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LETTRE DU PAPE PAUL VI,
SIGNÉE PAR LE CARDINAL VILLOT,

À L'OCCASION D
ES SEMAINES SOCIALES DE FRANCE

 

Monsieur le Président,

les Semaines Sociales de France, dont le Saint-Siège a toujours suivi avec un grand intérêt le déroulement, se sont engagées depuis 1973, sous votre impulsion, dans un nouvel effort pédagogique qui mérite d'être encouragé: elles veulent fournir une instance de réflexion et de formation adaptée aux besoins actuels de la société. Le Saint-Père a pris connaissance du résultat des travaux de décembre 1973 et de novembre 1974; à la veille de la «Session de Rencontres et de Confrontations» qui doit avoir lieu à Versailles, avec un public élargi, il m'a chargé d'assurer les participants de sa confiance, en leur exprimant les quelques réflexions que lui suggère le programme: «Contestation et renouvellement des institutions».

Le thème est évidemment d'une actualité brûlante, pour la société civile comme pour l'Eglise. A maintes reprises, le Pape lui-même revient sur le rôle des institutions, la crise qu'elles traversent, la contradiction dont elles sont l'objet. La mise en valeur de l'enseignement social de l'Eglise - qui a toujours été votre visée - ne saurait éviter cette étude préalable. Face au raidissement conservateur des uns et à leur crainte de toute remise en question, devant l'indifférence ou le mépris des autres pour les institutions, au delà des témoignages de critique systématique qui peuvent surgir dans une première étape d'investigations et d'échanges, votre mérite sera d'essayer de jeter un regard objectif sur le fonctionnement réel des institutions les plus typiques, de mettre en lumière leur raison d'être, leurs valeurs ou leurs limites, et surtout de dégager les lignes d'une «pratique institutionnelle», leur permettant de surmonter les lourdeurs, blocages ou conflits qui les entravent dans l'accomplissement de leur rôle.

Vous aurez certainement l'occasion d'approfondir le pourquoi de l'institution, en même temps que ses caractéristiques essentielles. Il est vrai que l'on enregistre souvent aujourd'hui, au moins apparemment, un refus de l'institution. Que signifie-t-il? Peut-être, chez certains, une revendication compréhensible d'épanouissement, de créativité et de liberté personnelles, dans un monde trop souvent marqué par le formalisme et la production en série; peut-être encore le souci légitime de sauvegarder des relations interpersonnelles qui ne soient pas bloquées par les médiations, dans une société bureaucratique et complexe; peut-être simplement la requête normale de participation et de responsabilité. Sur ce terrain, l'Eglise ne craint pas de réaffirmer que la personne humaine est bien «le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions» (Gaudium et Spes, 25, § 1). Mais il importe tout autant de mettre en lumière l'interdépendance profonde entre l'essor de la personne et le développement de la société elle-même.

Cette interdépendance n'a-t-elle pas toujours requis, dans l'histoire de l'humanité, des institutions stables, de droit public et privé, permettant de réaliser progressivement, avec une organisation et des moyens appropriés, une entreprise bénéfique aux participants, tout en dépassant le vouloir et la durée des individus? Ce qui compte avant tout, c'est l'établissement d'une communion fraternelle entre les personnes - l'Eglise tient particulièrement à cette communion - mais il reste à bien voir comment, étant donné la nature de l'homme, être de relation, la communion requiert certaines structures pour exister, pour durer, pour s'élargir. Le refus des médiations mérite d'être analysé à la lumière de ces principes. Il sera sans doute instructif de comparer la contestation radicale au foisonnement souvent contradictoire des petites institutions. Il sera utile en tout cas de mettre à jour ce que peut receler, non seulement d'utopie, mais d'inconséquence et de subjectivisme exacerbé, le rejet de l'institution elle-même. Seule une authentique philosophie de la personne et de la société permet d'éviter cette impasse.

On ne saurait d'ailleurs oublier que certaines institutions sont plus fondamentales que d'autres, et le Saint-Père tient spécialement à ce que les participants à la Session de Versailles ne perdent pas de vue leur singularité. Un bon nombre d'institutions, en effet, naissent de l'initiative et du bon vouloir des hommes, pour une organisation plus efficace de leurs efforts ou une vie en commun plus épanouissante. Elles accroissent leur espace vital; elles servent des valeurs plus ou moins importantes. Parfois, elles peuvent s'éteindre sans dommage lorsque leur fonction perd sa raison d'être, ou subir des réformes substantielles au gré de l'évolution et des besoins, Mais il en est qui ont une fonction déterminante pour faire accéder les individus à la conscience personnelle, à la liberté. L'Eglise constitue évidemment, dans son ordre, une telle institution qui méritera une réflexion à part. Qu'il suffise d'envisager ici le cas de la famille, qui inclut l'institution matrimoniale; le cas de la communauté politique, qui ordonne et gère les modalités de la vie sociale.

De telles institutions correspondent plus immédiatement à la nature intime de l'homme (Gaudium et Spes, 25, § 2). C'est en elles et par elles que s'éveille et se forme la personnalité; en ce sens, elles précèdent la personne. Elles s'inscrivent évidemment dans l'histoire et revêtent des formes concrètes qu'affectent l'évolution des mœurs et le vieillissement de la société. Mais leur finalité et leurs exigences essentielles ne sauraient être remises en cause, Ce serait une voie sans issue que de considérer ces institutions d'un point de vue purement psycho-sociologique, dans leur contingence apparente, comme si l'analyse pouvait en abstraire les éléments et les étudier un à un, en prétendant les comprendre complètement sans référence au tout. Il importe bien plutôt de saisir qu'if s'agit là de formes englobantes de l'existence humaine, qui lui sont indispensables.

A Versailles, cette conviction sera sans nul doute celle des participants, qui s'attacheront davantage à cerner les conditions d'un fonctionnement valable et d'un renouvellement des diverses institutions, capables de leur faire surmonter la crise interne que beaucoup connaissent. Les principes en sont bien connus: toute institution est un service des hommes; elle se justifie par sa finalité, qui doit demeurer précise et transparente; elle s'inscrit dans des contextes changeants auxquels doit faire face la souplesse de son organisation; elle se réalise par des hommes libres dont la participation responsable doit être suffisamment assurée, coordonnée, mais non étouffée par l'autorité. Selon ces axes, le mérite des Semaines Sociales sera de dégager des pratiques institutionnelles permettant aux institutions de se renouveler, dans le respect de leur finalité. Une telle remise en question des moyens et de l'organisation n'est jamais terminée; il est cependant opportun de se demander si une contestation permanente et un changement continuel, même légitimes, correspondent vraiment à la psychologie humaine du grand nombre, ou s'ils les désemparent au delà de ce qui est souhaitable.

Vous vous pencherez aussi sur la contestation entre les institutions et sur les conflits qui naissent à ce niveau. Le Concile Vatican II, en notant la prolifération des associations et institutions, a voulu y voir les «nombreux avantages qui permettent d'affermir et d'accroître les qualités de la personne et de garantir ses droits» (Gaudium et Spes, 25, § 2). Il ne s'agit pas pour autant d'une prolifération anarchique; ces institutions ne constituent un progrès réel que si elles s'ouvrent au dialogue, au respect des compétences et à la hiérarchie des fins. Une certaine autonomie, une vraie responsabilité, dans le secteur qui leur est propre, doivent leur être assurées, selon le principe toujours valable de la subsidiarité que bien des Etats modernes ou des instances majeures ont malheureusement tendance à enfreindre, en voulant tout assumer par eux-mêmes. A l'inverse, aucune institution ne peut oublier non plus qu'elle inclut son service dans un bien commun plus vaste. «Plus le monde s'unifie et plus il est manifeste que les obligations de l'homme dépassent les groupes particuliers pour s'étendre peu à peu à l'univers entier» (Gaudium e t Spes, 30, § 2). Que de difficultés viennent de ce que la solidarité n'est encore conçue et vécue qu'à l'intérieur d'une institution restreinte, sans efforts suffisants de compréhension et d'harmonie avec les intérêts des autres personnes ou institutions!

Parmi les institutions fondamentales que vous étudiez, l'Eglise occupe une place à part, sur laquelle vous comprendrez que le Saint- Père attire spécialement votre attention. Certes, elle aussi présente une face humaine. Elle est insérée dans l'histoire, tout en préparant un au-delà de l'histoire; elle est une société, tout en transcendant les diverses sociétés, Sous cet angle, elle ne saurait être à l'abri du jugement des hommes, de leur critique, de la mise en question des sciences humaines. Elle peut même tirer profit avec humilité de cette distance dénoncée entre ce qu'elle est et ce qu'elle devrait être. Elle souhaite seulement que ses propres fils la questionnent dans un esprit de foi, pour la servir, l'aimer, la faire aimer, comme une mère. Elle comporte des formes institutionnelles secondaires qui ont besoin d'être adaptées, rénovées, pour correspondre de façon transparente au but qu'elle doit servir - Ecclesia semper reformanda - et permettre une communion plus effective, où chacun soit aimé, reconnu, participant selon son rôle. Elle peut le faire d'autant mieux que l'Esprit Saint est en elle une source vivante de renouveau, et que ses responsables disposent, selon ce même Esprit, de la faculté de créer ou de reconnaître des institutions qu'appellent les besoins nouveaux.

Mais l'Eglise a reçu du Christ lui-même les caractéristiques essentielles de sa propre institution, avec une œuvre de salut à accomplir, les pouvoirs spirituels correspondants, un peuple structuré. En elle, l'autorité doctrinale du Magistère, le sacerdoce ministériel, la présidence pastorale signifient bien autre chose que des fonctions sociales: ils sont le signe et le moyen de l'union intime avec Dieu (Cfr. Lumen Gentium, 1), de cette grâce que l'Eglise ne se donne pas à elle-même. Elle ne naît pas d'une réunion de fidèles se donnant un statut; elle a été, elle est convoquée par Jésus-Christ, dont elle se reçoit sans cesse. Elle demande à tous d'être reconnue selon cette finalité propre. Et elle fait appel au discernement et à la participation active de ses fils pour l'aider à se présenter effectivement «sans tache ni ride» (Cfr. Eph. 5, 27), comme un signe vivant de la charité du Sauveur dans l'humanité. C'est l'Exhortation Apostolique de Sa Sainteté du 8 décembre dernier qui doit donner le ton de l'accueil, des relations et de la correction fraternelle à l'intérieur de l'Eglise. Qui ne désirerait pour l'Eglise cette transparence et cette communion, afin que, sur ce point aussi, et compte tenu de sa nature spéciale, elle constitue un levain et un encouragement pour les autres institutions?

Telles sont les réflexions que le Saint-Père a voulu porter à la connaissance des Semaines Sociales de France au moment où elle balisent un terrain difficile, autour d'une question capitale. En priant l'Esprit de vérité et de charité d'accompagner leurs travaux, il envoie à tous les participants, en témoignage de sa sollicitude, sa Bénédiction Apostolique.

Heureux de vous transmettre ce message, je vous prie d'agréer, Monsieur le Président, l'assurance de mon fidèle et cordial dévouement.

+ J. Card. VILLOT



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