidèles, le Concile le rattache au sacrement du baptême. Il est également indiqué qu’un tel sacerdoce a, pour le chrétien, le contenu et la finalité d’« offrir par toutes les activités autant de sacrifices spirituels » (LG 10), ou encore qu’il s’agit, comme saint Paul le précisait déjà, de « s’offrir en victimes vivantes, saintes, agréables à Dieu » (Rm 12, 1)... La vie chrétienne est donc vue comme une louange offerte à Dieu et comme un culte de Dieu réalisé par chaque personne et par l’Église tout entière. La sainte liturgie (Sacrosanctum concilium 7), le témoignage de la foi et l’annonce de l’Evangile (LG 10) à partir du sens surnaturel de la foi partagé par tous les fidèles (LG 12) constituent l’expression de ce sacerdoce. Celui-ci se réalise concrètement dans la vie quotidienne du baptisé lorsque c’est l’existence elle-même qui devient offrande de soi s’insérant dans le mystère pascal du Christ. Le sacerdoce commun des fidèles (ou des baptisés) fait ressortir avec netteté l’unité profonde entre le culte liturgique et le culte spirituel et concret de la vie quotidienne. Il nous faut également souligner ici qu’un tel sacerdoce ne se comprend que comme participation au sacerdoce du Christ : aucune louange ne monte vers le Père sinon par l’entremise du Christ unique médiateur. Ce qui implique l’action sacramentelle du Christ. En effet, dans l’économie chrétienne, l’offrande de la vie ne se réalise pleinement que grâce aux sacrements et tout particulièrement grâce à l’Eucharistie. Les sacrements ne sont-ils pas simultanément source de la grâce et expression de l’offrande cultuelle ?

7.2. Rapport entre l’un et l’autre sacerdoce

Ayant, d’une certaine façon, redonné son sens plénier à l’expression « sacerdoce commun des fidèles », le concile Vatican II s’est posé la question de savoir comment se rapportent l’un à l’autre le sacerdoce commun des fidèles et le sacerdoce ministériel ou hiérarchique. L’un et l’autre trouvent, à l’évidence, leur fondement et leur source dans l’unique sacerdoce du Christ. « Celui-ci [en effet] est participé sous des formes diverses, tant par les ministres que par le peuple fidèle » (LG 10, 62). L’un et l’autre s’expriment, dans l’Église, en référence sacramentelle à la personne, à la vie et à l’action sanctifiantes du Christ. Pour l’épanouissement de la vie dans l’Église, Corps du Christ, le sacerdoce commun des fidèles et le sacerdoce ministériel ou hiérarchique ne peuvent être que complémentaires ou « ordonnés l’un à l’autre », avec cette nuance toutefois que du point de vue de la finalité de la vie chrétienne et de son accomplissement, c’est au sacerdoce commun que revient la primauté, même si du point de vue de l’organicité visible de l’Église et de l’efficience sacramentelle, c’est au sacerdoce ministériel que revient la priorité. Lumen gentium a précisé ces rapports dans son numéro 10 : « Le sacerdoce commun des fidèles et le sacerdoce ministériel ou hiérarchique, bien qu’il y ait entre eux une différence essentielle et pas de degré seulement, sont cependant ordonnés l’un à l’autre : l’un et l’autre, en effet, selon un mode propre, participent de l’unique sacerdoce du Christ. Celui qui a reçu le sacerdoce ministériel jouit d’un pouvoir sacré pour former et conduire le peuple sacerdotal, pour faire, dans le rôle du Christ, le sacrifice eucharistique et l’offrir à Dieu, au nom du peuple tout entier; les fidèles, eux, de par le sacerdoce royal qui est le leur, concourent à l’offrande de l’Eucharistie et exercent leur sacerdoce par la réception des sacrements, la prière et l’action de grâces, le témoignage d’une vie sainte, et par leur renoncement et leur charité effective. »

7.3. Fondement sacramentel de l’un et l’autre sacerdoce

Comme le montrent ces lignes, c’est par la réalité sacramentelle présente dans la vie de l’Église, réalité qui s’exprime tout particulièrement dans l’Eucharistie, que peuvent se préciser, d’un point de vue théologique, le rapport entre les deux formes de sacerdoce ainsi que leur articulation. Nous l’avons déjà souligné, les sacrements sont simultanément source de la grâce et expression de l’offrande spirituelle de toute la vie. Or, le culte liturgique de l’Église dans lequel parvient à sa plénitude une telle offrande ne peut se réaliser que lorsque la communauté est présidée par quelqu’un qui peut agir in persona Christi. Seule, cette condition donne sa plénitude au « culte spirituel » en insérant celui-ci dans l’offrande et le sacrifice même du Fils. « C’est par le ministère des prêtres que se consomme le sacrifice spirituel des chrétiens, en union avec le sacrifice du Christ, unique médiateur, offert au nom de toute l’Église, dans l’Eucharistie, par les mains des prêtres, de manière non sanglante et sacramentelle "jusqu’à ce que vienne" le Seigneur lui-même. C’est là qu’aboutit leur ministère, c’est là qu’il trouve son accomplissement : commençant par l’annonce de l’Évangile, il tire sa force et sa puissance du sacrifice du Christ et il aboutit à ce que la cité rachetée tout entière, c’est-à-dire la société et l’assemblée des saints, soit offerte à Dieu comme un sacrifice universel par le grand prêtre qui est allé jusqu’à s’offrir pour nous dans sa passion, pour faire de nous le Corps d’une si grande Tête » (saint Augustin cité par Presbyterorum ordinis 2).

Parce qu’ils se rattachent à une source unique, le sacerdoce du Christ, et qu’ils visent en définitive un but unique : l’offrande du Corps du Christ tout entier, le sacerdoce commun des fidèles et le sacerdoce ministériel des évêques et des prêtres sont donc strictement corrélatifs. A tel point que saint Ignace d’Antioche affirme que sans évêques, presbytres et diacres, on ne peut même pas parler d’Église (Ad Trall. III, 1). L’Église n’existe que comme Église structurée et cette affirmation vaut également quand on utilise la catégorie de « Peuple de Dieu » qu’il serait erroné d’identifier avec le seul laïcat, abstraction faite des évêques et des prêtres.

De même encore, « le sens surnaturel de la foi [concerne] le peuple tout entier, lorsque celui-ci, des évêques jusqu’aux derniers des fidèles laïcs, apporte aux vérités concernant la foi et les mœurs un consentement universel » (LG 12). On ne saurait donc ici non plus opposer le sens de la foi du peuple de Dieu, compris abstraction faite des évêques et des prêtres, au magistère hiérarchique de l’Église. Le sens de la foi, auquel le Concile rend témoignage et qui est « éveillé et soutenu par l’Esprit de vérité », ne reçoit véritablement la Parole de Dieu que sous la conduite du magistère sacré (ibid.).

À l’intérieur de l’unique nouveau Peuple de Dieu, sacerdoce commun et sacerdoce ministériel des évêques et des prêtres sont indissociables. Le sacerdoce commun atteint la plénitude de sa portée ecclésiale grâce au sacerdoce ministériel, tandis que celui-ci n’existe qu’en vue de l’exercice du sacerdoce commun. Évêques et prêtres sont indispensables à la vie de l’Église et des baptisés, mais évêques et prêtres sont, eux aussi, appelés à vivre pleinement ce même sacerdoce commun et, à ce titre, ils ont besoin du sacerdoce ministériel. « Pour vous, je suis évêque, avec vous, je suis chrétien », dit saint Augustin (Sermo 340, 1).

Ordonnés l’un à l’autre, le sacerdoce commun de tous les fidèles et le sacerdoce ministériel des évêques et des prêtres ont entre eux une différence essentielle (différence qui n’est donc pas différence de degré seulement) en raison même de leur orientation. En effet, le sacerdoce de l’évêque et du prêtre est « représentatif ». Agissant « dans le rôle du Christ », l’évêque et le prêtre le rendent présent vis-à-vis du peuple ; en même temps, l’évêque et le prêtre représentent aussi le peuple tout entier devant le Père.

Certes, il y a quelques actes sacramentels dont la validité dépend du fait que celui qui les célèbre a le pouvoir, en vertu de son ordination, d’agir in persona Christi ou « dans le rôle du Christ ». On ne saurait toutefois se contenter de cette remarque pour légitimer l’existence du ministère ordonné dans l’Église. Celui-ci appartient à la structure essentielle de l’Église, et donc à son visage et à sa visibilité. La structure essentielle de l’Église tout comme son visage comportent une dimension « verticale », signe et instrument de l’initiative et de la prévenance divines dans l’économie chrétienne.

7.4. La vocation propre des laïcs

La réflexion que nous venons de conduire s’avère utile pour expliquer quelques dispositions du nouveau Code de droit canonique relatives au sacerdoce commun des fidèles. A la suite du paragraphe 31 de Lumen gentium, le canon 204, 1 rattache au baptême la participation des chrétiens à la fonction sacerdotale, prophétique et royale du Christ : « Les fidèles du Christ sont ceux qui, en tant qu’incorporés au Christ par le baptême, sont constitués en Peuple de Dieu et qui pour cette raison, faits participants à leur manière à la fonction sacerdotale, prophétique et royale du Christ, sont appelés à exercer, chacun selon sa condition propre, la mission que Dieu a confiée à l’Église pour qu’elle l’accomplisse dans le monde. » Dans l’esprit de la mission que les laïcs exercent dans l’Église et dans le monde, mission qui est celle de tout le Peuple de Dieu, les canons 228, 1 et 230, 1 et 3 envisagent l’admission de laïcs à des offices et charges ecclésiastiques; par exemple aux ministères de lecteur, d’acolyte et autres (CDC 861, 2; 910, 2; 1112). Il serait toutefois abusif de considérer que ces autorisations établissent une indifférenciation entre les rôles respectifs des évêques, des prêtres, des diacres et ceux des laïcs. Le rôle du laïc dans les offices et charges ecclésiastiques, visés aux canons cités plus haut, est certes pleinement légitime et s’avère d’ailleurs absolument nécessaire dans certaines situations; il ne peut toutefois avoir en plénitude la portée de signe ecclésial qui réside dans les ministres ordonnés en vertu de leur qualité propre de représentants sacramentels du Christ. L’ouverture aux laïcs de fonctions et de charges ecclésiastiques ne devrait pas avoir pour effet d’obscurcir le signe visible de l’Église, Peuple de Dieu hiérarchiquement ordonné, à partir du Christ-Tête.

Cette même ouverture ne devrait pas non plus conduire à oublier que les laïcs ont, dans l’ensemble de la mission de l’Église qu’ils partagent avec tous les autres fidèles, une vocation propre, comme ont aussi une vocation propre les évêques, les prêtres, les diacres ou, à un autre plan, les religieuses et les religieux. Comme l’a établi le Concile au numéro 31 de Lumen gentium : « La vocation propre des laïcs consiste à chercher le Règne de Dieu, précisément à travers la gérance des choses temporelles qu’ils ordonnent selon Dieu. Ils vivent au milieu du siècle, c’est-à-dire engagés dans tous les devoirs et travaux du monde dans les conditions ordinaires de la vie familiale et sociale dont leur existence est comme tissée. A cette place, ils sont appelés par Dieu pour travailler comme du dedans à la sanctification du monde, à la façon d’un ferment, en exerçant leurs propres charges sous la conduite de l’esprit évangélique et pour manifester le Christ aux autres avant tout par le témoignage de leur vie, rayonnant de foi, d’espérance et de charité. »

8. L’Église comme sacrement du Christ

8.1. Sacrement et mystère

L’Église du Christ, « nouveau Peuple de Dieu », se présente indissolublement comme mystère et sujet historique. Pour exprimer la réalité à la fois divine et humaine de l’Église, la constitution conciliaire Lumen gentium recourt comme nous l’avons dit, au terme de « sacrement ». Cette désignation reçoit son importance de la place remarquable qu’elle occupe dans le paragraphe premier de ce texte : « L’Église étant, dans le Christ, en quelque sorte, le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain... » Dans l’ensemble du texte de la constitution, le mot « sacrement » est deux fois encore appliqué à l’Église (9, 48). Ces emplois ne suscitent pas d’ailleurs d’explication. Le principe posé dans le paragraphe premier de la constitution semble suffire. Sans avoir rencontré le succès d’une expression comme « Peuple de Dieu », le terme de sacrement appliqué à l’Église s’est quand même quelque peu vulgarisé. Son usage, en tout cas, appelle plusieurs clarifications.

L’emploi du mot « sacrement », quand il caractérise l’Église, permet de souligner en Dieu et dans le Christ le point d’origine et de dépendance absolue de l’Église (Sacrosanctum concilium 5). Il précise également l’orientation de l’Église vers la manifestation et la présence aux hommes du mystère de l’amour universel de Dieu, en vue de l’union intime de tous les hommes avec le Père, le Fils et le Saint-Esprit, ainsi que la communion des hommes entre eux. Le terme de sacrement fait ressortir avec force la structure profonde du « mystère » du Christ et, en relation avec celle-ci, la nature authentique de la véritable Église. « Car il appartient en propre à celle-ci d’être à la fois humaine et divine, visible et riche de réalités invisibles, fervente dans Faction et occupée à la contemplation, présente dans le monde et pourtant étrangère. Mais de telle sorte qu’en elle ce qui est humain est ordonné et soumis au divin; ce qui est visible à l’invisible; ce qui relève de l’action à la contemplation; et ce qui est présent à la cité future que nous recherchons » (Sacrosanctum concilium 2; LG 8). Il n’est pas non plus inutile d’attirer l’attention sur ce fait : si, il y a un demi-siècle, des théologiens catholiques remirent en honneur cette appellation de l’Église comme sacrement, ce fut aussi pour redonner au christianisme une large portée communautaire et sociale et non pas individualiste ou même institutionnelle. Le christianisme en son essence même est mystère d’union et d’unité : union intime avec Dieu, unité des hommes entre eux.

Le terme « sacrement », traduction du sacramentum latin, renvoie, quand il est appliqué à l’Église, au mot d’origine grecque mysterion, avec lequel il partage un sens foncièrement équivalent. Comme nous l’avons souligné plus haut, le « mystère » est le décret divin par lequel le Père réalise sa volonté salvifique dans le Christ, en même temps qu’il la révèle à travers une réalité temporelle qui garde sa transparence.

8.2. Le Christ et l’Église

Sans doute faut-il ne pas perdre de vue que l’expression « sacrement », pas plus qu’aucun autre mot, figure, image, analogie ou comparaison, n’est susceptible de définir en rigueur de terme et de décrire exhaustivement la réalité de l’Église. La désignation de l’Église comme sacrement n’en souligne pas moins en premier lieu et avec une grande netteté le lien de l’Église au Christ. Ainsi peuvent se rapprocher de cette expression les images bibliques d’Église-Corps du Christ et d’épouse. Il en est de même de la formule de « nouveau Peuple de Dieu », telle qu’elle se diffracte vers ses deux orientations indissociables de mystère et de sujet historique. De fait, toutes les images bibliques de l’Église qui sont énumérées par le premier chapitre de Lumen gentium et qui font respectivement ressortir les notes complémentaires d’identification et de différence du Christ et de l’Église peuvent trouver dans le terme de sacrement comme une transcription formelle. L’Église est véritablement habitée de la présence du Christ, de telle sorte que qui l’a trouvée a trouvé le Christ. Telle est la présence du Christ dans le baptême et l’Eucharistie, la Parole de Dieu, l’assemblée des chrétiens (Mt 18, 20), le témoignage du ministère apostolique (Lc 10, 16; Jn 13, 20), le service des pauvres (Mt 25, 40), l’apostolat... Mais, en même temps, l’Église qui est faite d’hommes et de pécheurs a besoin de se convertir, de se purifier et de demander à son Seigneur les dons spirituels nécessaires à sa mission dans le monde. L’Église est simultanément le sacrement efficace de l’union avec Dieu et de l’unité du genre humain, tandis qu’elle doit demander sans cesse - d’abord pour ses membres - la miséricorde de Dieu et l’unité de ses enfants. Autrement dit, le Seigneur est présent dans l’Église (Ap 21, 3.22), mais il ne cesse pas pour autant de se tenir devant elle pour l’entraîner dans l’Esprit Saint vers les réalités plus grandes encore (Jn 5, 20) de la présence définitive de Dieu « tout en tous » (1 Co 15, 28; Col 3, 11).

Dans l’attente de la venue du Christ, à la fin des temps, l’Église fait l’expérience du péché à travers ses membres et connaît l’épreuve de la division. Les hommes et les femmes qui constituent l’Église peuvent parfois faire obstacle à l’action du Saint-Esprit. Les pasteurs ne sont pas davantage à l’abri des abus et des erreurs du seul fait de la légitimité de leur autorité. Plus structurellement, parce que le sacrement est « signe et instrument », la réalité symbolique et sociale qui le constitue (res et sacramentum)renvoie toujours à une réalité plus grande et plus fondamentale, à savoir divine (res tantum).Cela est vrai de l’Église qui dépend tout entière du Christ vers lequel elle oriente, sans jamais se confondre avec lui qui est son Seigneur.

8.3. L’Église, sacrement du Christ

On le voit bien, le terme de « sacrement » quand il est appliqué à l’Église appelle quelques explications. Il est clair qu’il ne s’agit pas avec l’Église d’un huitième sacrement, car le terme, quand il est utilisé pour l’Église, l’est dans un sens analogique. Sens, en vérité, plus fondamental que pour les sept sacrements mais en même temps plus diffus. Car tout dans la vie de l’Église, comme il a été déjà relevé, n’a pas de soi la portée d’efficacité salvifique qui caractérise les sept sacrements. Notons encore que si l’Église est sacrement, le Christ est le sacrement « primordial » duquel dépend l’Église : « Il est, lui par-devant tout; tout est maintenu en lui, et il est, lui, la tête du corps qui est l’Église » (Col 1, 18).

Par la catégorie de « sacrement » quelque chose est donc dit d’essentiel sur la réalité de l’Église et le sens de ce terme appliqué à l’Église est bien réel. C’est d’ailleurs dans le but de contribuer à l’effort de l’Église pour se dire elle-même que des théologiens catholiques avaient recouru, bien avant le Concile, au terme de « sacrement » que leur léguaient les Pères de l’Église. Le sens donné est alors celui de l’« Église sacrement de Dieu » ou « sacrement du Christ ». Plus précisément, le Christ lui-même pouvant être désigné par l’expression « sacrement de Dieu », l’Église, d’une façon analogique, peut être appelée « sacrement du Christ ». C’est parce qu’elle est épouse et corps du Christ que l’Église reçoit ce nom de sacrement. Toutefois, il est bien clair que l’Église n’est sacrement qu’en dépendance totale du Christ qui mérite, lui, d’être appelé « le sacrement primordial ». Quant aux sept sacrements eux-mêmes, ils n’ont de réalité et de sens que dans l’ensemble total que constitue l’Église.

Notons enfin que, lorsqu’il est appliqué à l’Église, le terme « sacrement » renvoie au salut qui, se réalisant par l’union à Dieu dans le Christ, conduit à l’unité des hommes entre eux. On peut également associer « sacrement » au terme « monde » en soulignant par là que l’Église est le sacrement du salut du monde, en tant que le monde a besoin du salut que l’Église reçoit mission de lui proposer. Dans cette perspective, on peut dire que l’Église est le sacrement du Christ pour le salut du monde.

La théologie de l’Église-sacrement nous permet, en conséquence, d’être plus attentifs à la responsabilité concrète de la communauté chrétienne. En effet, c’est à travers la vie, le témoignage de l’action quotidienne des disciples du Christ que les hommes seront conduits vers leur Sauveur. Certains, par la connaissance du « signe » de l’Église et la grâce de la conversion, découvrent quelles sont la grandeur de l’amour de Dieu et la vérité de l’Évangile, de telle sorte que, pour eux, l’Église est tout à fait explicitement « signe et instrument » de salut. D’autres sont associés par l’Esprit Saint, plus mystérieusement et d’une façon que Dieu seul connaît, au mystère pascal du Christ et donc aussi à l’Église (LG 14, 16; Ad gentes, 7; GS 22, 5).

9. L’unique Église du Christ

9.1. Unité de l’Église et diversité des éléments chrétiens

Il y a « une unique Église du Christ, que nous confessons dans le Symbole, une, sainte, catholique, et apostolique, que notre Sauveur après sa résurrection a remise à Pierre pour qu’il la paisse (Jn 21, 17), et qu’il a confiée à Pierre et aux autres apôtres pour qu’ils la portent au loin et la gouvernent (cf. Mt 28, 18 s), et qu’il a dressée pour toujours comme " la colonne et le fondement de la vérité " (1 Tm 3, 15). Cette Église, constituée et organisée en ce monde comme une société, existe dans l’Église catholique, gouvernée par le successeur de Pierre et par les évêques en communion avec lui, bien qu’en dehors de son organisme visible se trouvent de nombreux éléments de sanctification et de vérité qui, étant les dons propres à l’Église du Christ, portent par eux-mêmes à l’unité catholique » (LG 8).

De fait, on ne peut éviter de mettre en regard l’unité théologique de l’Église et la pluralité historique « des communions chrétiennes qui se présentent aux hommes comme le véritable héritage de Jésus-Christ. Tous certes confessent qu’ils sont les disciples du Seigneur, mais ils ont des attitudes différentes. Ils suivent des chemins divers, comme si le Christ lui-même était partagé » (UR 1). De telles divisions constituant un objet de scandale et un obstacle à l’évangélisation du monde, le Concile se propose d’établir à la fois la présence de l’Église du Christ dans l’Église catholique et l’existence, en dehors des limites visibles de l’Église catholique, d’éléments ou de biens spirituels par lesquels l’Église du Christ se construit et se vivifie (UR 3).

9.2. Unicité de l’Église catholique

Il y a lieu de rappeler d’abord la « plénitude de grâce et de vérité confiée à l’Église catholique » (UR 3). Celle-ci en bénéficie du fait que « c’est au seul collège apostolique, dont Pierre est le chef, que furent confiées, selon notre foi, toutes les richesses de la Nouvelle Alliance, afin de constituer sur la terre un seul Corps du Christ auquel il faut que soient pleinement incorporés tous ceux qui, d’une certaine façon, appartiennent déjà au Peuple de Dieu » (ibid.). La dimension spirituelle de l’Église ne peut être séparée de sa dimension visible. L’Église, une, unique et universelle, l’Église de Jésus-Christ, peut être reconnue historiquement dans l’Église visible constituée autour du collège des évêques et de son chef, le pape (LG 8). L’Église se trouve donc là où les successeurs de l’apôtre Pierre et des autres apôtres réalisent visiblement la continuité avec les origines. En effet, avec la continuité apostolique, d’autres éléments essentiels viennent inséparablement : Écriture Sainte, doctrine de foi et Magistère, sacrements et ministères. De tels éléments aident le surgissement et le développement de l’existence selon le Christ. Tout comme l’affirmation de la foi orthodoxe, ils forment l’instrument essentiel et le moyen spécifique, grâce auquel est favorisée la croissance de la vie de Dieu parmi les hommes. En fait, ces éléments constituent ce qu’est la véritable Église. Il est légitime de voir que toute l’œuvre salvifique de Dieu dans le monde se réfère à l’Église depuis qu’en celle-ci les moyens de croître dans la vie du Christ ont atteint leur sommet et leur perfection.

Le décret sur l’œcuménisme peut parler à bon droit du « mystère sacré de l’unité de l’Église », dont il énumère les composantes essentielles : « Au moyen de la fidèle prédication de l’Évangile, faite par les Apôtres et par leurs Successeurs, c’est-à-dire les évêques avec leur chef qui est le Successeur de Pierre, par l’administration des sacrements et par le gouvernement dans l’amour sous l’action du Saint-Esprit, Jésus-Christ veut que son peuple s’accroisse et il accomplit la communion en l’unité dans la profession de foi, dans la célébration commune du culte divin, dans la concorde fraternelle de la famille de Dieu » (UR 2). Si l’Église est la proposition de la vie totale du Seigneur ressuscité, alors le nom d’Église peut être appliqué en plénitude là où cette vie sacramentelle et cette foi apostolique existent dans leur intégrité et leur continuité. Or de tels éléments, nous croyons qu’ils existent en plénitude et par excellence dans l’Église catholique. C’est ce que la phrase de Lumen gentium 8 veut souligner par ces termes : « Haec Ecclesia, in hoc mundo ut societas constituta et ordinata, subsista in Ecclesia catholica, a successore Pétri et episcopis in ejus communione gubernata... » L’Église se trouve donc là où les Successeurs de Pierre et des autres apôtres réalisent visiblement la continuité avec les origines. A cette Église l’unité a été accordée et nous croyons que « celle-ci subsiste en elle de façon inamissible » (UR 4). L’Église se réalise donc dans toute sa plénitude dans la société dirigée par le Successeur de Pierre et les évêques en communion avec lui.

9.3. Eléments de sanctification

Toutefois, la pleine et parfaite présence de l’Église du Christ dans l’Église catholique n’exclut pas la présence de l’Église du Christ « dans ces éléments nombreux de sanctification et de vérité qui se trouvent en dehors de l’organisme visible de l’Église catholique... éléments qui, étant les dons propres à l’Église du Christ, portent par eux-mêmes à l’unité catholique » (LG 8). Il existe par don de Dieu orienté vers son Église de nombreux éléments de sanctification et de vérité qui, tout en existant hors de l’organisme visible de l’Église catholique, se rattachent réellement à l’ordre du salut. De ces réalités de sanctification et de vérité le Concile fait valoir deux caractéristiques, l’une de fait et l’autre théologique. De fait, il est possible d’observer que des éléments de sanctification et de vérité se développent en dehors de l’organisme visible et social de l’Église catholique; théologiquement parlant, de tels éléments «portent par eux-mêmes à l’unité catholique ».

Il y a donc en dehors de l’Église catholique, non seulement de nombreux vrais chrétiens mais de nombreux principes de vie et de foi vraiment chrétiens. L’Église catholique peut alors parler avec le décret Unitatis redintegratio des « Églises orientales » et, en ce qui concerne l’Occident, des « Églises et communautés ecclésiales séparées » (14, 19). D’authentiques valeurs d’Église sont présentes dans les autres Églises et communautés chrétiennes. Une telle présence appelle que « tous [catholiques et non catholiques] examinent leur fidélité à la volonté du Christ par rapport à l’Église, et entreprennent, comme il le faut, un effort soutenu de rénovation et de réforme » (UR 4; cf. 6, 7). Le décret conciliaire sur l’œcuménisme a décrit avec précision les principes catholiques de l’œcuménisme ainsi que son exercice concret tant à l’égard des Églises orientales qu’à l’égard des Églises et communautés ecclésiales séparées en Occident. L’ensemble de ces dispositions développe la doctrine présente dans la constitution Lumen gentium et notamment dans son paragraphe 8 : « C’est [donc] par la seule Église catholique du Christ, laquelle est le " moyen général de salut " que peut s’obtenir toute la plénitude des moyens de salut... [pourtant] ces Églises et communautés séparées, bien que nous les croyions souffrir de déficiences, ne sont nullement dépourvues de signification et de valeur dans le mystère du salut » (UR 3).

Il résulte de notre examen que la « véritable Église » ne peut être comprise comme une utopie que chercheraient à atteindre toutes les communautés chrétiennes aujourd’hui divisées et morcelées. La « véritable Église » tout comme son unité ne se trouvent pas exclusivement « en avant ». Celles-ci nous sont déjà données dans l’Église catholique dans laquelle est réellement présente l’Église du Christ. « Ainsi n’est-il point permis aux fidèles d’imaginer que l’Église du Christ soit simplement un ensemble - divisé certes, mais conservant encore quelque unité - d’Églises et de communautés ecclésiales; et ils n’ont pas le droit de tenir que cette Église du Christ ne subsiste plus nulle part aujourd’hui de sorte qu’il faille la tenir seulement pour une fin à rechercher par toutes les Églises et communautés » ( Déclaration Mysterium Ecclesiae de la Congrégation pour la Doctrine de la foi du 24 juin 1973 ). Le vœu de Jésus : « Que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi, qu’ils soient un en nous eux aussi, afin que le monde croie que tu m’as envoyé » (Jn 17, 21), n’en est que plus pressant. Comme n’en est que plus urgente l’obligation qui en découle pour tous les chrétiens et toutes les communautés chrétiennes de tendre dès maintenant, de toutes leurs forces, vers cette unité, objet de notre espérance.

10. Le caractère eschatologique de l’Église : Royaume et Église

10.1. L’Église est à la fois terrestre et céleste

Le chapitre 7 de Lumen gentium intitulé « Le caractère eschatologique de l’Église en marche et son union avec l’Église du ciel » n’a pas beaucoup retenu l’attention des commentateurs de Vatican II. Il est pourtant d’une certaine façon la clé de lecture du chapitre 2 puisqu’il désigne le but vers lequel le Peuple de Dieu est en marche. Ce but, le paragraphe 9 de la constitution l’indique déjà : ce peuple messianique « ... a pour destinée le Royaume de Dieu, inauguré sur la terre par Dieu même, qui doit se dilater encore plus loin jusqu’à ce que, à la fin des siècles, il reçoive enfin de Dieu son achèvement... ». Ce but est réaffirmé au début du paragraphe 48 de la même constitution conciliaire : « L’Église, à laquelle nous sommes tous appelés dans le Christ et dans laquelle nous acquérons la sainteté par la grâce de Dieu, n’aura sa consommation que dans la gloire céleste, lorsque viendra le temps où toutes choses seront renouvelées. » La constitution pastorale Gaudium et Spes exprime par ailleurs ce même enseignement : « Née de l’amour du Père éternel, fondée dans le temps par le Christ rédempteur, rassemblée dans l’Esprit Saint, l’Église poursuit une fin salvifique et eschatologique qui ne peut être pleinement atteinte que dans le siècle à venir » (GS 40). En outre, le chapitre 7 de Lumen gentium élargit la perspective sur l’Église puisqu’il nous rappelle que le Peuple de Dieu dans son statut présent de sujet historique est déjà eschatologique et que l’Église pérégrinante est unie à l’Église du ciel.

On ne saurait, en effet, limiter l’Église à sa seule dimension terrestre et visible. Alors qu’elle chemine sur la terre, les sources invisibles dont elle vit et par lesquelles elle se renouvelle sans cesse sont « là où le Christ est assis à la droite de Dieu, où la vie de l’Église est cachée avec le Christ en Dieu jusqu’à ce que l’Église elle-même avec son époux apparaisse dans la gloire» (Col 3, 1-4; LG 6). Telle est l’œuvre que l’Esprit Saint accomplit «par la vertu de l’Evangile: rajeunir l’Église et la renouveler sans cesse, l’acheminant à l’union parfaite avec son époux » (LG 4). Cette fin vers laquelle l’Esprit Saint pousse l’Église détermine la vie profonde de l’Église pérégrinante. C’est pour cela que les croyants ont dès maintenant leur citoyenneté (politeuma) « dans les cieux » (Ph 3, 20; LG 13, 48); déjà « la Jérusalem d’en haut est notre Mère » (Ga 4, 26; LG 6). Il est du mystère même de l’Église que cette fin soit déjà présente d’une façon cachée dans l’Église pérégrinante. Ce caractère eschatologique de l’Église ne peut conduire à sous-estimer les responsabilités temporelles; bien au contraire, il conduit l’Église sur le chemin de l’imitation du Christ pauvre et serviteur. C’est de son union intime au Christ et des dons de son Esprit que l’Église reçoit la force de se livrer au service de tout homme. « Dans sa marche vers le Royaume du Père» (GS 1), l’Église mesure cependant la distance à franchir jusqu’à son achèvement final, elle reconnaît donc qu’elle compte en son sein des pécheurs et qu’elle a constamment besoin de pénitence (LG 8). Cette distance, souvent douloureusement ressentie, ne doit pas faire oublier toutefois que l’Église est essentiellement une dans ses différents stades : qu’il s’agisse de sa préfiguration dans la création, de sa préparation dans l’Ancienne Alliance, de sa constitution dans « ces temps-ci qui sont les derniers », de sa manifestation par l’Esprit Saint et, finalement, de son achèvement au terme des siècles dans là gloire (LG 2). De plus, si l’Église est une dans les différents stades de l’économie divine, elle est encore une dans ses trois dimensions de pérégrination, de purification et de glorification : « Tous ceux qui sont du Christ et possèdent son Esprit constituent une seule Église et se tiennent mutuellement comme un tout dans le Christ » (LG 49).

10.2. L’ Église et le Royaume

Nous devons garder présente à l’esprit la perspective de l’unité de l’Église lorsque nous abordons la difficile question du rapport entre l’Église et le Royaume. Alors que bien des Pères de l’Église, bien des théologiens médiévaux ou les Réformateurs du XVIe siècle identifient généralement l’Église et le Royaume, on en est venu, surtout depuis deux siècles, à mettre entre eux une distance plus ou moins grande, en accentuant unilatéralement l’aspect eschatologique pour le Royaume et l’aspect historique pour l’Église. Le Concile n’a pas traité explicitement de cette question, mais les recoupements entre les différents textes nous permettent de cerner l’enseignement de Lumen gentium à ce propos.

Lorsqu’on examine les textes qui traitent de la consommation finale, on ne peut y trouver de différence entre l’Église et le Royaume : d’un côté, il est dit de l’Église que « tandis que peu à peu elle s’accroît elle aspire à l’achèvement de ce Royaume» (LG 5); alors que d’un autre côté, c’est l’Église qui aura elle-même sa consommation dans la gloire céleste (LG 48, 68). D’un côté, l’achèvement final sera réalisé « lorsque le Christ remettra à son père un royaume éternel et universel... » (GS 39; 1 Co 15, 24; Presbyterorum ordinis 2); de l’autre côté, le Concile affirme que c’est l’Église qui « au terme des siècles se consommera dans la gloire. Alors que, comme on peut le lire dans les saints Pères, tous les justes depuis Adam, " depuis Abel le Juste jusqu’au dernier élu ", se trouveront rassemblés autour du Père dans l’Église universelle » (LG 2). C’est l’Esprit Saint « qui achemine l’Église vers l’union parfaite avec son Époux » (LG 4). Et c’est encore l’Église « qui espère de toutes ses forces et appelle de ses vœux l’heure où elle sera, dans la gloire, réunie à son Roi » (LG 5), alors qu’ailleurs le Concile peut dire que le Peuple de Dieu a « pour destinée le Royaume de Dieu » en ajoutant qu’« à la fin des siècles il recevra enfin de Dieu son achèvement » (LG 9). Il est donc évident que, dans l’enseignement du Concile, il ne peut y avoir de différence, quant à la réalité à venir à la fin des temps, entre l’Église achevée (consummata) et le Royaume achevé (consummatum).

Qu’en est-il de leur relation dans le temps présent? Le texte le plus explicite (LG 5) nous fait percevoir combien subtil est le rapport entre les notions de Royaume et d’Église. Le sort de l’Église et le sort du Royaume apparaissent dans leurs commencements comme inséparables : « Le Seigneur Jésus donna naissance à son Église en prêchant l’heureuse nouvelle, l’avènement du Règne de Dieu » (LG 5). Commencement de l’Église et avènement du Royaume de Dieu se manifestent dans une parfaite simultanéité. Il en est de même de la croissance de l’un et de l’autre. En effet, ceux qui accueillent dans la foi la parole du Christ et qui « sont agrégés au petit troupeau du Christ (Lc 12, 32) ont accueilli son royaume lui-même» (LG 5). Appartenir à l’Église revient au même : « Tous ceux qui croient au Christ, le Père a voulu les appeler à former la sainte Église » (LG 2). On peut donc décrire la croissance du Royaume et la croissance de l’Église dans les mêmes termes (LG 5). C’est même dans la croissance de l’Église que le Concile décèle la croissance du Royaume : « Le Christ, pour accomplir la volonté du Père, inaugura le Royaume des cieux sur la terre... l’Église, qui est le Royaume du Christ déjà mystérieusement présent, opère, dans le monde par la puissance de Dieu, sa croissance visible» (LG 3; cf. DV 17; LG 13). L’Église pérégrinante est donc le « Royaume de Dieu déjà mystérieusement présent » et tandis qu’elle croît, elle s’élance vers le Royaume achevé, mais sa croissance n’est autre que l’accomplissement de sa mission : « L’Église reçoit mission d’annoncer le Royaume du Christ et de Dieu et de l’instaurer dans toutes les nations, formant de ce Royaume le germe et le commencement sur la terre » (LG 5, 9). Cette évocation de l’Église, germe et commencement du royaume, dit à la fois l’unité et la différence entre l’un et l’autre.

Église et Royaume convergent encore dans le mode propre de leur croissance qui ne se réalise que dans et par la conformation au Christ donnant sa vie pour la vie du monde. Le Royaume souffre violence (Mt 11, 12) et, en cela, l’Église n’a pas une autre destinée puisqu’elle « avance en pèlerinage entre les persécutions du monde et les consolations de Dieu » (saint Augustin cité par LG 8). L’Église est sainte tout en comptant des pécheurs en son sein (ibid.). Le Royaume lui-même « présent mystérieusement » (in mysterio) est, lui aussi, enfoui dans le monde et l’histoire, et n’est donc pas encore purifié des éléments qui lui sont étrangers (Mt 13, 24-30; 47-49). En tant que mystère divino-humain, l’Église dépasse la « socialis compago » ou ensemble social de l’Église catholique (LG 8, 13-17). Appartenir au Royaume ne peut pas ne pas constituer une appartenance - au moins implicite - à l’Église.

10.3. L’Église est-elle sacrement du Royaume ?

Pour compléter le paragraphe précédent consacré à l’Église comme sacrement, il peut être utile de se demander ici si l’on peut, à bon droit, désigner l’Église comme le sacrement du Royaume. Ce n’est d’ailleurs pas seulement une question de terminologie mais une véritable question théologique à laquelle l’ensemble de notre étude nous permet de donner une réponse circonstanciée.

Nous relèverons tout d’abord que le Concile n’a nullement employé cette expression, même si le mot de sacrement est, comme on l’a vu, utilisé dans d’autres contextes. On pourra toutefois recourir à l’expression «Église, sacrement du Royaume », étant entendu qu’on l’emploie dans la perspective suivante :

1. Pour son application à l’Église, le terme de sacrement est utilisé de façon analogique, comme le souligne le paragraphe 1 de Lumen gentium : « Veluti sacramentum...»

2. L’expression vise le rapport entre, d’une part, le Royaume compris au sens plénier de son achèvement et, d’autre part, l’Église limitée à son aspect « pérégrinant ».

3. Le terme « sacrement » y est compris dans son sens plénier de « jam praesens in mysterio » (LG 3) de la réalité (du Royaume) dans le sacrement (Église pérégrinante).

4. L’Église n’est pas un pur signe (sacramentum tantum), mais la réalité signifiée est présente dans le signe (res et sacramentum) comme réalité du Royaume.

5. La notion d’Église ne se limite pas à son seul aspect temporel et terrestre et, inversement, la notion de Royaume comporte une présence déjà là « in mysterio »

10.4. Marie - l’Église réalisée

On ne saurait lire correctement la constitution Lumen gentium sans intégrer l’apport du chapitre 8 à l’intelligence du mystère de l’Église. L’Église et le Royaume trouvent leur plus haute réalisation dans Marie. Que l’Église soit déjà la présence « in mysterio » du Royaume, cela s’éclaire définitivement à partir de Marie, demeure de l’Esprit Saint, modèle de la foi, Realsymbol de l’Église. C’est pour cela que le Concile affirme à son sujet : « L’Église en la personne de la Bienheureuse Vierge Marie atteint déjà à la perfection qui la fait sans tache ni ride» (Ep 5, 27; LG 65). La distance, souvent douloureuse, entre l’Église pérégrinante et le Royaume accompli est déjà dépassée en elle qui, en tant qu’assumpta « rendue semblable à son Fils ressuscité des morts connaît déjà par avance la condition que vivront tous les justes» (Paul VI, Profession de foi 15). Pour cela, la Mère de Jésus « représente et inaugure l’Église en son achèvement dans le siècle futur» (LG 68; cf. Sacrosanctum concilium 103).

* Le texte latin officiel a été publié par la Libreria Editrice Vaticana, 1985, en une brochure de soixante pages (Commissio theologica internationalis, Documenta 13 : Themata selecta de Ecclesiologia occasione XX anniversarii conclusionis concilii œcumenici Vaticani II, Libreria Editrice Vaticana, 1985, 60 p.). Parallèlement Mgr Eyt était chargé d’éditer le texte originel français qu’il avait rédigé avec la sous-Commission. C’est celui-ci que nous reproduisons d’après la brochure L’Unique Église du Christ (Éditions du Centurion, 1985) et La Documentation catholique 1909, 5 janvier 1986, p. 57-73.

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