DISCOURS DU PAPE PAUL VI AUX MEMBRES
DE L’ACADÉMIE PONTIFICALE DE SAINT THOMAS D’AQUIN
Vendredi 10 septembre 1965
Nous sommes particulièrement heureux de vous, accueillir, chers Fils, Membres de l’Académie pontificale de Saint Thomas d’Aquin, ainsi que tous les participants à votre sixième Congrès international.
Le thème que vous avez choisi pour ces journées d’études: «Dieu dans l’œuvre de Saint Thomas et dans la philosophie contemporaine», rencontre en effet l’une de nos constantes préoccupations pastorales: la négation de Dieu. Dès notre première Encyclique, Nous avons montré en tette négation «le phénomène le plus grave de notre époque». Et Nous avons déclairé que «Nous résisterions de toutes nos forces à tette négation envahissante» (Ecclesiam Suam, A.A.S. LVI, 1964, p. 651). Nous soulignions aussi le drame de l’athéisme moderne, qui entend «se prévaloir . . . d’une soumission rigoureuse à l’exigence rationnelle de l’esprit humain, dans un effort d’explication scientifique de l’univers». Or, «contre l’intention de ceux qui pensent forger par là une arme invincible pour leur athéisme, ce processus de pensée, disions-Nous, se voit finalement entraîné par sa force intrinsèque à une affirmation nouvelle du Dieu suprême, au plan métaphysique comme dans l’ordre logique».
Nous exprimions alors le désir de voir des fils de l’Eglise l’aider à «déboucher, au delà du point où l’homme athée l’arrête à dessein, sur cette conception de la réalité objective de l’univers cosmique, qui redonne à l’esprit le sens de la Présence divine et met sur les lèvres les paroles humbles et balbutiantes d’une prière heureuse» (Ibid. pag. 653).
Nous voulons voir dans vos travaux, chers Fils, une réponse à ces vœux et l’entreprise d’un examen sérieux et lucide de la pensée des hommes de notre temps égarés dans l’athéisme. Et vos études peuvent en outre contribuer à dissiper la méprise d’un certain nombre de croyants qui sont aujourd’hui tentés par un fidéisme renaissant. N’attribuant de valeur qu’à la pensée de type scientifique, et défiants à l’égard des certitudes propres à la sagesse philosophique, ils sont portés à fonder sur une option de la volante leur adhésion à l’ordre des vérités métaphysiques. En face de cette abdication de l’intelligence, qui tend à ruiner la doctrine traditionnelle des préambules de la foi, vos travaux se doivent de rappeler l’indispensable valeur de la raison naturelle, solennellement affirmée par le premier Concile du Vatican (Denzinger-Schönm. 3004, 3009, 3015 et 3026), en conformité avec l’enseignement constant de l’Eglise, dont saint Thomas d’Aquin est l’un des témoins les plus autorisés et les plus éminents.
C’est dire l’importance de vos travaux où vous entendez confronter la philosophie contemporaine avec l’œuvre de saint Thomas sur le problème de Dieu. Votre démarche atteste par elle-même la permanente valeur d’une pensée qui, malgré la défiance et même l’aversion dont elle est l’objet de la part de tant de courants philosophiques modernes, représente dans l’histoire de la pensée humaine et chrétienne un fait majeur qui ne peut être sous-estimé. Certes, au cours des siècles, le thomisme a connu, comme tout système entré dans une tradition scolaire, les périls de la sclérose et des vaines subtilités ainsi que les inconvénients du revêtement scolastique. Mais, loin de tomber dans une décadence inéluctable, l’œuvre de saint Thomas n’a cessé de susciter l’intérêt de grands esprits, ainsi que la formation d’écoles fécondes, cependant que le magistère ecclésiastique lui prodiguait approbation et soutien. De nos jours en particulier, en vue de mieux assurer cette restauration de l’intelligence chrétienne dont le besoin se faisait impérieusement sentir, les Pontifes romains, à la suite de Léon XIII, ont prescrit l’étude de saint Thomas d’Aquin, déclaré «Docteur commun» ou «universel» de l’Eglise (Pie XI, Encycl. Studiorum Ducem, A.A.S. XV, 1923, p. 314).
Mais comment éviter, en un temps où toutes choses semblent remises en question, des interrogations pressantes? La doctrine d’un penseur du Moyen Age peut-elle avoir un intérêt autre qu’historique et prétendre à une valeur universelle? Comment le magistère ecclésiastique a-t-il pu engager son autorité dans l’approbation donnée à cette doctrine? La liberté et le progrès de la recherche intellectuelle enfin ne risquent-ils pas d’en être entravés?
La réponse à la première de ces questions tient au fait que la philosophie de saint Thomas possède une aptitude permanente à guider l’esprit humain vers la connaissance du vrai, la vérité de l’être même qui est son objet premier, la connaissance des premiers principes, et la découverte de sa cause transcendante, Dieu. Elle échappe par là à la situation historique particulière du penseur qui l’a dégagée et illustrée comme «la métaphysique naturelle de l’intelligence humaine». Aussi avons-Nous pu dire que, «reflétant les essences des choses réellement existantes dans leur vérité certaine et immuable, elle n’est ni médiévale ni propre à quelque nation particulière; mais qu’elle transcende le temps et l’espace, et n’est pas moins valable pour tous les hommes d’aujourd’hui (Lettre au T.R.P. A. Fernandez, Maître général des Frères Prêcheurs, le 7 mars 1964; A.A.S. LVI, 1964, p. 303).
Cette valeur permanente de la métaphysique thomiste explique l’attitude du magistère ecclésiastique à son égard. Gardienne de la Vérité révélée accueillie par la foi surnaturelle, l’Eglise sait que cet accueil même suppose un esprit capable de notions intelligibles stables et d’affirmations certaines sur l’être des choses et sur Dieu; sinon la Parole de Dieu proposée et tenue sous forme d’affirmations humaines ne serait plus accessible en tant que Vérité absolue (cfr. Pie XII, Humani Generis, A.A.S. XLII, 1950, p. 565-567). Comme le disait Notre prédécesseur Pie XII, «il s’agit de savoir si l’édifice que saint Thomas d’Aquin a construit avec des éléments réunis et rassemblés par delà et par-dessus tous les temps et que lui fournirent les maîtres de toutes les époques de la sagesse chrétienne, repose sur une base solide, conserve toujours sa force et son efficacité, s’il protège encore maintenant d’une manière efficace le dépôt de la foi catholique, et s’il est également pour les progrès nouveaux de la théologie et de la philosophie d’un usage et d’une direction assurés» (Pie XII au Chapitre général dominicain, A.A.S. XXXVIII, 1946, p. 387). A la suite de ce grand Pape, Nous répondons à notre tour positivement à ces questions, et c’est pourquoi Nous continuons à recommander l’œuvre de saint Thomas comme une norme sûre pour l’enseignement sacré (cfr. C.I.C. Can. 1366, par. 2; Pie XI, Deus Scientiarum Dominus, art 29 a).
Ce faisant, Nous n’entendons nullement amoindrir – à peine est-il besoin de le souligner – la valeur que l’Eglise n’a cessé de reconnaître à ce précieux héritage des grands penseurs chrétiens de l’orient et de l’Occident, au sein desquels le nom d’un saint Augustin brille d’un éclat particulier. L’étude naturelle de l’être et du vrai, comme le service fidèle de la Parole de Dieu ne sont certes pas l’apanage exclusif du Docteur angélique. En le déclarant «Docteur commun» et en faisant de sa doctrine la base de l’enseignement ecclésiastique, le Magistère de l’Eglise n’a pas entendu en faire un Maître exclusif, ni imposer chacune de ses thèses, ni exclure la légitime diversité des écoles et des systèmes, et encore moins proscrire la juste liberté de la recherche. La préférence accordée à l’Aquinate, – préférence, et non pas exclusivité (Pie XII, Allocution à l’université grégorienne, Discorsi, XV, p. 409-410) – va à sa réalisation exemplaire de la sagesse philosophique et théologique, non moins qu’à l’harmonieux accord qu’il a su dégager entre la raison et la foi.
A l’heure où le Concile s’apprête à donner des directives pratiques pour les études ecclésiastiques, nul doute que le retour aux sources vives de la sainte Ecriture, et l’étude des Pères, conjugués avec l’indispensable approfondissement de la doctrine théologique à la lumière des enseignements du magistère, ne provoquent un renouveau, si ardemment souhaité. Dans cette humble et confiante démarche de la «foi qui cherche l’intelligence», vous aurez à cœur de maintenir avec la pensée de saint Thomas – comme vous l’avez fait au cours de votre Congrès – un contact vivifiant et fécond. Vous montrerez ainsi par votre vivant exemple que le thomisme, loin d’être un système stérilement clos sur lui-même, est capable d’appliquer avec succès ses principes, ses méthodes et son esprit aux tâches nouvelles que la problématique de notre temps propose à la réflexion des penseurs chrétiens.
Dans cette confiance, et en gage de l’aide divine que Nous appelons sur ces austères, mais si nécessaires labeurs de l’intelligence au service de la vérité, Nous vous donnons de grand cœur notre paternelle Bénédiction Apostolique.
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